Sommaire
Présidence de Mme Nathalie Delattre
Secrétaires :
Mme Corinne Imbert, M. Dominique Théophile.
2. Hommage à trois policiers, une secrétaire médicale et une infirmière
4. Ferme France. – Suite de la discussion et adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Adoption, par scrutin public solennel n° 291, du projet de loi dans le texte de la commission, modifié.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire
Suspension et reprise de la séance
5. Mise au point au sujet d’un vote
6. Biens culturels spoliés entre 1933 et 1945. – Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié
Discussion générale :
Mme Rima Abdul-Malak, ministre de la culture
Clôture de la discussion générale.
Amendement n° 18 de Mme Nathalie Goulet. – Retrait.
Amendement n° 4 de M. Pierre Ouzoulias. – Adoption.
Amendement n° 7 de Mme Nathalie Goulet. – Rectification.
Amendement n° 7 rectifié de Mme Nathalie Goulet. – Adoption.
Amendement n° 11 rectifié bis de M. Bernard Fialaire. – Rejet.
Amendement n° 3 de M. Lucien Stanzione. – Rejet.
Amendement n° 12 rectifié de Mme Monique de Marco. – Adoption.
Adoption de l’article modifié.
Amendement n° 5 de M. Pierre Ouzoulias. – Adoption.
Amendement n° 8 rectifié de Mme Nathalie Goulet. – Rejet.
Amendement n° 13 rectifié de Mme Monique de Marco. – Rejet.
Adoption de l’article modifié.
Amendement n° 14 rectifié de Mme Monique de Marco. – Retrait.
Amendement n° 17 rectifié de Mme Monique de Marco. – Retrait.
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture
Adoption du projet de loi dans le texte de la commission, modifié.
Mme Rima Abdul-Malak, ministre
Suspension et reprise de la séance
7. Mise au point au sujet de votes
8. Majorité numérique et lutte contre la haine en ligne. – Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Discussion générale :
Mme Charlotte Caubel, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargée de l’enfance
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure de la commission de la culture
Clôture de la discussion générale.
Adoption de l’article.
Articles 1er bis et 1er ter – Adoption.
Amendement n° 8 de M. David Assouline. – Adoption.
Amendement n° 9 de M. David Assouline. – Adoption.
Amendement n° 2 rectifié bis de M. Bernard Fialaire. – Retrait.
Amendement n° 10 de Mme Sylvie Robert. – Rejet.
Amendement n° 3 de Mme Sylvie Robert. – Rejet.
Amendement n° 5 de M. David Assouline. – Rejet.
Amendement n° 12 rectifié bis de M. Bernard Fialaire. – Rejet.
Amendement n° 16 de la commission. – Adoption.
Adoption de l’article modifié.
Amendement n° 14 rectifié bis de Mme Catherine Morin-Desailly. – Retrait.
Amendement n° 6 de Mme Sylvie Robert. – Rejet.
Adoption de l’article.
Article additionnel après l’article 5
Amendement n° 1 rectifié bis de M. Bernard Fialaire. – Rejet.
Article 6 (nouveau) – Adoption.
Adoption de la proposition de loi dans le texte de la commission, modifié.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure
9. Modifications de l’ordre du jour
10. Ordre du jour
compte rendu intégral
Présidence de Mme Nathalie Delattre
vice-présidente
Secrétaires :
Mme Corinne Imbert,
M. Dominique Théophile.
1
Procès-verbal
Mme la présidente. Le compte rendu intégral de la séance du mercredi 17 mai 2023 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Hommage à trois policiers, une secrétaire médicale et une infirmière
Mme la présidente. Monsieur le ministre, mes chers collègues, nous avons appris avec beaucoup d’émotion le terrible accident qui a eu lieu dimanche matin dans le Nord, près de Villeneuve-d’Ascq. Un choc entre deux véhicules a entraîné la mort d’une policière et de deux policiers du commissariat de Roubaix dans le cadre de leurs fonctions. Ils étaient âgés de 24 ans et 25 ans.
C’est avec la même émotion que nous avons appris la violente agression au couteau d’une secrétaire médicale et d’une infirmière le lundi 22 mai dernier au centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims. La première est grièvement blessée ; la seconde est malheureusement décédée la nuit dernière.
Au nom du Sénat tout entier, je souhaite leur rendre hommage et présenter à leurs familles nos condoléances les plus attristées.
Monsieur le ministre, mes chers collègues, je vous propose d’observer un instant de recueillement. (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que M. le ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire, se lèvent et observent un moment de recueillement.)
3
Décès d’un ancien sénateur
Mme la présidente. J’ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Jean Madelain, qui fut sénateur d’Ille-et-Vilaine de 1980 à 1998.
4
Ferme France
Suite de la discussion et adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle les explications de vote des groupes et le vote par scrutin public solennel sur la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France, présentée par MM. Laurent Duplomb, Pierre Louault, Serge Mérillou et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 349, texte de la commission n° 590, rapport n° 589).
Mes chers collègues, je vous rappelle que ce scrutin s’effectuera depuis les terminaux de vote. Je vous invite donc à vous assurer que vous disposez bien de votre carte de vote et à vérifier que celle-ci fonctionne correctement en l’insérant dans votre terminal de vote. En cas de difficulté, vous pourrez vous rapprocher des huissiers.
Avant de passer au vote, je vais donner la parole à ceux de nos collègues qui ont été inscrits pour expliquer leur vote.
J’indique au Sénat que, compte tenu de l’organisation du débat décidée par la conférence des présidents, chacun des groupes dispose de sept minutes pour ces explications de vote, à raison d’un orateur par groupe, l’orateur de la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe disposant de trois minutes.
Vote sur l’ensemble
Mme la présidente. La parole est à M. Laurent Duplomb, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Claude Malhuret applaudit également.)
M. Laurent Duplomb. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, il va de soi que, sur ces travées, nous ne proposons pas tous les mêmes solutions et n’avons pas tous la même vision de l’agriculture française.
Les débats de la semaine dernière l’ont du reste montré : sur plusieurs articles, les positions défendues étaient clairement antagonistes, au point que certains en ont proposé la suppression.
Toutefois, je crois en la liberté d’opinion et dans les vertus de la confrontation des idées. Il est bon et sain que ces divergences aient pu s’exprimer. C’est peut-être d’ailleurs ce qui nous a manqué ces six dernières années, période au cours de laquelle un pouvoir omniscient a prétendu dépasser tout clivage.
M. François Patriat. Cela commence mal…
M. Laurent Duplomb. Je veux donc saluer ici la courtoisie républicaine avec laquelle ces débats se sont tenus, malgré des désaccords marqués et en dépit d’une offensive médiatique injuste, qui a qualifié ce texte de « profonde régression consumériste et environnementale »,…
M. Bernard Jomier. C’est vrai !
M. Laurent Duplomb. … de « cheval de Troie de l’agro-industrie »,…
M. David Assouline. C’est vrai !
M. Laurent Duplomb. … ou encore de « lettre au père Noël de la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) ».
M. Thomas Dossus. C’est vrai !
M. Laurent Duplomb. À rebours de ces caricatures, nous avons su montrer l’exemple.
Le monde agricole et la ruralité nous seront reconnaissants d’avoir discuté jusque tard dans la nuit de leurs problèmes de charges et de normes, ainsi que des impasses techniques auxquelles ils font face, en nous appuyant sur des arguments et des chiffres sérieux, tirés de la réalité et de leur quotidien.
À défaut d’un vote unanime sur les propositions, il est dommage que nous ne nous entendions pas sur le diagnostic, vécu au quotidien par les agriculteurs.
Si le constat de la désindustrialisation de la France ou de sa dépendance énergétique est aujourd’hui bien admis, je regrette qu’une forme de déni ait empêché certains d’y voir aussi clair pour notre agriculture. Sur ces travées ou ailleurs, certains pèchent encore par une naïveté trop coupable… D’autres sont peut-être frappés de cécité idéologique. (Protestations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Risques de blackout cet hiver, ruptures d’approvisionnement en composants industriels critiques et même en paracétamol… Nous connaissons les mêmes glissements aujourd’hui dans le domaine agricole.
L’histoire pourrait ressembler, comme l’a écrit Géraldine Woessner, à un conte pour enfants dans lequel les habitants d’un pays comblé par la nature, croulant sous ses bienfaits, en seraient curieusement venus à se persuader que les richesses les entourant sont le fruit, non pas de siècles de labeur des générations précédentes, du climat ou de la géographie, mais de leur propre vertu, et qui, à force de s’aveugler sur eux-mêmes, en viendraient à détruire leur trésor.
M. Gérard Longuet. Très bien !
M. Laurent Duplomb. La recommandation faite hier par la Cour des comptes de réduire le cheptel de vaches françaises est la preuve de cet aveuglement. (Marques d’approbation sur les travées du groupe Les Républicains.)
Après une telle injonction contradictoire, cette technocratie abrutissante fera mine de s’étonner de la hausse croissante du déficit de la balance commerciale, sans faire le lien avec notre excédent de produits laitiers…
Le message de la Cour des comptes me rappelle ces phrases de Tocqueville : « Cet État se veut si bienveillant envers ses citoyens qu’il entend se substituer à eux dans l’organisation de leur propre vie.
« Ira-t-il jusqu’à les empêcher de vivre pour mieux les protéger d’eux-mêmes ? Le plus grand soin d’un bon gouvernement devrait être d’habituer peu à peu les peuples à se passer de lui. »
Est-ce vraiment à la Cour des comptes de s’occuper de ce que les Français doivent manger (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.), alors qu’elle est incapable depuis des années d’inverser la spirale de la dette, du déficit public et de l’appauvrissement de la France ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Protestations sur les travées du groupe SER.)
M. Hussein Bourgi. C’est là le rôle du Gouvernement !
M. Laurent Duplomb. Le diagnostic du déclassement de la ferme France est posé depuis au moins quatre ans et le rapport que j’ai présenté en 2019 sur le sujet.
Le rapport que j’ai écrit en 2022 avec mes collègues Pierre Louault et Serge Mérillou n’est que la démonstration, à une échelle plus fine, sur la base de cinq produits emblématiques, de l’érosion continue de nos parts de marché, notamment au sein de l’Union européenne, ainsi que de la baisse tendancielle de notre taux d’auto-approvisionnement.
À ce stade, permettez-moi de saluer le courage de Serge Mérillou, qui a vu et compris au travers de nos auditions et de nos visites à quel point notre agriculture était mal en point, et qui n’a rien cédé à l’intimidation de l’écologisme dogmatique ! (Exclamations ironiques sur les travées du groupe GEST.)
Par son courage, il démontre que nous ne sommes à la solde de personne, contrairement à ce qu’a écrit le président de l’UFC-Que Choisir, qui d’ailleurs ferait mieux de rester dans le cadre de ses prérogatives en s’occupant du pouvoir d’achat des Français et, tout particulièrement, des 16 % de nos concitoyens qui, aujourd’hui, à cause de l’inflation et du « tout montée en gamme », déclarent ne plus manger à leur faim ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – MM. Franck Menonville, Daniel Chasseing et Pierre Louault applaudissent également.)
Oui, cette proposition de loi est le remède que nous voulons appliquer. Je me réjouis de son caractère transpartisan jusqu’au bout.
M. Bernard Jomier. Jusqu’au-boutiste, plutôt !
M. Laurent Duplomb. Venons-en à la suite. En effet, si l’adoption de ce texte aujourd’hui est en soi une très bonne nouvelle pour le monde agricole, il serait bien dommage de s’arrêter en si bon chemin.
Pourra-t-on considérer, dès lors que la proposition de loi aura été adoptée en première lecture au Sénat, que notre œuvre sera achevée et notre tâche accomplie ? Non ! (M. Rachid Temal feint de s’en étonner.)
Certains journalistes ont vu dans ce texte une simple tentative de la part de la droite sénatoriale de déplacer le débat,…
M. Patrick Kanner. C’est un peu vrai…
M. Laurent Duplomb. … de décaler le champ de ce qui est acceptable ou ne l’est pas, du dicible et de l’indicible. Je leur réponds très clairement : ce n’est pas la fenêtre d’Overton, mais les yeux que nous avons ouverts devant la réalité !
Comme je l’ai rappelé la semaine dernière, il ne faut pas avoir peur. Par vos votes de la semaine dernière, vous avez prouvé, dans votre grande majorité, que vous n’aviez pas peur.
M. Michel Savin. Très bien !
M. Laurent Duplomb. J’appelle les parlementaires de tous bords, notamment à l’Assemblée nationale, à faire de même. Je le dis aussi au ministre de l’agriculture, dont le soutien n’a pas été à toute épreuve la semaine dernière (Marques d’ironie sur les travées du groupe SER. – M. le ministre hausse les épaules.), hormis peut-être sur le livret Agri ou l’épandage de pesticides par drone.
En effet, il va nous falloir trouver une traduction concrète aux propositions que, dans sa grande majorité et dans sa non moins grande sagesse, le Sénat s’apprête à adopter. Cela prendra-t-il la forme d’une inscription du texte à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale ? Ou celle d’une insertion dans une loi d’orientation et d’avenir agricoles attendue pour l’automne ? L’avenir nous le dira.
En tout cas, soyez-en sûrs : je ne lâcherai rien. Nous ne lâcherons rien et ferons en sorte que ce texte poursuive son chemin, celui de l’espoir et de la fierté retrouvés ! (Protestations sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.) Votons ce texte pour que notre agriculture française reste fière et continue de vivre ! (Vifs applaudissements prolongés sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP.)
Mme la présidente. Monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à saluer la délégation de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) de Nouvelle-Aquitaine, qui est présente dans nos tribunes cet après-midi. (Applaudissements.)
La parole est à M. Pierre Médevielle, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Pierre Médevielle. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, depuis 2019, la France ne produit plus ce qu’elle consomme. Cette situation inédite, totalement indigne de notre potentiel de production agricole, ne peut que nous interroger. Comment en est-on arrivé à une telle aberration ?
Au pays de Sully, est-il normal de voir nos agriculteurs attaqués et stigmatisés continuellement ?
Est-il normal de subir l’intégrisme écologique, qui nous empêche de profiter des dernières innovations agrotechnologiques ?
Est-il normal de livrer nos agriculteurs en pâture aux agités du bocal incompétents des réseaux sociaux, qui, dans un délire utopiste, nous éloignent des réalités économiques et terriennes de cette noble profession ?
Est-il normal de décider de surtranspositions de directives, qui ne font que pénaliser nos agriculteurs français face à la concurrence européenne ?
Est-il normal, enfin, de devoir toujours batailler pour faire admettre des mesures évidentes et de bon sens ?
Face à la guerre en Ukraine, qui a bouleversé les marchés agricoles mondiaux, au réchauffement climatique et à la diminution des surfaces cultivables dans le monde, et compte tenu des prévisions démographiques, notre agriculture doit absolument prendre un nouveau virage.
Après la révolution de l’après-guerre qu’ont provoqué le remembrement et la mécanisation, nous allons devoir relever un nouveau défi : produire plus et mieux, alors que le stress hydrique, la sécheresse et les catastrophes naturelles ne font que s’accentuer.
Trop souvent, la presse et les médias n’écoutent que les détracteurs de notre modèle agricole et ne relaient que les commentaires des marchands de peur et de sensationnel.
Il est trop facile de s’émouvoir des contrats signés avec les autres continents, comme l’accord économique et commercial global (Ceta) ou l’accord conclu dans le cadre du Mercosur (Marché commun sud-américain), alors que l’on n’en connaît pas le contenu exact.
Comme l’a souligné M. le ministre, le danger ne vient pas toujours des autres continents. Si je prends l’exemple des productions bovine ou maraîchère, nos principaux concurrents sont aux portes de notre pays.
L’Europe doit se doter à court terme d’un cadre législatif harmonisé si elle veut peser de tout son poids sur les marchés mondiaux : c’est un préalable indispensable à la survie de nos productions agricoles nationales et européennes.
J’en viens maintenant plus précisément au contenu de la proposition de loi.
Le titre Ier montre clairement que la recherche de compétitivité de la ferme France et les investissements que nous devons lui consacrer sont une priorité absolue. L’un des premiers amendements que nous avons soutenus tend d’ailleurs à consacrer la souveraineté alimentaire comme intérêt fondamental de la Nation.
De même, nous ne pouvons que nous féliciter de la constitution d’un fonds spécial de soutien à la compétitivité des filières agricoles en difficulté.
L’investissement, la modernisation, le « produire local » et la réorganisation des filières doivent nous permettre de relancer la productivité de la ferme France. Notre agriculture pourra ainsi retrouver la place qui était la sienne dans notre balance commerciale extérieure.
