M. Fabien Gay. Ils sont déjà au travail !
M. Thomas Dossus. Caricature !
M. Pierre Louault. Pourtant, mes chers collègues, vous avez la mémoire courte ! Souvenez-vous de L’Internationale : « Ouvriers, Paysans, nous sommes / Le grand parti des travailleurs. / La terre n’appartient qu’aux hommes / L’oisif ira loger ailleurs. » (Exclamations ironiques sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme Laurence Cohen. Ce sont les rentiers qui sont visés !
M. Pierre Louault. Nous vous proposons, tout simplement, de donner l’occasion aux oisifs de revenir au travail et de contribuer à nourrir la Nation. (Protestations sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. Ronan Dantec. Lamentable !
M. Pierre Louault. Enfin, de manière plus générale, la passion qui nous anime tous dans ce débat témoigne de l’importance que la Haute Assemblée accorde à l’agriculture et à sa compétitivité. Aussi, je salue tous ceux qui y ont participé. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et Les Républicains.)
M. Laurent Duplomb. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.
M. Jean Louis Masson. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour des raisons de forme aussi bien que de fond, je suis assez réservé sur cette proposition de loi.
Sur la forme, tout d’abord, le site du Sénat, qui revêt un caractère officiel, présente cette proposition de loi comme étant transpartisane. Certes, cette terminologie est à la mode dans les médias. Cependant, pour qu’elle soit utilisée de manière officielle sur le site du Sénat, encore eût-il fallu que tous les sénateurs aient été traités sur un pied d’égalité, en ayant eu la possibilité de s’y associer.
Or, sur les 175 signataires de cette proposition de loi, 166 appartiennent à deux groupes, Les Républicains et l’Union Centriste. À titre personnel, je n’avais pas été informé de cette démarche, abusivement qualifiée de transpartisane.
M. François Bonhomme. Il fallait être là ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean Louis Masson. Cette politique est donc, en réalité, plus partisane que transpartisane.
Par ailleurs, la procédure du scrutin public solennel est en général utilisée pour les projets de loi très importants : je suis surpris qu’une simple proposition de loi, faussement qualifiée de « transpartisane », en bénéficie. (M. Olivier Paccaud proteste.) Il est vrai que nous aurons des élections sénatoriales dans quelques mois ; ceci explique peut-être cela… (Applaudissements sur des travées du groupe GEST.)
Sur le fond, cette proposition de loi juxtapose des mesures ponctuelles dont je reconnais bien volontiers que certaines sont assez intéressantes.
M. François Bonhomme. Merci !
M. Jean Louis Masson. En revanche, d’autres ont un caractère un peu politicien.
De même que quand on veut étouffer une affaire, on crée une commission, quand on veut créer du vent médiatique, on désigne un haut-commissaire : c’est sans doute pour cela que l’article 1er crée un haut-commissaire auprès du ministre de l’agriculture. S’agira-t-il d’un magicien à même de résoudre tous les problèmes de l’agriculture ? Et à quoi sert le ministre de l’agriculture s’il faut encore lui adjoindre un haut-commissaire ?
Monsieur le ministre, à votre place, je serais très inquiet. (M. le ministre sourit.) Vous allez vous retrouver au chômage !
M. Marc Fesneau, ministre. Eh bien, j’aurai d’autres activités… (Sourires sur les travées du groupe UC.)
M. Jean Louis Masson. Il est temps de réfléchir à quoi va servir ce haut-commissaire. Vous voyez que je m’inquiète pour vous ! (Mme Laurence Harribey applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Henri Cabanel, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées du groupe UC.)
M. Henri Cabanel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voilà réunis une fois encore – je n’ose dire une fois de plus – pour parler d’agriculture.
Après avoir dressé le constat amer de notre déclin agricole, le présent texte en analyse les causes, qui sont multifactorielles : charges excessives, surtransposition, coût de l’innovation, sans compter l’absence depuis très longtemps d’une politique transversale.
Je remercie les auteurs de cette proposition de loi, MM. Duplomb, Louault et Mérillou, de leur engagement constant. Toutefois, depuis des années, je milite pour une loi agricole qui englobe tous les enjeux de l’agriculture, et ils sont nombreux !
