N° 50

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2024-2025

Enregistré à la Présidence du Sénat le 17 octobre 2024

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires européennes (1) sur la proposition de résolution européenne en application de l'article 73 quinquies du Règlement, visant à prendre des mesures appropriées contre les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans,

Par Mmes Audrey LINKENHELD et Elsa SCHALCK,

Sénatrices

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin, président ; MM. Alain Cadec, Cyril Pellevat, André Reichardt, Mme Gisèle Jourda, MM. Didier Marie, Claude Kern, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Georges Patient, Mme Cathy Apourceau-Poly, M. Louis Vogel, Mme Mathilde Ollivier, M. Ahmed Laouedj, vice-présidents ; Mme Marta de Cidrac, M. Daniel Gremillet, Mmes Florence Blatrix Contat, Amel Gacquerre, secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, François Bonneau, Mme Valérie Boyer, M. Pierre Cuypers, Mmes Karine Daniel, Brigitte Devésa, MM. Jacques Fernique, Christophe-André Frassa, Mmes Annick Girardin, Pascale Gruny, Nadège Havet, MM. Olivier Henno, Bernard Jomier, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Ronan Le Gleut, Mme Audrey Linkenheld, MM. Vincent Louault, Louis-Jean de Nicolaÿ, Teva Rohfritsch, Mmes Elsa Schalck, Silvana Silvani, M. Michaël Weber.

Voir les numéros :

Sénat :

762 (2023-2024) et 51 (2024-2025)

AVANT-PROPOS

« Ils peuvent tuer toutes les hirondelles, ils n'empêcheront pas la venue du printemps. » (proverbe afghan)

Mesdames, Messieurs,

Depuis la reprise de Kaboul par les talibans en août 2021 et la reconstitution d'un émirat islamique en Afghanistan, le pays est devenu un « cauchemar du monde contemporain »1(*), soumis à la fois, à une situation humanitaire dramatique, à la violence des miliciens du régime (exécutions publiques...) et à la volonté du pouvoir en place « d'effacer » les femmes de toute vie sociale.

Trois ans après son retour au pouvoir en effet, le régime taliban a interdit aux filles de plus de 12 ans d'étudier, et aux femmes de sortir de leur domicile sans tuteur masculin. Les parcs publics et les salles de sport leur sont désormais fermés.

En août dernier, les talibans ont renforcé ces mesures répressives en imposant aux femmes afghanes de se couvrir intégralement le corps et le visage en public et en leur interdisant de faire entendre leur voix.

Cette persécution est inacceptable.

Comme le rappelait le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, le 15 août dernier, « en effaçant les femmes de la société afghane et en excluant ainsi la moitié de la population du pays de la vie publique et économique, ces graves atteintes rendent impossible toute forme de développement du pays. »2(*)

Dans une déclaration du 26 août dernier, M. Josep Borrell, Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, affirmait que « L'Union européenne continue à se tenir aux côtés des femmes et des filles d'Afghanistan, ainsi que de tous ceux et tous celles qui, en Afghanistan, sont menacés par les talibans. »

Soutenir les femmes et les filles afghanes face à la répression des talibans, tel est l'objet de la proposition de résolution européenne n° 762, déposée le 18 septembre dernier par notre collègue Pascal Allizard et de nombreux sénateurs de l'ensemble des groupes politiques du Sénat. Ce texte important condamne fermement les décisions prises par le régime taliban à leur encontre et en appelant le Gouvernement et l'Union européenne à agir pour que leur « invisibilisation » cesse enfin.

***

I. « L'EFFACEMENT » PROGRAMMÉ DES FEMMES EN AFGHANISTAN DEPUIS LA REPRISE DE KABOUL PAR LES TALIBANS EN AOÛT 2021

A. LE RETOUR DES TALIBANS AU POUVOIR EN AFGHANISTAN A INTERROMPU LES PROGRÈS DIFFICILES MAIS RÉELS DE LA CONDITION DES FEMMES EN AFGHANISTAN

1. Les progrès de la condition des femmes en Afghanistan au XXe siècle

Le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan en août 2021 a entraîné une régression sans précédent des droits des femmes afghanes après vingt ans d'amélioration de leur condition.