Je tiens d’ailleurs à saluer tout particulièrement certaines mesures qui figurent au titre II, notamment la création du livret Agri et la mise en place de crédits d’impôt pour les investissements en agriculture, qui contribueront à réduire les coûts de production et à faire progresser la compétitivité-prix, seul moyen de réussir la modernisation indispensable de nos exploitations.
Nous ne pouvons plus nous en tenir aux discours rétrogrades de certaines organisations, comme la Confédération paysanne, ou des adeptes de l’agriculture de grand-papa !
Cessons de trembler devant des exploitations de dimension plus importante, car seule la rentabilité de ces structures favorisera l’attrait de la profession. Trop d’agriculteurs sont isolés, manquent de soutien et renoncent, hélas, dans de nombreux cas, à leur projet d’installation ou d’évolution.
Permettez-moi également d’évoquer la dérogation à l’interdiction de pulvérisation aérienne de produits phytopharmaceutiques. Elle est encore un bel exemple des effets délétères du refus du progrès et du modernisme.
Ce système permet pourtant d’épandre moins de produits et représente une sécurité indispensable, notamment dans les zones collinaires.
Les instituts comme l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) ou les écoles d’agriculture et d’agronomie ne cessent de démontrer tout le bénéfice des évolutions scientifiques et technologiques, autant de progrès qui semblent être ignorés par beaucoup. La surveillance satellitaire des cultures, par exemple, permet d’épandre beaucoup moins de produits sanitaires, en ne traitant que les zones infestées.
Au cours de nos débats, nous sommes revenus longuement sur le cas de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) et sur son rôle.
Les prérogatives et les missions de cette agence, qui nous est enviée par bien des pays, ont fait l’objet de vives discussions. Pour rappel, cette agence d’expertise scientifique évalue tous les risques sanitaires, alimentaires et environnementaux. Elle est notamment à l’origine du concept révolutionnaire à l’époque de phyto-pharmacovigilance.
En tant que rapporteur pour avis du projet de loi pour l’équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous (Égalim 1), j’avais loué le caractère indispensable de cette agence et demandé qu’aucune interdiction en matière de produits phytopharmaceutiques ne soit décidée sans l’avis de l’Anses.
En cas de litige, qu’il y ait une discussion avec le ministre sur le rapport bénéfice-risque me semble judicieux, mais je suis beaucoup plus partagé sur le droit de veto.
De même, il serait nécessaire d’augmenter les crédits alloués à l’Anses, afin de débloquer plusieurs dossiers d’autorisation de mise sur le marché de nouvelles start-up qui présentent des molécules pourtant très novatrices, notamment dans le domaine des biocontrôles.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Exact !
M. Pierre Médevielle. Nous retombons dans l’éternel débat sur les produits phytopharmaceutiques. Si de graves erreurs ont été commises par le passé, la qualité et l’objectivité des expertises progressent continuellement.
Se figurer aujourd’hui, comme certains le font, que l’on peut vider complètement la « trousse à pharmacie » relève de l’idéologie pure et du fantasme. Il existera toujours des attaques bactériennes, fongiques ou d’insectes sur nos cultures. Et quand on voit la taille actuelle des parcelles, ainsi que leur proximité, on imagine aisément les conséquences d’attaques qui ne feraient l’objet d’aucune réaction ciblée de notre part. Les attaques de la pyrale du buis dans le sud-ouest du pays en ont offert, hélas, une triste illustration.
Pour conclure, mes chers collègues, cessons de polémiquer autour de blocages purement idéologiques, dont la profession a trop souffert ces dernières décennies. Ce texte comporte plusieurs mesures de bon sens, nécessaires à la modernisation de notre agriculture.
Nous aurons rapidement des débats sur d’autres sujets primordiaux, tels que celui de l’eau.
Le Sénat, en tant que fin connaisseur des territoires et des sujets agricoles, devra jouer à plein son rôle de créateur de solutions. Seul l’intérêt de l’agriculture française doit guider notre action.
Pour ces raisons, le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Joël Labbé, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Joël Labbé. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, après avoir écouté les deux premiers orateurs, je ne puis que constater que nos avis sont particulièrement divergents… (Sourires.)
M. Laurent Duplomb. Ça, c’est sûr !
M. Joël Labbé. « Choc de régression », « cheval de Troie de l’agro-industrie », « proposition de loi d’un autre temps » : ces mots sont ceux des associations paysannes, environnementales et de consommateurs,…
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Non, ce sont les vôtres !
M. Joël Labbé. … pour décrire les reculs inacceptables qu’entraînerait ce texte, qui a choqué, à juste titre, l’ensemble des acteurs travaillant depuis des années à construire un modèle agricole et alimentaire plus durable et plus équitable.
De fait, les reculs, que nous continuons de dénoncer, sont nombreux dans ce texte : parmi eux, la remise en cause de l’Anses, ainsi que la proposition de mettre en balance la santé et l’environnement avec les enjeux économiques pour le retrait des pesticides nous semblent particulièrement graves.
L’autorisation d’épandage de pesticides par drone, malgré les risques sanitaires pointés par l’Anses, constitue également un recul majeur.
La séparation entre vente et conseil en matière de pesticides est une régression et un très mauvais signal adressé à tous ceux qui croient en la nécessité de développer un conseil indépendant auprès des agriculteurs, lequel contribuera à la réduction – parce que c’est le but –, puis à la fin du recours à ces produits.
De même, plutôt que de faire appel au volontarisme des acteurs pour appliquer la loi Égalim dans la restauration collective, l’article 11 acte là encore un retour en arrière, en repoussant l’échéance et en abaissant l’exigence de qualité.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Mais non ! Qu’est-ce que vous racontez ?
M. Joël Labbé. S’agissant de l’eau, le texte donne de façon très inquiétante la priorité au stockage pour l’irrigation, en le considérant comme d’intérêt général majeur, sans engager de réflexion sur le partage de cette ressource. Il prévoit aussi de soutenir massivement et sans conditionnalité l’investissement agricole.
Enfin, dans un contexte de tensions sociales, on propose, alors qu’il s’agit d’un texte sur l’agriculture, de réformer Pôle emploi et de mettre en œuvre le cumul RSA-revenus d’activité au détriment des droits sociaux !
Les solutions figurant dans cette proposition de loi ne répondent pas aux questions cruciales touchant au revenu des agriculteurs et à la hausse des importations de produits alimentaires : se lancer dans la course au moins-disant ne permettra pas de construire notre souveraineté alimentaire. Cela accélérera notre dépendance aux intrants issus d’importations, dont les coûts explosent. Cela affaiblira également les écosystèmes, alors que les agriculteurs dépendent des sols, des pollinisateurs, du cycle de l’eau et du climat.
Les solutions se trouvent plutôt dans la régulation des marchés et la sortie des accords de libre-échange, ainsi que dans une répartition équitable de la valeur. Elles résident aussi dans un rééquilibrage des aides de la politique agricole commune (PAC), qui sont inégalement distribuées et dont la répartition se fait souvent au détriment des filières pour lesquelles les importations augmentent.
Il s’agit également de mener avec volontarisme une politique de relocalisation de notre alimentation.
À cette fin, il faut faire en sorte que toutes et tous accèdent à une alimentation de qualité : on ne peut que déplorer l’abandon du chèque alimentation durable, qui devrait être un premier pas vers le droit pour tous à une alimentation de qualité et locale, bénéfique pour les agriculteurs et nos concitoyens, en cette période d’explosion de la précarité.
Nous continuerons de défendre une sécurité sociale de l’alimentation, afin de conjuguer droit à une alimentation durable et rémunération équitable des agriculteurs. En effet, le modèle agroécologique, fondé sur des pratiques agronomiques permettant de se passer d’intrants, conjugué avec des politiques alimentaires fortes, permettra – nous en sommes convaincus – de relever le défi de la transition.
Pour y parvenir, nous avons cependant besoin d’un soutien massif des solutions de rechange, car, aujourd’hui, seul 1 % de la dépense publique agricole contribue à la sortie des pesticides.
Il faut également soutenir l’agriculture biologique, à laquelle cette proposition de loi n’a pas consacré une seule ligne. La transition se doit d’être accompagnée et organisée. Lors de son audition au Sénat, le directeur de l’Inrae a souligné que l’anticipation était préférable à l’attentisme face à l’arrivée de contraintes extérieures. Il a aussi insisté sur la stabilité et la cohérence des politiques publiques.
Selon l’Inrae, après un travail scientifique sérieux, la sortie des produits phytosanitaires à l’horizon de 2050 est possible. Pour cela, la recherche a besoin de moyens importants. Le directeur de l’Inrae nous a ainsi appris que le budget « recherche » de Bayer, l’un des piliers du funeste Phyteis, était quatre fois supérieur à celui de son institut. C’est dire si nous devons encore faire des efforts !
Avec ce texte, qui fait l’impasse sur les enjeux environnementaux et sanitaires à venir et qui revient sur le droit existant, c’est tout le contraire qui est proposé.
Malgré tout, les propositions que nous contribuons à défendre, bien qu’elles aient été caricaturées durant les débats, portent parfois leurs fruits.
Ainsi, alors que nous vous alertions, à l’occasion de l’examen de chaque texte budgétaire, sur l’absence d’application de la loi Égalim dans la restauration collective, les annonces récentes du Gouvernement, monsieur le ministre, semblent enfin aller dans le bon sens.
Idem pour le soutien à l’agriculture biologique au sujet duquel, en lien avec les filières, nous vous avertissons depuis des mois. Les financements annoncés sont nécessaires, même s’ils restent tardifs et encore insuffisants.
Alors que nous assistons avec regret et dépit au vote de ce texte, auquel nous nous opposons fermement, nous resterons vigilants et combatifs, de sorte que les futurs débats sur la loi d’orientation et d’avenir agricoles permettent d’offrir de véritables solutions pour notre agriculture.
Nous voterons farouchement contre ce texte. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Je profiterai des quelques minutes qu’il me reste pour évoquer les projets alimentaires territoriaux, obtenus de force dans le cadre de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014 : partout où ils ont été mis en place, ces projets jouent parfaitement leur rôle.
Permettez-moi, mes chers collègues, de formuler ce qui n’est pour l’instant qu’un vœu pieux : voir l’ensemble du territoire français couvert de projets alimentaires territoriaux, car ils contribuent à la souveraineté alimentaire des territoires (Applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi que sur des travées des groupes SER et RDPI.), à une rémunération plus juste des agriculteurs et au respect de la biodiversité et du climat.
Vous me direz peut-être – je crois déjà vous entendre – qu’il s’agit là d’une utopie. Eh bien, je vous répondrai que c’est justement l’utopie qui nous sauvera la vie ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE. – M. Frédéric Marchand applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Patricia Schillinger, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme Patricia Schillinger. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la semaine dernière, nous avons achevé tard dans la nuit l’examen de cette proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France, sur laquelle nous sommes invités à nous prononcer cet après-midi.
Du rapport de l’automne dernier à aujourd’hui, le chemin parcouru est positif. Aujourd’hui, nous nous accordons sur la nécessité de ne pas céder à l’opposition stérile entre les différents modèles, à la condamnation en bloc de la stratégie de montée en gamme ou à la caricature d’une agriculture dite « productiviste », car nous en sommes loin en France.
Le défi que doit relever notre modèle agricole n’est pas anodin : il s’agit de restaurer la puissance agricole de la France que plusieurs décennies de déclin ont abîmée, alors que la planète entière subit d’ores et déjà les conséquences du dérèglement climatique. L’adaptation à ce dernier et aux évolutions de la disponibilité de la ressource en eau, le renouvellement des générations et la préservation de notre souveraineté alimentaire sont trois priorités qui se rejoignent et qui sont chacune vitales pour notre agriculture.
Le projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles, autour duquel les concertations se déroulent encore, sera une nouvelle occasion d’aborder ces sujets, sur lesquels il nous faudra trouver un consensus.
De nombreux producteurs français ont fait le choix du bio ou d’une production sous signe de qualité, synonyme de valeur ajoutée, de prix plus rémunérateurs et de conquêtes de nouveaux marchés.
Les jeunes agriculteurs, installés ou en devenir, ont souvent la volonté de participer aux changements de paradigme que nous connaissons. Nous devons les accompagner, car leur réussite sera la nôtre.
Tel est le sens de l’annonce, faite par le ministre la semaine dernière, du renforcement du plan de soutien à l’agriculture biologique au travers de la mobilisation de 60 millions d’euros pour résoudre les difficultés urgentes, d’une nouvelle campagne de communication et, surtout, de l’engagement de l’État de respecter, d’ici à la fin de l’année, l’objectif de 50 % de produits sous signe de qualité et durables et d’un minimum de 20 % de produits biologiques servis en restauration collective, dans chaque établissement relevant de sa responsabilité.
Sur ce dernier point, nous saluons la volonté d’exemplarité de l’État.
Pour autant, il n’est pas question de ne traiter et de n’accompagner que l’agriculture biologique. Tous les agriculteurs ont à cœur leur métier et la volonté de nourrir les Français du mieux qu’ils le peuvent.
C’est pour les soutenir que nous souhaitons les accompagner dans leur adaptation et leur anticipation des conséquences du dérèglement climatique.
Notre objectif est clair : poser des bases durables à la puissance agricole et à la souveraineté alimentaire de la France au XXIe siècle.
Tel est le sens de notre engagement aux côtés du Gouvernement depuis six ans et de notre action en faveur d’un engagement rapide des transitions nécessaires, de façon pragmatique et efficace.
Sur le fond de la proposition de loi, nous sommes convaincus que certains de ses articles pourront être intégrés au projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles.
Ainsi en est-il de l’article 9, qui permet une meilleure reconnaissance des externalités positives de l’agriculture en matière de stockage du carbone et de réduction des émissions de gaz à effet de serre, ou encore de l’article 16, qui renforce les projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) et y introduit une concertation, concourant de cette façon à la nécessaire création de consensus en matière de gestion de l’eau.
Par ailleurs, je me réjouis de la version finale de l’article 8 de la proposition de loi, qui concerne l’épandage de produits phytopharmaceutiques par des drones. En effet, je rappelle que le dispositif, proposé par Mme le rapporteur, est très bien cadré. Ainsi, seules les surfaces agricoles présentant une pente supérieure ou égale à 30 % et l’agriculture de précision peuvent profiter de cette expérimentation.
En outre, une évaluation par l’Anses est toujours prévue et peut déboucher sur l’accord d’une dérogation pour cinq ans, offrant potentiellement une décennie à la filière pour exploiter les possibilités de cette technologie en matière de réduction d’usage de produits phytosanitaires.
Nous avons trouvé un équilibre qui permet de préserver l’innovation, au service de la transition comme de la compétitivité de notre agriculture.
Cependant, des points de blocage subsistent, par exemple l’article 15. Nous considérons comme primordial d’adapter à la fois nos modes de production et l’aménagement de nos territoires aux conséquences du dérèglement climatique sur la disponibilité de l’eau.
Les ouvrages de stockage de l’eau auront une importance majeure pour remplir ces deux objectifs, tout comme la réutilisation d’eaux non conventionnelles et l’adaptation des systèmes de production.
Toutefois, chaque projet est différent et chaque territoire doit s’organiser. Ainsi, la déclaration d’intérêt général majeur, prévue à l’article 15 de la proposition de loi, nous paraît disproportionnée, de même qu’elle nous semble fermer la porte à la concertation locale.
Sur un autre plan, nous pourrions également évoquer les mesures liées au travail et à la fiscalité, qui, en dépit de leur intérêt et, pour certaines d’entre elles, de leur pertinence, relèvent des lois de finances ou d’une loi Travail.
Je pense, en particulier, à la pérennisation du dispositif des travailleurs occasionnels-demandeurs d’emploi (TO-DE), à laquelle nous sommes attachés, afin d’offrir aux agriculteurs une meilleure visibilité sur un outil qui fonctionne.
Mes chers collègues, si cette proposition de loi ouvre des débats, que nous aurons de nouveau lors de l’examen du projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles, ainsi que des projets de loi Travail et de finances, elle pose également des questions qui renvoient à notre rapport à l’agriculture et à la nature.
La compétitivité de l’agriculture n’est pas un gros mot ; la préservation de l’environnement, non plus. La souveraineté alimentaire de demain nécessitera que nous ayons pris, aujourd’hui, les décisions qui préserveront les qualités de nos sols, de nos savoir-faire et de nos produits.
Le groupe RDPI adopte une position de liberté individuelle de vote sur ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Tissot, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
M. Jean-Claude Tissot. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, les huit heures de débat que nous avons consacrées à cette proposition de loi auront clarifié les positions de la droite sénatoriale et de l’ensemble des groupes de gauche, comme leurs divergences.
S’agissant d’enjeux aussi importants que l’agriculture et l’alimentation, il est toutefois regrettable d’avoir dû débattre pendant un temps parlementaire si court, sans disposer d’étude d’impact sur des dispositions majeures et, surtout, avec de nombreuses imprécisions de définition de termes centraux de cette proposition de loi.
