II. UNE CULTURE INSUFFISANTE DES ACHATS PUBLICS ET DE LA PERFORMANCE DE LA COMMANDE PUBLIQUE AU SEIN DES UNIVERSITÉS

A. UNE PROFESSIONNALISATION TARDIVE ET INACHEVÉE DES FONCTIONS ACHATS DANS LES UNIVERSITÉS

1. Au sein des universités, un éclatement des ordonnateurs selon les spécificités de l'organisation des structures de recherche qui complexifie le pilotage

Une des spécificités de l'achat public des universités est la multiplicité et la diversité des structures internes ordonnatrices, au-delà des seules directions financières ou achats de l'administration de l'université. En outre, universités et organismes de recherche sont mêlés au sein des unités mixtes de recherche (UMR). Les UMR ont le choix de recourir à la commande au niveau de l'établissement de recherche ou de l'établissement d'enseignement supérieur, en fonction de leur intérêt.

L'ordonnateur en comptabilité publique

L'article 10 du décret relatif à la gestion budgétaire et comptable (GBCP) du 7 novembre 2012 dispose que » les ordonnateurs prescrivent l'exécution des recettes et des dépenses ».

Ministres, exécutifs locaux ou des établissements publics sont les ordonnateurs principaux. Dans le cas des universités, il s'agit donc des présidents, avec délégation aux directeurs financiers. Les ordonnateurs secondaires sont délégataires de crédits de la part des ordonnateurs principaux. Dans les universités, il s'agit entre autres des directeurs de laboratoires.

Les ordonnateurs remplissent une fonction de décideurs financiers. Eux seuls sont habilités à apprécier l'opportunité d'une dépense et à constater l'existence d'une recette.

Source : Site internet Vie publique

Cette organisation complexifie le recensement et l'analyse des achats publics. La Cour des comptes, dans son rapport de 2023 sur l'université d'Orléans, indique ainsi qu'on dénombre au sein de l'université une soixantaine de gestionnaires financiers, répartis dans les différentes composantes et les différents pôles géographiques12(*). La Cour est explicite sur les difficultés qui en découlent en matière de performance de l'achat : « la multiplication de ces gestionnaires de dépenses, sur qui la direction centrale n'a aucune autorité hiérarchique ou fonctionnelle et ne disposent pas tous du même niveau de compétences, engendre des pratiques disparates, qui compliquent la tâche menée au niveau central, par l'agent comptable et les services centraux de l'université. [...] Si la volonté des autorités centrales de mettre en place les outils permettant d'optimiser la commande et la dépense et de diffuser les bonnes pratiques est incontestable, il est à redouter que la tâche s'avère compliquée dans une université fortement décentralisée, pour ne pas dire éclatée ».

L'université de Bordeaux dénombre environ 200 prescripteurs. Ils sont plus de 250 à l'université de Strasbourg. Celle d'Aix-Marseille compte 100 équivalents temps plein (ETP) prescripteurs et 400 ETP chargés des commandes d'achats.

Les montants dont la gestion est décentralisée aux directeurs de laboratoire ou autres structures sont en outre conséquents. Ainsi, pour l'université de Lorraine, comme d'ailleurs pour celle d'Aix-Marseille, d'après les informations transmises au rapporteur spécial, mis à part dans le cas des marchés transversaux communs à toute l'université, l'intégralité des achats inférieurs à 40 000 euros sont réalisés par les différentes composantes. Le total de ces marchés, dont la gestion échappe donc complètement à la direction centrale, est pour l'université de Lorraine de 20 millions d'euros sur les 121 millions d'euros d'achat en 2023 (soit 16 % des achats de l'université). À l'université Paris Cité, comme à celle de Strasbourg, les différentes composantes disposent d'une autonomie pour les achats d'un montant inférieur à 90 000 euros.

2. Une organisation de la fonction achat très variable selon les établissements

Les directions centralisées n'ont donc pas la main sur l'intégralité des achats des établissements. Mais l'organisation centrale est elle-même très variable selon les établissements, en fonction du degré de maturité de la fonction achats de l'université.

