M. le président. La parole est à M. Daniel Salmon, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Bernard Buis applaudit également.)
M. Daniel Salmon. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous saluons le travail accompli ces derniers mois par les auteurs du texte et les rapporteurs des deux chambres. Nous votons aujourd’hui un texte attendu, qui vise à réguler l’influence commerciale et à responsabiliser un secteur en voie de structuration.
Le marché mondial du marketing d’influence a atteint 15,5 milliards d’euros en 2022, soit +20 % en un an. Instaurer un cadre réglementaire et fixer un certain nombre de règles pour réguler cette activité en pleine expansion était donc nécessaire.
Si une grande part des acteurs exercent leur activité avec honnêteté, certains ignorent, voire s’affranchissent des règles de base du commerce et de la publicité. Des abus, et parfois des escroqueries ont bien lieu.
La France sera ainsi – cela a été dit – un pays précurseur en la matière. Il convient de le saluer. Nous ne sommes pas loin de la surtransposition honnie par certains !
Le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires n’a pas varié dans ses positions. En établissant une définition et un cadre, cette proposition de loi va dans le bon sens.
Nous regrettons toutefois fortement que la promotion d’un certain nombre de produits ou de pratiques, qui nous paraissent particulièrement nocifs pour la santé physique et mentale de la jeunesse, ne soit pas interdite ou, tout du moins, drastiquement encadrée. Je pense aux produits alimentaires et aux boissons trop riches en sucre, en sel et en matière grasse. Cela a fait l’objet de débats nourris dans l’hémicycle lors de l’examen de ce texte en première lecture.
Nous déplorons que l’encadrement de la promotion de tels produits, qui figurait dans le texte initial et qui nous paraissait être un minimum, n’ait pas été rétabli.
Nous restons convaincus par les alertes des scientifiques et des organismes de santé comme l’OMS ou Santé publique France. Au regard des risques cardiovasculaires, de surpoids et de diabète qu’induit une alimentation basée sur des produits de faible qualité nutritionnelle, une meilleure régulation de la publicité alimentaire, qui joue un rôle fondamental, s’impose.
L’impact des influenceurs sur les enfants et les jeunes adultes étant aujourd’hui supérieur à celui des médias traditionnels, à défaut d’une interdiction, il était essentiel de faire un premier pas en assignant à ses acteurs un cadre de promotion strict pour ces produits.
Mon groupe est consterné par le maintien de la suppression de l’article 2 CA, qui visait à interdire aux enfants de moins de 16 ans exerçant l’activité d’influence commerciale de faire la promotion de ces produits alimentaires et des boissons trop riches en sucre.
Nous déplorons que le maintien de la suppression de cet article relève moins d’un souci de ne pas introduire de rupture d’égalité avec d’autres plateformes, argument qui a été avancé pour justifier ce maintien, que d’une position politique consistant à refuser un niveau élevé de régulation, afin de favoriser l’activité économique, parfois au détriment de la santé de nos concitoyens et, de facto, des plus jeunes.
Je souscris aux propos de notre collègue Fabien Gay : pour remédier à ce problème de rupture d’égalité que vous avez pointé, madame la ministre, à quand une grande loi-cadre prévoyant une réelle régulation de la publicité ? Celle-ci envahit nos imaginaires, incite à surconsommer, greenwash des produits polluants. La réclame a sa part de responsabilité dans la crise écologique et dans cette forme de malaise et de frustration qui peut imprégner notre jeunesse. Elle devrait être enfin mieux encadrée.
Nous sommes ouverts à un travail transpartisan et constructif sur ce sujet très important. Nous savons que sur l’ensemble des travées de cette assemblée, de nombreux collègues y sont sensibles.
