III. LES RISQUES PESANT SUR L'ENSEMBLE DES ACTIVITÉS SOUVERAINES DOIVENT ÊTRE MIEUX APPRÉHENDÉS

A. UN DISPOSITIF DE CONTRÔLE DES INVESTISSEMENTS ÉTRANGERS EN FRANCE PROGRESSIVEMENT RENFORCÉ, MAIS QUI DEMEURE LACUNAIRE ET INSUFFISAMMENT APPLIQUÉ

1. Un renforcement progressif de ce dispositif de contrôle aussi souhaitable que nécessaire

La France, à l'instar de nombreux pays, s'est dotée d'une politique de contrôle des investissements étrangers en France (IEF) qui repose sur un équilibre entre le principe de liberté des relations entre la France et l'étranger88(*) et la défense des intérêts nationaux. Ainsi, par décret pris sur le rapport du ministre chargé de l'Économie, le Gouvernement peut soumettre à « déclaration, autorisation préalable ou contrôle » tout « mouvement de capitaux » entre la France et l'étranger89(*).

Certains investissements étrangers sont ainsi soumis à autorisation préalable du ministre de l'Économie : les investissements dans des activités participant « même à titre occasionnel » à l'exercice de l'autorité publique ou de nature à porter atteinte à l'ordre public, à la sécurité publique ou aux intérêts de la défense nationale, ou relevant d'une activité de recherche, de production ou de commercialisation d'armes et de substances explosives.

L'autorisation peut être assortie de conditions permettant d'assurer que l'investissement projeté ne portera pas atteinte aux intérêts nationaux90(*)- par exemple, des conditions portant sur le maintien et la pérennité des activités sensibles en France, le maintien de savoirs et savoir-faire de l'entité cible, la gouvernance ou encore la communication d'informations à l'État91(*).

Au fil des ans et jusque très récemment, la liste précise des activités concernées par le contrôle des investissements étrangers a été progressivement étendue :

- en 2005, le décret dit « Loos-Villepin »92(*) fixe une liste de 11 domaines où les investissements relèvent d'une autorisation préalable, allant des jeux d'argent à la cryptologie en passant par les activités de sécurité privée ;

- en 2014, le décret dit « Montebourg »93(*) a enrichi cette liste pour y inclure les activités portant sur des matériels, biens ou services essentiels pour garantir l'approvisionnement en électricité, en eau ou en énergie, la protection de la santé publique, la sécurité et l'intégrité des réseaux de transport et des services de communications électroniques ;

- depuis le 1er janvier 202094(*), cette liste intègre également les activités de traitement, de transmission ou de stockage de données dont la compromission ou la divulgation est de nature à porter atteinte à l'exercice d'autres activités de la liste ainsi que les activités portant sur des infrastructures, biens ou services essentiels pour garantir la sécurité alimentaire ou encore la publication de presse d'information politique et générale ;

- depuis le 1er janvier 202495(*), le contrôle en matière d'investissements étrangers en France est par ailleurs étendu aux prises de contrôle des succursales en France d'entités de droit étranger et aux activités essentielles à l'extraction, la transformation et le recyclage des matières premières critiques, ainsi que les activités de recherche et développement dans la photonique.

Outre les activités concernées, le seuil de détention de droits de vote ou de capital déclenchant une procédure de contrôle des investissements étrangers en France a été récemment abaissé :

- le décret du 31 décembre 2019 précité a abaissé le seuil déclenchant une prise de contrôle, et donc une éventuelle procédure d'autorisation préalable, à 25 % lorsque l'investissement est réalisé par un tiers à l'Union européenne alors que ce seuil était fixé à 33,33 % depuis 2005 ;

- en juillet 2020, le seuil de 25 % des droits de vote déclenchant une procédure de contrôle des investissements réalisés par des tiers à l'Union européenne au sein de sociétés cotées a été abaissé à 10 %96(*). Cette mesure temporaire, qui devait s'appliquer jusqu'au 31 décembre 2022, a été prorogée jusqu'au 31 décembre 202397(*) puis pérennisée depuis le 1er janvier 2024 par le décret du 28 décembre 2023 précité.

Enfin, le ministre de l'Économie a été récemment doté de prérogatives renforcées pour assurer le contrôle effectif des IEF. La loi dite « Pacte » du 22 mai 201 919 a renforcé ses pouvoirs de contrôle en lui permettant, lorsqu'un investissement a été réalisé sans autorisation préalable, de formuler une injonction à l'investisseur étranger, éventuellement assortie d'astreinte. Il peut également, lorsque les conditions dont était assortie l'autorisation ont été méconnues, prendre des mesures allant de l'injonction au retrait de l'autorisation d'investissement.