Le plus souvent, les achats ne sont pas rattachés à une direction spécifique mais intégrés à la direction des finances, signe d'une faible reconnaissance d'une fonction achat indépendante. Seules les universités les plus importantes ont mis en place une direction des achats n'étant ni rattachée aux directions financières, ni aux directions juridiques. En l'absence d'emplois spécifiquement dédiés, la fonction d'approvisionneur est généralement assurée en pratique par les gestionnaires.

Cette organisation a un impact sur la conception de la fonction achats et surtout sur la façon dont les enjeux de maîtrise budgétaire sont plus ou moins pris en compte aux côtés des enjeux juridiques et intégrés en amont de la construction des budgets.

Lorsqu'il existe une direction des achats, celle-ci n'a pas toujours de levier sur la performance de l'achat. Ainsi, à l'université de Grenoble Rhône Alpes, la direction des achats est décrite comme la « gardienne des règles de la commande publique », mais l'appréciation de la pertinence de l'achat est laissée à chaque direction ou unité prescriptrice. C'est ce qu'indique ADASUP : « même dans les universités ayant mis en place une direction achat, le regard sur la fonction demeure souvent limité à la seule passation des marchés publics. D'où des équipes réduites sur ces missions et les missions du référentiel métiers achat sont peu ou pas couvertes, ou dispersées dans d'autres directions »13(*). En outre, le périmètre de compétences des directions achats peut être plus ou moins réduit (il est fréquent que les achats immobiliers, voire informatiques, soient traités par d'autres directions) : par exemple, à l'université Clermont Auvergne, la direction des achats pilote uniquement les achats de fournitures et de services. Le reste des achats de l'université sont répartis entre, d'une part, la direction du patrimoine et de l'énergie pour les achats de travaux, de maintenance bâtimentaire et d'énergie ainsi que les achats de fournitures et services liés à la flotte automobile et à la reprographie et, d'autre part, la direction du budget et des finances pour le suivi d'exécution des marchés d'assurances, de téléphonie fixe, de reprographie et le contrôle de gestion de la fonction achats.

Enfin, souvent pour des raisons de systèmes d'information inexistants, les directions des achats n'assurent pas le suivi budgétaire, à l'exception signalée par ADASUP de l'Université de Pau et des Pays de l'Adour.

Le nombre d'agents mobilisés est également variable. On dénombre 21 agents à la direction des achats de l'université de Bordeaux (dont 11 acheteurs). L'université de Strasbourg indique avoir 10,5 ETP dans son département des achats et marchés (auxquels s'ajoutent 4,5 ETP pour les marchés immobiliers et informatiques dans les directions compétentes). La direction de la commande publique de l'université d'Aix-Marseille comporte 18 ETP, la direction des achats de l'université de Lille (intégrée à la direction générale aux affaires financières) 16 ETP.

Par ailleurs, conséquence d'une insuffisante professionnalisation persistante de l'achat dans les universités, les rapports de la Cour des comptes sont fréquemment critiques sur l'exercice de la fonction achats dans les établissements.

Ainsi, la Cour indique concernant l'université de Polynésie en 2023 : « l'université ne dispose néanmoins d'aucun contrôle interne structuré ni de procédures formalisées d'achats et de commande publique. Ces éléments constituent une réelle zone de risque pour l'établissement ». Dans son rapport sur l'université Toulouse III en 2022, elle souligne que : « l'université n'a pas mis en place de politique de pilotage de ses achats. [...] L'achat public n'est donc pas piloté ». Dans son rapport sur l'université de Lille III en 2019, la Cour relève que « l'organisation de la fonction achat est insuffisamment structurée. [..] L'université a admis lors de l'instruction l'existence d'un « point faible persistant du sous-dimensionnement du service marchés ».