La santé publique, la valeur partagée, la protection de l’environnement, le foncier, la préservation de la ressource en eau, le maintien d’un métier non délocalisable, la transmission, l’adéquation à l’évolution des goûts et souhaits des consommateurs ou encore la sauvegarde des paysages : tous ces enjeux méritent d’être étudiés dans leur interconnexion. Les dissocier, comme on l’a fait, conduit inévitablement à des politiques morcelées qui, en effet, font oublier la compétitivité.
En France, dans le monde syndical comme dans la sphère politique, on oppose souvent l’écologie à l’économie. Nos débats, trop fréquemment clivés, en témoignent. Je suis convaincu que c’est une erreur : on ne saurait concevoir les politiques agricoles en regardant par le petit bout de la lorgnette.
En effet, le constat du réchauffement climatique ou encore l’annonce de milliers d’espèces disparues ou menacées nous obligent à revoir nos modes de production et de consommation.
Je pense notamment à la rareté de l’eau. En l’occurrence, la situation devient très tendue. Dans nos territoires du sud, des communes sont régulièrement ravitaillées en eau potable, et les préfets ont déjà pris, à ce jour, des arrêtés pour limiter certains usages. On ne peut pas l’ignorer.
Il faut concevoir la gestion de l’eau, qui est source de vie, dans sa globalité, en sachant que l’agriculture, y compris l’agriculture bio, en a besoin.
Le triptyque santé/économie/environnement doit être au cœur de nos argumentations. Ces trois domaines doivent être pris en considération ensemble.
Nous avons un devoir moral envers les générations futures.
Un tel travail est complexe, mais possible. Mais la caricature consistant à limiter un modèle qualitatif à des niches et à faire peser sur lui tout le poids du déclin agricole n’est pas acceptable.
Je suis persuadé qu’il y a de la place pour toutes les formes d’agriculture, à condition qu’elles soient sincères et qu’elles répondent aux enjeux.
Quand je parle de sincérité, je pense au bio, qui a suscité un véritable engouement. Les aides en témoignent, en particulier celles de la politique agricole commune, qui s’est verdie. Mais le bio traverse aujourd’hui la même crise que l’agriculture conventionnelle, au point que de nombreux agriculteurs pensent revenir à leurs anciens modes de production, car le seul filtre, ici, est le volet économique : ce serait une erreur.
Il faut prendre en compte les deux autres enjeux, la santé et l’environnement, qui sont indissociables du premier. Les gouvernants doivent soutenir la filière pour traverser cette crise conjoncturelle.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire au risque de choquer, les organisations professionnelles doivent également se structurer et se solidariser.
Ainsi, dans le secteur du vin, que je connais bien, il n’existe pas en France de stratégie nationale. Les stratégies déployées se limitent aux bassins viticoles et certaines appellations d’un même territoire se concurrencent entre elles. Dans un contexte de crise, pouvons-nous encore nous offrir ce luxe ? Ne pouvons-nous pas nous réunir autour d’une table, comme l’ont fait nos voisins espagnols et italiens, pour élaborer des stratégies communes et offensives ?
Comment imaginer qu’un vin vendu 75 centimes le litre en sortie de cave se retrouve à 5 euros le verre de 15 centilitres dans nos restaurants ? Cherchez l’erreur !
Cet exemple vaut pour plusieurs filières agricoles. Tout le monde doit gagner de l’argent, à condition que la valeur soit partagée, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Comment le présent texte nous permettra-t-il de mieux traiter cette problématique ? J’ai l’impression d’y retrouver le morcellement de nos politiques agricoles, pourtant largement critiqué. En effet, ses mesures sont conçues au seul prisme de la compétitivité, donc, essentiellement, de l’économie. Où sont les autres enjeux ?
Pour entrer dans le détail de cette proposition de loi, le RDSE se réjouit de plusieurs avancées, qu’il s’agisse des clauses miroir, de la transposition, de la création du livret Agri ou du diagnostic carbone dans les exploitations.
Mes chers collègues, inutile de vous dire ma satisfaction au sujet de l’article 8 bis : les paiements pour services environnementaux exigent un rapport de bilan exhaustif.
Depuis 2016, mon collègue Franck Montaugé et moi-même n’avons cessé d’expliquer les services rendus les agriculteurs : stockage de carbone, lutte contre les incendies via le pastoralisme, ouverture des espaces, maintien des paysages, etc. Ces efforts doivent être pris en compte et récompensés.
