M. le président. La parole est à M. Rachid Temal.
M. Rachid Temal. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, il est des moments où notre chambre a l’occasion de se grandir en laissant une trace dans l’Histoire.
Ce fut le cas récemment, avec l’adoption, le 23 mai dernier, du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites entre 1933 et 1945, ou encore avec l’adoption de la résolution relative à la reconnaissance du génocide des Assyro-Chaldéens au mois de février. Cela aurait également pu être le cas lors de l’examen de la proposition de loi relative à la commémoration de la répression d’Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris, que j’avais eu l’honneur de déposer.
Une occasion se présente de nouveau aujourd’hui.
Je veux ici remercier Mélanie Vogel et le groupe GEST d’avoir déposé cette proposition de résolution. Je veux aussi rendre hommage aux Ouïghours eux-mêmes qui, au risque de leurs vies et de celles de leurs familles, témoignent et informent le monde de ce crime contre l’humanité que subit leur peuple.
Alors que nous nous apprêtons à voter, ou du moins je l’espère, pour une proposition de résolution visant à interdire l’importation de produits issus du travail forcé, je ne peux m’empêcher d’avoir à l’esprit un triste parallèle : voilà à peine trois semaines, le 10 mai, nous étions réunis pour la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Une autre journée de commémoration a eu lieu le 23 mai un hommage aux victimes de l’esclavage.
Je ne peux non plus omettre de souligner que la France est le premier État, et demeure le seul, à avoir déclaré la traite négrière et l’esclavage crimes contre l’humanité.
Aussi, mes chers collègues, qui mieux que notre pays peut faire évoluer les choses de manière concrète ?
Commençons par les faits. Ils sont documentés et incontestables. Selon une enquête réalisée par le chercheur allemand Adrian Zenz et révélée en 2020, au moins un demi-million d’habitants du Xinjiang issus des minorités ethniques sont envoyés dans les champs de coton pour y travailler de force.
Selon l’Organisation internationale du travail : « Le travail forcé fait référence à des situations dans lesquelles les personnes sont contraintes de travailler par l’utilisation de la violence ou de l’intimidation, ou des moyens plus subtils comme l’accumulation de dettes ». Or, au Xinjiang, les 11 millions d’Ouïghours, de Kazakhs et autres peuples musulmans sont bel et bien soumis à un contrôle policier totalitaire et à un travail forcé.
Depuis 2017, des centaines de milliers d’entre eux ont été envoyés en camps de rééducation. Plus récemment, les Xinjiang Police Files ont permis de mettre des visages et des noms sur les victimes de ces horreurs. La plus jeune détenue s’appelle Rahile Omer et n’a que 14 ans ! Dans le seul canton rural de Konasheher, plus de 12 % de la population adulte ouïghoure, soit un adulte sur huit, se trouvait dans un de ces camps ou dans une prison au cours des années 2017 et 2018.
Fin 2018, après avoir longuement nié, la Chine a reconnu l’existence de ces camps, les présentant comme des lieux « sympathiques » de formation professionnelle. Une véritable honte ! De nouveaux documents viennent confirmer visuellement les récits des témoins emprisonnés dans des camps où règnent la torture, les viols, la violence, les mauvais traitements ou encore le lavage de cerveau.
Un rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH) publié le 31 août 2021, à la fin du mandat de Michelle Bachelet – chacun se souvient du blocage de la Chine à l’époque –, et consacré à la région autonome ouïghoure du Xinjiang concluait que de « graves violations des droits de l’homme » étaient commises à l’encontre des Ouïghours et d’« autres communautés majoritairement musulmanes ».
Déjà, à l’époque, ce rapport affirmait que « les allégations de pratiques de torture ou de mauvais traitements, notamment de traitements médicaux forcés et de mauvaises conditions de détention, étaient crédibles, tout comme les allégations d’incidents individuels de violences sexuelles et sexistes ».
Les Ouïghours subissent donc à la fois les conséquences d’un libéralisme fou, où il faut produire beaucoup moins cher, et un emprisonnement numérique, qui en fait des cobayes du gouvernement chinois en matière de surveillance grâce aux nouvelles technologies. Pire, ils subissent une éradication organisée de leur culture, de leur religion et de leur peuple à travers la stérilisation de nombreuses femmes.
L’Assemblée nationale a d’ailleurs adopté en janvier 2022 une résolution portant sur la reconnaissance et la condamnation du caractère génocidaire de ces violences. La France peut en être fière.
