III. L'AVION À HYDROGÈNE
Bien que l'idée d'utiliser l'hydrogène comme carburant pour l'aviation remonte aux années 1930, elle ne s'est jamais traduite sur le plan industriel.
En 1937, le premier prototype de turbopropulseur à hydrogène est testé aux États-Unis. Les études sur l'hydrogène se poursuivent dans les années 1950, avec un premier essai en vol en 1958 sur un bombardier. Malgré la capacité opérationnelle du produit, aucune application commerciale n'en découle, en raison de problèmes de coûts logistiques.
Dans les années 1970, la NASA poursuit les études sur le sujet, avec une recherche d'application pour les avions commerciaux à forte capacité d'emport. Du côté soviétique, un prototype d'avion à propulsion hydrogène, le Tupolev Tu-155, une version modifiée de l'avion de ligne Tu-156, effectue son premier vol en 1988. Un seul des trois moteurs utilise de l'hydrogène, les deux autres étant alimentés en kérosène. La dissolution de l'URSS met fin à ce projet.
En Europe, des travaux sont amorcés dans les années 1980 en Allemagne pour des usages de l'hydrogène sur des avions de 25 places, mais les essais en vol, prévus en 2002, n'ont pas lieu faute de financement.
En 2000, le projet Cryoplane - Liquid Hydrogen Fuelled Aircraft System Analysis (en français, Analyse des systèmes d'aéronefs fonctionnant à l'hydrogène liquide), lancé dans le cadre du cinquième programme-cadre européen pour la recherche et l'innovation, étudie la configuration des aéronefs, les systèmes, les composants, la propulsion, la sécurité, la compatibilité environnementale, les sources de carburant, l'infrastructure et les conditions d'une transition79(*). 36 partenaires issus de l'industrie, de la recherche et des universités ont contribué à ce projet sur une durée de 26 mois. Les résultats des études ont confirmé que, d'un point de vue technique, l'hydrogène liquide pourrait devenir un carburant alternatif dans l'avenir.
Par la suite, la disponibilité du pétrole et la certification de biocarburants durables réduisent l'intérêt de la filière aéronautique pour le vecteur hydrogène, malgré quelques prototypes conçus dans les années 2000, comme le premier démonstrateur d'avion à pile à hydrogène conçu par Boeing en 2008, qui effectue un vol de vingt minutes à 100 km/h et à une altitude de 1 000 mètres80(*).
En revanche, la propulsion à hydrogène a significativement contribué à plusieurs avancées techniques dans le secteur spatial en France. Airbus, Safran, et par la suite la coentreprise ArianeGroup sont pionniers dans ce domaine. Les lanceurs de la série Ariane sont dotés d'un système de propulsion cryogénique combinant hydrogène liquide et oxygène liquide, une approche distincte de celle adoptée par les fusées Falcon américaines, qui consomment un mélange d'oxygène et de kérosène.
A. L'HYDROGÈNE : DES PROPRIÉTÉS PHYSIQUES QUI CRÉENT DES CONTRAINTES PARTICULIÈRES
1. Un problème central : la faible densité volumique d'énergie
La première qualité de l'hydrogène est que son utilisation ne s'accompagne pas d'émissions de CO2. Cet avantage environnemental pourrait constituer son principal atout, à la condition que sa production ne soit pas émettrice de gaz à effet de serre.
Par ailleurs, l'hydrogène présente depuis longtemps un attrait pour les constructeurs d'aéronefs en raison de sa densité massique en énergie d'environ 142 mégajoules par kilogramme (MJ/kg), trois fois plus élevée que celle du kérosène, qui est d'environ 42 MJ/kg. Cette densité permet en théorie un allongement du rayon d'action, suivant la formule de Breguet-Leduc :
Formule de Breguet-Leduc : R est la distance accessible à l'avion, Hv est l'énergie spécifique du carburant, ç est l'efficacité combinée propulsive et thermodynamique, g est la constante de gravité, L/D la finesse aérodynamique (où L est la portance et D la trainée), Winit la masse initiale du véhicule incluant le carburant et Wfinal sa masse finale.
Le rayon d'action variant de façon linéaire avec l'énergie spécifique du carburant, l'hydrogène semble donc offrir environ trois fois plus d'autonomie que le kérosène. Par ailleurs, l'hydrogène brûle très facilement, ce qui améliore le fonctionnement du moteur dans les limites extrêmes de l'enveloppe opérationnelle, notamment à haute altitude.
L'avantage théorique de l'hydrogène en termes d'autonomie est en réalité contrebalancé par sa très faible densité volumique d'énergie à pression et température ambiante, de seulement 0,003 kilowattheure par litre, contre 10 kilowattheures par litre pour le kérosène, soit 3 000 fois plus d'énergie dans un même volume.
Pour amener la densité volumique d'énergie de l'hydrogène à un niveau plus acceptable, on peut le compresser tout en lui conservant sa forme gazeuse (CGH2), par exemple à 700 bars, ou le maintenir à une température inférieure à - 253,6° C (20 kelvins) pour lui donner une forme liquide (LH2). L'hydrogène cryo-compressé (CcH2) associe le refroidissement cryogénique, par exemple à 20 K, et la compression, par exemple à 240 bars.