Pour en revenir plus spécifiquement au texte qui nous occupe, si certains dispositifs adoptés au Sénat n’ont pas été retenus, car ils étaient apparemment satisfaits dans le droit existant – je pense à l’encadrement de la promotion de contrats d’abonnement –, nous regrettons la suppression, à l’article 2 B, de l’interdiction de la promotion de traitements médicaux, médicamenteux ou chirurgicaux sur les réseaux sociaux, car il s’agissait de l’une des avancées notables adoptées par le Sénat.
Il nous paraît primordial d’interdire l’exposition de nos adolescents à la promotion de traitements, hors contexte médical, qui ne leur conviennent pas nécessairement et peuvent avoir des conséquences graves, parfois irréversibles, sur leur apparence physique et leur santé.
Malgré ces points problématiques, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires votera ce texte. Si ce dernier manque un peu d’ambition, il a le mérite de poser une première pierre pour que cet écosystème assez hétérogène agisse de manière responsable, éthique et respectueuse de son public.
Je souhaite également saluer votre engagement, madame la ministre, car il s’agit d’un enjeu majeur, à consacrer des crédits plus importants à la DGCCRF dans le prochain projet de loi de finances. Nous serons vigilants pour que ces crédits permettent de déployer les moyens humains indispensables pour faire appliquer la loi. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – M. Bernard Buis et Mme la rapporteure applaudissent également.)
M. le président. Conformément à l’article 42, alinéa 12, du règlement, je mets aux voix, dans la rédaction résultant du texte élaboré par la commission mixte paritaire, modifié par l’amendement du Gouvernement, l’ensemble de la proposition de loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux.
J’ai été saisi d’une demande de scrutin public émanant du groupe Les Républicains.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 293 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 342 |
Pour l’adoption | 342 |
Contre | 0 |
Le Sénat a définitivement adopté. (Applaudissements.)
7
Communications relatives à des commissions mixtes paritaires
M. le président. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à favoriser l’accompagnement des couples confrontés à une interruption spontanée de grossesse est parvenue à l’adoption d’un texte commun.
Par ailleurs, la commission mixte paritaire chargée d’élaborer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants n’est pas parvenue à l’adoption d’un texte commun.
En conséquence, la lecture des conclusions de la commission mixte paritaire est retirée de l’ordre du jour du jeudi 8 juin, en accord avec le Gouvernement.
8
Importation de produits issus du travail forcé de la population ouïghoure
Adoption d’une proposition de résolution
M. le président. L’ordre du jour appelle, à la demande du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires, l’examen de la proposition de résolution, en application de l’article 34-1 de la Constitution, visant à interdire l’importation de produits issus du travail forcé de la population ouïghoure en République populaire de Chine, présentée par Mme Mélanie Vogel, M. Guillaume Gontard et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 242).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Guillaume Gontard, auteur de la proposition de résolution.
M. Guillaume Gontard, auteur de la proposition de résolution. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sur l’initiative de notre collègue Mélanie Vogel, qui regrette de ne pouvoir être parmi nous aujourd’hui et qui vous prie de bien vouloir l’en excuser, le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires propose que le Sénat s’exprime à son tour sur l’horreur, sur l’indicible crime contre l’humanité opéré méthodiquement depuis plus de dix ans dans l’ouest de la Chine.
Pour compléter la résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences politiques systématiques ainsi que des crimes contre l’humanité actuellement perpétrés par la République populaire de Chine à l’égard des Ouïghours, votée par l’Assemblée nationale, nous vous proposons, de manière plus opérationnelle, de stopper l’importation des produits issus du travail forcé des Ouïghours, en France comme en Europe.
Grâce à la mobilisation de tous les instants de la diaspora ouïghoure, relayée notamment par notre collègue député européen Raphaël Glucksmann, nous savons beaucoup du traitement inhumain dont est victime la minorité ouïghoure de Chine.
Permettez-moi néanmoins de rappeler une nouvelle fois l’ampleur de l’horreur qui est à l’œuvre dans le Xinjiang.