En juin 2022, le Parlement européen adoptait deux résolutions : l’une sur la situation des droits de l’homme au Xinjiang, y compris les fichiers de la police du Xinjiang, et l’autre sur un nouvel instrument commercial visant à interdire les produits issus du travail forcé. Preuve, s’il en fallait, que ces initiatives démocratiques ne laissent pas de marbre le régime de Pékin, celui-ci avait, en représailles, sanctionné une dizaine de ressortissants européens, dont des parlementaires, comme Raphaël Glucksmann. Je veux ici rappeler que ces sanctions contre des élus, qui font tout simplement le travail pour lequel ils ont reçu mandat, sont parfaitement inacceptables et doivent être condamnées systématiquement.
Cette seconde résolution européenne du mois de juin 2022 a conduit la Commission à présenter une proposition visant à interdire aux fabricants, producteurs et fournisseurs de mettre sur le marché européen ou d’exporter vers des pays tiers des produits issus du travail forcé.
Il appartiendra aux autorités de chaque État d’apporter la preuve de ce qu’ils soupçonnent. Les marchandises en question seront alors saisies et retirées du marché européen. Si je salue cette avancée, force est de constater, comme les orateurs précédents, qu’elle n’est pas suffisante.
Le texte que nous examinons aujourd’hui, lui, va dans le bon sens, puisqu’il invite les instances européennes à réviser cette proposition en s’inspirant des dispositions mises en œuvre par les États-Unis, qui interdisent les produits a priori et font peser la responsabilité sur les entreprises, celles-ci devant démontrer qu’elles n’utilisent pas et ne vendent pas de produits issus du travail forcé. Cette mesure aurait pour vertu de s’appliquer bien plus rapidement et, au regard des obligations en matière de traçabilité, ne devrait normalement pas poser de problèmes aux acteurs concernés, aujourd’hui quatre-vingt-trois entreprises.
Il faut le savoir, chacune et chacun d’entre nous, chaque personne qui porte un vêtement ou un accessoire qui comprend, à un moment ou à un autre de sa chaîne de production, une fibre de coton produite en Chine, doit envisager la forte probabilité d’être bénéficiaire, à son insu, du travail forcé d’Ouïghours.
Mes chers collègues, il faut réaffirmer haut et fort que le seul responsable de ces exactions est le gouvernement chinois. C’est ce que notre assemblée s’apprête à faire, je l’espère, en votant cette résolution, grâce à laquelle nous allons condamner les actes des autorités chinoises et soutenir la population ouïghoure.
En outre, selon les données de l’OIT, près de 30 millions de personnes dans le monde sont actuellement soumises au travail forcé, pour 86 % des cas dans l’économie privée et pour 14 % dans un cadre imposé par l’État. Cette situation n’est acceptable nulle part, pas plus en Chine que dans d’autres pays. Vous l’aurez compris, le groupe SER votera en faveur de cette proposition de résolution. Je remercie une nouvelle fois nos collègues du groupe GEST et Mme Mélanie Vogel. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux commencer en remerciant le groupe GEST de la proposition de résolution visant à interdire l’importation de produits issus du travail forcé de la population ouïghoure du Xinjiang. À notre tour, sans réserve et fermement, nous condamnons les crimes de masse commis à l’encontre de cette population.
Le rapport issu de l’enquête du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’ONU présente des éléments probants : travail forcé, séparation des familles, camps de travail, application brutale et discriminatoire de la politique de contrôle des naissances jusqu’à la stérilisation forcée, torture, viols.
Il n’utilise cependant pas encore le qualificatif « génocidaire », contrairement à la résolution que nous examinons aujourd’hui. Vous connaissez nos réserves quant à l’utilisation de ce terme tant que l’ONU n’a pas statué officiellement.
Il n’en reste pas moins que ce rapport et les nombreuses enquêtes journalistiques suffisent à conforter notre condamnation de la répression de masse conduite à l’encontre de la population ouïghoure. Nous appelons d’ailleurs la Chine à permettre une enquête indépendante sur son territoire au plus vite.
Si ces crimes sont à examiner dans le cadre de l’ONU, les États ne doivent pas pour autant rester silencieux. Cette résolution s’attaque à un volet qui peut être décliné aux échelons national et européen : l’interdiction de produits issus du travail forcé de la population ouïghoure en Chine.
