II. LES RESSORTS D'UN REGRETTABLE FIASCO

Les rapporteurs estiment qu'il est facile de juger a posteriori la pertinence des choix stratégiques effectués par les dirigeants successifs d'Atos. Il est donc important de se replacer dans le contexte où ces décisions ont été prises. Certains choix pouvaient sembler pertinents à l'époque, même s'ils ont pu être considérés comme des erreurs stratégiques par la suite.

Dans le cadre du présent rapport, les rapporteurs se sont donc concentrés sur les principaux facteurs expliquant la situation actuelle du groupe Atos, tels qu'identifiés par les personnes entendues lors des auditions.

A. LA PÉRIODE « BRETON » (2008-2019) : UNE ENTREPRISE QUI S'EST FORTEMENT DÉVELOPPÉE, MAIS DES CHOIX STRATÉGIQUES AUJOURD'HUI CONTESTÉS

1. Des virages technologiques pris trop tardivement
a) Une prise en compte tardive du mouvement de migrations vers le cloud public

Malgré un positionnement précoce sur les clouds privé et hybride, Atos n'a pas su anticiper le virage du cloud public en investissant massivement ce champ pour s'imposer comme un acteur de référence à l'instar des principaux acteurs du cloud public (« hyperscalers ») américains.

L'avènement du cloud a constitué une rupture technologique majeure qui a durement frappé l'activité traditionnelle d'Atos, celle de l'infogérance, incluant la gestion des infrastructures d'hébergement de données, premièrement développées en interne par les directions informatiques des entreprises, puis externalisées. Cette transition a engendré des difficultés techniques et opérationnelles, incluant la diminution des revenus, une pression sur les prix, ainsi qu'une détérioration des marges et des flux de trésorerie.

Le développement, relativement récent, de partenariats avec Microsoft, Amazon Web Services ou encore Google Cloud, vise à rattraper ce retard.

Cloud privé, public et hybride

Le cloud fait référence à l'utilisation de la mémoire et des capacités de calcul des ordinateurs et des serveurs répartis dans le monde entier et liés par un réseau. Les applications et les données ne se trouvent plus sur un ordinateur déterminé, mais dans un nuage (cloud) composé de nombreux serveurs distants interconnectés36(*).

Trois types de cloud peuvent être distingués :

- le cloud public dans lequel « les ressources (telles que les serveurs et le stockage) sont détenues et exploitées par un fournisseur de service cloud tiers, et livrées via Internet. Dans un cloud public, tout le matériel, tous les logiciels et toute l'infrastructure sont la propriété du fournisseur du cloud » ;

- le cloud privé qui consiste « en l'ensemble des ressources de cloud computing qu'une entreprise ou une organisation utilise en exclusivité. Le cloud privé peut être situé physiquement dans le centre de données local [...], ou être hébergé par un fournisseur de services tiers. Toutefois, dans un cloud privé, la maintenance des services et de l'infrastructure est toujours effectuée sur un réseau privé. Ainsi, un cloud privé peut faciliter pour une entreprise la personnalisation de ses ressources en fonction de besoins informatiques spécifiques. Les clouds privés sont souvent le choix d'organismes publics, d'institutions financières et d'autres organisations de taille moyenne à grande, dont les opérations stratégiques doivent se dérouler dans un environnement soumis à un contrôle optimal » ;

- le cloud hybride qui « associe une infrastructure locale (ou un cloud privé) à un cloud public. Les clouds hybrides permettent aux données et aux applications de se déplacer entre les deux environnements. De nombreuses entreprises choisissent une approche de cloud hybride en raison des impératifs liés à leur activité, tels que la satisfaction des exigences de réglementation et de souveraineté des données, la volonté de tirer pleinement parti des investissements en technologie locale ou la résolution des problèmes de faible latence »37(*).