Les constats effectués par le rapporteur spécial au cours de ces travaux vont dans le même sens. En particulier, les différents directeurs des achats auditionnés soulignent le manque d'optimisation découlant de la multiplicité des gestionnaires qui passent commande et des difficultés qu'ont les directeurs des achats à se prononcer sur l'opportunité du besoin formulé par les directeurs de laboratoires, alors même que sans contrôle de l'opportunité, il n'existe pas de contrôle de la performance.

3. Des enjeux spécifiques : les matériels de recherche

Si, dans leur majorité, les achats des universités diffèrent peu de ceux des autres opérateurs de l'État, il convient cependant de tenir compte des achats spécifiquement liés aux activités de recherche.

Ces achats présentent des particularités qui imposent un traitement spécifique. Du fait d'un nombre de fournisseurs limités, et du besoin de maintenir des conditions expérimentales déterminées, les fournisseurs sont souvent en situation de monopole ou de quasi-monopole. En outre, pour certains produits spécifiques, le besoin apparaît au fur et à mesure des travaux des laboratoires.

Afin de tenir compte des particularités de ces achats, le code de la commande publique prévoit des dérogations aux règles générales de la commande publique. Ainsi, l'article R. 2100-1 du code de la commande publique prévoit que « pour leurs achats destinés à la conduite de leurs activités de recherche, les établissements publics ayant dans leurs statuts une mission de recherche appliquent les règles relatives aux acheteurs autres que l'État, ses établissements publics à caractère autre qu'industriel et commercial, les collectivités territoriales, leurs établissement publics et leurs groupements ». Les universités peuvent donc passer pour ces achats par une procédure adaptée, par laquelle l'acheteur définit librement les modalités de passation du marché14(*). Elles peuvent donc, aux termes de l'article R. 2131-13 du même code « choisir librement les modalités de publicité adaptées en fonction des caractéristiques du marché, notamment le montant et la nature des travaux, des fournitures, ou des services en cause ».

La procédure adaptée permet ainsi concrètement de computer les seuils de passation des marchés au niveau des unités de recherche (et notamment des UMR) et de moduler les obligations de publicité.

Les obligations de mise en concurrence sont souvent vues par les chercheurs comme des contraintes administratives inutiles et pénalisantes. Cette perception se reflète dans les suggestions formulées auprès du rapporteur spécial par les représentants de Sorbonne Université, demandant que l'achat lié aux activités de recherche soit intégralement exclu de l'application des dispositions du code de la commande publique. Outre que cette exclusion poserait sans doute des difficultés au regard du droit européen, les dérogations existantes (quand elles sont connues, ce qui, au vu de certaines auditions ne semble pas toujours être le cas) permettent déjà une souplesse appréciable. Ainsi la DGESIP indique-elle dans ses réponses au rapporteur spécial que « les laboratoires de recherche peuvent avoir tendance à appliquer à tous leurs achats les assouplissements prévus par la réglementation, alors que davantage de mise en concurrence ou de mutualisation pourrait parfois être recherchée, dans l'acquisition notamment de produits récurrents ou de gros matériels techniques très onéreux ».

La computation des seuils d'achat pour les activités de recherche au niveau des laboratoires, que certaines universités voudraient voir consacrée au niveau législatif, conduit à un fractionnement de ces achats et ne doit pas entraîner un contournement des règles de l'achat public.

S'agissant des modalités d'achats, les universités ne peuvent faire appel à la DAE qui ne couvre pas le domaine des équipements scientifiques, à l'exception des petits équipements et consommables de laboratoires en lien avec l'UGAP. Elles ont fréquemment recours à des centrales d'achats spécifiques (cf. infra), en particulier celle du CNRS et de l'AMUE, qui proposent des accords-cadres spécifiques pour les matériaux scientifiques.


* 12 Observations définitives. L'université d'Orléans, exercices 2013-2021, Cour des comptes, juin 2023.

* 13 Réponse d'ADASUP au questionnaire du rapporteur spécial.

* 14 Article L. 2123-1 du code de la commande publique.

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