À l’inverse, je déplore l’adoption de l’article 1er, car je ne vois pas en quoi un haut-commissaire à la compétitivité des filières agricoles serait nécessaire. Alors que l’on déplore la complexité administrative et que l’on prône la simplification, le texte ajoute encore une couche à l’organigramme du ministère de l’agriculture, du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et des chambres d’agriculture. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Cela signifie-t-il que ces structures n’ont pas de vision prospective ou d’objectifs en matière de compétitivité ? Si tel est le cas, c’est grave, car c’est le cœur même de leur mission : établir des évaluations et des stratégies.
De même, l’article 11 me choque. Il revient sur la loi Égalim en décalant de 2022 à 2025 l’échéance pour les produits de qualité durable, dont 20 % de bio, alors que nous n’avons pas assez de recul.
La solution ne serait-elle pas plutôt la relance des projets alimentaires territoriaux (PAT), qui structureraient la demande et l’offre locales autour de ces objectifs de qualité ? Par exemple, dans l’Hérault, qui figure parmi les départements précurseurs en la matière, le pari est presque gagné grâce à dix PAT, dont un départemental.
Enfin, je m’étonne de l’article 18, qui réhabilite le conseil et la vente de produits phytopharmaceutiques. Comment peut-on être à la fois juge et partie ?
Pour toutes ces raisons, je m’abstiendrai, de même que la grande majorité des membres de mon groupe.
Le présent texte – nous le savons – est éminemment politique, à l’heure où le projet de loi d’orientation agricole se profile. Ce dernier nous permettra, du moins je l’espère, d’examiner tous les enjeux – je dis bien tous les enjeux – et de concevoir les actions cohérentes à même d’y répondre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Bernard Buis applaudit également.)
Mme la présidente. Il va être procédé dans les conditions prévues par l’article 56 du règlement au scrutin public solennel sur la proposition de loi, modifiée, pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 291 :
Nombre de votants | 332 |
Nombre de suffrages exprimés | 304 |
Pour l’adoption | 210 |
Contre | 94 |
Le Sénat a adopté. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées des groupes RDSE et INDEP.)
La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à saluer la qualité des travaux préparatoires sur ce texte. Je pense à la fois au premier rapport, établi par M. Duplomb, et au second rapport, rédigé par MM. Duplomb, Mérillou et Louault, qui ont permis d’éclairer nos débats en préparant l’examen de cette proposition de loi.
Monsieur Duplomb, nous n’avons pas toujours été d’accord. C’est la vertu du débat démocratique, et je me félicite que celui-ci ait eu lieu. Sur les questions agricoles, il y a trop de non-dits ; les problèmes sont trop rarement mis sur la table. On a parfois cru que le consensus régnait, alors qu’un certain nombre de points méritaient d’être explicités.
Pour avancer en matière d’agriculture, nous avons besoin de science et non de postures ; de respect et non de mises au ban ; de progrès et non de crainte du progrès. Je ne vois pas pourquoi le secteur agricole serait le seul que l’on priverait des moyens qu’offrent les progrès technologiques et techniques, alors qu’il a été le premier à en bénéficier. (M. François Calvet manifeste son approbation.)
À chaque nouvelle avancée, qu’il s’agisse de l’amélioration de telle ou telle variété ou de l’utilisation des drones, on voudrait dire au monde agricole : « Vous, vous n’aurez pas droit au progrès technique. » (Mme Raymonde Poncet Monge s’exclame.) C’est – je le dis au passage – assez offensant.
Nous avons besoin de solutions, et non d’injonctions ; de réel, et non de postures. Or la vérité est que la ferme France a perdu en compétitivité et en souveraineté.
On peut toujours aller chercher les causes de nos problèmes à l’extérieur de nos frontières. M. Gay a évoqué – c’est un débat entre nous – le libre-échange. Mais ce seul paramètre n’expliquera jamais pourquoi la France est pour ainsi dire le seul pays d’Europe à avoir perdu en souveraineté et en compétitivité agricoles. Nous devons nous pencher sur la question. De ce point de vue, le débat s’est révélé particulièrement intéressant.
Nous avons avancé au cours des dernières années, et pas seulement depuis 2017. À mon sens, la loi Égalim a posé des jalons importants s’agissant de la rémunération.