Dès la discussion générale, nous avions parfaitement compris la stratégie de la majorité sénatoriale, qui, cherchant à prendre ses marques en vue de l’examen du projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles (LOA), a souhaité imposer un certain nombre de concepts dans le débat sur notre politique agricole.
À ce titre, il est malheureux que la grande majorité des dispositions de cette proposition de loi ne soient que des retours en arrière sur des législations ou des rapports adoptés dans cet hémicycle.
Face à cela, monsieur le ministre, vous avez pris le parti, dans un premier temps, de défendre cette proposition de loi de manière vigoureuse lors de la discussion générale, avant d’adopter une approche bien plus modérée au cours des débats.
J’en veux pour preuve les avis favorables que vous avez émis sur de nombreux amendements de suppression défendus par mon groupe et ayant trait aux articles 6, 7, 11, 13, 15, 17 et 22 de cette proposition de loi. Nous saurons nous souvenir de ces positions lors de l’examen du projet de LOA.
Toutefois, lors des débats, monsieur le ministre, vous avez appelé, à de nombreuses reprises, à ne pas tomber dans la caricature au sujet de cette proposition de loi, en vous tournant principalement vers la gauche de cet hémicycle.
La lecture des comptes rendus de séance prouve que les interventions caricaturales ou simplistes ne se trouvaient pourtant pas de ce côté de l’hémicycle… Les nombreuses interruptions lors de la présentation de la motion tendant à opposer la question préalable en sont de bons exemples.
Mes chers collègues, présenter et défendre une autre vision de l’agriculture ne relève pas d’une caricature ; il s’agit simplement d’un avis émis dans le cadre d’un débat politique, auquel nous contribuons par nos approches techniques et concrètes, qui s’appuient sur nos compétences et nos expériences.
Pour nous non plus, le mot compétitivité n’est pas un gros mot. Nous l’avons clairement mis en avant en démontrant que les exploitations agroécologiques peuvent être parfaitement compétitives et rentables (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.), tout en préservant la santé de l’agriculteur et son environnement immédiat.
Par conséquent, il est totalement anormal qu’un texte, ayant trait à notre modèle agricole au sens large, ne traite pas de toute une part de notre agriculture et que les notions d’agriculture biologique ou d’agroécologie ne soient citées à aucune reprise.
Les maigres ajouts que nous avons obtenus, que ce soit celui de la durabilité au sein des missions du haut-commissaire à la compétitivité ou celui de la demande d’un rapport sur les paiements pour services environnementaux (PSE), sont des premiers pas, mais ils ne contrebalancent pas la teneur générale de ce texte.
Une nouvelle fois, nous rappelons notre opposition aux mesures fiscales proposées, dont ne bénéficieront pas les agriculteurs le plus en difficulté ni ceux qui commencent dans le métier.
Si nous souhaitons favoriser l’installation d’agriculteurs et, ainsi, permettre une inversion de la courbe du nombre d’exploitations, alors réfléchissons davantage au renforcement des mesures ciblées et limitées dans le temps, comme la dotation jeunes agriculteurs (DJA), plutôt qu’à rehausser des plafonds en faveur d’agriculteurs ayant déjà la chance de mettre des sommes importantes de côté.
M. Laurent Duplomb. Cela, on ne l’oubliera pas !
M. Jean-Claude Tissot. En ce qui concerne la question des aides publiques, il est dommage, monsieur le ministre, cher collègue Duplomb, que nous n’ayons pas eu davantage de débats et d’échanges, dans le cadre du Parlement, sur le plan stratégique national (PSN) de la politique agricole commune, qui vient d’entrer en vigueur.
Sortir d’une réflexion uniquement centrée sur des aides à l’hectare pourrait être un axe d’évolution intéressant.
Ensuite, au sein du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, nous nous sommes opposés avec vigueur à l’ensemble des articles visant à réécrire allégrement le droit du travail.
Sans aucune caricature, nous avons parfaitement conscience des besoins spécifiques en main-d’œuvre d’un secteur comme l’agriculture, que ce soit en termes de temporalité ou de compétences. C’est la raison pour laquelle nous avons soutenu, une nouvelle fois, la pérennisation du dispositif TO-DE et proposé son élargissement aux entreprises de travaux et services agricoles, ruraux et forestiers (Etarf).
Toutefois, l’ajout de la notion de « secteurs prioritaires en tension » dans les missions de Pôle emploi, la généralisation du cumul RSA-emploi ou encore la création d’une exonération au sein du dispositif de bonus-malus portant sur les contrats courts nous paraissent aller complètement à contresens des attentes des agriculteurs et des salariés du secteur.
Les agriculteurs souhaitent disposer d’une main-d’œuvre formée et disponible dans les territoires. Pour cette raison, devrait être au cœur de nos débats la question de la formation agricole, et non pas celle d’une nouvelle précarisation du marché du travail, où les travailleurs seraient la variable d’ajustement d’un secteur intensif.
Sur ce point, l’absence d’opposition du Gouvernement à ces articles – il s’est rangé derrière un avis de sagesse – est particulièrement inquiétante. Espérons que le projet de loi Travail, tant annoncé, ne soit pas de cette teneur.
À ce titre, nous regrettons profondément, monsieur le ministre, la publication en catimini (M. le ministre manifeste son étonnement.), le 13 mai dernier, d’un décret redéfinissant le statut d’agriculteur actif. C’est une porte ouverte, à mon sens comme à notre sens, à la financiarisation sans limites de l’agriculture et à une prise en main de nos exploitations par des investisseurs extérieurs, aux intérêts bien éloignés de ceux des paysans. (M. le ministre proteste.)
Enfin – nous le regrettons très sincèrement –, cette proposition de loi compte de nombreuses dispositions rétrogrades pour la préservation de notre environnement, mais aussi pour la santé humaine, celle des producteurs et des consommateurs.
Nous aurions pu espérer que l’examen du texte en commission, puis en séance publique, permette de revenir sur ces dispositions ou, à tout le moins, de les adoucir. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Au contraire, à propos de l’article 8, la pérennisation de l’usage de drones en agriculture…
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. C’est une expérimentation !
M. Jean-Claude Tissot. … à l’issue de l’expérimentation prévue a été adoptée.
Sur ces sujets, monsieur le ministre, vous avez adopté des positions différentes, en soutenant l’article 8 tout en vous opposant aux articles 13 et 18.
Alors que le Gouvernement commence à réfléchir à des solutions pour adapter la France à une température de +4 degrés en 2100, il serait peut-être bon de tenir un discours plus cohérent sur un secteur qui représente 21 % des émissions de gaz à effet de serre, mais qui est aussi la première victime du changement climatique.
En ce qui concerne la question de l’eau, comme je l’avais indiqué lors de la discussion générale, nous considérons que traiter ce sujet de cette manière revient simplement à jeter de l’huile sur le feu, sans apporter de solution concrète au problème du stockage.
Déclarer d’intérêt général majeur un projet de stockage d’eau, par principe, et parallèlement réduire les contentieux ne fait que prouver votre vision idéologique de l’eau, que vous souhaitez privatiser au profit de quelques-uns.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. N’importe quoi !
M. Jean-Claude Tissot. Il s’agit, pourtant, d’un bien commun que nous devrions défendre collectivement. Notre souveraineté alimentaire passera aussi par le partage de l’eau.
En cohérence avec notre position pendant les débats, mes collègues du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et moi-même nous opposerons à cette proposition de loi.
Nous aussi, nous souhaitons aider les 16 % de Français qui déclarent ne pas manger à leur faim et répondre à leurs attentes. Toutefois, nous ne pouvons nous résoudre à leur fournir des aliments de faible qualité, qui ne sont que des bombes à retardement sanitaire, produits par des agriculteurs étranglés par le marché. (M. Laurent Duplomb s’exclame.)
Au contraire, nous prônons une restructuration de notre modèle agricole, grâce à une véritable répartition de la valeur et à un accompagnement des pouvoirs publics à la hauteur des transitions nécessaires.
La compétitivité de l’agriculture française passera par cela. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à M. Fabien Gay, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste. (Applaudissements sur des travées du groupe CRCE. – M. Hussein Bourgi applaudit également.)
M. Fabien Gay. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, tout d’abord, je voudrais remercier les auteurs de cette proposition de loi.
M. Laurent Duplomb. Merci à vous !
M. Fabien Gay. En effet, si nous ne partageons quasiment rien,…
M. Laurent Duplomb. Seulement l’amitié !
M. Fabien Gay. … pour ne pas dire aucune des propositions formulées, ni le projet de société défendu, ce texte a au moins une vertu : offrir l’occasion de parler de cette France rurale, agricole, celle des paysannes et des paysans, si souvent ignorés, méprisés, voire conspués,…
M. Laurent Duplomb. C’est vrai ! Par qui ?
M. Fabien Gay. … et qui se sentent légitimement incompris.
Alors que nos paysans remplissent chaque jour une mission d’intérêt général – nous nourrir –, qu’ils sont en première ligne face au changement climatique et qu’ils sont les seuls ouvriers et artisans du vivant, ils ne décident pourtant pas des prix de vente et sont obligés de survivre pour nous nourrir.
Ils sont souvent, pour ne pas dire toujours, les premiers sacrifiés par les gouvernements successifs dans les traités de libre-échange, alors qu’un débat sur le droit à l’alimentation de qualité pour toutes et tous est, au contraire, nécessaire au moment où une alimentation à deux vitesses existe déjà.
Non, il ne faut pas opposer agriculture conventionnelle et biologique.
La première, qui reste d’une grande qualité et qui nourrit la majorité de la Nation, est pourtant sans cesse stigmatisée.
M. Laurent Duplomb. C’est vrai !
M. Fabien Gay. Oui, nos paysans sont soumis à des injonctions contradictoires : produire toujours plus, toujours mieux, toujours moins cher et toujours en concurrence avec des pays qui ne respectent pas nos normes sociales et environnementales.
C’est donc tout le logiciel qu’il faut changer, car on ne soigne pas le libéralisme par l’ultralibéralisme. Au contraire, nous devons accompagner la transition des agriculteurs, pas contre eux, mais avec eux, et les aider à sortir progressivement de l’agrobusiness recourant aux produits phytosanitaires, qui ont d’abord des effets néfastes sur eux et sur elles, puis sur les consommateurs.
À l’inverse, l’agriculture biologique doit être non plus moquée ou raillée, mais aidée et encouragée, pour qu’elle puisse être accessible à toutes et à tous et devienne, demain, la norme.
Oui, il faudra s’attaquer enfin à la puissance des centrales d’achat et des agro-industriels réalisant des marges, pour rémunérer les agriculteurs à des prix dépassant leurs coûts de production. De l’autre côté de la chaîne, il faudra augmenter les salaires des consommateurs, pour qu’ils puissent acheter des produits de meilleure qualité.
Ces grands objectifs, mes chers collègues, nous ne pensons pas les atteindre avec des recettes dont l’inefficacité économique et sociale, tout comme la nocivité écologique, est prouvée.
Non, continuer à appauvrir les sols en utilisant des insecticides et des pesticides n’est pas une vision de long terme.
M. Laurent Duplomb. C’est faux !
M. Fabien Gay. Sur ce point, l’usage de drones, pour aller plus vite, plus loin et plus fort en matière d’épandage, ne réglera rien.
Non, rejeter l’avis de l’Anses n’est pas sérieux, car si cette agence avait existé voilà quarante ans, nous aurions certainement interdit bien avant le chlordécone aux Antilles. (M. Victorin Lurel approuve.)
Non, conditionner le versement du RSA à 15 heures ou à 20 heures de travail agricole ou obliger un travailleur privé d’emploi à accepter un travail saisonnier ne peut être l’horizon de la future entité France Travail. (Mme Laurence Cohen applaudit.)
Pensez-vous véritablement résoudre la question du départ à la retraite de la moitié des exploitants agricoles d’ici à dix ans grâce à ces solutions d’un autre temps, en faisant l’économie d’une réflexion sur les conditions de travail, les salaires, le sens du travail, la formation dans les lycées agricoles,…
M. Laurent Duplomb. Il n’y en a plus !
M. Fabien Gay. … les aides à apporter à l’installation de nouveaux agriculteurs, ou encore sur la lutte contre l’accaparement des terres agricoles par des financiers.
Enfin, au moment où, déjà au mois de mai, quatre villages sont privés d’eau – l’an dernier, ils étaient cent à l’être au cœur de l’été –, et alors que nous avons connu des mégafeux l’été dernier, non, il n’est pas sérieux d’autoriser toutes les bassines, qu’elles soient méga, de retenue ou de pompage. (M. Laurent Duplomb proteste.)
Oui, l’eau doit être reconnue comme un bien commun et sortie du secteur marchand. (Mme Émilienne Poumirol applaudit.)
Enfin, nous devrions nous rassembler pour refuser les accords de libre-échange, non pas parce que nous ne voulons plus commercer, monsieur le ministre, mais parce que nous souhaitons nouer des partenariats et des coopérations dans les domaines où ces accords poussent à la concurrence et au moins-disant social et environnemental.
Maintenant, le Gouvernement déclare vouloir être exemplaire grâce aux clauses miroir et refuser l’entrée des produits qui ne respecteraient pas nos normes. Nous en avons eu un bel exemple, très concret, pas plus tard que l’an dernier, avec l’accord de libre-échange conclu avec la Nouvelle-Zélande.
Si le site du ministère de la transition écologique indique que la France s’est dotée d’une stratégie pour mettre un terme aux effets de ses importations sur la déforestation, la réalité est tout autre.
Ainsi, cela ne pose aucun problème de signer des accords avec la Nouvelle-Zélande, premier importateur mondial de tourteaux de palme, qui est une monoculture à l’origine de la déforestation des forêts d’Asie du Sud-Est, et tout cela sous la présidence française de l’Union européenne !
Il s’agit d’un dumping environnemental, dans lequel, concrètement, est toléré ailleurs, ou pire, encouragé, ce qui est interdit chez nous.
En outre, à propos de cet accord avec la Nouvelle-Zélande, sont distribuées des milliers de tonnes de viandes imprégnées d’atrazine et de diflubenzuron, des produits phytosanitaires interdits au sein de l’Union européenne depuis 2003, avant d’être classés cancérigènes et produits nocifs en 2021.
Voilà ce que sont, pour l’instant, les clauses miroirs : un leurre destiné à nous faire avaler ces traités antisociaux et climaticides ! (M. Laurent Duplomb s’exclame.)
Le seul effet de ces accords de libre-échange sur nos territoires, hormis d’organiser le dumping économique, est de pressuriser nos filières agricoles, tenues de respecter les normes, qui sont nécessaires et dont nous pouvons être fiers, mais qui les rendent moins compétitives que l’utilisation de n’importe quel produit cancérigène.
Ce sont là les enjeux structurants de l’agriculture, mais c’est aussi un enjeu démocratique. En effet, il est scandaleux que le Ceta soit appliqué à 90 %, sans ratification du Sénat ni de l’ensemble du Parlement.
M. Laurent Duplomb. Ça, c’est vrai !
M. Fabien Gay. Ces accords de nouvelle génération sont la dernière invention de la Commission européenne et ont des conséquences sur nos services publics, comme sur nos barrières tarifaires et non tarifaires.
Le Parlement est tenu à l’écart de ces négociations, tout comme il est empêché de voter sur le Ceta par ce gouvernement qui refuse toujours de l’inscrire à l’ordre du jour du Sénat.
Alors, dans le calme, je vous fais une dernière proposition : puisque ce projet est sur le bureau du Sénat et que nous y sommes tous opposés, allons au bout : inscrivons-le à l’ordre du jour de l’une de nos niches parlementaires et votons contre !
Cela aura un double effet : premièrement, redonner du pouvoir au Parlement, si souvent piétiné par ce gouvernement ; deuxièmement, rendre un grand service aux agriculteurs en faisant tomber ce traité et en ouvrant une nouvelle ère pour nos relations commerciales.
Mes chers collègues, chiche ! Nous y sommes prêts. Pour le reste, nous voterons contre cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE, SER et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Louault, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Pierre Louault. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, après avoir remis un rapport d’information sur la compétitivité de la ferme France, j’ai rédigé avec mes collègues Serge Mérillou et Laurent Duplomb une proposition de loi, tout simplement parce que cela m’a semblé nécessaire pour tenter de remédier à la situation alarmante de notre agriculture.
Je tiens à saluer la qualité du travail de Mme le rapporteur, ainsi que celui de la commission, qui a consacré plusieurs heures à l’examen de ce texte.
Cette proposition de loi, qui avait donc déjà été améliorée et amendée, l’a été de nouveau en séance. Et même si, cher Laurent Duplomb, il est toujours possible de voir le verre à moitié plein ou le verre à moitié vide, je tiens à saluer l’esprit de collaboration de M. le ministre de l’agriculture, qui, en dépit de ses quelques réserves, a permis d’aller dans le bon sens. (M. Laurent Duplomb ironise.)