Depuis le début des années 2010, et surtout depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping, la République populaire de Chine mène une stratégie d’assimilation culturelle violente envers les groupes minoritaires, particulièrement envers la minorité musulmane ouïghoure dans la région autonome du Xinjiang.
Cette politique d’épuration ethnique se traduit par l’interdiction de pratiques religieuses et culturelles, la destruction de lieux de culte et de cimetières religieux ou encore la surveillance de masse.
Les autorités chinoises font tout ce qui est en leur pouvoir pour diminuer la présence de l’islam, transformant le Xinjiang en laboratoire de la politique d’assimilation répressive du parti communiste chinois.
Sous couvert de lutte antiterroriste, le gouvernement chinois criminalise toute expression des traditions.
Sous couvert de lutte contre l’extrémisme religieux, le gouvernement chinois s’octroie le droit d’incarcérer dans des camps de rééducation toute personne qui pratique la religion musulmane.
La pratique du ramadan, la consommation de nourriture halal, une apparence jugée trop religieuse ou encore l’enseignement coranique suffisent à vous envoyer dans un camp de rééducation, où les détenus sont forcés d’abandonner leur religion. Et pour le prouver, les autorités chinoises forcent les détenus à boire de l’alcool, à manger du porc ou encore à prêter allégeance au parti communiste chinois.
D’autres témoignages issus de ces camps, notamment de femmes kazakhes ou ouïghoures, font froid dans le dos. Il y est fait état d’abominables contrôles des naissances se traduisant par la pose contrainte de contraceptifs, des avortements et des stérilisations forcées. Les femmes récalcitrantes sont menacées de sanctions et de détention.
Aux termes de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui a formulé en 1948 la première définition juridique internationale du génocide, ces mesures visant à entraver les naissances au sein d’un groupe constituent un élément caractérisant une entreprise génocidaire.
Au milieu des années 2010, les arrestations préventives et les placements dans des camps se multiplient, sous des prétextes de plus en plus dérisoires, comme une simple discussion avec un résident étranger. Les incarcérations se font, naturellement, en dehors du système judiciaire.
Des dispositifs de surveillance massive sont mis en place pour traquer les musulmans. Des fonctionnaires sont envoyés vivre dans les familles musulmanes pour surveiller leur mode de vie, ce qu’elles mangent ou la manière dont elles éduquent leurs enfants.
Une vaste politique de délation, qui rappelle les heures les plus sombres de l’histoire de l’humanité, est promue par les autorités chinoises.
Les Ouïghours sont également traqués à l’étranger, les autorités chinoises leur demandant des informations sur le reste de la diaspora et les menaçant de s’en prendre à leur famille restée en Chine s’ils refusent de répondre.
C’est en 2017 que les premières preuves de l’existence de ces camps émergent et que les premières réactions internationales se font entendre.
Amnesty International et l’Organisation des Nations unies estiment qu’il existe 1 200 camps de rééducation au Xinjiang, et que 1 million de prisonniers y sont incarcérés, soit un musulman sur six.
Quelques mois plus tard, l’on découvre que le gouvernement chinois organise un système de travail forcé des Ouïghours. Dans un rapport des autorités chinoises datant de 2020, nous apprenons que 2,6 millions de citoyens ouïghours du Xinjiang ont été placés dans des fermes et des usines. Un système organisé au plus haut niveau permet aux industriels de passer des commandes de travailleurs aux autorités locales. Des recruteurs sont désignés et des quotas de travailleurs à atteindre, fixés. Ils se rendent au sein des foyers pour recruter des travailleurs.
Tous les habitants turciques de plus de 16 ans sont susceptibles d’être forcés d’aller travailler et sont menacés de détention. Pendant quelques jours, ils sont formés à des tâches répétitives, puis ils sont envoyés dans les usines. Ils sont entassés dans des dortoirs, ne peuvent pas démissionner, travaillent pendant un nombre incalculable d’heures en contrepartie de très bas salaires.