Dans le cas où les intérêts nationaux sont susceptibles d'être compromis, le ministre est autorisé à prendre une ou plusieurs mesures conservatoires comme le retrait des droits de vote irrégulièrement acquis. Depuis le 1er janvier 2020, le ministère de l'économie peut prendre en compte un éventuel « lien avec un gouvernement ou un organisme public étranger » pour motiver un refus.

2. Malgré ce renforcement, les entreprises françaises demeurent vulnérables aux stratégies de prédation d'acteurs étrangers

Si, juridiquement, le cadre du contrôle des IEF confère au ministre de l'Économie des pouvoirs lui permettant de protéger les intérêts nationaux, son utilisation en pratique demeure toutefois beaucoup plus timorée.

D'abord, parce que les refus d'autorisation sont très rares : ils doivent être motivés par l'honorabilité de l'investisseur ou par le fait qu'assortir de conditions l'autorisation du ministre ne suffirait pas à assurer la préservation de la sécurité publique, de l'ordre public ou des intérêts de la défense nationale. En 2022, les 131 opérations d'investissements étrangers éligibles au contrôle IEF ont été autorisées. Parmi elles, 70 décisions, soit 53 %, ont été assorties de conditions pour préserver les intérêts nationaux.

Ensuite, parce que la protection effective des intérêts nationaux est en pratique conditionnée à la bonne définition de conditions à même d'apporter des garanties aux entreprises françaises et au bon respect de ces conditions par les investisseurs par la suite. Or, les autorisations peuvent être assorties de conditions insuffisantes au regard de l'enjeu stratégique que représente l'entreprise pour la France.

À cet égard, l'exemple du projet de rachat des Chantiers de l'Atlantique par l'italien Ficantieri est édifiant, même s'il a finalement été abandonné début 2021 après de nombreux atermoiements et grâce à une très forte mobilisation parlementaire.

Les Chantiers de l'Atlantique

L'accord conclu en 2018 entre la société française STX et son principal concurrent italien, Ficantieri prévoyait que Ficantieri obtienne 50 % du capital auxquels s'ajouteraient 1 % sous la forme d'un prêt de long-terme de l'Agence des participations de l'État. Ce prêt lui transférait le contrôle opérationnel de l'entreprise, mais était révocable à certaines échéances en cas de manquements aux engagements industriels du groupe italien qui devait, entre autres, ne pas supprimer d'emplois pendant cinq ans, maintenir le carnet de commandes existant en France et ne pas transférer de technologies hors d'Europe. Au bout de douze ans, le prêt devait prendre fin et les 1 % être cédés à Fincantieri.

Le contenu lacunaire du compromis de 2018 avait été dénoncé par la commission des affaires économiques du Sénat en 202098(*). Notamment, il ne permettait pas à l'État d'intervenir en cas de menaces graves et imminentes pour l'intégrité des Chantiers de l'Atlantique et ne prévoyait pas de sanction pour Ficantieri en cas de non-respect de ses engagements contractuels.

De même, le rachat d'une partie des activités d'Alstom par General Electric (GE) en 2015 a montré que les engagements à durée limitée sont souvent ignorés dès la fin de l'échéance. En 2019, GE avait ainsi abondé un fonds de réindustrialisation à hauteur de 50 millions d`euros à la suite du non-respect de son engagement de créer un millier d'emplois en France.

Sur le respect des engagements, les rapporteurs estiment indispensable que les administrations centrales disposent de moyens suffisants pour contrôler l'effectivité du respect de ces conditions dans le temps et constater, éventuellement sur pièce et sur place, la réalité de la mise en oeuvre des engagements : une déclaration d'intention de l'investisseur ne saurait faire office de preuve de respect des conditions assortissant l'autorisation. Le contrôle exercé par les services du ministre de l'économie doit être à la hauteur des prérogatives étendues dont il dispose pour faire appliquer ces conditions.

Il ressort de leurs travaux que le suivi des engagements pris n'est ni systématique, ni centralisé, car effectué partiellement par des services distincts de ceux fixant les conditions aux investisseurs, avec une répartition des compétences entre la direction générale du Trésor, qui fixe les conditions, et le service de l'information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) de la direction générale des entreprises, qui en assure le suivi en coordination avec les différents ministères concernés, qui mériterait d'être entièrement réexaminée.

Enfin, les rapporteurs souscrivent au constat formulé l'an dernier par la commission des affaires économiques du Sénat dans le cadre de son rapport d'information transpartisan sur l'intelligence économique99(*), adopté à l'unanimité : faute d'inscription du contrôle des IEF au sein d'une stratégie globale d'intelligence économique, les services compétents des administrations se trouvent généralement devant le fait accompli d'une décision d'investissement par un tiers à l'Union européenne alors qu'une stratégie de veille, de partage et de traitement l'information stratégique en matière économique aurait peut-être permis aux services d'anticiper la prise de contrôle.