Certaines personnes entendues en audition ont cependant rappelé que faire le pari du cloud public dans le courant des années 2010 était loin d'aller de soi. Par ailleurs, il n'était pas illogique qu'Atos se concentre sur les activités pour lesquelles l'entreprise avait développé une expertise reconnue, en particulier la gestion d'infrastructures informatiques.

b) Une stratégie d'« offshoring » en retard sur ses concurrents

Actuellement, les effectifs offshore du groupe Atos représentent environ 38 % des effectifs totaux, un pourcentage qui demeure en-deçà de celui observé chez ses concurrents, atteignant généralement les 50 % voire 75 % pour certaines entreprises telles qu'Accenture. Lors de son audition38(*), M. Paul Saleh, directeur général d'Atos, a ainsi indiqué : « nos concurrents sont mieux positionnés dans des pays moins coûteux, dans l'offshore ou encore dans le bestshore, par exemple en Pologne, où il y a de nombreux talents qui coûtent moins cher ».

De plus, ce n'est qu'à partir de l'acquisition de Syntel en 2018, entreprise employant 18 000 collaborateurs en Inde, qu'Atos a véritablement élargi ses capacités offshore. Jusqu'alors, selon certaines personnes entendues, le groupe avait privilégié le nearshore en Afrique du Nord.

Selon plusieurs personnes entendues, le « retard » pris par Atos dans ce domaine par rapport à ses concurrents a pu nuire à sa compétitivité prix et a eu des conséquences négatives sur sa marge.

2. Des acquisitions sur des marchés en décroissance structurelle ou pour un prix trop élevé

Comme il a été rappelé supra, au cours de la période 2008-2022, Atos a procédé à 43 acquisitions, dont 22 acquisitions jusqu'en 2019 et 21 acquisitions de 2020 à 2022.

Les prix d'acquisitions ont été communiqués pour seulement 9 d'entre elles, lesquelles représentaient un total atteignant de l'ordre de 6,5 Mds€. Le prix d'achat des 34 autres acquisitions n'a en revanche pas été rendu public.

Les opérations majeures ont été concentrées sur la période allant de 2011 à 2018, avec notamment l'acquisition de Siemens IT en 2011, Bull en 2014, Xerox ITO en 2015 et Syntel en 2018.

L'achat de Siemens IT a été réalisé en contrepartie d'une participation de 15 % au capital d'Atos Origin, d'obligations pour un montant de 250 M€ et d'un montant en numéraire de 176 M€. Cette opération permettait à Atos de renforcer son positionnement sur son coeur de métier, l'infogérance, et d'atteindre une taille critique lui permettant de répondre à certains appels d'offre. Elle traduisait en outre la volonté de faire d'Atos une entreprise européenne de plus grande envergure. Le nombre de salariés du groupe est ainsi passé de 49 000 à 78 500 après cette acquisition.

Néanmoins, comme cela a été indiqué à de nombreuses reprises au cours des auditions, cette opération s'est portée sur une entreprise active sur un marché en déclin structurel. Le maintien d'un niveau de rentabilité satisfaisant aurait nécessité d'importantes restructurations compte-tenu des coûts liés à la structure des ressources humaines. Or, alors que Siemens avait contribué à hauteur de 250 M€ aux coûts d'intégration et de formation de ses salariés, ces restructurations auraient été insuffisamment mises en oeuvre au cours des années qui ont suivi l'opération.

L'achat de Bull en 2014, pour un montant de 604 M€, a été quasi unanimement présenté en audition comme un choix pertinent qui a permis à Atos d'acquérir des compétences technologiques très importantes pour le groupe et stratégiques pour la France. 9 200 salariés ont ainsi été intégrés au sein d'Atos. Elle a notamment permis des développements sur dans les domaines du big data, du HPC et de la cybersécurité.

L'acquisition de Xerox ITO en juin 2015, pour laquelle Atos a versé 811 M€, visait notamment à permettre à Atos de poursuivre le développement de son activité aux États-Unis. Néanmoins, comme pour l'achat de la branche information de Siemens, cette acquisition, qui a vu l'intégration de 9 800 salariés, s'est portée sur une entreprise active sur un marché en décroissance.

L'achat de Syntel en 2018 fait l'objet d'un regard plus critique et nuancé de la part des personnes entendues par les rapporteurs. Certaines d'entre elles ont présenté cette opération comme stratégiquement nécessaire en permettant à Atos de suivre, bien qu'avec retard, le virages pris par ses concurrents en développant une partie de son activité en Inde (18 000 salariés sur les 23 000 que comptait l'entreprise). D'autres ont présenté le prix d'achat de Syntel (3,4 Mds$) comme trop élevé, estimant que cette acquisition, financée via de l'endettement bancaire, contrairement aux acquisitions d'envergure qui avaient été réalisées jusqu'alors, avait contribué à la dégradation de la situation financière de l'entreprise.