Ces dernières années, on a vu se construire dans la région du Xinjiang, parfois au sein même des camps de rééducation, d’immenses complexes industriels. Le secteur du textile est le plus concerné, notamment les marques Adidas, Zara, Nike, Uniqlo et bien d’autres. D’autres secteurs sont également mis en cause : l’automobile, les jouets ou encore les panneaux solaires.
Disons-le clairement : c’est toute une partie de l’appareil industriel chinois auquel nous avons délégué la production de tant d’objets de notre quotidien qui repose sur le travail forcé, comme en son temps, la production industrielle soviétique. Notre attitude était alors tout autre.
Tous ces agissements ont une qualification : ce sont des crimes contre l’humanité. C’est ce que Michelle Bachelet, alors haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, a confirmé le 31 août 2022, dans un rapport accablant, résultat de sa visite dans le Xinjiang. Les conclusions de ce rapport sont sans appel : elles confirment toutes les révélations des associations de défense des droits de l’homme.
Malgré les nombreuses réactions internationales, très peu des marques mises en cause ont répondu aux accusations, et celles qui ont arrêté de faire appel aux usines du Xinjiang se comptent sur les doigts d’une main.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, les indignations ne suffisent plus. Leur coût politique et économique est bien trop faible. En 2021, le commerce direct entre le Xinjiang et l’Union européenne a même augmenté de 13,6 %.
C’est tout un système économique mondial fondé sur le profit et l’exploitation de la vie humaine qu’il faut combattre. Aujourd’hui, on sait qu’un vêtement sur cinq porté sur la planète peut être entaché de travail forcé ouïghour. C’est vertigineux !
L’Europe doit prendre ses responsabilités. Nous avons le devoir de nous doter d’une politique commerciale exigeante respectant les droits humains les plus basiques. Les initiatives dans ce sens se multiplient, et la France, qui se veut le phare de la promotion des droits partout dans le monde, doit produire son effort et son effet.
En 2021, les États-Unis ont interdit d’importer des produits fabriqués dans la province chinoise du Xinjiang. Tout produit fabriqué, même partiellement, dans le Xinjiang, est considéré comme étant issu du travail forcé et ne peut être importé, sauf si les entreprises sont en mesure de fournir des preuves claires et convaincantes du contraire.
Dans le même esprit, la Commission européenne a présenté au mois de septembre dernier un projet qui permettrait, à terme, d’interdire certains produits d’entrée sur le marché européen. En cas de soupçons sur un produit, les organismes chargés de la surveillance des marchés pourront lancer une enquête préliminaire au terme de laquelle le produit soupçonné pourra être banni du marché européen.
Comme nous l’expliquons dans l’exposé des motifs de cette proposition de résolution, nous souhaiterions que la France et l’Europe adoptent une position proche de celle des États-Unis. Nous pensons en effet que la charge de la preuve doit être inversée : ce sont les industriels qui doivent prouver de manière convaincante qu’ils ne se fournissent pas dans des usines faisant appel au travail forcé des Ouïghours. Ce ne sont pas aux pouvoirs publics ou aux lanceurs d’alerte d’en apporter les preuves.
Je précise au passage qu’adopter la position américaine en la matière n’est pas du tout synonyme, dans notre esprit, d’un alignement complet avec les positions américaines dans la guerre commerciale, parfois quelque peu manichéenne, engagée contre la Chine.
Au regard des bouleversements géopolitiques majeurs que nous connaissons ces dernières années, l’Europe et la France sont dans la nécessité impérieuse de redéfinir leurs relations avec la Chine et de construire une politique chinoise qui nous soit propre. Compte tenu des valeurs portées par notre pays et notre union continentale, la fermeté absolue vis-à-vis des crimes contre l’humanité doit à nos yeux constituer une composante essentielle de notre relation avec Pékin.