Mes chers collègues, dans la fraternité humaine et la solidarité, il ne peut y avoir ni tri ni deux poids, deux mesures. Notre groupe, comme toujours, condamne toutes les oppressions, violences ou crimes commis contre un peuple ou une minorité : non seulement les exactions commises à l’encontre des populations ouïghoures, mais aussi celles qui sont infligées aux Palestiniens par la colonisation israélienne, aux Sahraouis, toujours niés par le pouvoir marocain, au peuple cubain, qui subit un blocus américain insupportable, aux Rohingyas, victimes de persécutions en Birmanie. Nous condamnons enfin le régime dictatorial en Corée du Nord et l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine.
Si nous partageons l’objectif de la présente résolution, à savoir interdire l’importation des produits issus du travail forcé, nous ne comprenons pas la demande de révision du projet de règlement européen pour réduire son objet au seul cas des Ouïghours, alors que, sans être parfait, il a actuellement un champ d’application potentiellement plus large.
De plus, la référence à la résolution américaine promulguée par Biden en 2021, dans la foulée des sanctions de Trump, est problématique. Les décisions états-uniennes s’inscrivent dans une logique de guerre économique bien éloignée des droits humains, qu’ils ne se privent pas de fouler en bien d’autres occasions, partout sur la planète, et notamment au Moyen-Orient.
La lutte contre le travail forcé ne doit ni connaître de frontières ni devenir l’instrument à géométrie variable des guerres économiques.
Le travail forcé n’advient pas uniquement dans les camps du Xinjiang. D’après les chiffres de l’OIT, il concerne plus 27 millions de personnes, hommes, femmes et enfants, sur la planète.
Par ailleurs, trop de populations sont exploitées pour des salaires de misère, qui ne suffisent pas à vivre dignement. Ainsi, 50 millions de personnes vivent dans des situations d’esclavage moderne. Aucune région du monde n’est épargnée. L’Asie et le Pacifique comptent plus de la moitié du total mondial, avec 15 millions de travailleurs forcés, mais l’Europe et l’Asie centrale ne sont pas en reste, avec près de 4 millions, et 3,8 millions de personnes sont concernées en Afrique.
Depuis 2017, la situation mondiale se dégrade. La pandémie de covid-19, les conflits armés, le changement climatique, les atteintes graves aux droits humains exposent les populations au risque d’exploitation débridée.
Surtout, il ne faut pas oublier que trop de multinationales s’en rendent coupables. Attirées par la logique du profit maximal, elles trouvent leur compte dans les États autoritaires et dans le moins-disant social et environnemental. Dénonçons dès lors toutes les situations de travail forcé, qui font système dans un monde ravagé par l’argent-roi et qui apparaissent avec les traités de libre-échange inspirés par nos logiques commerciales.
Dénonçons à raison ce qui se passe non seulement en Chine, mais aussi au Moyen-Orient, singulièrement au Qatar, ainsi que l’enfer des 40 000 enfants travaillant dans les mines de cobalt en République démocratique du Congo. Interrogeons nos modes de production et de consommation, socialement et écologiquement irresponsables.
Pour lutter efficacement contre le fléau du travail forcé, exigeons des certifications des entreprises sur leurs chaînes d’approvisionnement. Des secteurs sont cités avec insistance dans le rapport de l’OIT : agriculture, mines, industrie manufacturière ou construction.
Mes chers collègues, même si nous avons une divergence sur l’évolution restrictive du règlement européen, qui en réduirait la portée potentiellement universelle, le groupe CRCE, à l’exception de deux de ses membres, votera en faveur de cette proposition de résolution. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER et GEST. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. Michel Canévet.
M. Michel Canévet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France est un pays très attaché aux droits de l’homme. N’oublions pas que Victor Schœlcher, qui a siégé ici, au Sénat, a permis l’abolition de l’esclavage voilà un peu moins de deux siècles. Soyons-en fiers !
N’oublions pas non plus que la Déclaration universelle des droits de l’homme a été signée en France au siècle dernier. Aux termes des articles 4 et 5 de celle-ci : « Nul ne sera tenu en esclavage […] » et « Nul ne sera soumis à la torture […] ».
Il nous faut faire en sorte que cette Déclaration universelle des droits de l’homme, porteuse de valeurs fondamentales pour notre pays, soit respectée à travers le monde.