3. Une succession mal préparée après une « décennie de stabilité »

Le 16 novembre 2008, Thierry Breton a été nommé à l'unanimité président du directoire par le conseil de surveillance d'Atos Origin en remplacement de Philippe Germond39(*). Alors qu'Atos Origin a le statut de société anonyme dotée d'un directoire et d'un conseil de surveillance, il est prévu que la société fasse évoluer son mode de gouvernance pour devenir une société anonyme à conseil d'administration. Ainsi, près de trois mois plus tard, le 10 février 2009, Thierry Breton est unanimement élu président-directeur général (PDG) d'Atos Origin, rebaptisé Atos dès 2011, exerçant à la fois les fonctions de directeur général et de président exécutif du conseil d'administration40(*).

Pendant plus de dix ans, Atos conserve un système moniste avec une gouvernance unifiée autour d'une fonction exécutive unique de PDG exercée sans discontinuité par Thierry Breton. Toutefois, il ressort des auditions menées par les rapporteurs que ce mode de gouvernance a précipitamment évolué à la suite de la proposition de nomination de Thierry Breton comme commissaire européen, annoncée le 24 octobre 2019 par le président de la République à la suite du rejet de la candidature de Sylvie Goulard par le Parlement européen le 10 octobre 2019.

Dès l'officialisation de cette annonce, Atos indique publiquement que l'entreprise dissociera à compter du 1er novembre 2019 les fonctions de président du conseil d'administration et de directeur général sur la recommandation du comité des nominations et des rémunérations du conseil d'administration41(*).

Si un tel modèle de gouvernance est courant dans les pays anglo-saxons et tend à se développer de plus en plus en France, avec aujourd'hui une majorité d'entreprises du SBF 120 ayant adopté une gouvernance exécutive duale, cette évolution a été rapidement décidée pour permettre à Thierry Breton de se présenter à son audition de nomination devant le Parlement européen sans assurer de responsabilité opérationnelle ni exercer aucun mandat au sein d'Atos. Ainsi, à compter du 1er novembre 2019, Élie Girard, alors directeur général délégué, est nommé directeur général tandis que Bertrand Meunier, membre du conseil d'administration depuis 2008, est nommé président du conseil d'administration42(*).

Après avoir été auditionné le 14 novembre 2019 par le Parlement européen qui a approuvé sa candidature, Thierry Breton est nommé, à compter du 1er décembre 2019, commissaire européen au marché intérieur chargé de la politique industrielle, du tourisme, du numérique, de l'audiovisuel, de la défense et de l'espace.

Depuis, la gouvernance d'Atos est demeurée identique, c'est-à-dire avec une dissociation des fonctions, la présidence du conseil d'administration ayant été exercée par Bertrand Meunier du 1er novembre 2019 au 15 octobre 2023 et depuis par Jean-Pierre Mustier43(*), tandis que de nombreux directeurs généraux désignés par le conseil d'administration se sont succédé.

À l'issue des nombreuses auditions menées par les rapporteurs, il apparaît que cette dissociation des fonctions de président et de directeur général est davantage perçue comme source de complexité et facteur d'instabilité que comme facilitatrice de la conduite de l'entreprise, d'autant plus que ce changement de gouvernance a été mis en oeuvre précipitamment après une « décennie de stabilité » pour permettre avant tout à Thierry Breton d'être nommé commissaire européen.


* 36 https://www.cnil.fr/fr/definition/cloud-computing

* 37  https://azure.microsoft.com/fr-fr/resources/cloud-computing-dictionary/what-are-private-public-hybrid-clouds

* 38 Audition du 10 avril 2024 de MM. Jean-Pierre Mustier et Paul Saleh devant le Sénat.

* 39 Communiqué de presse d'Atos du 16 novembre 2008.

* 40 Communiqué de presse d'Atos du 10 février 2009.

* 41 Communiqué de presse d'Atos du 24 octobre 2019.

* 42 Communiqué de presse d'Atos du 1er novembre 2019.

* 43 Communiqué de presse d'Atos du 16 octobre 2023.

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