Alors que l’Assemblée nationale a adopté au mois de janvier 2022 une proposition de résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire des violences politiques systématiques, ainsi que des crimes contre l’humanité actuellement perpétrés par la République populaire de Chine à l’égard des Ouïghours, comment pouvons-nous continuer à importer, vendre et consommer des produits qui sont fabriqués dans des conditions de travail forcé n’ayant pas grand-chose à envier au goulag ?
Aujourd’hui, il est plus que logique et cohérent de demander au Gouvernement d’adopter des mesures efficaces pour cesser, selon les mots de notre collègue Mélanie Vogel, « d’offrir un débouché commercial aux crimes contre l’humanité ».
En mettant en place une politique qui rejette tout produit issu du travail forcé des Ouïghours, la France ferait peser une vraie chape de plomb sur la Chine, qui mise énormément sur le développement du Xinjiang, région qui est au cœur du projet de nouvelle route de la soie du fait de sa situation géographique, au croisement de routes commerciales entre les continents européen et asiatique.
Le seul rapport de force que comprend la Chine est économique, et c’est à son portefeuille qu’il faut s’attaquer pour tenter de retrouver le sens de notre humanité. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE. – M. Serge Babary applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Thomas Dossus. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Thomas Dossus. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je remplace pour notre groupe ma collègue Mélanie Vogel, qui est à l’origine de la proposition de résolution.
Depuis 2017, des millions d’Ouïghours et membres d’autres minorités musulmanes ont disparu dans un vaste réseau de camps de rééducation dans la région du Xinjiang. Il s’agit d’un véritable programme de génocide culturel mené par le gouvernement chinois : des femmes subissant des stérilisations forcées ; des détenus soumis à un endoctrinement politique, contraints de renoncer à leur religion, à leur culture, soumis à la torture.
Cela fait maintenant trois ans que l’Australian Strategic Policy Institute a rendu son rapport sur le travail forcé de la population ouïghoure, trois ans que la « liste de la honte », recensant quatre-vingt-trois marques dans les secteurs de la technologie, de l’industrie et, surtout, de la mode, a mis au jour l’utilisation massive par de grandes marques du système concentrationnaire mis en place au Xinjiang par la République populaire de Chine.
Que s’est-il passé depuis ? Quelques marques, comme Adidas ou Nike, ont annoncé avoir cessé de s’approvisionner au Xinjiang ; certaines, comme Zara ou Hugo Boss, ont condamné ce système, avant de revenir sur leurs déclarations pour ne pas froisser en Chine ; beaucoup d’autres sont simplement restées silencieuses.
Dans les faits, rien n’a changé. Les associations, comme Sherpa ou l’Institut ouïghour d’Europe, ont déposé de nombreuses plaintes, mais 20 % du coton mondial est toujours produit dans la région autonome du Xinjiang.
Ainsi, au sein même de cet hémicycle, aujourd’hui, les vêtements que nous portons, les téléphones dans nos poches, les écrans sont très certainement produits en partie au prix de la liberté d’un peuple réduit en esclavage.
Le système de traite des êtres humains mis en place contre les Ouïghours est un moteur de la politique industrielle de la République populaire de Chine, le carburant sanglant de la stratégie commerciale des nouvelles routes de la soie du gouvernement de Pékin.
Un million, ou plus probablement deux millions de personnes sont enfermées dans des camps de travail, enfermées et torturées, parfois simplement pour avoir parlé leur langue dans la rue ou pour avoir appelé quelqu’un à l’étranger. On parle ici de 10 % de la population ouïghoure.
Aujourd’hui, les sénateurs peuvent regarder les yeux grand ouverts la réalité que le régime chinois veut masquer, étouffer, nier : nous sommes face à la plus grande campagne d’internement d’une population depuis la Seconde Guerre mondiale.
Alors, que fait concrètement la France ? Trop peu, hélas ! Bien sûr, symboliquement, l’Assemblée nationale a reconnu par une résolution l’année dernière qu’il s’agissait d’un crime contre l’humanité, et nous le saluons.