Dans les années 20, influencé par le président turc Atatürk, l'émir Amir Amanullah (1919-1929) décida des premières mesures d'émancipation des femmes : interdiction du mariage forcé et de la polygamie ; opposition au port du voile islamique ; création de la première école de filles (« Mastourat ») ; entrée des premières femmes dans les métiers industriels.

Mais cet émir fut renversé par une coalition d'oulémas fondamentalistes qui souhaitaient mettre fin à ses réformes.

Le roi Mohammad Zaher Shah (1933-1973) favorisa de nouveaux progrès de la condition des femmes. Ainsi, en 1947, les femmes purent accéder à l'université. Puis, l'émancipation des femmes fut proclamée en 1959. Enfin, la Constitution afghane de 1964 posa le principe de l'égalité entre hommes et femmes, et reconnut le droit de vote aux femmes.

La troisième ère d'émancipation intervint en 1973, à la chute de Zaher Shah, renversé par des militaires formés dans l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) qui fondèrent une république socialiste, revendiquant l'égalité des droits entre hommes et femmes comme l'un de ses principes fondateurs.

En pratique, les autorités rendirent l'éducation des filles obligatoire et encouragèrent le travail des femmes. Ainsi, dès avant 1996, des femmes avaient pu devenir officiers dans l'armée, enseignantes, ingénieurs, fonctionnaires, médecins ou même ministres. Le voile fut interdit dans l'espace public dans un contexte général de réduction de la place de la religion (prohibition de la prière, fermeture de mosquées).

2. Les talibans ont pris le pouvoir pour la première fois entre 1996 et 2001
a) Qui sont les talibans ?

Pour rappel, le mouvement des « talibans » (qui signifie « étudiant » en langue pachtoune) est né en 1994, dans un contexte de chaos généralisé et de guerre civile en Afghanistan : en effet, les « moudjahidines »3(*) vainqueurs de l'occupation (1979-1990), se battaient entre factions rivales dans l'ensemble du pays, plongé dans le chaos.

Face à cette situation de crise, des membres des tribus pachtounes (qui représentent environ 40 % de la population du pays4(*) et sont originaires du sud-est du pays (Kandahar)) décidèrent de se tourner vers un fondamentalisme qui souhaitait redonner sa « pureté » à l'islam.

Ce mouvement poursuit un double objectif :

-la constitution puis la préservation d'un émirat islamique en Afghanistan. En revanche, le mouvement ne recherche pas l'extension de cet émirat dans d'autres pays ;

-l'application stricte de la « charia » (loi islamique) en rejetant toute influence étrangère et toute interprétation de la doctrine.

Pour remplir ces deux objectifs, le mouvement taliban a toujours légitimé les actions violentes.

b) La prise du pouvoir et la terreur (1996-2001)

Dès leur arrivée au pouvoir, les talibans privèrent les femmes de tout droit et leur imposèrent la burqa pour tout déplacement à l'extérieur de leur domicile. En pratique, « ...les femmes afghanes étaient soumises à des restrictions draconiennes, on leur interdisait notamment de travailler en dehors de leur domicile et de paraître en public sans un membre masculin de leur famille proche. En outre, les femmes et les filles étaient privées d'accès à l'éducation et n'avaient qu'un accès limité aux soins de santé. »5(*)

En résumé, « les femmes, elles, n'avaient droit à rien. Il y a eu des lapidations de femmes accusées d'adultère. C'était tout ce qu'on peut imaginer de pire, la négation absolue de la dignité humaine et de la liberté au nom d'une interprétation totalement rigoriste et excessive de ce qu'est la charia. » 6(*)

Ayant accepté d'accueillir sur son territoire l'organisation terroriste Al-Qaïda dirigée par le Saoudien Oussama Ben Laden, qui visait à établir un califat islamiste à l'échelle mondiale, les talibans furent mis au ban de la communauté internationale (résolution n° 1378 des Nations Unies du 4 octobre 2001) lorsque cette organisation revendiqua les attentats du World trade center, le 11 septembre 2001.