Monsieur Labbé, vous tenez comme moi aux PAT, qui ont été créés par une loi de 2014 : notre pays en dénombre aujourd’hui 400, contre 20 en 2019. Reconnaissons que l’on a progressé sur un certain nombre de sujets en faveur de notre souveraineté.
Enfin, prenons garde aux discours que nous tenons sur l’agriculture. Je me félicite qu’au Sénat, nous nous soyons efforcés d’éviter les caricatures.
Nous avons besoin des agriculteurs, d’abord pour nous nourrir. Croire que ce problème est résolu pour la nuit des temps serait commettre une erreur funeste, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’élevage.
La France doit préserver sa souveraineté alimentaire. Chacun doit l’entendre, jusqu’à la rue Cambon. Cela vaut aussi pour l’élevage ! (Applaudissements sur des travées des groupes UC et Les Républicains.) On ne me fera pas croire que tant que nous importerons des produits d’élevage, nous devrons réduire notre propre production.
Il faut dire aux éleveurs que nous avons besoin d’eux.
M. Loïc Hervé. Bravo !
M. Marc Fesneau, ministre. Nous avons besoin d’eux, non seulement pour nous nourrir, mais aussi pour entretenir les prairies et stocker du carbone, préserver les haies et les paysages, notamment en luttant contre les incendies. Ils assurent un ensemble de fonctions et d’aménités.
Il faut en finir avec cette chasse permanente à l’élevage et aux éleveurs. (Mme Nathalie Goulet et M. Hugues Saury applaudissent.)
Il faut rendre à l’élevage la place qu’il mérite et mettre fin à une stratégie aussi mortifère, qui entraîne non pas la baisse de la consommation, mais le déclin de notre souveraineté. Car c’est précisément ce qui se passe : il suffit de regarder les courbes pour s’en convaincre.
Monsieur Duplomb, au cours de ce débat, j’ai particulièrement échangé avec vous.
M. Christian Redon-Sarrazy. Pas seulement !
M. Marc Fesneau, ministre. En effet, monsieur le sénateur : j’ai bien noté que vous étiez présent. Mais ne vous plaignez pas que ce ne soit pas vous que je regarde ; sinon, vous auriez le sentiment que c’est vous que j’attaque…
Ce débat m’a semblé utile. Nous devons considérer lucidement la situation de l’agriculture française. (M. Christian Redon-Sarrazy proteste.) Il faut arrêter de dire que tout va bien ! (Applaudissements ironiques sur les travées du groupe GEST.)
M. Guillaume Gontard. En effet !
M. Marc Fesneau, ministre. Nous avons besoin de reconquérir notre souveraineté. En la matière, nous devons admettre notre échec collectif.
Considérer la question avec lucidité en se gardant des pures injonctions : c’était bien l’objet du texte. D’autres initiatives, parlementaires ou gouvernementales, viendront, à commencer par le projet de loi d’orientation agricole.
Nous devons être au rendez-vous pour les agricultrices, pour les agriculteurs, pour notre agriculture. La souveraineté alimentaire est aussi importante que les autres formes de souveraineté : énergétique, industrielle ou militaire. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures quarante-cinq, est reprise à quinze heures cinquante.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
5
Mise au point au sujet d’un vote
Mme la présidente. La parole est à Mme Brigitte Devésa.
Mme Brigitte Devésa. Madame la présidente, lors du scrutin n° 291, sur l’ensemble de la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France, je souhaitais voter pour.
Mme la présidente. Acte est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.
6
Biens culturels spoliés entre 1933 et 1945
Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 (projet n° 539, texte de la commission n° 612, rapport n° 611).
La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.
Mme Rima Abdul-Malak, ministre de la culture. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a quatre-vingts ans, en Europe, le pouvoir nazi et les autorités de collaboration ont confisqué aux Juifs leurs biens avant de s’en prendre à leur vie, de les contraindre à la clandestinité ou à l’exil.
Il y a quatre-vingts ans, en France même, il a été décidé que les possessions des Juifs pouvaient leur être enlevées. Souvenirs, objets du quotidien, livres : autant de biens spoliés et pillés par centaines de milliers qui n’ont pas pu être retrouvés et rendus.