La France est aussi attachée à l’expression de l’ensemble des minorités, notamment les minorités régionales. Je suis pour ma part élu de Bretagne, donc attaché au respect des libertés de conscience et d’aller et venir, en Bretagne comme dans d’autres régions françaises et du monde. Nous devons en permanence œuvrer pour faire en sorte que ces libertés soient effectives partout sur notre planète.
Notre collègue Rachid Temal a rappelé que l’OIT recensait 30 millions de personnes soumises au travail forcé. Nous, qui sommes attachés aux valeurs de liberté, ne pouvons pas l’accepter, et nous devons le dénoncer et nous indigner.
Par ailleurs, notre collègue Fabien Gay a proposé qu’une commission d’enquête internationale puisse se rendre en République populaire de Chine, afin de savoir réellement ce qu’il s’y passe et pouvoir apporter les preuves irréfutables de comportements que nous réprouvons. Mais nous devons aussi être sensibles à la situation de toutes les minorités de par le monde.
Des conflits armés sont malheureusement toujours en cours. Nous avons tous en tête la guerre en Ukraine. Hier, dans cet hémicycle, nous évoquions également la situation de l’Arménie et du Haut-Karabagh, où nous devons aussi dénoncer les privations de liberté.
Force est de reconnaître que nous nous sentons parfois démunis. Pour autant, il faut agir, et les sanctions économiques, que nous avons utilisées contre la Russie pour son agression de l’Ukraine, me semblent être un bon moyen pour exprimer notre réprobation face à certains comportements, dans un monde où l’échange des biens et des marchandises est de plus en plus important.
Le groupe Union Centriste est particulièrement attaché aux valeurs humanistes, libérales, sociales et européennes. Chaque fois que ses membres en ont l’occasion, notamment dans le cadre des groupes d’amitié, ils n’ont de cesse de faire valoir notre tradition française de défense des droits de l’homme.
J’en viens plus précisément au texte déposé par nos collègues du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. Si nous n’avons pas grand-chose à y redire sur le fond, nous regrettons deux choses sur la forme.
Premièrement, la charge de la preuve pour l’instauration des sanctions proposées sera très difficile à établir. Cela doit nous amener à être prudents. Certains diront que des faits sont irréfutables, mais nous considérons pour notre part que le doute persiste. La mise en œuvre nous apparaît donc particulièrement difficile.
Deuxièmement, nous pensons que, sur les textes relatifs aux droits de l’homme comme celui que nous examinons, une approche transpartisane a beaucoup plus de poids qu’une initiative isolée d’un groupe dont la vision des choses n’est pas unanimement partagée. Cela aussi doit nous amener à la prudence.
Les membres du groupe Union Centriste sont attachés aux valeurs qui fondent notre République et souhaitent les partager. Néanmoins, pour les raisons que je viens d’évoquer, ils s’abstiendront sur ce texte, à l’exception de trois d’entre eux.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous avez certainement entendu parler de Shein, allégorie de la fast fashion : t-shirts à 2 euros, robes à 9 euros et accessoires de mode défiant toute concurrence. Tel est le prix de l’esclavage moderne.
Le 5 mai, cette enseigne chinoise a ouvert en plein cœur de notre capitale, et pour la seconde fois, une boutique éphémère, où des milliers de Français se sont précipités pour effectuer des achats.
À qui pouvons-nous jeter la pierre ? Au consommateur, qui, faisant face à l’inflation, souhaite acheter à moindre coût, ou au Gouvernement, qui permet que ce géant chinois exploitant les Ouïghours comme main-d’œuvre forcée s’installe librement sur notre sol en toute impunité ?
La marque Shein enregistre un chiffre d’affaires de 30 milliards d’euros. Pourtant, elle ne rémunère ses employés ouïghours qu’une poignée de centimes, cela bien entendu sans contrat de travail et dans des conditions on ne peut plus exécrables.
Le 9 juin 2022, la veille de la Journée nationale de commémoration de l’abolition de l’esclavage, le Parlement européen a cherché à protéger le peuple ouïghour en interdisant l’import de produits issus de leur travail forcé, mais sans s’en donner véritablement les moyens.
Si la réalité des persécutions que subit ce peuple ne fait plus débat, si la nature même d’un génocide se profile, l’effectivité limitée des mesures européennes nous invite à vouloir aller plus loin pour défendre le respect des droits de l’homme.
Trop d’enseignes de géants de la mode que nous avons tous fréquentées au moins une fois font des profits colossaux en vendant ces articles produits en Chine au mépris des droits de l’homme. Au mois d’avril dernier, le combat des ONG contre ces pratiques a été classé sans suite. Le besoin de nouveaux instruments apparaît évident.