Je souhaite revenir sur un certain nombre de points qui font l’objet de débats et de critiques.
Tout d’abord, on nous dit que l’on revient sur le cadre normatif et qu’il ne faut pas s’occuper du droit européen. Or l’un des principaux maux de notre agriculture est bien, me semble-t-il, le cadre normatif et les surtranspositions réalisées avec beaucoup d’anticipation.
Un peu comme les entreprises françaises, les agriculteurs n’en peuvent plus de cette réglementation à n’en plus finir. Le Président de la République lui-même est favorable à un débat préalable aux travaux de deux ans, et non pas de trois, quatre, six ou dix ans, lorsqu’il s’agit de construire un bâtiment d’élevage ou de réaliser une retenue collinaire.
Tous les agriculteurs sont atteints par cette surréglementation. Ainsi, les producteurs bio du secteur de l’arboriculture n’en peuvent plus – je le sais, car j’en compte dans ma famille. En effet, lorsqu’il pleut, la production doit être protégée avec des produits bio. Or, comme ils ont été interdits par une loi scélérate – on veut toujours en faire plus dans l’imbécillité –, ces producteurs n’ont plus le droit de traiter et doivent laisser disparaître leur production.
Il me semble que c’est tout le débat. Certains s’imaginent qu’il est possible de nourrir les huit milliards d’habitants de cette planète avec les mêmes méthodes utilisées pour en nourrir un milliard.
Vous avez tous cité le Sri Lanka en exemple voilà quelques années.
M. Laurent Duplomb. C’est vrai !
M. Pierre Louault. Or l’expérience a duré deux ans, au terme desquels la production annuelle avait diminué de moitié et un tiers du pays subissait la famine. Aussi, de grâce, revenons aux réalités ! (Applaudissements sur des travées des groupes UC, INDEP et Les Républicains.)
M. Laurent Duplomb. Bravo !
M. Pierre Louault. Je suis tout à fait favorable à faire évoluer l’agriculture dans un sens plus respectueux de l’environnement, en employant de nouvelles méthodes. Mais celles-ci ne consistent pas forcément à copier ce qui se faisait au XIXe siècle. (Protestations sur les travées du groupe GEST.)
Les nouvelles méthodes, vous les réfutez ! Or l’évolution de l’agriculture viendra de celle des technologies et de la résistance variétale. (Mme Monique de Marco s’exclame.) Tout cela, vous ne voulez pas en entendre parler ! À mes yeux, c’est véritablement le problème aujourd’hui.
Le second point ayant fait l’objet de critiques est le volet fiscal, qui concerne tous les producteurs, aussi bien bio que les autres, parce que chacun a besoin d’investir pour trouver de nouvelles méthodes de production.
Aujourd’hui, les producteurs perçoivent des recettes tellement insuffisantes qu’ils ne peuvent plus investir, ce qui est un problème essentiel. Disposer d’une épargne consacrée aux agriculteurs permettra, je l’espère, de rapprocher ces derniers de l’ensemble des habitants du pays.
L’innovation doit également être encouragée, tout comme la productivité et la protection de l’environnement. Pourquoi être systématiquement contre la productivité ? Pourquoi être systématiquement contre l’utilisation de l’eau, alors que, depuis vingt ans, les gouvernements s’acharnent à mettre les rivières à sec et à vider les nappes phréatiques par siphonnage ? Et aujourd’hui, après avoir provoqué l’incendie, on crie au feu !
Faire montre d’un peu moins de doctrine et d’un peu plus de réalisme serait utile si nous voulons passer l’été prochain avec suffisamment d’eau pour répondre aux besoins de l’ensemble des citoyens français et des agriculteurs.
Je voudrais dire quelques mots des salariés agricoles. J’entends bien qu’il ne faut surtout pas remettre au travail les salariés… (Exclamations sur les travées des groupes GEST et CRCE.)
M. Fabien Gay. Ils sont déjà au travail !
M. Thomas Dossus. Caricature !
M. Pierre Louault. Pourtant, mes chers collègues, vous avez la mémoire courte ! Souvenez-vous de L’Internationale : « Ouvriers, Paysans, nous sommes / Le grand parti des travailleurs. / La terre n’appartient qu’aux hommes / L’oisif ira loger ailleurs. » (Exclamations ironiques sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme Laurence Cohen. Ce sont les rentiers qui sont visés !
M. Pierre Louault. Nous vous proposons, tout simplement, de donner l’occasion aux oisifs de revenir au travail et de contribuer à nourrir la Nation. (Protestations sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. Ronan Dantec. Lamentable !
M. Pierre Louault. Enfin, de manière plus générale, la passion qui nous anime tous dans ce débat témoigne de l’importance que la Haute Assemblée accorde à l’agriculture et à sa compétitivité. Aussi, je salue tous ceux qui y ont participé. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et Les Républicains.)
M. Laurent Duplomb. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour la réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe.
M. Jean Louis Masson. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, pour des raisons de forme aussi bien que de fond, je suis assez réservé sur cette proposition de loi.
Sur la forme, tout d’abord, le site du Sénat, qui revêt un caractère officiel, présente cette proposition de loi comme étant transpartisane. Certes, cette terminologie est à la mode dans les médias. Cependant, pour qu’elle soit utilisée de manière officielle sur le site du Sénat, encore eût-il fallu que tous les sénateurs aient été traités sur un pied d’égalité, en ayant eu la possibilité de s’y associer.
Or, sur les 175 signataires de cette proposition de loi, 166 appartiennent à deux groupes, Les Républicains et l’Union Centriste. À titre personnel, je n’avais pas été informé de cette démarche, abusivement qualifiée de transpartisane.
M. François Bonhomme. Il fallait être là ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean Louis Masson. Cette politique est donc, en réalité, plus partisane que transpartisane.
Par ailleurs, la procédure du scrutin public solennel est en général utilisée pour les projets de loi très importants : je suis surpris qu’une simple proposition de loi, faussement qualifiée de « transpartisane », en bénéficie. (M. Olivier Paccaud proteste.) Il est vrai que nous aurons des élections sénatoriales dans quelques mois ; ceci explique peut-être cela… (Applaudissements sur des travées du groupe GEST.)
Sur le fond, cette proposition de loi juxtapose des mesures ponctuelles dont je reconnais bien volontiers que certaines sont assez intéressantes.
M. François Bonhomme. Merci !
M. Jean Louis Masson. En revanche, d’autres ont un caractère un peu politicien.
De même que quand on veut étouffer une affaire, on crée une commission, quand on veut créer du vent médiatique, on désigne un haut-commissaire : c’est sans doute pour cela que l’article 1er crée un haut-commissaire auprès du ministre de l’agriculture. S’agira-t-il d’un magicien à même de résoudre tous les problèmes de l’agriculture ? Et à quoi sert le ministre de l’agriculture s’il faut encore lui adjoindre un haut-commissaire ?
Monsieur le ministre, à votre place, je serais très inquiet. (M. le ministre sourit.) Vous allez vous retrouver au chômage !
M. Marc Fesneau, ministre. Eh bien, j’aurai d’autres activités… (Sourires sur les travées du groupe UC.)
M. Jean Louis Masson. Il est temps de réfléchir à quoi va servir ce haut-commissaire. Vous voyez que je m’inquiète pour vous ! (Mme Laurence Harribey applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Henri Cabanel, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE et sur des travées du groupe UC.)
M. Henri Cabanel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous voilà réunis une fois encore – je n’ose dire une fois de plus – pour parler d’agriculture.
Après avoir dressé le constat amer de notre déclin agricole, le présent texte en analyse les causes, qui sont multifactorielles : charges excessives, surtransposition, coût de l’innovation, sans compter l’absence depuis très longtemps d’une politique transversale.
Je remercie les auteurs de cette proposition de loi, MM. Duplomb, Louault et Mérillou, de leur engagement constant. Toutefois, depuis des années, je milite pour une loi agricole qui englobe tous les enjeux de l’agriculture, et ils sont nombreux !
La santé publique, la valeur partagée, la protection de l’environnement, le foncier, la préservation de la ressource en eau, le maintien d’un métier non délocalisable, la transmission, l’adéquation à l’évolution des goûts et souhaits des consommateurs ou encore la sauvegarde des paysages : tous ces enjeux méritent d’être étudiés dans leur interconnexion. Les dissocier, comme on l’a fait, conduit inévitablement à des politiques morcelées qui, en effet, font oublier la compétitivité.
En France, dans le monde syndical comme dans la sphère politique, on oppose souvent l’écologie à l’économie. Nos débats, trop fréquemment clivés, en témoignent. Je suis convaincu que c’est une erreur : on ne saurait concevoir les politiques agricoles en regardant par le petit bout de la lorgnette.
En effet, le constat du réchauffement climatique ou encore l’annonce de milliers d’espèces disparues ou menacées nous obligent à revoir nos modes de production et de consommation.
Je pense notamment à la rareté de l’eau. En l’occurrence, la situation devient très tendue. Dans nos territoires du sud, des communes sont régulièrement ravitaillées en eau potable, et les préfets ont déjà pris, à ce jour, des arrêtés pour limiter certains usages. On ne peut pas l’ignorer.
Il faut concevoir la gestion de l’eau, qui est source de vie, dans sa globalité, en sachant que l’agriculture, y compris l’agriculture bio, en a besoin.
Le triptyque santé/économie/environnement doit être au cœur de nos argumentations. Ces trois domaines doivent être pris en considération ensemble.
Nous avons un devoir moral envers les générations futures.
Un tel travail est complexe, mais possible. Mais la caricature consistant à limiter un modèle qualitatif à des niches et à faire peser sur lui tout le poids du déclin agricole n’est pas acceptable.
Je suis persuadé qu’il y a de la place pour toutes les formes d’agriculture, à condition qu’elles soient sincères et qu’elles répondent aux enjeux.
Quand je parle de sincérité, je pense au bio, qui a suscité un véritable engouement. Les aides en témoignent, en particulier celles de la politique agricole commune, qui s’est verdie. Mais le bio traverse aujourd’hui la même crise que l’agriculture conventionnelle, au point que de nombreux agriculteurs pensent revenir à leurs anciens modes de production, car le seul filtre, ici, est le volet économique : ce serait une erreur.
Il faut prendre en compte les deux autres enjeux, la santé et l’environnement, qui sont indissociables du premier. Les gouvernants doivent soutenir la filière pour traverser cette crise conjoncturelle.
Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire au risque de choquer, les organisations professionnelles doivent également se structurer et se solidariser.
Ainsi, dans le secteur du vin, que je connais bien, il n’existe pas en France de stratégie nationale. Les stratégies déployées se limitent aux bassins viticoles et certaines appellations d’un même territoire se concurrencent entre elles. Dans un contexte de crise, pouvons-nous encore nous offrir ce luxe ? Ne pouvons-nous pas nous réunir autour d’une table, comme l’ont fait nos voisins espagnols et italiens, pour élaborer des stratégies communes et offensives ?
Comment imaginer qu’un vin vendu 75 centimes le litre en sortie de cave se retrouve à 5 euros le verre de 15 centilitres dans nos restaurants ? Cherchez l’erreur !
Cet exemple vaut pour plusieurs filières agricoles. Tout le monde doit gagner de l’argent, à condition que la valeur soit partagée, ce qui n’est évidemment pas le cas.
Comment le présent texte nous permettra-t-il de mieux traiter cette problématique ? J’ai l’impression d’y retrouver le morcellement de nos politiques agricoles, pourtant largement critiqué. En effet, ses mesures sont conçues au seul prisme de la compétitivité, donc, essentiellement, de l’économie. Où sont les autres enjeux ?
Pour entrer dans le détail de cette proposition de loi, le RDSE se réjouit de plusieurs avancées, qu’il s’agisse des clauses miroir, de la transposition, de la création du livret Agri ou du diagnostic carbone dans les exploitations.
Mes chers collègues, inutile de vous dire ma satisfaction au sujet de l’article 8 bis : les paiements pour services environnementaux exigent un rapport de bilan exhaustif.
Depuis 2016, mon collègue Franck Montaugé et moi-même n’avons cessé d’expliquer les services rendus les agriculteurs : stockage de carbone, lutte contre les incendies via le pastoralisme, ouverture des espaces, maintien des paysages, etc. Ces efforts doivent être pris en compte et récompensés.
À l’inverse, je déplore l’adoption de l’article 1er, car je ne vois pas en quoi un haut-commissaire à la compétitivité des filières agricoles serait nécessaire. Alors que l’on déplore la complexité administrative et que l’on prône la simplification, le texte ajoute encore une couche à l’organigramme du ministère de l’agriculture, du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) et des chambres d’agriculture. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Cela signifie-t-il que ces structures n’ont pas de vision prospective ou d’objectifs en matière de compétitivité ? Si tel est le cas, c’est grave, car c’est le cœur même de leur mission : établir des évaluations et des stratégies.
De même, l’article 11 me choque. Il revient sur la loi Égalim en décalant de 2022 à 2025 l’échéance pour les produits de qualité durable, dont 20 % de bio, alors que nous n’avons pas assez de recul.
La solution ne serait-elle pas plutôt la relance des projets alimentaires territoriaux (PAT), qui structureraient la demande et l’offre locales autour de ces objectifs de qualité ? Par exemple, dans l’Hérault, qui figure parmi les départements précurseurs en la matière, le pari est presque gagné grâce à dix PAT, dont un départemental.
Enfin, je m’étonne de l’article 18, qui réhabilite le conseil et la vente de produits phytopharmaceutiques. Comment peut-on être à la fois juge et partie ?
Pour toutes ces raisons, je m’abstiendrai, de même que la grande majorité des membres de mon groupe.
Le présent texte – nous le savons – est éminemment politique, à l’heure où le projet de loi d’orientation agricole se profile. Ce dernier nous permettra, du moins je l’espère, d’examiner tous les enjeux – je dis bien tous les enjeux – et de concevoir les actions cohérentes à même d’y répondre. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE. – M. Bernard Buis applaudit également.)
Mme la présidente. Il va être procédé dans les conditions prévues par l’article 56 du règlement au scrutin public solennel sur la proposition de loi, modifiée, pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 291 :
Nombre de votants | 332 |
Nombre de suffrages exprimés | 304 |
Pour l’adoption | 210 |
Contre | 94 |
Le Sénat a adopté. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées des groupes RDSE et INDEP.)
La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d’abord à saluer la qualité des travaux préparatoires sur ce texte. Je pense à la fois au premier rapport, établi par M. Duplomb, et au second rapport, rédigé par MM. Duplomb, Mérillou et Louault, qui ont permis d’éclairer nos débats en préparant l’examen de cette proposition de loi.
Monsieur Duplomb, nous n’avons pas toujours été d’accord. C’est la vertu du débat démocratique, et je me félicite que celui-ci ait eu lieu. Sur les questions agricoles, il y a trop de non-dits ; les problèmes sont trop rarement mis sur la table. On a parfois cru que le consensus régnait, alors qu’un certain nombre de points méritaient d’être explicités.
Pour avancer en matière d’agriculture, nous avons besoin de science et non de postures ; de respect et non de mises au ban ; de progrès et non de crainte du progrès. Je ne vois pas pourquoi le secteur agricole serait le seul que l’on priverait des moyens qu’offrent les progrès technologiques et techniques, alors qu’il a été le premier à en bénéficier. (M. François Calvet manifeste son approbation.)
À chaque nouvelle avancée, qu’il s’agisse de l’amélioration de telle ou telle variété ou de l’utilisation des drones, on voudrait dire au monde agricole : « Vous, vous n’aurez pas droit au progrès technique. » (Mme Raymonde Poncet Monge s’exclame.) C’est – je le dis au passage – assez offensant.
Nous avons besoin de solutions, et non d’injonctions ; de réel, et non de postures. Or la vérité est que la ferme France a perdu en compétitivité et en souveraineté.
On peut toujours aller chercher les causes de nos problèmes à l’extérieur de nos frontières. M. Gay a évoqué – c’est un débat entre nous – le libre-échange. Mais ce seul paramètre n’expliquera jamais pourquoi la France est pour ainsi dire le seul pays d’Europe à avoir perdu en souveraineté et en compétitivité agricoles. Nous devons nous pencher sur la question. De ce point de vue, le débat s’est révélé particulièrement intéressant.
Nous avons avancé au cours des dernières années, et pas seulement depuis 2017. À mon sens, la loi Égalim a posé des jalons importants s’agissant de la rémunération.
Monsieur Labbé, vous tenez comme moi aux PAT, qui ont été créés par une loi de 2014 : notre pays en dénombre aujourd’hui 400, contre 20 en 2019. Reconnaissons que l’on a progressé sur un certain nombre de sujets en faveur de notre souveraineté.
