B. L'AFGHANISTAN EN 2024 : UN PAYS ENTRE CRISE HUMANITAIRE ET RÉGIME FÉROCE
1. Un mouvement taliban qui se réunit dans l'oppression des femmes
De retour au pouvoir en 2021, le mouvement taliban a suspendu l'application de la Constitution afghane de 2004 pour mettre en oeuvre les directives de « l'émir » Haibatullah Akhundzada, guide religieux des talibans, qui vit reclus à Kandahar, le fief historique du mouvement.
Depuis août 2021, le mouvement est resté soudé dans sa politique de fermeté à l'égard de la communauté internationale et de restriction progressive des droits de l'Homme. Et, à chaque fois que le mouvement semble fragilisé, la politique de répression des femmes lui sert de « ciment » idéologique. Car, comme l'observait M. Timothée Truelle, sous-directeur Asie méridionale à la direction Asie-Océanie du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, lors de son audition8(*), cette politique d'oppression des femmes unit le mouvement taliban. En outre, ils peuvent être tentés de faire de la « surenchère » pour ne pas que des groupes islamistes rivaux apparaissent plus radicaux.
2. Un régime désireux « d'effacer » les femmes de la vie sociale
a) Les femmes afghanes, victimes d'une oppression institutionnalisée
L'Afghanistan subit une triple crise :
- économique avec une économie afghane qui a connu une contraction de 30 % entre 2021 et 2022 et qui subit l'effet des sanctions internationales ainsi que l'absence des femmes dans les secteurs d'emploi où elles ont été interdites d'activité (emplois publics ; ONG ; agences de l'ONU). En outre l'Afghanistan est au coeur des dérèglements climatiques (séismes ; inondations...) ;
- humanitaire avec 85 % d'Afghans vivant sous le seuil de pauvreté, 80 % d'illettrés, 6,6 millions de personnes sans abri et 67 % des Afghans ayant des difficultés d'accès à l'eau. Selon le bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA)9(*), 23,7 millions de personnes sur 42 millions d'Afghans ont besoin de l'aide humanitaire pour survivre en 2024. Comme le soulignait, lors de son audition10(*), Mme Hamida Aman, fondatrice de Radio Begum, radio à destination des femmes afghanes, cette situation conduit certaines familles à des « décisions dramatiques comme la vente d'organes ou la vente d'enfants... » ;
- sécuritaire car, malgré les discours rassurants des talibans sur le retour à la paix civile, les attentats de l'organisation terroriste rivale de l'État islamique du Khorasan se poursuivent. Par ailleurs, les talibans dirigent le pays en usant de violences répétées11(*). Leurs premières cibles sont les anciens cadres de la République islamique d'Afghanistan, les journalistes et...les femmes.
Dans ce contexte de crise et de violences, les femmes sont en effet des cibles privilégiées pour les talibans. Plus encore, « La priorité de l'État islamique semble être la disparition des femmes de l'espace public et la suppression de leurs droits les plus élémentaires. »12(*)
Comme le résumait Mme Alison Davidian, représentante d'ONUfemmes, l'agence des Nations Unies en charge de l'accompagnement des femmes et des filles dans le monde, « ...il y a trois ans, une femme afghane pouvait techniquement décider de se présenter à l'élection présidentielle. Aujourd'hui, elle n'est peut-être même pas en mesure de décider quand aller faire ses courses. »13(*)
Si, lors de la prise de pouvoir des talibans, nombre de médias et de diplomates affirmaient avec certitude que les talibans allaient faire preuve de « modération », leurs premières décisions ont démontré au contraire qu'ils souhaitaient plutôt rétablir les règles qu'ils avaient imposées entre 1996 et 2001.
Les talibans ont d'ailleurs remplacé immédiatement et symboliquement le ministère de la condition féminine par « le ministère pour la promotion de la vertu et la répression du vice », rétabli après son existence de sinistre mémoire entre 1996 et 2001.
En même temps, la fin du droit d'enseigner pour les femmes était décrétée, de même que leur interdiction d'occuper un emploi public. Celles qui occupaient ces fonctions ont alors été arrêtées et blessées. Plusieurs d'entre elles ont même été assassinées14(*).