La proposition de résolution dont nous débattons aujourd’hui vise à assurer une meilleure traçabilité, afin qu’il soit démontré que ces produits importés ne sont pas issus du travail forcé ouïghour et que l’industrie textile, pour ne citer qu’elle, ne puisse plus se cacher derrière son ignorance.
Mes chers collègues, puisque tout reste à faire, puisque des textes ambitieux sont nécessaires, apportons notre soutien à cette cause juste. Pour que l’histoire ne puisse pas, plus tard, nous juger pour notre inaction, adoptons aujourd’hui cette résolution. Ne disons pas, plus tard, que nous ne savions pas. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST et SER. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. André Guiol. (M. Michel Canévet applaudit.)
M. André Guiol. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires de leur initiative, qui permet la tenue de ce débat sur le triste sort de la population ouïghoure.
Au lendemain des crimes contre l’humanité commis dans des camps de concentration par les régimes totalitaires d’Hitler ou de Staline, on croyait avoir tourné la page d’une telle barbarie. Eh bien non : au XXIe siècle, nous devons encore déplorer des tragédies humanitaires !
Depuis maintenant plusieurs années, la République populaire de Chine bafoue les droits humains de la population ouïghoure et d’autres peuples turciques, et ce dans une certaine indifférence de la communauté internationale.
Les auteurs de la proposition de résolution l’ont rappelé, les Ouïghours représentent la population chinoise musulmane, originaire du Xinjiang, une vaste région historiquement connue comme point de contact entre la Chine et le Moyen-Orient.
Les faits sont très documentés : les Ouïghours sont soumis à des arrestations arbitraires, à la déportation, au travail forcé et à des violences morales et physiques.
Dans les centres d’internement et d’endoctrinement où ils sont enfermés, ils subissent les pires supplices, parmi lesquels, de façon systématique, des flagellations, des électrifications, des stérilisations et avortements forcés, des viols.
Comme si cela ne suffisait pas, pour que soit bien marquée la raison de cet acharnement, les Ouïghours se voient infliger des pratiques allant à l’encontre du libre exercice de leur culte, comme l’ingestion forcée de porc ou d’alcool et l’interdiction de prier. Les autorités chinoises font preuve d’une imagination terrifiante et sans borne.
J’ajoute que ces atrocités n’ont pas de limite d’âge ou de genre. On dénombre, dans ces camps, environ 1 million à 2 millions de femmes, d’hommes, mais également des enfants. Séparés de leurs familles, ceux-ci sont soumis aux mêmes conditions de vie que leurs aînés, notamment en matière de travail forcé.
Si ces crimes se déroulent très loin de nous, gardons à l’esprit que chaque Ouïghour de la diaspora vivant en France compte au moins un proche dans les camps de concentration, les prisons ou les usines de travail forcé du régime chinois.
Selon un groupe d’avocats et d’experts des droits humains, il s’agit d’un véritable génocide, car les autorités chinoises, comme on le sait, souhaitent éradiquer une population en raison de sa confession et la rééduquer aussi bien culturellement que politiquement.
Face à cela, que pouvons-nous faire ? Sans aucun doute, dénoncer et boycotter les multinationales, comme le groupe français SMCP, qui détient Sandro, Maje et Claudie Pierlot, l’espagnol Inditex, avec Zara et Bershka, ou encore Shein, qui a été évoqué à l’instant. Ces groupes profitent du travail forcé de cette population dans une démarche de profits à tout prix.
Leurs succès commerciaux ont le goût du sang, tant ils nient les principes de l’OIT, qui condamnent l’esclavage, le travail forcé, le travail des enfants, toutes formes de discrimination raciale, de torture et de châtiments cruels.
Faut-il rappeler aussi l’article 33 de la Constitution de la République populaire de Chine, qui énonce que l’État « respecte et garantit les droits de l’homme » ? Au mépris de son propre texte fondamental et des textes fondateurs du droit humanitaire international, l’État chinois commet en toute impunité ces crimes, avec la complicité des grandes multinationales.
La communauté internationale, dont la France, toujours écoutée en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, a le devoir de protéger la population ouïghoure.
Cela fera bientôt deux ans que les États-Unis ont promulgué un texte de loi interdisant l’achat de produits qui seraient fabriqués en partie ou totalement dans le Xinjiang.