Enfin, prenons garde aux discours que nous tenons sur l’agriculture. Je me félicite qu’au Sénat, nous nous soyons efforcés d’éviter les caricatures.
Nous avons besoin des agriculteurs, d’abord pour nous nourrir. Croire que ce problème est résolu pour la nuit des temps serait commettre une erreur funeste, qu’il s’agisse de l’agriculture ou de l’élevage.
La France doit préserver sa souveraineté alimentaire. Chacun doit l’entendre, jusqu’à la rue Cambon. Cela vaut aussi pour l’élevage ! (Applaudissements sur des travées des groupes UC et Les Républicains.) On ne me fera pas croire que tant que nous importerons des produits d’élevage, nous devrons réduire notre propre production.
Il faut dire aux éleveurs que nous avons besoin d’eux.
M. Loïc Hervé. Bravo !
M. Marc Fesneau, ministre. Nous avons besoin d’eux, non seulement pour nous nourrir, mais aussi pour entretenir les prairies et stocker du carbone, préserver les haies et les paysages, notamment en luttant contre les incendies. Ils assurent un ensemble de fonctions et d’aménités.
Il faut en finir avec cette chasse permanente à l’élevage et aux éleveurs. (Mme Nathalie Goulet et M. Hugues Saury applaudissent.)
Il faut rendre à l’élevage la place qu’il mérite et mettre fin à une stratégie aussi mortifère, qui entraîne non pas la baisse de la consommation, mais le déclin de notre souveraineté. Car c’est précisément ce qui se passe : il suffit de regarder les courbes pour s’en convaincre.
Monsieur Duplomb, au cours de ce débat, j’ai particulièrement échangé avec vous.
M. Christian Redon-Sarrazy. Pas seulement !
M. Marc Fesneau, ministre. En effet, monsieur le sénateur : j’ai bien noté que vous étiez présent. Mais ne vous plaignez pas que ce ne soit pas vous que je regarde ; sinon, vous auriez le sentiment que c’est vous que j’attaque…
Ce débat m’a semblé utile. Nous devons considérer lucidement la situation de l’agriculture française. (M. Christian Redon-Sarrazy proteste.) Il faut arrêter de dire que tout va bien ! (Applaudissements ironiques sur les travées du groupe GEST.)
M. Guillaume Gontard. En effet !
M. Marc Fesneau, ministre. Nous avons besoin de reconquérir notre souveraineté. En la matière, nous devons admettre notre échec collectif.
Considérer la question avec lucidité en se gardant des pures injonctions : c’était bien l’objet du texte. D’autres initiatives, parlementaires ou gouvernementales, viendront, à commencer par le projet de loi d’orientation agricole.
Nous devons être au rendez-vous pour les agricultrices, pour les agriculteurs, pour notre agriculture. La souveraineté alimentaire est aussi importante que les autres formes de souveraineté : énergétique, industrielle ou militaire. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures quarante-cinq, est reprise à quinze heures cinquante.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
5
Mise au point au sujet d’un vote
Mme la présidente. La parole est à Mme Brigitte Devésa.
Mme Brigitte Devésa. Madame la présidente, lors du scrutin n° 291, sur l’ensemble de la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France, je souhaitais voter pour.
Mme la présidente. Acte est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.
6
Biens culturels spoliés entre 1933 et 1945
Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 (projet n° 539, texte de la commission n° 612, rapport n° 611).
La procédure accélérée a été engagée sur ce texte.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la ministre.
Mme Rima Abdul-Malak, ministre de la culture. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, il y a quatre-vingts ans, en Europe, le pouvoir nazi et les autorités de collaboration ont confisqué aux Juifs leurs biens avant de s’en prendre à leur vie, de les contraindre à la clandestinité ou à l’exil.
Il y a quatre-vingts ans, en France même, il a été décidé que les possessions des Juifs pouvaient leur être enlevées. Souvenirs, objets du quotidien, livres : autant de biens spoliés et pillés par centaines de milliers qui n’ont pas pu être retrouvés et rendus.
Les œuvres et objets d’art n’ont pas échappé à ce destin. D’abord, par la main de l’Allemagne nazie, puis avec la complicité active de l’État français, par le biais de son commissariat général aux questions juives, les galeries d’art ont été « aryanisées », les biens des professionnels et des particuliers ont été spoliés. Nombre de familles persécutées n’ont eu d’autre choix que de fuir en vendant leurs biens pour financer leur survie ou leur exil forcé.
Derrière chaque œuvre, il y a une histoire familiale. Derrière chaque spoliation, il y a un drame humain. À chaque restitution, c’est un acte de justice qui est rendu.
Ce chemin de justice, nous devons continuer à le tracer ; les derniers témoins de la Shoah sont encore parmi nous – plus pour longtemps – et l’antisémitisme n’appartient toujours pas au passé.
En 1995, dans son discours au Vélodrome d’Hiver, le président Chirac a reconnu la complicité de la France dans la déportation et l’assassinat des Juifs de France au cours de l’occupation du pays par les nazis.
En 1997, la mission Mattéoli a levé le voile sur le sujet, longtemps oublié, des spoliations des Juifs de France, en dénombrant les avoirs en déshérence dans les banques et les compagnies d’assurances et en dressant un bilan des œuvres spoliées encore à la garde des musées nationaux. Ces recherches ont permis de rappeler que les spoliations participaient de l’horreur du génocide, puisqu’elles procédaient de la même volonté de priver les victimes de leur individualité.
Je voudrais dire quelques-uns de leurs noms.
Hugo Simon et Gertrud Simon furent contraints de laisser derrière eux leurs biens pour fuir au Brésil, rompant ainsi avec l’existence qu’ils avaient reconstruite après leur premier exil d’Allemagne, en 1933 ; quatre-vingts ans plus tard, lorsque leur arrière-petit-fils Rafael Cardoso s’est vu restituer le tableau Nus dans un paysage de Max Pechstein, il a prononcé ses mots : « Notre souhait […] est que cet objet serve à raconter l’histoire de nos aïeux et de tous ceux que l’Europe a perdus […] au nom du délire de la pureté raciale. Nous désirons aussi que cette restitution puisse ouvrir une voie plus saine pour les relations entre les institutions culturelles et les familles spoliées. Le mot allemand pour la réparation, Wiedergutmachung, qui veut littéralement dire “rendre bon de nouveau”, exprime parfaitement l’esprit de ce que nous pouvons réussir quand nous nous consacrons ensemble à réparer l’irréparable. »
Nora Stiasny, déportée et assassinée en 1942 avec sa mère, comme son mari et son fils, vendit pour presque rien ses biens à de faux amis qui trahirent sa confiance, sans parvenir pour autant à échapper au sort tragique qui l’attendait. L’année dernière, grâce à un projet de loi défendu par Roselyne Bachelot et adopté à l’unanimité des deux chambres, nous avons restitué à ses ayants droit Rosiers sous les arbres, tableau de Gustav Klimt, dont elle avait dû se séparer pour tenter, en vain, de fuir l’Autriche en 1938, année de l’Anschluss.
Mathilde Javal vit son appartement parisien pillé et ses biens ensuite dispersés. Après la guerre, ils furent en partie rapatriés en France, mais c’est plus de soixante-dix ans plus tard que le lien a été fait entre elle et deux de ses tableaux. Contactée par des généalogistes, une de leurs ayants droit, Marion Bursaux, a découvert en 2018 ces œuvres et, au travers d’elles, le souvenir d’une famille qu’elle avait toujours recherché.
C’est en contemplant ensemble les œuvres au Louvre que les descendants d’Adolphe et Mathilde Javal se sont rencontrés pour la première fois.
Gertrud et Hugo Simon, Nora Stiasny, Mathilde Javal, et tous ces noms, tous ces destins, qui restent aujourd’hui encore anonymes. Nous devons sans relâche continuer à en chercher les traces.
Pour ce faire, des investigations doivent être conduites jusque dans les collections publiques où cet héritage injustement spolié est souvent méconnu.
On estime à au moins 100 000 le nombre d’œuvres, d’objets d’arts et d’instruments de musique spoliés aux seuls Juifs de France, sans compter les millions de livres. S’ils ont été nombreux à avoir été restitués dans l’immédiat après-guerre, d’autres n’ont pas encore retrouvé leurs légitimes propriétaires. Certains sont passés de main en main, jusqu’à se retrouver dans les collections nationales.
Aryaniser, piller et spolier les biens culturels des Juifs, c’était tenter d’effacer non seulement les êtres que l’on brise, mais aussi leur héritage que l’on vole, leur histoire, leur individualité, leur postérité. Les réduire à un numéro sans voix, sans bagages et sans droits.
Rien ne peut les ramener ; rien ne peut inverser le cours de l’histoire. Mais nous pouvons rendre possible la restitution de leurs biens culturels à leurs familles, à leurs ayants droit.
Nous le devons aux victimes d’hier et à leurs héritiers d’aujourd’hui, pour leur rendre un fragment d’histoire familiale, pour que ce qui est juste ne soit plus un combat législatif sans fin, mais un droit.
La tâche est immense, ardue, car les spoliateurs sont aussi des dissimulateurs. Démêler cet écheveau de faux-semblants, dissiper les simulacres forgés pour masquer l’origine d’une œuvre volée, exige non seulement une intense détermination, mais aussi la mobilisation d’une somme d’informations, de connaissances d’une grande complexité pour traquer les ventes forcées, les échanges suspects, les saisies ou les pillages d’aryanisation et parvenir enfin à retracer l’itinéraire tortueux de ces œuvres.
Ce que le législateur va permettre aujourd’hui, c’est l’historien qui l’a construit.
Ces dernières décennies, de nombreuses études conduites en Europe, essentiellement en France et en Allemagne, ont mis au jour, numérisé et partagé des sources d’archives qui permettent de lutter contre l’oubli. Nul ne peut désormais ignorer ces ressources.
Je veux saluer ici le travail de Mme Corinne Bouchoux, sénatrice de Maine-et-Loire, qui, dans son rapport sur les œuvres culturelles spoliées de 2013, a fait des propositions pour relancer le travail d’enquête.
En 2018, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, le Premier ministre s’était engagé à « faire mieux » en matière de recherche et de restitution des œuvres d’art spoliées aux familles juives.
C’est pour cette raison que la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945 (M2RS) a été créée en 2019 au sein du ministère de la culture : pour piloter et animer cette politique publique de recherche, de réparation et de mémoire.
Je tiens à remercier personnellement David Zivie et son équipe, dont l’expertise et l’engagement, mis au service des musées, contribuent à « faire mieux ».
Longtemps, ces recherches se sont concentrées sur les œuvres récupérées par les Alliés qui n’ont pu, malgré bien des efforts, être restituées à des propriétaires restés inconnus. Elles ont été siglées et inventoriées MNR, pour Musée Nationaux Récupération, et confiées à la garde des musées. En attente de leur légitime propriétaire, ces œuvres, lorsqu’elles ont été spoliées, peuvent être restituées de droit, sans loi spécifique, car elles ne sont jamais entrées dans nos collections publiques.
Depuis la création de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés, les recherches ont été étendues à d’autres types d’œuvres, entrées en toute légalité dans les collections, parfois bien des années, voire des décennies, après la guerre.
Dans deux cas sur trois, c’est sur l’initiative du ministère de la culture que les œuvres spoliées sont identifiées et restituées aux descendants.
Ces restitutions ont tissé un lien entre les chercheurs et experts d’hier et d’aujourd’hui. Je pense ainsi avec émotion à l’héroïque Rose Valland, qui, attachée bénévole au musée du Jeu de Paume, a inventorié clandestinement les œuvres spoliées qui y étaient entreposées pendant l’Occupation.
Aujourd’hui, une nouvelle génération d’historiens s’engage avec détermination dans les recherches de provenance. Il s’agit désormais d’expertiser les collections sur une tout autre échelle et de déceler l’origine douteuse d’œuvres entrées dans les collections publiques depuis 1933.
Les professionnels de l’art sont désormais prêts à conduire ce chantier, et le ministère de la culture les y encourage. Ces préoccupations figurent aujourd’hui dans la formation initiale des conservateurs et des commissaires-priseurs, à l’École du Louvre, à l’Institut national du patrimoine et, depuis 2022, dans un nouveau diplôme de l’université Paris-Nanterre spécialisé dans la recherche de provenance.
Pour autant, lorsque ces longues et difficiles recherches aboutissent, lorsqu’une œuvre spoliée est repérée comme telle dans les collections publiques, lorsque l’on en a identifié les propriétaires, lorsque toutes les parties s’accordent sur le principe de la restitution, il demeure impossible de la restituer sans passer par une loi spécifique pour déroger au principe d’inaliénabilité des collections publiques. Or cette loi ne peut intervenir qu’au terme d’un processus législatif nécessairement long.
Prenons un exemple : celui de Georges Bernheim, galeriste d’avant-guerre, merveilleux découvreur des grands artistes modernes, dont les biens furent spoliés pendant l’Occupation. En 2018, l’un de ses tableaux volés a été retrouvé dans les collections du musée Utrillo-Valadon de la ville de Sannois. Toutes les parties prenantes étaient d’accord pour le restituer : la ville de Sannois, qui en était propriétaire, la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations intervenues du fait des législations antisémites en vigueur pendant l’Occupation (CIVS), le ministère de la culture et les ayants droit. Toutefois, pour que l’œuvre soit restituée, il a fallu attendre quatre ans, afin qu’une loi d’espèce présentée par Roselyne Bachelot, dont je veux saluer la détermination, soit votée.
Dans la lignée de la politique volontariste que nous menons depuis plusieurs années, nous souhaitons, avec cette loi, offrir un horizon légal clair et juste aux démarches de restitution, afin que les œuvres spoliées conservées dans les collections publiques puissent être restituées, sans délai supplémentaire, sans perdre des années à chaque fois.
Toutes les collections publiques seront concernées, qu’elles soient dans des musées nationaux relevant du ministère de la culture, dans des musées territoriaux, dans des établissements publics non muséaux qui détiennent des collections ou encore dans des bibliothèques.
Avec cette loi, lorsque la spoliation aura été reconnue, après enquête, par la commission consultative indépendante et par le propriétaire public, quel qu’il soit, la restitution de l’œuvre s’effectuera de droit. Pour l’État, un décret simple de la Première ministre suffira ; pour les collectivités, une décision de l’organe délibérant.
La commission consultative chargée d’apprécier l’existence et les circonstances de la spoliation sera la CIVS, qui a prouvé depuis sa création son expertise et sa légitimité. Organe spécialisé dans l’appréciation des faits de spoliation, elle examine les faits de vols, de pillage, d’aryanisation, ainsi que les ventes contraintes et peut recommander à la Première ministre des mesures de réparation si ces faits constituent des spoliations antisémites.
Cette loi traite du passé et des biens déjà entrés dans les collections, mais elle s’imposera aussi aux futures acquisitions : une œuvre acquise entre 1933 et 1945 dont il sera impossible de déterminer avec certitude la trajectoire ne devra pas entrer dans une collection publique.
Ce projet de loi est le premier à reconnaître, depuis la Libération, la spoliation spécifique subie par les Juifs, en France et partout, du fait de l’Allemagne nazie et des diverses autorités qui lui ont été liées.
Avec l’insertion de quatre nouveaux articles dans le code du patrimoine, je vous propose d’ouvrir un nouveau chapitre du rapport que nous entretenons avec notre histoire, dans le sens de la justice et de la vérité historique.
Sous l’impulsion des chercheurs et sous réserve de l’avis de la CIVS, grâce à cette loi-cadre, chaque bien culturel spolié puis entré dans les collections publiques pourra être restitué aux ayants droit de son propriétaire originel.
Nous élargissons le champ de compétence de la CIVS pour qu’elle puisse traiter des dossiers de spoliations antisémites intervenues entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945, et non pas seulement pendant l’Occupation, quel que soit le lieu de spoliation, parce que même volées à l’étranger, des œuvres spoliées peuvent se trouver aujourd’hui dans une collection publique française.
Telle est désormais la portée de cette nouvelle ambition, qui nous engage et nous oblige.
En 1997, année de la mission Mattéoli, Patrick Modiano écrivait dans Dora Bruder : « Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient. » Et plus loin : « En écrivant ce livre, je lance des appels, comme des signaux de phare dont je doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit. »
Chercheurs, historiens, associations, descendants des familles, généalogistes, élus… Ils ont été nombreux à entendre ces appels et à nous aider à éclairer la nuit.
Rien ne saurait réparer la tragédie de la Shoah. Rien ne saurait rendre aux familles les objets du quotidien massivement spoliés et pillés, qu’il est matériellement impossible de restituer à des hommes, des femmes, des enfants que l’État français a livrés en collaborant avec le régime nazi.
Mme Nathalie Goulet. Très bien !
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Mais nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour opposer la justice à la cruauté, au cynisme et à l’ignominie.