En 2022, plusieurs décisions du pouvoir taliban ont de nouveau diminué les droits des femmes afghanes et détérioré leurs conditions de vie : interdiction pour les filles d'étudier dans l'enseignement secondaire (mars 2022) et dans les universités (décembre 2022), ce qui a exclu 1,1 million de filles de l'enseignement secondaire et 100 000 jeunes femmes des universités. Ces dernières disposent sur ce point de moins de droits que leurs aînées en 1947.
Selon l'agence ONUfemmes15(*), cette impossibilité de suivre des cours va de pair avec une augmentation, en Afghanistan :
- de 25 % des mariages d'enfants ;
- de 45 % des grossesses précoces ;
- de 50 % des mortalités maternelles.
La perspective unique des jeunes filles de 12-20 ans devient d'être une bonne épouse et une mère de nombreux enfants. Cependant, les jeunes filles se retrouvent bien souvent à travailler à domicile ou dans de petits ateliers (tapisserie). Au final, leur santé mentale est très dégradée.
L'accès des femmes à différents lieux publics a été interdit en novembre 2022 : parcs publics ; salles de sport ; bains publics (qui sont souvent les seuls lieux où les Afghans disposent de l'eau chaude).
Dès leur retour, les talibans avaient chassé de leurs emplois, les femmes fonctionnaires. Ils leur ont ensuite interdit de travailler pour les ONG et pour les agences de l'ONU (décembre 2022 et avril 2023), ce qui rend l'acheminement de l'aide humanitaire très difficile.
Ces prohibitions connaissent leurs exceptions : ainsi, des femmes continuent à enseigner et à travailler dans les hôpitaux. En outre, des femmes, une fois obtenue une licence auprès du ministère taliban, peuvent toujours travailler dans le secteur privé, tenant des commerces (boulangeries...), des ateliers de confection ou poursuivant, même sous contrôle strict, leur activité de journaliste.
Le voile intégral a été imposé aux femmes et aux filles lorsqu'elles sortent de leur domicile (7 mai 2022). Le sport a également été interdit aux femmes et aux filles par le régime taliban.
En complément, les talibans ont imposé la fermeture des salons de beauté (engendrant la destruction de 60 000 emplois).
Alors haut-commissaire aux droits de l'Homme de l'ONU, Mme Michelle Bachelet déclarait en juin 2022 : « Nous assistons aujourd'hui en Afghanistan à une oppression institutionnalisée et systématique des femmes. »
b) Des nouvelles lois sur la morale liberticides, promulguées en août 2024
Le 9 septembre dernier, M. Volker Türk, haut-commissaire des Nations Unis aux droits de l'Homme, décrivait « l'horreur » des dernières mesures répressives du pouvoir taliban décidées un mois plus tôt, devant le Conseil des droits de l'Homme de l'ONU.
Les talibans ont en effet décidé d'adopter une loi de promotion de la vertu et de répression du vice qui :
-interdit à une femme de se déplacer sans un « tuteur » masculin ;
-les oblige à se couvrir le corps et le visage, ce qui comprend le port d'un masque de type « anticovid » sur la bouche ;
-interdit tout contact visuel entre une femme et un homme qui n'est pas de sa famille ;
-interdit aux femmes de chanter, de réciter des poèmes et, plus généralement, de faire entendre leur voix en public.
Et en cas de non-respect de ces règles ou de contestation, les femmes concernées sont victimes d'arrestations et de détentions arbitraires et, souvent, de violences physiques, tout comme les hommes qui leur sont proches.
En complément, comme le rappelle le dernier rapport d'ONUfemmes, 78 % des femmes interrogées sur le terrain déclarent avoir une mauvaise santé mentale. Et 8 % des jeunes filles du pays en connaissent une autre qui a tenté de se suicider.
Enfin, rappelons les conséquences dramatiques de cette répression pour les enfants élevés dans un contexte de malnutrition, de soins difficiles et de violence omniprésentente, les exposant à des troubles psychologiques.
« Un écureuil a plus de droits qu'une fille en Afghanistan aujourd'hui parce que les parcs publics ont été fermés aux femmes et aux filles par les talibans », a dénoncé l'actrice américaine Meryl Streep, le 25 septembre 2024, alors qu'elle accompagnait un groupe de femmes afghanes lors d'une discussion dans le cadre d'une réunion "à haut niveau" de l'Assemblée générale des Nations unies.