Les œuvres et objets d’art n’ont pas échappé à ce destin. D’abord, par la main de l’Allemagne nazie, puis avec la complicité active de l’État français, par le biais de son commissariat général aux questions juives, les galeries d’art ont été « aryanisées », les biens des professionnels et des particuliers ont été spoliés. Nombre de familles persécutées n’ont eu d’autre choix que de fuir en vendant leurs biens pour financer leur survie ou leur exil forcé.
Derrière chaque œuvre, il y a une histoire familiale. Derrière chaque spoliation, il y a un drame humain. À chaque restitution, c’est un acte de justice qui est rendu.
Ce chemin de justice, nous devons continuer à le tracer ; les derniers témoins de la Shoah sont encore parmi nous – plus pour longtemps – et l’antisémitisme n’appartient toujours pas au passé.
En 1995, dans son discours au Vélodrome d’Hiver, le président Chirac a reconnu la complicité de la France dans la déportation et l’assassinat des Juifs de France au cours de l’occupation du pays par les nazis.
En 1997, la mission Mattéoli a levé le voile sur le sujet, longtemps oublié, des spoliations des Juifs de France, en dénombrant les avoirs en déshérence dans les banques et les compagnies d’assurances et en dressant un bilan des œuvres spoliées encore à la garde des musées nationaux. Ces recherches ont permis de rappeler que les spoliations participaient de l’horreur du génocide, puisqu’elles procédaient de la même volonté de priver les victimes de leur individualité.
Je voudrais dire quelques-uns de leurs noms.
Hugo Simon et Gertrud Simon furent contraints de laisser derrière eux leurs biens pour fuir au Brésil, rompant ainsi avec l’existence qu’ils avaient reconstruite après leur premier exil d’Allemagne, en 1933 ; quatre-vingts ans plus tard, lorsque leur arrière-petit-fils Rafael Cardoso s’est vu restituer le tableau Nus dans un paysage de Max Pechstein, il a prononcé ses mots : « Notre souhait […] est que cet objet serve à raconter l’histoire de nos aïeux et de tous ceux que l’Europe a perdus […] au nom du délire de la pureté raciale. Nous désirons aussi que cette restitution puisse ouvrir une voie plus saine pour les relations entre les institutions culturelles et les familles spoliées. Le mot allemand pour la réparation, Wiedergutmachung, qui veut littéralement dire “rendre bon de nouveau”, exprime parfaitement l’esprit de ce que nous pouvons réussir quand nous nous consacrons ensemble à réparer l’irréparable. »
Nora Stiasny, déportée et assassinée en 1942 avec sa mère, comme son mari et son fils, vendit pour presque rien ses biens à de faux amis qui trahirent sa confiance, sans parvenir pour autant à échapper au sort tragique qui l’attendait. L’année dernière, grâce à un projet de loi défendu par Roselyne Bachelot et adopté à l’unanimité des deux chambres, nous avons restitué à ses ayants droit Rosiers sous les arbres, tableau de Gustav Klimt, dont elle avait dû se séparer pour tenter, en vain, de fuir l’Autriche en 1938, année de l’Anschluss.
Mathilde Javal vit son appartement parisien pillé et ses biens ensuite dispersés. Après la guerre, ils furent en partie rapatriés en France, mais c’est plus de soixante-dix ans plus tard que le lien a été fait entre elle et deux de ses tableaux. Contactée par des généalogistes, une de leurs ayants droit, Marion Bursaux, a découvert en 2018 ces œuvres et, au travers d’elles, le souvenir d’une famille qu’elle avait toujours recherché.
C’est en contemplant ensemble les œuvres au Louvre que les descendants d’Adolphe et Mathilde Javal se sont rencontrés pour la première fois.
Gertrud et Hugo Simon, Nora Stiasny, Mathilde Javal, et tous ces noms, tous ces destins, qui restent aujourd’hui encore anonymes. Nous devons sans relâche continuer à en chercher les traces.
Pour ce faire, des investigations doivent être conduites jusque dans les collections publiques où cet héritage injustement spolié est souvent méconnu.
On estime à au moins 100 000 le nombre d’œuvres, d’objets d’arts et d’instruments de musique spoliés aux seuls Juifs de France, sans compter les millions de livres. S’ils ont été nombreux à avoir été restitués dans l’immédiat après-guerre, d’autres n’ont pas encore retrouvé leurs légitimes propriétaires. Certains sont passés de main en main, jusqu’à se retrouver dans les collections nationales.