Ce chemin de justice a été ouvert par les résistants, dans le maquis, à Londres, en Afrique du Nord, mais aussi dans nos musées. Ouvert par Rose Valland, ouvert par tous ceux et celles qui se sont battus pour rendre les restitutions possibles.
Avec cette loi, nous rendons hommage à leur engagement et nous en montrons dignes. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi qu’au banc des commissions.)
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, certains moments législatifs sont empreints d’une solennité et d’une émotion particulières. Le projet de loi que nous examinons aujourd’hui en est un. Le législateur n’a pas à écrire l’histoire, mais sa responsabilité peut être de panser certaines plaies du passé.
Les spoliations de biens culturels font partie des crimes de la Shoah pour lesquels nous conservons une dette imprescriptible, selon les mots prononcés par le Président de la République Jacques Chirac en 1995. Elles ne peuvent être dissociées de la politique d’extermination des Juifs d’Europe mise en œuvre par le régime nazi et ses complices, et à laquelle le régime de Vichy a pris toute sa part. En privant ces personnes de leurs œuvres et objets d’art, de leurs livres ou de leurs instruments de musique, c’est bien leur dignité, leur culture, leur histoire et leur identité qui leur ont été retirées.
Même si ces crimes sont irréparables, nous pouvons, et même nous devons faire œuvre de justice et d’humanité en corrigeant ce qui peut l’être. En facilitant la restitution des biens culturels spoliés conservés dans nos collections, votre projet de loi, madame la ministre, y contribue de manière indiscutable.
Ce texte s’inscrit dans la continuité de la première loi de restitution des biens spoliés, que nous avons votée l’an dernier. Nous avions alors unanimement souscrit à la nécessité de lever l’inaliénabilité par devoir vis-à-vis des victimes, mais aussi par nécessité pour nos collections. Nous sommes tous d’accord : ces biens n’y ont pas leur place.
C’est pourquoi notre commission de la culture accueille très favorablement le principe d’une loi-cadre. Nous sommes en effet convaincus que le devoir de mémoire et de réparation nous commande d’accélérer le rythme des restitutions avant que la mémoire des familles des victimes ne s’estompe ou que les recherches ne se révèlent impossibles.
La France doit prendre des mesures fortes pour que des solutions justes et équitables aux spoliations de biens culturels confisquées par les nazis soient trouvées, conformément aux principes de Washington de 1998.
De ce point de vue, l’adoption d’une loi-cadre nous paraît préférable au vote d’une multitude de lois d’espèce. D’abord, parce que c’est le symbole de notre engagement à aller plus loin sur le chemin de la réparation des spoliations antisémites. Mais aussi, parce que c’est une réponse de long terme, globale, fiable et transparente, au problème soulevé par ces spoliations, sans nécessiter l’autorisation au cas par cas du Parlement.
Nous espérons aussi que les perspectives plus tangibles de restitution offertes par une loi-cadre contribueront à mieux sensibiliser les acteurs culturels à l’enjeu des spoliations et à intensifier les recherches proactives, encore trop modestes.
Nous sommes conscients que la complexité et la lourdeur de la procédure parlementaire peuvent décourager certains établissements de s’investir dans ces recherches, car ils n’ont pas la certitude qu’elles aboutiront à une restitution, au moins à brève échéance.
Ce projet de loi crée une procédure administrative permettant à l’État ou aux collectivités territoriales, par dérogation au principe d’inaliénabilité, de restituer les biens culturels appartenant à leurs collections qui auraient été spoliés dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945, après avis de la CIVS sur l’existence de la spoliation et ses circonstances.
Cette procédure nous apparaît satisfaisante à plusieurs titres. Tout d’abord, la rédaction garantit que la restitution s’impose aux personnes publiques lorsqu’il est établi que le bien a fait l’objet d’une spoliation. Ensuite, le périmètre de la procédure est suffisamment large pour qu’elle soit applicable à tous les types de biens culturels relevant du domaine public, y compris le mobilier, les livres et les instruments de musique, mais aussi aux différentes formes de spoliations liées à des persécutions antisémites, quels que soient la personne responsable et le lieu de leur perpétration.
Enfin, le recours à la CIVS garantit un examen scientifique et impartial. Son expertise en matière de caractérisation des spoliations est reconnue et sa compétence en matière de biens culturels est assurée depuis la réforme intervenue en 2018. Son avis ne doit cependant revêtir qu’un caractère simple, afin de responsabiliser les collectivités publiques et conserver une dimension symbolique à la décision de restitution. Le risque que son avis ne soit pas suivi semble assez faible.
L’une des innovations de ce projet de loi est la possibilité offerte aux parties de conclure un accord amiable sur des modalités de réparation autres que la restitution, une fois le principe de celle-ci obtenu par les victimes, par exemple le maintien du bien dans la collection publique en contrepartie d’une compensation financière.
Cette disposition est évidemment avantageuse pour la préservation des collections publiques. Comme l’a montré la transaction conclue entre le musée Labenche de Brive-la-Gaillarde et les héritiers d’un propriétaire allemand spolié, elle pourrait aussi intéresser des familles, en leur garantissant que demeure, dans un lieu accessible au public, une trace mémorielle de la spoliation dont elles ont été victimes. Quoi qu’il en soit, il n’est pas contestable qu’elle constitue une solution juste et équitable au même titre que la restitution, puisqu’elle ne pourra en aucune manière être imposée et qu’elle préserve la reconnaissance de la spoliation et sa juste indemnisation.
Il reste que sa mise en œuvre pourrait néanmoins se heurter à une problématique financière, compte tenu de la faiblesse des crédits d’acquisition dont disposent les établissements. Cela soulève la question des moyens qui seront déployés pour garantir la bonne application de cette loi. J’y reviendrai.
L’article 2 autorise les propriétaires des musées privés ayant reçu l’appellation « musée de France » à restituer, après avis de la CIVS, les biens spoliés de leurs collections acquis par dons ou legs ou avec le concours financier d’une collectivité publique, dans la mesure où ils sont en principe incessibles, sauf à un autre musée de France. La commission est favorable à cette disposition. Elle permet non seulement de lever les obstacles juridiques qui pourraient bloquer la restitution de certains biens spoliés par des musées privés, mais aussi d’inciter les propriétaires de ces établissements à engager des recherches sur la provenance de leurs collections. La commission a d’ailleurs adopté deux amendements visant à faciliter sa bonne application.
Si le projet de loi crée l’impulsion qui nous faisait défaut en facilitant les restitutions, il reste encore un immense travail qui ne pourra se faire à moyens constants, sauf à décevoir les espoirs suscités par ce projet de loi.
Malgré les progrès réalisés ces dernières années, l’engagement de la France en termes humains et financiers reste modeste en comparaison avec celui de plusieurs de nos voisins européens : l’État fédéral allemand et les Länder ont consacré, depuis quinze ans, plus de 40 millions d’euros à la recherche de provenance des biens spoliés.
Pour mettre en œuvre ce projet de loi, les effectifs de la CIVS et de la mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés de votre ministère devront être renforcés. Le travail de recherche de provenance, clé de voûte des restitutions à venir, devra aussi être intensifié.
Il s’agit d’un travail titanesque, complexe et chronophage, qui requiert un personnel qualifié et disponible. Nous n’y parviendrons pas sans enrichir l’offre de formation en matière de recherche de provenance ni sans donner aux établissements de nouveaux moyens pour recruter des chercheurs de provenance quitte à envisager des recrutements mutualisés.
Maintenant que l’obstacle législatif aux restitutions est en passe d’être levé, ne restons pas au milieu du gué. Même si le travail de recherche de provenance ne débouchera pas toujours sur une restitution, tant l’identification des biens et des ayants droit se révèle parfois complexe, elle constitue une exigence pour mieux rendre compte de l’histoire des spoliations et retracer le parcours des œuvres conservées dans nos collections.
La médiation des biens spoliés fait partie intégrante de la politique de réparation. Elle est une autre manière de rendre aux victimes une part de leur histoire et de leur identité dans les cas où la restitution se révèle impossible. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Decool. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP.)
M. Jean-Pierre Decool. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la question de la provenance des œuvres d’art exposées dans les collections publiques est un sujet majeur pour les musées français. Elle appelle une profonde réflexion sur notre rapport à l’histoire, à la politique mémorielle et à la formation de notre patrimoine culturel. C’est un vaste débat de société qui nous engage collectivement !
Au cours des décennies précédentes, l’humain était au cœur de la politique française de réparation des spoliations. L’heure était au recueil des témoignages et des récits transmis par les ultimes témoins du passé : commissaires-priseurs, fonctionnaires, conservateurs de musée, marchands d’art.
Aujourd’hui, les biens culturels incarnent l’histoire et sont porteurs de mémoire pour les générations à venir. Nous, parlementaires, avons le devoir de participer à la formalisation de la politique française de restitution, grâce à ce projet de loi.
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, la déportation des Juifs de France s’est accompagnée du pillage méthodique de l’ensemble de leurs biens, notamment culturels.
Dès l’été 1940, de nombreux domiciles de familles juives ont été vidés – du sol au plafond –, de leur mobilier, de leurs œuvres d’art, de leurs instruments de musique. À Paris, première place mondiale du marché de l’art, pas moins de 40 000 appartements ont été pillés.
Les œuvres spoliées ont d’abord été stockées à l’ambassade d’Allemagne à Paris, puis au Louvre et, enfin, au musée du Jeu de Paume, à partir du mois de novembre 1940.
En France, on estime à 100 000 les œuvres volées ou vendues sous la contrainte, un nombre sans doute sous-évalué. Il est en effet calculé en s’appuyant sur les signalements réalisés après-guerre par les familles. Or toutes ne se sont pas manifestées.
Après la guerre, 60 000 de ces œuvres sont revenues en France, dont une grande partie a été rapidement restituée à ses propriétaires. Certains biens ont été vendus, tandis que d’autres ont été confiés aux musées français.
Oublié quelques années, le sujet de la restitution des œuvres spoliées est revenu sur le devant de la scène au milieu des années 1990.
Depuis une vingtaine d’années, le nombre de restitutions augmente peu à peu, à l’image de la Vierge à l’Enfant, de la Vierge de pitié et de la Scène de bataille : Siège de Carthage par Scipion Émilien, œuvres rendues au mois d’avril dernier à leurs ayants droit.
Malheureusement, certaines œuvres n’ont pas encore retrouvé leurs propriétaires et patientent dans les salles d’exposition de nos musées. C’est alors qu’interviennent les historiens spécialisés : leurs longues enquêtes sont le travail de toute une vie. Ils s’appuient sur un faisceau d’indices hétéroclites : archives nazies, services administratifs de l’État collaborateur, généalogistes, marques sur les œuvres elles-mêmes, descriptions par les familles lésées.
Je tiens à saluer la mémoire de Rose Valland, attachée de conservation à Paris pendant l’Occupation. Figure active de la Résistance, elle a pris de grands risques pour archiver l’ensemble des œuvres spoliées et conservées au musée du Jeu de Paume. Nous lui devons une grande partie des restitutions d’après-guerre. (Mme la ministre le confirme.)
Nous devons affronter ce passé. Pour les œuvres qui appartiennent aux collections publiques, seule une loi spécifique peut autoriser leur sortie du domaine public en raison de leur caractère inaliénable.
Pour faciliter les restitutions et éviter de légiférer au cas par cas, il était essentiel de prévoir une loi-cadre permettant d’aller plus vite. Nous pouvons nous féliciter que ce sujet soit l’une des priorités de votre ministère.
Ce texte pose également la question de l’après-restitution. Aucune compensation n’est prévue après la restitution de l’œuvre. Les musées vont devoir se réinventer pour continuer à faire vivre en leurs murs les œuvres rendues aux familles : l’art numérique peut être une piste de réflexion intéressante. Je suis également favorable au fait d’encourager les familles volontaires à permettre au public d’accéder périodiquement aux biens culturels restitués. Ces différents sujets nourriront, je l’espère, de prochains débats.
L’historien Philippe Verheyde écrit : « L’histoire des restitutions des biens juifs […] est une histoire qui reste à faire. » La France ouvre aujourd’hui un nouveau chapitre.
L’unanimité de notre assemblée sur ce sujet qui nous tient tant à cœur est un très bon signal. Ce débat est essentiel au regard de l’immensité et de la complexité du défi de la restitution d’œuvres. Il doit se poursuivre dans les mois à venir.
Le groupe Les Indépendants se félicite de ce texte et le votera. (Applaudissements.)
M. Emmanuel Capus. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en 2013, la sénatrice écologiste Corinne Bouchoux écrivait : « Le passé non assumé ne se digère pas. Tout ce refoulement, cet oubli, il faut en sortir. »
Certains actes continuent de nous glacer le sang des décennies après avoir été perpétrés. On voudrait ne plus les voir mentionnés dans des documents législatifs. Hélas ! Les démocraties mettent des décennies à reconstruire ce que les régimes autoritaires détruisent en quelques mois…
Pour toutes les victimes de la Shoah, leurs enfants, leurs petits-enfants, un devoir de réparation nous incombe, de manière imprescriptible, comme le sont les crimes contre l’humanité perpétrés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Tant que cela sera nécessaire, le Parlement devra réparer, comme ici, restituer les biens culturels spoliés par des actes antisémites entre 1933 et 1945. Au-delà de l’aspect patrimonial, priver une personne de son héritage familial et culturel, c’est aussi la priver d’émotions artistiques, le priver d’humanité.
Ne sous-estimons pas les circonstances internationales de ces actes : en France, les spoliations ont été le fait non pas des seuls nazis, mais aussi de Français, politiques, administratifs, anonymes, qui ont acquis des œuvres dans le cadre de procédures dites de vol légal.
Je voudrais saluer le travail de ceux qui se sont opposés dans les premières heures, guidés par leur intuition de justice, notamment des femmes. Je pense à Rose Valland, qui élabore un premier registre en 1940, au péril de sa vie. À partir de 1945, promue capitaine, elle est envoyée en Allemagne, sur le front de l’art. Sur plus de 100 000 œuvres identifiées, 60 000 ont été rapportées en France et 45 000 restituées à leurs propriétaires ou leurs ayants droit dans l’immédiat après-guerre.
Puis, rien, ou presque rien : seulement 184 tableaux sur les 2 000 dits MNR ont été restitués à leurs propriétaires, en grande pompe médiatique.
Après la conférence de Washington, les travaux de Corinne Bouchoux ont permis de relancer la question au Sénat.
Nous, écologistes, savons que le droit international est un puissant outil de communication gouvernementale, mais aussi un bien faible instrument juridique en droit interne…
L’étude d’impact de ce projet de loi confirme le constat de négligence des pouvoirs publics établi par Corinne Bouchoux. Après les années 1950, le statu quo s’est imposé, tant et si bien qu’il est impossible de dire aujourd’hui combien de biens culturels de nos collections publiques auraient été acquis dans des circonstances douteuses. Dans les collections publiques, un énorme travail de recherche s’impose, au-delà des œuvres MNR, pour comprendre les parcours juridiques d’appropriation des œuvres d’individus frappés par les lois scélérates.
Il faut aussi lever des entraves, comme l’accès aux archives nationales, et doter chaque fonds des moyens suffisants pour conduire ces recherches, mais aussi pour identifier les ayants droit, y compris pour les collections des collectivités territoriales, où l’initiative repose sur la bonne volonté d’élus. Enfin, notre intransigeance doit être la même avec les collectionneurs privés, a fortiori lorsqu’ils bénéficient de largesses fiscales : l’article 2 pourrait être renforcé en ce sens.
Au-delà des limites que je viens d’évoquer, je souhaite saluer cette initiative gouvernementale. La procédure de sortie de biens spoliés des collections publiques, instaurée par ce texte, lève le frein législatif aux restitutions, tout en élargissant la période historique de recherches.
Mais quelle leçon pouvons-nous en tirer pour l’avenir ? Dans sa célèbre Lettre au capitaine Butler, Victor Hugo écrivait : « Les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais. L’Empire français […] étale aujourd’hui, avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d’été. J’espère qu’un jour viendra où la France délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée. »
Nous savons que les résultats d’autres massacres et d’autres pillages sont exposés dans nos musées ; il nous revient de nous doter des moyens juridiques pour prévenir l’acquisition publique de ces biens d’origine douteuse. À défaut, nous condamnons les générations futures à de nombreuses lois de réparation. (Applaudissements sur les travées des groupes GEST, SER et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Julien Bargeton.
M. Julien Bargeton. Madame la ministre, le premier projet de loi que vous nous présentez aborde un sujet douloureux, solennel et grave, sur lequel il me semble important que nous nous penchions, aussi longtemps après.