Témoignage de « Hira » (dont le prénom a été changé), ancienne fonctionnaire de Kunar (site internet d'ONUfemmes ; 15 août 2023) « Avant la prise du pouvoir par les talibans, même si je n'avais pas beaucoup de liberté, les libertés civiques étaient respectées (...) J'ai également commencé à travailler pour le gouvernement (...). « Mais lorsque les talibans ont repris le contrôle de l'Afghanistan, tout s'est inversé. Le premier jour de la chute du gouvernement, mon mari m'a avertie que la démocratie était finie et que je ne pouvais plus être fière du ministère de la condition féminine ou de ma soeur. Il a dit : `Écoutez ce que je dis, ou je divorcerai'. J'ai été battue plusieurs fois devant mes deux jeunes enfants. Le changement le plus important dans ma vie, et celle des millions de filles et de femmes de mon pays après le mois d'août, c'est que le désespoir règne désormais sur nos âmes. Avec le soutien de la communauté internationale et de la Constitution, les femmes afghanes ont pu accomplir des exploits dans tous les domaines en peu de temps. Mais aujourd'hui, l'humanité des femmes afghanes est même remise en question. J'avais des rêves, mais maintenant mes rêves et mes aspirations sont limités. Je pense que ce serait un miracle si un jour, les portes des écoles et des universités s'ouvraient à nouveau aux femmes et aux filles. « Les femmes afghanes ne vivent pas en ce moment ; elles essaient juste de survivre. J'ai un fort sentiment de méfiance. Dans le passé, je partageais mes sentiments sur les réseaux sociaux avec mes amies, mais aujourd'hui, l'atmosphère de peur et de méfiance s'est tellement aggravée que je ne peux pas partager ma douleur avec mes amies. Je ne me suis jamais sentie aussi seule. Plusieurs fois, j'ai décidé de mettre fin à mes jours, mais je pense au sort de mon fils. « Les privations du droit au travail et à l'éducation ont gravement affecté les problèmes mentaux et créé la dépression. Imaginez une génération en dépression. Cette génération sera les mères du futur. Les enfants de personnes désespérées et déprimées sont dangereux pour l'avenir de l'Afghanistan. » |
c) Des conséquences négatives sur les enfants afghans
Cette politique des talibans à l'égard des femmes, qui s'ajoute à la crise humanitaire, a également des effets négatifs sur les enfants afghans : par exemple, lorsque la mère perd sa source de revenus, les enfants peuvent se retrouver totalement dépendants de l'aide humanitaire et en insuffisance alimentaire. L'accès aux soins devient plus difficile. Selon un rapport de l'UNICEF d'avril 2024, 12,3 millions d'enfants afghans avaient besoin d'une assistance humanitaire. 857 155 enfants de moins de cinq ans devaient recevoir des traitements contre la malnutrition sévère.
Et les violences contre les femmes, les filles et leurs proches, peuvent créer des troubles psychologiques qui vont affecter la croissance de ces enfants. L'UNICEF, agence des Nations unies pour les droits de l'enfant, indique, dans son rapport précité d'avril 2024, avoir apporté un soutien à la santé mentale et psychosociale à 671 033 enfants, parents et soignants.
Enfin, depuis leur retour au pouvoir, comme le soulignait, lors de son audition16(*), Mme Shoukria Haidar, présidente du collectif NEGAR de soutien aux femmes afghanes, les talibans ont multiplié dans tout le pays l'ouverture de « madrasas », écoles dans lesquelles ils diffusent leur vision de la charia aux jeunes enfants. Fin 2023, le mouvement taliban a confirmé que certaines « madrasas » étaient destinées aux jeunes filles. On en dénombrait 20 000, dont 13 500 contrôlées directement par les talibans17(*). Selon Mme Haidar, le risque est de voir la formation d'une nouvelle génération de talibans.
De son côté, l'UNICEF expliquait qu'elle poursuivait également son soutien à 557 977 enfants pour leur accès à l'éducation et qu'elle distribuait du matériel d'enseignement. De même, malgré l'interdiction faite aux filles d'étudier après 12 ans, l'agence déclarait aider 808 jeunes étudiantes.
3. Des femmes courageuses et résistantes
Malgré ces mesures répressives sans équivalent dans le monde, les femmes afghanes et leurs proches se battent.