Aryaniser, piller et spolier les biens culturels des Juifs, c’était tenter d’effacer non seulement les êtres que l’on brise, mais aussi leur héritage que l’on vole, leur histoire, leur individualité, leur postérité. Les réduire à un numéro sans voix, sans bagages et sans droits.
Rien ne peut les ramener ; rien ne peut inverser le cours de l’histoire. Mais nous pouvons rendre possible la restitution de leurs biens culturels à leurs familles, à leurs ayants droit.
Nous le devons aux victimes d’hier et à leurs héritiers d’aujourd’hui, pour leur rendre un fragment d’histoire familiale, pour que ce qui est juste ne soit plus un combat législatif sans fin, mais un droit.
La tâche est immense, ardue, car les spoliateurs sont aussi des dissimulateurs. Démêler cet écheveau de faux-semblants, dissiper les simulacres forgés pour masquer l’origine d’une œuvre volée, exige non seulement une intense détermination, mais aussi la mobilisation d’une somme d’informations, de connaissances d’une grande complexité pour traquer les ventes forcées, les échanges suspects, les saisies ou les pillages d’aryanisation et parvenir enfin à retracer l’itinéraire tortueux de ces œuvres.
Ce que le législateur va permettre aujourd’hui, c’est l’historien qui l’a construit.
Ces dernières décennies, de nombreuses études conduites en Europe, essentiellement en France et en Allemagne, ont mis au jour, numérisé et partagé des sources d’archives qui permettent de lutter contre l’oubli. Nul ne peut désormais ignorer ces ressources.
Je veux saluer ici le travail de Mme Corinne Bouchoux, sénatrice de Maine-et-Loire, qui, dans son rapport sur les œuvres culturelles spoliées de 2013, a fait des propositions pour relancer le travail d’enquête.
En 2018, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, le Premier ministre s’était engagé à « faire mieux » en matière de recherche et de restitution des œuvres d’art spoliées aux familles juives.
C’est pour cette raison que la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) a été créée en 2019 au sein du ministère de la culture : pour piloter et animer cette politique publique de recherche, de réparation et de mémoire.
Je tiens à remercier personnellement David Zivie et son équipe, dont l’expertise et l’engagement, mis au service des musées, contribuent à « faire mieux ».
Longtemps, ces recherches se sont concentrées sur les œuvres récupérées par les Alliés qui n’ont pu, malgré bien des efforts, être restituées à des propriétaires restés inconnus. Elles ont été siglées et inventoriées MNR, pour Musée Nationaux Récupération, et confiées à la garde des musées. En attente de leur légitime propriétaire, ces œuvres, lorsqu’elles ont été spoliées, peuvent être restituées de droit, sans loi spécifique, car elles ne sont jamais entrées dans nos collections publiques.
Depuis la création de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, les recherches ont été étendues à d’autres types d’œuvres, entrées en toute légalité dans les collections, parfois bien des années, voire des décennies, après la guerre.
Dans deux cas sur trois, c’est sur l’initiative du ministère de la culture que les œuvres spoliées sont identifiées et restituées aux descendants.
Ces restitutions ont tissé un lien entre les chercheurs et experts d’hier et d’aujourd’hui. Je pense ainsi avec émotion à l’héroïque Rose Valland, qui, attachée bénévole au musée du Jeu de Paume, a inventorié clandestinement les œuvres spoliées qui y étaient entreposées pendant l’Occupation.
Aujourd’hui, une nouvelle génération d’historiens s’engage avec détermination dans les recherches de provenance. Il s’agit désormais d’expertiser les collections sur une tout autre échelle et de déceler l’origine douteuse d’œuvres entrées dans les collections publiques depuis 1933.
Les professionnels de l’art sont désormais prêts à conduire ce chantier, et le ministère de la culture les y encourage. Ces préoccupations figurent aujourd’hui dans la formation initiale des conservateurs et des commissaires-priseurs, à l’École du Louvre, à l’Institut national du patrimoine et, depuis 2022, dans un nouveau diplôme de l’université Paris-Nanterre spécialisé dans la recherche de provenance.