Dans La tête d’obsidienne, André Malraux écrit : « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort. » Bien qu’il fasse référence à Picasso et aux traces que celui-ci a laissées, ce texte nous parle de manière symbolique de la façon dont l’art transcende, transmue le réel. Or ce projet de loi touche précisément à cela : la manière dont l’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort.
Le moment est venu d’examiner un tel texte. Jamais auparavant les documents n’ont été aussi nombreux et aussi accessibles, depuis la chute de l’Union soviétique, depuis l’ouverture et la numérisation de toutes les archives. Les travaux scientifiques se sont accélérés et les États coopèrent de plus en plus sur la question de la restitution des biens juifs spoliés pendant les persécutions antisémites de 1933 à 1945.
Vous avez ainsi mentionné le tableau de Klimt, Le rosier, qui a pu être restitué après un travail commun entre le musée d’Orsay et le Belvédère de Vienne, grâce à des recherches intensives et à une coopération entre les deux États.
Les familles y sont prêtes : l’éloignement de la Shoah, avec le lent apaisement de la douleur, permet aussi d’insister sur la dimension de transmission de mémoire qu’implique la restitution de ces collections, car il s’agit aussi de la mémoire de la Shoah elle-même.
Le Gouvernement avait présenté un projet de loi voilà deux ans, que vous rapportiez déjà, madame Gosselin. Vous aviez déclaré à l’époque que chaque demande donnait lieu à un processus administratif et législatif laborieux et qu’il était temps d’élaborer une loi-cadre. La voilà.
En 2019, la M2RS a été créée au sein du ministère de la culture. Avec la disparition des témoins directs de la Shoah, le souvenir de certaines œuvres disparaît parfois. Il est donc temps d’accélérer pour restituer les œuvres dans de bonnes conditions.
C’est pourquoi nous parvenons à un consensus sur ce texte. La question n’est pas simplement symbolique ; elle ne concerne pas seulement la justice. Il s’agit également de réparation intime, car c’est bien là le rôle de l’art.
J’ai ainsi à l’esprit le peintre Mark Rothko, artiste américain d’origine juive russe, parti bien avant la Shoah avec sa famille pour rejoindre son père aux États-Unis en 1913. Sa jeunesse fut marquée par des traumatismes profonds, en raison des pogroms et des massacres de Juifs dans ce qui était à l’époque l’Empire russe ; aujourd’hui, ce sont les pays baltes.
La manière dont ce traumatisme a nourri son œuvre est saisissante : ses fameux rectangles vibrants de couleurs peuvent être perçus comme une tentative de donner une énergie nouvelle à des tombes. En effet, bien que chaque personne puisse interpréter les œuvres d’art à sa manière, l’œuvre de Rothko peut être vue comme une représentation de tombes, celles qui n’ont jamais été érigées pour les victimes des pogroms dans l’Empire russe, qu’il a transmuées en tableaux vibrants de couleurs et donc d’énergie.
Aujourd’hui, c’est également à cela que nous devons penser. Nous nous souvenons avant tout de personnes qui avaient fait le choix de faire vivre l’art en construisant des collections. En leur restituant leurs biens, nous leur rendons leur mémoire, et nous reconnaissons la contribution précieuse qu’ils ont apportée à l’art et aux artistes. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, SER et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Lucien Stanzione. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Lucien Stanzione. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, c’est avec une émotion particulière que j’interviens sur ce sujet nous ramenant aux heures les plus sombres de notre histoire : la spoliation des biens juifs durant l’Occupation, mais également depuis 1933.
Nous nous apprêtons à examiner un projet de loi historique. Héritage volé, les biens concernés ont été arrachés et dispersés à travers le monde et leur inestimable valeur occultée par l’injustice.
Plus de quatre-vingts ans après, il est temps d’apaiser, de réparer, de rétablir l’équilibre et de redonner une voix à cette histoire confisquée. Ces biens culturels – œuvres d’art, livres ou instruments de musique – étaient autrefois en harmonie avec l’âme de leurs propriétaires, mais les nazis, avec le soutien de l’État français de l’époque, complice et acteur de ces exactions, ont procédé à des vols, des pillages, des confiscations abjectes, des saisies.
Sous le couvert de l’aryanisation, bercés par l’antisémitisme le plus radical, ils ont fait des lois du Reich et des rafles une occasion pour dépouiller les Juifs de ces trésors qui leur reviennent aujourd’hui de droit. Des familles entières ont été dépossédées, des communautés réduites au silence, des vies brisées… tout cela au nom de la discrimination et de la haine !
Nous nous souvenons tous des débats précédant l’adoption de la loi du 21 février 2022 relative à la restitution ou la remise de certains biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites. Les parlementaires de tous bords avaient alors exprimé leur volonté de trouver une solution législative durable. Il est temps, mes chers collègues, de mettre fin à cette injustice persistante.
Nous devons simplifier la restitution et lever les barrières qui entravent ces retours légitimes. Les procédures complexes les avaient rendus difficiles ; la simplification des démarches, l’établissement de critères clairs, l’engagement de délais raisonnables, toutes ces mesures forment un message : nous reconnaissons votre souffrance, nous honorons votre histoire, nous rétablirons l’équité.
Le contexte juridique entourant les biens spoliés est actuellement un labyrinthe complexe. Dès 1943, plusieurs ordonnances ont été prises par le gouvernement de Londres pour prévoir la nullité des actes de spoliation. Un inventaire des biens en question a été dressé en 1949, mais il était incomplet. De nombreuses restitutions ont eu lieu à la suite de procédures de recherche.
Cependant, les œuvres concernées sont juridiquement enchaînées, inaliénables et imprescriptibles. Actuellement, deux moyens de restitution existent : une procédure de nullité de l’acte de spoliation devant les tribunaux judiciaires ou une décision du juge administratif ou judiciaire de restitution des biens classés MNR.
Le présent projet de loi propose d’introduire trois nouveaux articles dans le code du patrimoine pour faciliter ces retours. Le premier crée une dérogation de principe de l’inaliénabilité des biens publics ; le deuxième prévoit la nullité de plein droit des actes de spoliation ; enfin, le troisième instaure une procédure spécifique qui garantit des délais raccourcis et des critères clairs pour les demandes.
En simplifiant les procédures, nous guiderons ces biens vers leurs propriétaires légitimes. La restitution n’est pas un simple acte de justice ; c’est une réparation, une réconciliation, la reconnaissance de la valeur inestimable de ces biens pour la mémoire collective et pour les générations futures.
Nous ne pouvons pas changer le passé, mais nous pouvons agir pour corriger les torts commis et tisser un avenir de justice et de solidarité. Tel est notre devoir envers ceux qui ont été dépouillés, envers notre histoire et envers nous-mêmes. La restitution des biens spoliés aux Juifs est une étape cruciale vers la réconciliation, une étape de la construction d’un avenir dans lequel le passé n’est pas oublié, et les erreurs sont rectifiées. Il y va de notre devoir de mémoire.
Avant de conclure, je souhaite saluer le travail de la sénatrice Corinne Bouchoux, qui a rédigé un important rapport sur ces questions de restitution ; celui, ensuite, de notre collègue Catherine Morin-Desailly, qui, depuis des années, fait avancer cette question des biens spoliés ; celui, aussi, de Béatrice Gosselin, notre rapporteure, secondée par les services de la commission, avec qui j’ai participé à de très nombreuses auditions intéressantes.
Enfin, madame la ministre, merci de vous être saisie de cet important sujet. Ce projet de loi concerne aujourd’hui les biens spoliés. Demain viendra le tour des restes humains, et, dans un avenir que j’espère proche, celui des biens mal acquis, un projet sur lequel j’aurai plaisir à travailler sur le fond.
Mes chers collègues, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain soutiendra ce projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945. Ensemble, œuvrons pour réparer ces injustices, pour que les trésors volés retrouvent leur place légitime et pour que la mémoire des victimes soit honorée.
Le temps est venu d’agir pour rendre justice à ceux qui ont été privés de tout. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons ce jour est le premier d’une série de trois lois visant à établir un cadre pour des restitutions qui n’exigeront plus le vote par le Parlement de dispositifs législatifs ad hoc.
Un débat préalable aurait sans doute été utile pour préciser les principes de ce dessaisissement du Parlement par lui-même : rappelons que le domaine public mobilier est doublement protégé par le code général de la propriété des personnes publiques et par le code du patrimoine.
Lors du dépôt du projet de loi relative à la restitution de biens culturels à la République du Bénin et à la République du Sénégal, en juillet 2020, le Gouvernement n’avait ainsi pas souhaité mettre en œuvre une loi de principe. Selon lui, un tel texte aurait pu être censuré pour incompétence négative du législateur, au risque de faire obstacle aux restitutions pourtant souhaitables.
Finalement, le Gouvernement a considéré que ce risque juridique dirimant pouvait être contourné par le dépôt de trois projets de loi. Il serait de bonne politique que ceux-ci obéissent à des objectifs similaires. Le premier serait celui de la collégialité et de la publicité de l’instruction des restitutions. En effet, celles-ci sont assurées par la collaboration d’une mission de recherche chargée du récolement des œuvres et de la constitution des dossiers scientifiques, ainsi que d’une commission administrative indépendante.
Ensuite, il resterait à définir les modalités d’information du Parlement, qui ne peut être totalement exclu de procédures touchant à la domanialité publique. Le décret d’organisation de la commission placée auprès du Premier ministre répondra sans doute à cette attente.
Sur ces deux points, je vous le dis sans détour, madame la ministre, le rapport rendu par M. Martinez et intitulé Patrimoine partagé : universalité, restitutions et circulation des œuvres d’art est décevant. La constitution au cas par cas de groupes de travail formés d’experts bilatéraux nommés par leur gouvernement ne saurait apporter les mêmes garanties d’impartialité qu’une commission indépendante et pérenne.
En outre, je doute que le Parlement se satisfasse d’une information annuelle délivrée par le Gouvernement à la seule commission de la culture. Lors des débats futurs, il conviendra donc de nous demander si les attributions de la commission instaurée par le présent projet de loi ne pourraient pas être étendues à d’autres domaines.
Les conditions de restitution doivent être d’autant plus irréprochables qu’elles concernent des biens collectés durant les périodes les plus sombres de notre histoire nationale ; ceux-ci, au-delà de leur qualité artistique, constituent des témoignages bouleversants du destin dramatique de ceux à qui ils ont été arrachés par la violence, la spoliation institutionnelle et le dol.
Le texte dont nous débattons aujourd’hui n’est pas seulement technique : il marque, pour la première fois depuis 1945, une reconnaissance législative des spoliations antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et l’État français. La voie a été ouverte par les mots du président Jacques Chirac le 16 juillet 1995, lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv : « La France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »
Près de trente ans après cette déclaration, nous allons, mes chers collègues, poursuivre cet effort en identifiant clairement dans la loi la responsabilité spécifique de l’État français.
Sauf à s’engager dans une coupable opération de négationnisme, il est acquis que l’État français a, de son propre chef et avec l’aide de l’occupant nazi, mené une entreprise de persécution et de spoliation des Juifs de France, citoyens français ou immigrés, dont les objectifs ultimes étaient leur déportation et leur extermination.
Cette politique antisémite est au cœur de la Révolution nationale voulue par Pétain. Elle fonde le programme de l’extrême droite française depuis Maurras et l’Action française, dont 2 000 nostalgiques ont défilé le week-end dernier, poussant les mêmes cris de haine que les ligues factieuses de 1934.
Ces crimes antisémites sont des crimes contre l’humanité et sont imprescriptibles. En votant cette loi, nous affirmons solennellement la volonté de la Nation d’œuvrer perpétuellement pour les identifier, les dénoncer et aussi tenter de les compenser matériellement par la restitution. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre-Antoine Levi.
M. Pierre-Antoine Levi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, permettez-moi de saluer à mon tour le présent texte au nom du groupe Union Centriste et de féliciter notre rapporteure, Béatrice Gosselin, pour son travail remarquable sur le sujet.
Comme cela a été souligné à plusieurs reprises en commission, le Sénat peut s’enorgueillir d’avoir a été moteur en la matière ; je tiens à vous faire part, en particulier, de la satisfaction de notre groupe Union Centriste : Nicolas About a porté le premier texte de loi sur la restitution des restes humains, à savoir la loi du 6 mars 2002 relative à la restitution par la France de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman à l’Afrique du Sud, concernant la fameuse Vénus hottentote.
Dans la même veine, Catherine Morin-Desailly a été à l’origine de la loi du 18 mai 2010 visant à autoriser la restitution par la France des têtes maories à la Nouvelle-Zélande et relative à la gestion des collections.
J’en viens plus spécifiquement des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations antisémites dans le contexte du nazisme. Corinne Bouchoux a ouvert le débat en 2013. Nous sommes désormais en 2023, et il a fallu dix ans pour qu’un gouvernement se saisisse pleinement de la question. Les esprits les plus critiques se demanderont pourquoi nous avons tant attendu, tandis que d’autres souligneront qu’il vaut mieux tard que jamais.
Certes, la loi du 21 février 2022 a permis à la France de restituer quatorze œuvres des collections nationales, et une œuvre d’une collection municipale, spoliées ou acquises dans des conditions troubles, aux ayants droit de leurs propriétaires, victimes de persécutions antisémites.
Cependant, pour réaliser un inventaire global et mener une véritable politique de restitution et de réparation, les lois d’espèce ne suffisent plus. Il est établi depuis longtemps que la mise en place d’un cadre global s’impose. Tel est l’objet du présent texte. Nous ne pouvons que nous en féliciter, d’autant plus que le mécanisme qu’il instaure est pertinent.
Sans trop entrer dans le détail, relevons qu’il permet aux détenteurs des biens restituables de prendre l’initiative de la restitution – auparavant, une telle démarche ne pouvait être engagée que sur l’initiative des ayants droit – et soumet alors leur sortie des collections à l’avis préalable de la CIVS.
Nous approuvons l’analyse de notre rapporteure selon laquelle le caractère simple de cet avis ne vide pas ipso facto le dispositif de sa substance. Il est probable que, la plupart du temps, l’avis de la CIVS sera suivi. Pour autant, dans la suite de nos travaux, il nous faudra trancher la question de ce qui se passera lorsqu’il ne le sera pas.
Nous apprécions la flexibilité de ce texte, qui permet que les différentes options de compensation de la spoliation, autre que la restitution pure et simple, soient discutées entre la collectivité et la personne spoliée ou ses héritiers.
Si ce cadre apparaît comme général au regard des lois d’espèce, il demeure néanmoins spécifiquement établi pour les spoliations antisémites. Une question se pose donc. Fallait-il un cadre plus global concernant toutes les restitutions ? Notre première inclination allait dans ce sens et la proposition de loi relative à la circulation et au retour des biens culturels appartenant aux collections publiques, que le Sénat a adoptée le 10 janvier 2022, ne portait pas sur les spoliations antisémites, mais regroupait les restitutions coloniales et celles de restes humains.
Un autre choix a finalement été fait par le Gouvernement : ce projet de loi est le premier d’un train de trois textes qui nous seront successivement présentés. Il concerne les spoliations antisémites, une nouvelle proposition de loi de Catherine Morin-Desailly s’attachera aux restes humains, et un troisième texte sera dédié aux restitutions coloniales.
Pourquoi pas ? Nous comprenons l’intérêt mémoriel et politique de ce choix : il s’agit d’éviter tout amalgame et de respecter l’importance et la singularité de chaque situation.
Néanmoins, il serait préférable que les excellents principes qui irriguent le texte qui nous est soumis aujourd’hui imprègnent également les deux autres ; le groupe Union Centriste y veillera.
Pour autant, vous l’aurez sans doute compris, nous voterons en faveur de ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Bernard Fialaire. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, c’est toujours avec une émotion certaine que nous nous retournons vers cette sombre période de notre histoire durant laquelle l’idéologie nazie a orchestré l’extermination du peuple juif et organisé sa spoliation.
La complicité de l’État français de l’époque nous oblige encore davantage envers les victimes et leurs descendants. De ce fait, ce projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 est attendu et mérite notre soutien.
Ce texte remet en question le principe d’inaliénabilité des biens culturels du domaine public, pour les restituer, au même titre que les biens MNR. Madame la ministre, profitons de cette occasion pour nous interroger sur une possible évolution des principes d’imprescriptibilité et d’inaliénabilité des biens culturels. L’inaliénabilité pourrait ainsi être fondée sur la seule dimension culturelle plutôt que sur la patrimonialité.
Inscrire les biens culturels dans un patrimoine mondial de l’humanité serait un remarquable message de concorde universelle, permettant à l’art et à la culture de jouer pleinement leur rôle d’éveil de conscience.
Le débat se porterait alors sur l’usufruit et la nue-propriété, ainsi que sur la localisation des œuvres d’art : dans les musées pour un dialogue interculturel et intergénérationnel, ou sur leur lieu d’origine, si celles-ci sont nécessaires à l’identité d’un territoire ou d’un peuple.