Le tableau suivant compare les densités massique et volumique de l'hydrogène sous ces différentes formes à celle du kérosène.
|
Densité (en kWh/kg) |
Densité volumique d'énergie (en kWh/l) |
Hydrogène gazeux à 1 bar et à 20° C |
33 |
0,003 |
Hydrogène gazeux (CGH2) à 700 bars et à 20° C |
33 |
1,5 |
Hydrogène liquide (LH2) à 1 bar et à 20 K |
33 |
2,8 |
Hydrogène cryo-compressé (CcH2) à 240 bars et à 20 K |
33 |
3,5 |
Kérosène |
12 |
10 |
Pour obtenir la même quantité d'énergie que celle disponible dans un volume donné de kérosène, il faudrait donc emporter un volume d'hydrogène gazeux 7 fois plus grand, un volume d'hydrogène liquide 4 fois plus grand et un volume d'hydrogène cryo-compressé 3 fois plus grand.
Chacun de ces modes de stockage de l'hydrogène présente des avantages et des inconvénients.
Le stockage sous haute pression pose des problèmes de sécurité et de poids du réservoir : ses parois doivent être suffisamment épaisses pour résister à la pression très élevée. De plus, la petite taille de la molécule d'hydrogène crée un phénomène spécifique de fragilisation des matériaux métalliques du réservoir81(*).
Le stockage sous forme liquide permet de s'affranchir des contraintes de sécurité liées à la haute pression. Mais la liquéfaction de l'hydrogène est très énergivore : elle représente 35 à 40 % de son contenu énergétique82(*), contre 15 % pour sa compression à 700 bars. De plus, la tendance à l'évaporation de l'hydrogène liquide complique son stockage et son transport sur de longues distances.
Par ailleurs, le maintien d'une température basse nécessite des réservoirs de forme cylindrique ou sphérique, mieux adaptée au maintien du froid. Pour de grandes quantités d'hydrogène, ces réservoirs spéciaux sont moins lourds que ceux utilisés pour l'hydrogène compressé à haute pression. Cette relative légèreté explique probablement que la forme liquide de l'hydrogène soit la plus souvent envisagée dans l'aviation.
Maintenir l'hydrogène sous forme cryo-compressée (CcH2) nécessite également un réservoir de forme sphérique ou cylindrique a priori plus lourd que pour l'hydrogène liquide. Mais la cryo-compression permet de réduire considérablement les pertes par évaporation liées au stockage de l'hydrogène liquide. De plus, le remplissage d'un réservoir peut s'effectuer sans nécessiter d'équipement de compression coûteux.
Quelle que soit la forme de l'hydrogène utilisé, son stockage dans les ailes d'un avion apparaît impossible, compte tenu des réservoirs nécessaires. De ce fait, ces réservoirs doivent être placés dans le fuselage, ce qui diminue la place disponible pour les passagers ou oblige à modifier la longueur ou le diamètre du fuselage, donc à augmenter le poids total de l'avion.
La taille et le poids des réservoirs détermineront la longueur possible du trajet et le nombre de passagers transportés. Pour les très long-courriers commerciaux, les interlocuteurs rencontrés s'accordent sur le fait que les réservoirs seraient trop lourds et trop volumineux
Ainsi, une étude réalisée pour le compte du Clean Sky Joint Undertaking (CSJU), partenariat public-privé entre la Commission européenne et l'industrie aéronautique européenne, montre qu'en raison du poids croissant des réservoirs, la consommation énergétique d'un avion à hydrogène par rapport à un avion à kérosène serait réduite de 4 % pour les court-courriers, mais augmentée de 22 % pour les moyen-courriers et de 42 % pour les long-courriers83(*).
Les interlocuteurs de Safran rencontrés ont confirmé que l'avion à hydrogène devrait se limiter, au moins dans un premier temps, au transport de 50 à 70 passagers sur des distances d'au plus 1 000 nautiques, soit 1 900 kilomètres.
Par conséquent, l'hydrogène ne pourrait résoudre le problème de la décarbonation des vols long-courriers.
2. De nouvelles exigences de sécurité
L'intégration de l'hydrogène dans les règlements de sécurité et les standards a débuté à l'EUROCAE (Organisation européenne pour l'équipement de l'aviation civile), avec des exigences rigoureuses compte tenu des caractéristiques physiques de l'hydrogène.
L'ONERA souligne que la molécule d'hydrogène étant de très petite taille, elle pourrait facilement s'infiltrer dans les alliages constituant l'avion et les affecter du phénomène de fragilisation précédemment mentionné, ce qui pourrait engendrer des dislocations de structure à long terme. La durée d'exploitation des avions étant au moins d'une trentaine d'années, la question de la résistance des composants est essentielle.
* 79 A. Westenberger, H2 Technology for Commercial Aircraft, OTAN - Organisation pour la recherche et la technologie (RTO).
* 80 Boeing fuel cell plane in manned aviation first, Fuel Cells Bulletin, Volume 2008, Issue 4, 2008.
* 81 Li, X., Ma, X., Zhang, J. et al. Review of Hydrogen Embrittlement in Metals : Hydrogen Diffusion, Hydrogen Characterization, Hydrogen Embrittlement Mechanism and Prevention. Acta Metall. Sin. (Engl. Lett.) 33, 759-773 (2020).
* 82 U. Cardella, L. Decker, J. Sundberg, H. Klein, Process optimization for large-scale hydrogen liquefaction,
International Journal of Hydrogen Energy, Volume 42, Issue 17, 2017.
* 83 Hydrogen-powered aviation, CSJU, mai 2020.