Tout d'abord, dans la vie quotidienne, les décrets des talibans sont inégalement appliqués. Et leur respect varie sur le terrain en fonction des provinces. Ainsi, les femmes peuvent parfois encore sortir sans tuteur masculin, à Kaboul comme dans les villages. Les femmes peuvent encore sortir sans tuteur masculin. De même, elles assument souvent une activité de vente des productions locales sur les marchés.
Elles mettent aussi en oeuvre des stratégies de contournement discret des règles ou ont recours aux « arrangements » avec les responsables talibans locaux, afin de vivre en atténuant la répression. Des femmes continuent ainsi à enseigner, parfois dans des écoles clandestines, parfois même appelées par les talibans pour enseigner aux garçons car le régime manque de professeurs. En outre, depuis peu, des femmes se formeraient de nouveau à la pratique des soins médicaux, en raison de la pénurie de cadres de santé dans le pays.
Par ailleurs, depuis l'édiction des dernières mesures répressives qui prohibent toute prise de parole des femmes en public, des groupes de militantes ont envoyé des vidéos sur les réseaux sociaux dans lesquelles elles chantent pour braver l'interdiction, parfois en déchirant un portrait du guide suprême des talibans.
D'autres, exilées hors de leur pays, en France par exemple, continuent à porter la voix des femmes afghanes. C'est le cas des sportives afghanes Zadia Khudadadi, para-athlète afghane, qui a réussi à s'enfuir d'Afghanistan pour venir en France s'entraîner en vue de préparer les Jeux paralympiques de Paris au sein de l'équipe paralympique des réfugiés, et qui a obtenu la médaille de bronze lors de ces Jeux, de la sprinteuse Kimia Yousofi, qui a dénoncé l'oppression des talibans lors de la course des 100 mètres des Jeux olympiques de Paris, ou de la taekwondoiste Marzieh Hamidi.
On peut évoquer aussi la chanteuse Sonita Alizadeh, qui « rappe » contre les mariages forcés dans son pays et qui explique que « l'art peut être la plus grande des armes, la plus puissante des armes que les talibans n'auront jamais. Donc ceux qui doivent avoir peur, ce ne sont pas les artistes afghans, ce sont les talibans. »18(*)
Quant à Mme Fawzia Koofi, ancienne vice-présidente de l'Assemblée nationale afghane, elle a échappé plusieurs fois à des attentats commandités par les talibans mais continue à porter la voix des femmes afghanes dans les médias internationaux et travaille à réunir les oppositions aux talibans.
Que fait la communauté internationale ?
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* 8 Audition du 9 octobre 2024.
* 9 « Humanitarian needs and response plan Afghanistan », rapport du bureau de coordination des affaires humanitaires de l'ONU (OCHA), 2024.
* 10 Audition du 11 octobre 2024.
* 11 Pour la période allant du 15 août 2021 au 30 juin 2023, la mission d'assistance de l'ONU à l'Afghanistan (MANUA) a recensé 800 violations des droits de l'Homme à l'encontre de ces personnels : 218 assassinats ; 14 disparitions forcées ; 424 arrestations et détentions arbitraires ; 144 cas de torture... Selon la MANUA, en prison, l'accès à un avocat est très limité, les proches de la personne détenue n'ont pas le droit de la voir, et la torture est systématique.
* 12 « 10 points sur la situation en Afghanistan, deux ans après la prise du pouvoir des talibans », Le Grand continent, article de M. Pierre Ramond, 15 août 2023.
* 13 Présentation du rapport d'ONUfemmes sur la situation en Afghanistan, 14 août 2024 ;
* 14 Voir l'assassinat de quatre femmes à Mazar-i-Sharif, le 6 novembre 2021, dont la militante des droits des femmes, Frozan Sanfi (RFI ; article de Mme Sonia Ghezali en date du 7 novembre 2021) ; sur les abus des talibans contre les femmes qui étaient policières avant leur retour au pouvoir, voir le rapport « Double trahison : Abus présents et passés contre les policières afghanes » de l'ONG Human rights watch, en date du 10 octobre 2024. Le rapport fait état de meurtres de policières, d'intimidations, de perquisitions abusives à leur domicile et agressions des proches des policières.
* 15 Communiqué de presse du 27 août 2024.
* 16 8 octobre 2024.
* 17 Source : Associated Press (AP), 21 décembre 2023.
* 18 Interview par Radio France, 9 septembre 2021