Pour autant, lorsque ces longues et difficiles recherches aboutissent, lorsqu’une œuvre spoliée est repérée comme telle dans les collections publiques, lorsque l’on en a identifié les propriétaires, lorsque toutes les parties s’accordent sur le principe de la restitution, il demeure impossible de la restituer sans passer par une loi spécifique pour déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques. Or cette loi ne peut intervenir qu’au terme d’un processus législatif nécessairement long.
Prenons un exemple : celui de Georges Bernheim, galeriste d’avant-guerre, merveilleux découvreur des grands artistes modernes, dont les biens furent spoliés pendant l’Occupation. En 2018, l’un de ses tableaux volés a été retrouvé dans les collections du musée Utrillo-Valadon de la ville de Sannois. Toutes les parties prenantes étaient d’accord pour le restituer : la ville de Sannois, qui en était propriétaire, la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS), le ministère de la culture et les ayants droit. Toutefois, pour que l’œuvre soit restituée, il a fallu attendre quatre ans, afin qu’une loi d’espèce présentée par Roselyne Bachelot, dont je veux saluer la détermination, soit votée.
Dans la lignée de la politique volontariste que nous menons depuis plusieurs années, nous souhaitons, avec cette loi, offrir un horizon légal clair et juste aux démarches de restitution, afin que les œuvres spoliées conservées dans les collections publiques puissent être restituées, sans délai supplémentaire, sans perdre des années à chaque fois.
Toutes les collections publiques seront concernées, qu’elles soient dans des musées nationaux relevant du ministère de la culture, dans des musées territoriaux, dans des établissements publics non muséaux qui détiennent des collections ou encore dans des bibliothèques.
Avec cette loi, lorsque la spoliation aura été reconnue, après enquête, par la commission consultative indépendante et par le propriétaire public, quel qu’il soit, la restitution de l’œuvre s’effectuera de droit. Pour l’État, un décret simple de la Première ministre suffira ; pour les collectivités, une décision de l’organe délibérant.
La commission consultative chargée d’apprécier l’existence et les circonstances de la spoliation sera la CIVS, qui a prouvé depuis sa création son expertise et sa légitimité. Organe spécialisé dans l’appréciation des faits de spoliation, elle examine les faits de vols, de pillage, d’aryanisation, ainsi que les ventes contraintes et peut recommander à la Première ministre des mesures de réparation si ces faits constituent des spoliations antisémites.
Cette loi traite du passé et des biens déjà entrés dans les collections, mais elle s’imposera aussi aux futures acquisitions : une œuvre acquise entre 1933 et 1945 dont il sera impossible de déterminer avec certitude la trajectoire ne devra pas entrer dans une collection publique.
Ce projet de loi est le premier à reconnaître, depuis la Libération, la spoliation spécifique subie par les Juifs, en France et partout, du fait de l’Allemagne nazie et des diverses autorités qui lui ont été liées.
Avec l’insertion de quatre nouveaux articles dans le code du patrimoine, je vous propose d’ouvrir un nouveau chapitre du rapport que nous entretenons avec notre histoire, dans le sens de la justice et de la vérité historique.
Sous l’impulsion des chercheurs et sous réserve de l’avis de la CIVS, grâce à cette loi-cadre, chaque bien culturel spolié puis entré dans les collections publiques pourra être restitué aux ayants droit de son propriétaire originel.
Nous élargissons le champ de compétence de la CIVS pour qu’elle puisse traiter des dossiers de spoliations antisémites intervenues entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, et non pas seulement pendant l’Occupation, quel que soit le lieu de spoliation, parce que même volées à l’étranger, des œuvres spoliées peuvent se trouver aujourd’hui dans une collection publique française.
Telle est désormais la portée de cette nouvelle ambition, qui nous engage et nous oblige.
En 1997, année de la mission Mattéoli, Patrick Modiano écrivait dans Dora Bruder : « Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient. » Et plus loin : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. »
Chercheurs, historiens, associations, descendants des familles, généalogistes, élus… Ils ont été nombreux à entendre ces appels et à nous aider à éclairer la nuit.
Rien ne saurait réparer la tragédie de la Shoah. Rien ne saurait rendre aux familles les objets du quotidien massivement spoliés et pillés, qu’il est matériellement impossible de restituer à des hommes, des femmes, des enfants que l’État français a livrés en collaborant avec le régime nazi.