De son côté, l’Europe avance timidement, ménageant la Chine – disons-le – pour les raisons économiques et diplomatiques que nous connaissons. Toutefois, regardons comment la Russie nous rend la bienveillance que nous avions toujours eue à son égard jusqu’à la veille de son agression contre l’Ukraine… La peur de contrarier n’évite pas le danger !
Dans ces conditions, la France doit s’impliquer pour la mise en place d’un embargo européen strict sur les produits issus du travail forcé. Le dispositif de la Commission européenne doit être revu en faveur d’un dispositif clair et opérationnel, bloquant aux frontières les importations entachées de sang ouïghour.
Ainsi, le groupe RDSE approuve la proposition de résolution et la votera. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST. – M. André Gattolin applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Pascale Gruny.
Mme Pascale Gruny. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en dépit de ses dénégations obstinées, malgré la chape de plomb qu’il fait peser sur tout un pays, et spécialement sur ses provinces situées à l’ouest, le régime chinois ne parvient plus à dissimuler la nature de ses agissements contre la minorité ouïghoure.
Depuis plusieurs années, en effet, les témoignages de persécutions qui nous parviennent de la région du Xinjiang sont à la fois de plus en plus nombreux, de plus en plus précis, mais aussi de mieux en mieux étayés par une pluralité d’enquêtes et de rapports internationaux.
Surveillance généralisée, restrictions religieuses et linguistiques, arrestations arbitraires, internements de masse, travail forcé, viols systématisés, stérilisations, torture : la gravité des accusations qui pèsent sur Pékin est accablante.
À ce jour, leur qualification exacte fait encore l’objet de nombreux débats d’experts. Mais, qu’on la nomme « violations graves des droits fondamentaux », « crimes contre l’humanité » ou bien « génocide », la réalité du supplice vécu par les Ouïghours, elle, ne peut plus raisonnablement être mise en doute.
Face à ce constat, qui s’impose chaque jour avec davantage de force, la réaction internationale se distingue pourtant par sa retenue. Le récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a matérialisé une prise de conscience réelle sur le sujet.
Mais la polarisation du monde, conjuguée à la prépondérance croissante de la Chine dans toutes les dimensions des relations internationales, risque d’entraver encore longtemps la réponse des instances multilatérales.
D’autres moyens d’action doivent donc être explorés. L’Union européenne a ainsi décidé, en 2021, conjointement avec d’autres pays occidentaux, de hausser le ton et d’adopter des mesures restrictives. Ces sanctions, les premières visant la Chine depuis Tiananmen, ont constitué un signal politique et diplomatique majeur, qu’il ne faut pas sous-estimer.
Mais, en se contentant de geler les avoirs d’une poignée de responsables chinois et de leur interdire de pénétrer sur le territoire européen, leur ampleur apparaît, il est vrai, bien modeste au regard des faits incriminés. Il était donc important que la réponse européenne puisse franchir une nouvelle étape, mais aussi qu’elle dépasse le seul terrain diplomatique, pour viser également le champ des échanges commerciaux, fondement de la puissance chinoise.
Nous savons tous combien notre relation à la Chine, et tout particulièrement notre relation commerciale, est un sujet délicat, sur lequel les sensibilités et les intérêts des États membres ne s’alignent pas spontanément.
Très attendue, la proposition de règlement européen sur l’interdiction des produits issus du travail forcé est donc, à ce titre, une initiative qui mérite d’être saluée et soutenue.
Certes, le projet de texte ne vise pas spécifiquement la Chine, puisqu’il prévoit que tous les biens issus du travail forcé devront être bannis du marché européen, et ce quelle que soit leur provenance. Et pour cause : l’Organisation internationale du travail nous rappelait encore récemment que près de 28 millions de personnes, sur les cinq continents, étaient touchées par cette forme d’esclavage moderne.
Néanmoins, ce large cadre géographique ne devrait pas empêcher l’Europe de cibler ses efforts contre le travail forcé. En effet, les autorités chargées d’appliquer la législation devront adopter une approche fondée sur les risques. En d’autres termes, elles devront orienter leurs investigations en priorité vers les zones et les secteurs présentant les plus forts risques de travail forcé.
Pour ce faire, elles devront prendre en compte les informations émanant de nombreuses sources, telles que les témoignages individuels, les éléments communiqués par les ONG ou encore les données recueillies auprès des entreprises, notamment dans le cadre de l’exercice de leur devoir de vigilance.