Décidée par le Président des États-Unis, alors George W. Bush, l'opération militaire « Enduring Freedom » (Liberté immuable) menée par les États-Unis et leurs alliés, provoqua la chute rapide du régime taliban (6 décembre 2001).

3. L'évolution de la condition des femmes entre 2001 et 2021
a) La République islamique d'Afghanistan a amélioré la condition des femmes afghanes

Au titre de la Constitution afghane du 26 janvier 2004, l'Afghanistan est une république « indépendante, unie et indivisible », dont la religion est l'islam, qui reconnaît les différentes nationalités qui la composent ainsi que les droits de l'Homme, et qui proclame en particulier que les « citoyens de l'Afghanistan, hommes et femmes, ont des droits et des devoirs égaux devant la loi. »7(*)

Le texte affirmait aussi le respect, par l'Afghanistan, de la charte des Nations Unies et de la Déclaration universelle des droits de l'Homme (quelques mois auparavant, le pays avait adhéré à la Cour pénale internationale (CPI)).

Dans ce cadre, les femmes purent de nouveau siéger au Parlement (jusqu'à représenter un quart des membres de l'assemblée), et participer à la vie publique.

D'autres améliorations des conditions de vie en Afghanistan ont en particulier bénéficié aux femmes :

- l'allongement de l'espérance de vie, lié à la rénovation du système de santé afghan, a fait passer l'espérance de vie des femmes de 57 ans à 66 ans en moyenne entre 2001 et 2022 ;

-l'accès des filles à l'école a permis la scolarisation en 2021 de quelques 3,3 millions de jeunes Afghanes. ;

-les femmes ont aussi retrouvé leur droit de travailler, certaines d'entre elles devenant fonctionnaires (représentant 21 % des agents de l'État afghan), enseignantes, avocates, journalistes ou ministres. Grâce aux organisations non gouvernementales, elles ont pu aussi bénéficier de programmes de microcrédit, par exemple pour ouvrir un commerce (boulangerie ; salon de coiffure...).

b) Mais en août 2021, les talibans sont revenus au pouvoir

Cependant, en raison de différents facteurs (insécurité ; dépendance de l'aide occidentale...), la situation était fragile et lorsque la fin de la présence américaine fut définitivement actée par le président américain Joe Biden, le 14 avril 2021, les talibans, qui n'avaient jamais cessé de combattre la République islamique d'Afghanistan depuis leur défaite de 2001, reprirent le pouvoir.

Les 15 août 2021, ils étaient de nouveau maîtres de l'Afghanistan. Le dernier avion américain décolla le 30 août 2021. Et ce fut la fin de nombreuses libertés pour les Afghans, en particulier les femmes afghanes.


* 1 Extrait de l'interview par RFI de M. Jean-Jacques Jauffret, professeur émérite d'histoire contemporaine à Sciences Po Aix, spécialiste de l'Afghanistan, le 15 août 2023.

* 2 Déclaration du porte-parole du ministère de l'Europe et des affaires étrangères (15 août 2024).

* 3 Celui qui fait la guerre sainte pour l'islam (djihad) ; combattant de divers mouvements de libération nationale du monde musulman (Larousse).

* 4 L'Afghanistan est un pays multiethnique, également composé de populations tadjikes (environ 25 % de la population), ouzbèkes (10 % de la population) et hazaras (10 % de la population). L'islam sunnite forme une référence commune pour ces peuples, sauf pour les Hazaras, qui appartiennent à la minorité chiite.

* 5 « Afghanistan. Le risque de dégradation des droits des femmes et des filles plane tandis que les négociations de paix vacillent », 24 mai 2021, site internet d'Amnesty International.

* 6 Interview précité de M. Jean-Jacques Jauffret dans Le Figaro, 18 août 2021.

* 7 Article 22 de la Constitution du 26 janvier 2004.

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