Mais après ? Rien ne fait vraiment obstacle à la circulation en Europe des produits issus du travail forcé.
Aujourd’hui, nous vous invitons à avancer sur cette question fondamentale en demandant au Gouvernement français de travailler à l’échelle européenne, le plus grand marché mondial, pour mettre en place un véritable mécanisme de contrôle des produits issus du travail forcé en Chine.
Nous souhaitons ici nous inspirer de ce que font déjà les États-Unis et le Canada, entre autres États, en inversant la charge de la preuve.
Oui, aux États-Unis, depuis l’an dernier, si un produit a été fabriqué, en tout ou partie, dans le Xinjiang, il est considéré a priori comme issu du travail forcé, à charge ensuite aux entreprises de prouver le contraire.
Résultat : une baisse remarquée des importations en provenance de Chine aux États-Unis, qui, malheureusement, s’est accompagnée dans le même temps d’une augmentation des importations chinoises en Europe.
Il nous faut donc désormais, nous aussi, demander aux entreprises souhaitant accéder au marché commun européen de prouver que la traçabilité de leurs produits est sans reproche.
En ce moment même, à Bruxelles, on s’apprête malheureusement à mettre en place le processus inverse, c’est-à-dire un processus long et compliqué, difficilement lisible, qui impose aux États membres de fournir eux-mêmes la preuve du travail forcé pour interdire les produits incriminés. C’est un processus absurde et inefficace : tout le contraire de ce qu’il faudrait faire !
À l’inverse, cette résolution que nous vous proposons d’adopter aujourd’hui relève du bon sens.
La représentation nationale a déjà condamné le « caractère génocidaire » des violences à l’encontre des Ouïghours. Soyons cohérents et logiques en traduisant ces intentions dans les actes.
Comment dénoncer un crime contre l’humanité sans interdire sur notre sol les fruits de ce crime ?
Il y va de l’honneur de la France d’être le moteur, à l’échelle européenne, d’une initiative claire, nette, qui ferait véritablement obstacle à la circulation des produits de l’esclavage moderne. Ce serait un message puissant envoyé à Pékin, mais qui aurait aussi un caractère universel.
Le travail forcé et l’esclavage moderne ne doivent pas seulement être dénoncés : ils doivent également être, dans les faits, rendus impossibles.
C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de déposer cette proposition de résolution, que le groupe GEST va bien évidemment voter. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin. (M. Guillaume Gontard applaudit.)
M. André Gattolin. Monsieur le président, monsieur le ministre délégué, mes chers collègues, je veux tout d’abord remercier le groupe GEST, à l’origine du texte que nous étudions aujourd’hui.
En effet, c’est la première fois – je dis bien la première fois – que notre Haute Assemblée est amenée à débattre de l’abominable tragédie qui frappe la population ouïghoure. Disons-le tout net : il était temps !
Quand, voilà dix ans, j’ai pris l’initiative d’inviter les représentants du Congrès mondial ouïghour dans nos murs, j’avoue avoir ressenti un grand moment de solitude, car rares étaient à l’époque les parlementaires un tant soit peu informés de cet effroyable drame.
Depuis, la coercition massive exercée à l’encontre de cette minorité ethnique n’a cessé de s’intensifier, et il aura fallu l’incroyable persévérance de quelques associations et chercheurs pour parvenir à documenter ce que d’aucuns osent désormais appeler un véritable processus génocidaire.
Même si le travail forcé ne constitue qu’une des multiples exactions mises en œuvre par le régime de Pékin à l’encontre des Ouïghours, cette proposition de résolution est aussi l’occasion de parler de cette forme d’esclavage moderne qui est aujourd’hui en forte résurgence en Chine, mais aussi ailleurs dans le monde.
La lutte contre ce fléau remonte à 1930, puisque la convention visant à combattre le travail forcé fut parmi les premières adoptées par l’Organisation internationale du travail (OIT) créée en 1919. S’en est suivie l’adoption d’une seconde convention pour l’abolition du travail forcé en 1957.