3. Le « cas Atos » souligne une nouvelle fois les faiblesses de ce dispositif de contrôle

Il ressort des auditions menées par les rapporteurs que plusieurs repreneurs potentiels ont été soumis à un contrôle des IEF et pourraient l'être de nouveau selon l'avancée de la situation et sur la base de nouvelles conditions contractuelles et financières. Ainsi, la société EP Equity Investment (EPEI) de Daniel Kretinsky, en tant que société luxembourgeoise, ainsi qu'Airbus, en tant que société néerlandaise, pourraient être soumises à un tel contrôle si une offre de rachat suffisamment sérieuse parvenait à aboutir.

Si les rapporteurs tiennent à souligner le renforcement progressif et continu du dispositif de contrôle des IEF depuis sa création, ils constatent que les moyens limités de la direction générale du Trésor, et notamment ses moyens humains, conduisent inévitablement à considérer ce dispositif comme une « politique de chef de bureau » dont l'absence de portage politique de haut niveau contribue à expliquer l'application timorée du dispositif. En particulier, il ressort des auditions menées que le suivi des engagements effectué par les services du ministère des Armées, qui dispose de davantage de moyens humains, est bien plus précis, resserré et systématique que celui effectué par les services du ministère de l'Économie.

Ce manque de moyens et de portage politique de haut niveau implique l'exercice d'un contrôle limité, partiel et en opportunité qui, au regard de la situation spécifique de l'évolution du groupe Atos, soulève au moins deux interrogations quant à l'absence de réflexion et de contrôle systématique :

- lorsqu'un investisseur national ou un investisseur étranger se situant en-deçà des seuils de contrôle parvient à réaliser un investissement grâce à la mobilisation de capitaux étrangers et à l'association de fonds d'investissement étrangers dont un lien avec un gouvernement ou un organisme public étranger est supposé ou avéré ;

- lorsqu'une partie de la dette d'une entreprise détenue par des acteurs étrangers est titrisée, c'est-à-dire convertie en capital au profit de ces derniers, surtout qu'une détention suffisante de capital peut amener à jouer un rôle dans la gouvernance d'entreprises d'une importance particulière pour la souveraineté et la défense nationales. La question se pose dans la mesure où les rapporteurs considèrent qu'une titrisation de la dette d'Atos par ses principaux détenteurs est aujourd'hui une hypothèse très probable dans le cadre des négociations en cours sur le refinancement de l'entreprise.

Enfin, les rapporteurs regrettent le manque de contrôle parlementaire sur le dispositif de contrôle des investissements étrangers en France et les décisions prises par le ministre de l'Économie, ainsi que le manque de transparence dans la façon dont ce contrôle est effectué.


* 88 Article L. 151-1 du code monétaire et financier.

* 89 Article L. 151-2 du code monétaire et financier.

* 90 Article L. 151-3 du code monétaire et financier.

* 91 Article R. 151-8 du code monétaire et financier.

* 92 Décret n° 2005-1739 du 30 décembre 2005 réglementant les relations financières avec l'étranger et portant application de l'article L. 151-3 du code monétaire et financier.

* 93 Décret n° 2014-479 du 14 mai 2014 relatif aux investissements étrangers soumis à autorisation préalable.

* 94 Décret n° 1590 du 31 décembre 2019 relatif aux investissements étrangers en France.

* 95 Décret n° 2023-1293 du 28 décembre 2023 relatif aux investissements étrangers en France.

* 96 Décret n° 2020-892 du 22 juillet 2020 relatif à l'abaissement temporaire du seuil de contrôle des investissements étrangers dans les sociétés françaises dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé.

* 97 Décret n° 2022-1622 du 23 décembre 2022 relatif à l'abaissement temporaire du seuil de contrôle des investissements étrangers dans les sociétés françaises dont les actions sont admises aux négociations sur un marché réglementé.

* 98 Rapport d'information n° 84 de Mme Sophie Primas, « Le projet de cession des Chantiers de l'Atlantique : éviter l'erreur stratégique, construire l'avenir », commission des affaires économiques du Sénat, déposé le 28 octobre 2020

* 99 Rapport d'information n° 872 de Mme Marie-Noëlle Lienemann et de M. Jean-Baptiste Lemoyne, « Anticiper, adapter, influencer : l'intelligence économique comme outil de reconquête de notre souveraineté », déposé le 12 juillet 2023

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