Les autorités pourront en outre s’appuyer sur les travaux de leurs homologues européens, réunis au sein d’un nouveau réseau contre les produits issus du travail forcé, ainsi que sur les orientations fournies par la Commission européenne au travers des lignes directrices, des indicateurs de risques et de la base de données qu’elle publiera.
Ainsi, dans la pratique, et au vu de la somme d’informations déjà collectées à ce jour, l’application de ce dispositif aboutira inévitablement à placer le Xinjiang et ses exportations au sommet de la liste des enquêtes à mener par les autorités nationales.
La proposition de résolution que nous examinons aujourd’hui suggère néanmoins une approche différente de celle que préconise la Commission.
Dans un premier temps, ses auteurs invitent l’Union européenne à renforcer ses sanctions contre les auteurs des crimes perpétrés contre la communauté ouïghoure. Je crois que nous pouvons tous, sur ce point, nous retrouver et considérer que les mesures actuellement en place méritent d’être à la fois approfondies et élargies.
Dans un second temps, il est proposé d’introduire, au sein du projet de règlement européen, un régime spécifique à la région du Xinjiang. Selon les termes de l’exposé des motifs, il s’agirait de mettre en place un embargo sur les produits issus du travail forcé de la population ouïghoure. Comment, là encore, ne pas souscrire à un tel objectif ?
Le système proposé par nos collègues me laisse, en revanche, plus dubitative. En effet, celui-ci s’inspirerait du mécanisme qui est mis en œuvre depuis un an par les États-Unis et qui prévoit que les marchandises en provenance du Xinjiang sont automatiquement réputées enfreindre l’interdiction de travail forcé, sauf à ce que l’importateur puisse prouver le contraire d’une manière « claire et convaincante ».
Dès lors, avec le texte qui nous est proposé, il appartiendrait non plus aux autorités de prouver une infraction, mais aux entreprises de démontrer son absence, qui plus est « hors de tout doute ». Disons-le d’emblée : dans le labyrinthe des chaînes d’approvisionnement modernes, éliminer ce doute sera quasiment impossible, tant il est complexe pour une entreprise, et spécialement pour une PME, de connaître l’ensemble des acteurs participant à la fabrication d’un produit.
À ce titre, il est important de souligner que si l’enchevêtrement des chaînes de valeur peut se révéler un obstacle infranchissable pour les entreprises, la proposition de règlement européen fait en sorte qu’il n’en soit pas de même pour les autorités. En effet, celles-ci pourront interdire la commercialisation d’un produit même si tous les éléments prouvant qu’il est issu du travail forcé n’ont pas pu être réunis.
Dans ce contexte, une inversion de la charge de la preuve n’apparaît pas véritablement indispensable. Surtout, en raison de la responsabilité exorbitante et des risques de non-conformité qu’elle ferait peser sur les entreprises, une telle mesure risque de les inciter à se désengager de toute activité en lien avec le Xinjiang.
L’exemple américain nous fournit d’ailleurs un précédent instructif, puisque nombre d’entreprises, américaines ou non, ont d’ores et déjà annoncé qu’elles cesseraient purement et simplement de s’y approvisionner, afin de maintenir leur accès au marché américain et d’éviter tout risque de sanction.
À la lumière de cet exemple, il est à craindre que l’embargo proposé par nos collègues sur les produits du travail forcé des Ouïghours ne se transforme en embargo tout court, privant ainsi toute la province d’une grande partie des débouchés sur lesquels repose actuellement son activité économique. Je crois donc qu’il faut aussi et peut-être avant tout mesurer pleinement les effets secondaires que pourrait avoir un tel embargo sur la population du Xinjiang, donc sur les Ouïghours eux-mêmes.
Plus largement, chacun a pris conscience ces dernières années que la traçabilité et la responsabilisation des chaînes d’approvisionnement étaient désormais des impératifs incontournables. Mais il m’apparaît essentiel sur ce sujet d’éviter les ruptures et d’avancer pas à pas. Il est également essentiel d’adopter une logique partenariale entre des États légitimement de plus en plus exigeants et des entreprises de plus en plus mises à contribution, mais aussi – il faut le souligner – de plus en plus engagées.
C’est pourquoi, même si nous comprenons l’objectif de ce texte, le dispositif proposé ne nous semble pas le plus opportun. Le groupe Les Républicains s’abstiendra donc sur cette proposition de résolution.