Sur le papier, nous pourrions nous réjouir que la quasi-totalité des États de la planète aient aujourd’hui ratifié ces deux conventions.
Très récemment, le 12 août 2022, la République populaire de Chine a, à son tour, fini par les ratifier, et leur entrée en application dans ce pays est supposée intervenir d’ici à deux mois et demi.
Si nous étions naïfs, nous pourrions croire l’affaire pliée et l’objet de la présente résolution nul et non avenu. Mais les faits sont têtus, et la réalité terriblement coriace. Loin de régresser, le travail forcé connaît une recrudescence très inquiétante depuis le milieu des années 2010. L’OIT estime à 28 millions le nombre de personnes qui en sont victimes dans le monde en 2021, un chiffre en progression de près de 3 millions par rapport à 2016.
Pour des raisons très politiques, l’OIT publie non pas des données par pays, mais seulement des agrégats régionaux. Heureusement, nous en savons davantage grâce à la Walk Free Foundation, qui vient de publier son dernier rapport voilà tout juste une semaine.
Son index mondial, qui agrège travail forcé, mariage forcé et traite humaine, fait apparaître que la Chine, avec 5,8 millions de personnes soumises à ces formes scandaleuses d’esclavage moderne, se situe au deuxième rang mondial, derrière l’Inde. En Chine continentale, ce chiffre a même connu une progression de 70 % au cours des cinq dernières années.
Au contraire de l’Inde, où le travail forcé est plus diffus sur l’ensemble du territoire, le phénomène en Chine est davantage concentré dans des régions comme le Xinjiang ou le Tibet, et il est, comme en Corée du Nord, le fruit d’une politique délibérée de l’État, et non le fait d’acteurs privés, comme dans la plupart des autres pays.
Il serait illusoire de croire que la ratification des deux conventions de l’OIT changera les choses en Chine, et au Xinjiang en particulier. Qui sera autorisé à aller sur le terrain vérifier leur application ?
Rappelons-nous, mes chers collègues, la tragicomédie de la mission d’inspection de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), en janvier-février 2021, au laboratoire de virologie de Wuhan. Rappelons-nous le fiasco du déplacement de Michelle Bachelet au Xinjiang en mai 2022.
Il y a dix ans, quand la Chine a officiellement aboli la rééducation par le travail, le seul véritable changement a été la requalification sémantique des « camps de rééducation » en « centres de formation professionnelle ». En réalité, cette ratification par la Chine des conventions de l’OIT est une tentative de fournir un alibi à la Commission européenne pour rouvrir la ratification de l’accord global sur les investissements Union européenne-Chine. Signé en catimini le 30 décembre 2020, celui-ci a été suspendu après le tollé provoqué par les sanctions imposées par Pékin à plusieurs eurodéputés défendant la cause ouïghoure.
Pour ne pas perdre la face devant l’opinion publique européenne, la Commission tente actuellement de finaliser un règlement interdisant l’importation de produits issus du travail forcé. Mais, en l’état, elle n’est pas dotée des moyens nécessaires pour en assurer la traçabilité effective. La grande faiblesse du texte de la Commission, c’est de faire peser la charge de la preuve sur le régulateur, un régulateur qui a déjà bien du mal à assurer un suivi systématique des accords commerciaux dont il a la responsabilité.
L’intérêt majeur de la résolution ici en discussion est précisément de faire porter la charge de la preuve sur les entreprises responsables de l’introduction de ces produits sur le marché européen.
Il ne s’agit en rien d’une mesure d’exception. Elle est conforme au droit européen et s’applique déjà dans plusieurs domaines.
Pour en terminer, je rappelle que les produits issus du travail forcé consommés en France représentent un chiffre d’affaires annuel de près de 12 milliards de dollars, dont 8 milliards pour ceux en provenance de Chine.
Pour toutes ces raisons, le groupe RDPI votera en faveur de cette résolution. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)