Si notre émotion est forte en évoquant les spoliations antisémites, cette reconnaissance et ces réparations doivent s’intégrer au sein d’un devoir de reconnaissance et de réparation plus vaste, englobant les spoliations réalisées à d’autres moments et en d’autres lieux, notamment durant l’époque coloniale.
Au cours des auditions, nous avons été alertés sur le risque de ressentiment qu’une loi spécifique aux spoliations antisémites pourrait alimenter si nous négligions concomitamment d’autres spoliations, remontant en particulier à la période coloniale. L’enfer est pavé de bonnes intentions, et nous devons aux victimes des persécutions antisémites et à leurs descendants de ne pas risquer d’en entrevoir la porte.
Agir en faveur d’une loi-cadre qui engloberait toutes les spoliations, sans stigmatiser aucune catégorie spécifique de victimes, élèverait la France au-dessus de contraintes administratives suspectes au regard de notre devoir de reconnaissance et de réparation des préjudices subis.
Nous accueillons positivement les avancées de ce projet de loi, pour ce qu’il apporte aux démarches légales de reconnaissance et de restitution.
Si l’octroi automatique du certificat d’exportation pour les œuvres spoliées importées sur notre territoire constitue une réparation juste, nous pourrions néanmoins nous interroger sur cette automaticité s’agissant des œuvres qui ne l’ont jamais quitté. Celles-ci pourraient en effet en sortir si les négociations n’aboutissaient pas, puisque l’autorisation de sortie s’imposerait alors.
Plutôt que la présence symbolique de parlementaires dans une CIVS reconfigurée, un véritable rapport annuel d’information des commissions de la culture du Parlement nous semble en outre indispensable, dès lors que le Parlement sera dessaisi de l’avis par l’adoption de cette loi.
Pour finir, madame la ministre, nous souhaitons que les moyens dédiés à la recherche de provenance soient véritablement garantis. Notre devoir de réparation nous y oblige. (Applaudissements sur les travées des groupes RDSE et RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. Roger Karoutchi. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Roger Karoutchi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, qui sommes-nous ? Juste des parlementaires : pas plus, pas moins.
Je voterai en faveur de ce texte, mais j’entends dans cet hémicycle des propos que je préférerais ne pas entendre : un texte pourrait être une « réparation » ou une « réconciliation ». Non ! La Shoah ne se répare pas, ne se réconcilie pas : elle ne relève pas du même domaine que le reste.
Ce texte va permettre de ne plus avoir besoin de loi d’espèce chaque fois que l’on veut procéder à une restitution. On estime que, en France, sans même parler du reste de l’Europe, entre 100 000 et 150 000 biens ont été spoliés.
Oui, il y avait les trains de Goering, le projet de musée de Linz d’Hitler, et ces œuvres d’art magnifiques qui se trouvaient chez des collectionneurs ou des galeristes. Cependant, beaucoup des œuvres concernées n’étaient pas nécessairement de renommée mondiale. Où sont-elles maintenant ? Certaines sont dans nos musées, mais beaucoup d’entre elles ont fini entre les mains de collaborateurs, de profiteurs de guerre, de personnes sans scrupules qui ont utilisé le régime nazi, la collaboration et le régime de Vichy pour s’approprier ces biens. Où en sommes-nous à cet égard ? C’est difficile à dire.
Il est vrai qu’il y a eu beaucoup de restitutions juste après la guerre. Après la Libération, l’occupation de l’Allemagne a permis la restitution de nombreux biens connus, reconnus, enregistrés par l’administration allemande.
Cependant, où sont les très nombreux biens moins connus ? Nous n’en savons rien, pour la plupart d’entre eux. Il faut naturellement, madame la ministre, trouver un texte qui permette au moins la restitution de ceux qui sont dans les musées ou dans les collections publiques.
J’évoquerai l’exemple de ce collectionneur viennois qui, sans en informer les autorités, détenait chez lui des centaines de tableaux spoliés, volés. On les a retrouvés non pas par hasard, certes, mais certainement pas parce qu’il les aurait lui-même déclarés.
Il me semble nécessaire d’avancer. Je vous remercie, madame la ministre, et je tiens également à remercier Mme Bouchoux pour son rapport, ainsi que mes collègues centristes pour leur travail ; pour autant, nous devons être extrêmement modestes. La Shoah ne peut pas être « réparée ». Il ne peut pas y avoir de « réconciliation ».
À mon sens, la restitution des biens ne constitue en rien une réconciliation des Français, car il n’y a pas de réconciliation possible s’agissant de ces événements. Je n’accepterais pas l’idée même qu’il puisse y en avoir une ; ce serait la négation de la République !
Rendre un tableau, ce n’est pas de la réparation ; c’est de la justice, et seulement de la justice. Un tableau qui a été spolié appartient à la famille à laquelle il a été spolié. La justice exige qu’on lui restitue le tableau.
En revanche, on ne peut pas réparer la déportation et le massacre d’une famille. Comment le pourrait-on ?
La restitution est un acte, non pas de réparation ou de réconciliation, mais de justice. J’estime qu’il faut être très clair sur ce point.
Je remercie la commission des travaux qui ont été menés sur l’analyse, le suivi et la possibilité d’accélérer un peu le système de restitution. Mais le véritable travail qu’il conviendrait d’accomplir est-il humainement faisable, madame la ministre ? Comment encourager – j’utilise un terme poli – les musées, privés ou publics, et les collectionneurs, privés ou publics, qui ont un doute sur l’origine d’un bien à se tourner vers les commissions compétentes pour en déterminer l’origine ?
Le conservateur d’un musée privé peut ne pas avoir très envie de restituer un bien. De fait, seule une enquête publique permettrait de retrouver les biens spoliés, et ce travail serait d’autant plus long que ces biens sont nombreux, sans compter que les héritiers étant parfois tous morts, certains biens ne seront jamais restitués aux familles.
Oui, il faut des textes. Il en faudra même sûrement d’autres. Oui, nous pouvons avancer. Mais ne parlons ni de réparation ni de réconciliation. La Shoah est irréductible à une réparation. Restituons, rendons la justice, mais n’oublions pas, mes chers collègues. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Nathalie Goulet. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, il n’est pas facile de prendre la parole après Roger Karoutchi. Tout a été dit, ou presque, sur ce projet de loi, qui comporte à mes yeux une erreur historique majeure.
Le texte reprend en effet l’expression connotée, datant de deux ordonnances de 1944 et 1945, désignant le régime de Vichy comme une autorité de fait « se disant “gouvernement de l’État français” ».
Madame la ministre, ce n’est pas le « se disant gouvernement » qui a expulsé mon père du lycée Charlemagne.
Ce ne sont pas des « se disant gendarmes » qui ont raflé mon père et ses parents, le 16 juillet 1942.
Ce n’est pas le « se disant commissaire-priseur », sur ordre du préfet du Nord, monsieur le sénateur Kanner, qui a spolié ma grand-mère et son mari de quelques biens qu’ils possédaient dans un petit magasin de chapeaux à Douai.
Madame la ministre, la liste des spoliations ne s’arrête pas aux œuvres d’art. On a pris à mes grands-parents des pieds, un rayonnage d’un montant de 350 francs, une caisse et quelques autres éléments, pour un total de 11 160 francs de l’époque.
Mon grand-père maternel ne s’est pas laissé faire. L’histoire est un peu longue pour aujourd’hui, mais, dans une lettre du 25 juin 1942 que ma mère a gardée précieusement, il écrivait ceci au préfet du Nord : « Vous voudrez bien me faire parvenir toute communication ou instruction nouvelle adressée par le commissariat général à Paris relative à cette affaire. »
C’est bien l’État français qui était en cause, comme l’a reconnu le président Chirac dans un discours historique responsable. J’ai déposé des amendements visant à préciser la rédaction dans ce sens.
Dans cette période troublée, madame la ministre, il faut appeler les choses par leur nom de façon à éviter les amalgames et le négationnisme.
Il faut aussi éviter que certains candidats aux élections présidentielles puissent affirmer que Vichy a protégé les Juifs.
Les spoliations sont des vols, des injustices commises par l’État français et ses ilotes.
Les spoliations sont une blessure due à ces injustices que le temps n’efface pas et qui se transmet de génération en génération.
Je veux rappeler ici la mémoire des milliers de familles spoliées de quelques biens meubles, de leur linge de maison, de quelques instruments de cuisine, spoliées de tout et de leur vie.
Hier – hasard du calendrier –, France 5 diffusait un documentaire remarquable sur l’opération « meubles », lors de laquelle 44 000 foyers juifs ont été vidés du sol au plafond, tandis que de la lingerie, des jouets et des petites cuillères étaient spoliés.
Madame la ministre, il faudrait lancer un appel à tous ceux et à toutes celles qui pourraient être en possession de documents tels que ceux que j’ai entre les mains pour poursuivre le travail déjà accompli.
Le texte que nous allons voter aujourd’hui est un texte mémoriel, qu’il s’appelle ainsi ou non. C’est un texte pour la mémoire ; Roger Karoutchi l’a très bien dit. Comme je l’ai dit à votre prédécesseur, madame la ministre, vous n’êtes pas aujourd’hui seulement le ministre de la culture : vous êtes aussi celui de la justice. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Else Joseph. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Else Joseph. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le dispositif introduit par ce texte ne vise pas seulement à faciliter la restitution de biens à leurs propriétaires ; il ne serait qu’un de plus, dans un long débat relatif à l’origine de certaines collections des musées européens.
Au-delà de la restitution patrimoniale, ce texte s’inscrit dans la démarche de condamnation, constante depuis le général de Gaulle, dès 1940, des persécutions antisémites perpétrées durant la Deuxième Guerre mondiale, de cette injustice profonde qui a déshonoré la France et la République au plus profond d’elles-mêmes et de cette barbarie sans nom qui a commis des crimes sur des individus dont le seul tort était celui d’être nés, comme le disait si justement André Frossard quand il parlait du crime contre l’humanité.
Ce projet de loi vise à restituer les biens culturels ayant fait l’objet de spoliation dans un contexte de persécutions antisémites entre 1933 et 1945 sur le sol français. Ces biens appartiennent à des collections publiques dans lesquelles ils n’auraient jamais dû se trouver.
On peut même s’étonner qu’au regard de cette injustice si profonde, cette restitution n’ait pas été facilitée dès l’origine et que la demande de restitution ait été laissée à l’initiative des propriétaires spoliés ou de leurs ayants droit.
Comme toute démarche, une telle demande peut s’enliser dans les méandres de procédures longues que les familles n’ont pas la force de supporter. Pourtant, la spoliation est une négation honteuse du droit de propriété, qui est profondément ancré dans notre droit et qui ne peut être mis en cause que pour des raisons d’intérêt général. La haine n’en est pas une !
Cette spoliation est pour les familles la négation de leur humanité, de leur mémoire et de leurs souvenirs.
Ce texte doit être donc salué pour ses apports.
Ce texte est attendu par ces familles.
Ce projet de loi institue tout d’abord une procédure de restitution simplifiée des biens culturels spoliés sur l’initiative des personnes publiques. Cela facilitera les restitutions en rappelant que l’État et les administrations ont aussi des devoirs.
C’est donc du côté de la puissance publique que la démarche de restitution doit d’abord être engagée, alors même que les autorités françaises ont reconnu leur responsabilité dans les persécutions, comme l’avait fait Jacques Chirac en 1995 dans son discours du Vel d’Hiv, précédemment cité par notre collègue Pierre Ouzoulias.
La période est définie plus largement, ce qui permettra de viser toutes les spoliations de caractère antisémite et évitera de buter sur des problèmes de chronologie.
Les persécutions antisémites n’ont pas commencé avec Vichy, mais Vichy y a bien participé, et bien au-delà du territoire français.
Cela permettra de restituer les biens confisqués par l’autorité de fait « se disant “gouvernement de l’État français” », comme le prévoit le nouvel article L. 115-2 du code du patrimoine.
Ces biens sont considérables – tous les orateurs l’ont indiqué – au point que les estimations, bien que vraisemblablement trop basses, donnent le tournis : plus de 5 millions de livres et 100 000 œuvres auraient été spoliées en France pendant l’Occupation, dont seulement 45 000 ont été restituées après-guerre et dont 2 200 feraient aujourd’hui partie des collections des musées nationaux.
Le temps peut certes faire son œuvre.
Les propriétaires spoliés ou leurs ayants droit peuvent également demander autre chose qu’une restitution. Le texte prévoit que « d’un commun accord la personne publique et le propriétaire ou ses ayants droit peuvent convenir de modalités de réparation de la spoliation autres que la restitution du bien ».
S’il convient de saluer la possibilité de telles transactions, la souplesse ne doit pas être entendue comme un abandon des restitutions. Il faudra aider au maximum les propriétaires ou leurs ayants droit. Ce sujet sera suivi.
Cette restitution peut aussi être engagée par les personnes morales de droit privé qui détiennent des biens spoliés, notamment les musées de France appartenant à des personnes morales de droit privé.
C’est une autre avancée de ce texte, car la problématique des musées privés est ainsi posée.
Le mouvement de réparation de ces dernières années est en route. Il marque une avancée et un encouragement à poursuivre, notamment pour clarifier le cas des œuvres répertoriées MNR, toujours en attente de restitution.
Enfin, un texte si important ne saurait éluder la question de son application et des démarches qui vont être entreprises.
Madame la ministre, quelles initiatives seront prises dans les mois à venir ? Certaines personnes publiques sont sous la tutelle de votre ministère. Quels établissements ou musées pourraient être concernés ? Comment seront-ils aidés financièrement, car si des indemnisations étaient envisagées, cela soulèverait des problèmes de financement ?
Il faudra être vigilant sur le décret qui fixera les modalités d’application de la nouvelle section introduite dans le code du patrimoine pour cette procédure de restitution simplifiée.
Ce texte doit déterminer la composition, l’organisation et le fonctionnement de la commission administrative qui donnera un avis à la personne publique qui effectuera la restitution.
Le décret concernera également des modalités d’application relatives aux restitutions qui seront effectuées par des musées privés.
Je salue cette précision apportée en commission par l’adoption d’un amendement de ma collègue rapporteure Béatrice Gosselin.
Sans préjuger de la rédaction du décret, il convient d’avoir des garanties et un suivi de son élaboration. Pourrons-nous en être informés ? La commission de la culture y sera vigilante.
Enfin, il faudra préciser l’ampleur des restitutions pour avoir une vue globale de ce qui nous attend.
Madame la ministre, mes chers collègues, avec le groupe Les Républicains, je voterai ce texte, parce qu’il s’inscrit dans une démarche pour une France que nous voulons plus juste, qui ne s’abrite pas derrière la complexité du passé pour mieux fouler les droits les plus fondamentaux de l’homme.
Ce texte traduit une volonté politique au travers de l’émotion suscitée. Je forme le vœu qu’il puisse inspirer d’autres pays, d’autres États confrontés au problème des spoliations.
Un pays qui reconnaît ses fautes peut toujours rester un modèle dans le monde. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC. – M. Pierre Ouzoulias applaudit également.)
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945
Avant l’article 1er
Mme la présidente. L’amendement n° 18, présenté par Mme N. Goulet, est ainsi libellé :
Avant l’article 1er
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
La Nation reconnaît sa responsabilité à l’égard de la population juive vivant en France métropolitaine et dans les territoires administrés, dans les préjudices subis du fait des agissements de l’État français de 1940 à 1944.
La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. À ce jour, il n’existe aucun texte reconnaissant les crimes commis par l’État français entre 1940 et 1944. Ce texte pourrait être l’occasion, pour la Nation, de reconnaître sa responsabilité à l’égard des populations juives dans les agissements de l’État français de 1940 à 1944.
Il s’agit au fond d’un amendement mémoriel, mais le sujet est extrêmement important.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Cet amendement tend à introduire un article liminaire portant reconnaissance par la Nation de la responsabilité de l’État français entre 1940 et 1944 dans les préjudices subis par la population juive.
Si la responsabilité propre du régime de Vichy dans les persécutions antisémites est indéniable, l’objet du présent projet de loi n’est pas mémoriel. Il s’agit de créer une procédure de restitution des biens culturels spoliés.
Par ailleurs, les champs de l’amendement et du projet de loi ne coïncident pas. Le projet de loi couvre un champ plus étroit que l’amendement proposé, puisqu’il ne porte que sur les spoliations de biens culturels, et son périmètre spatio-temporel est plus étendu, puisqu’il couvre toutes les spoliations de biens culturels intervenues entre 1933 et 1945, quel qu’en soit l’auteur ou le lieu de perpétration.
L’amendement n° 4 de M. Pierre Ouzoulias, que nous examinerons dans un instant, vise à rappeler la responsabilité du régime de Vichy.
La commission émet donc un avis défavorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Le présent projet de loi n’aurait pas pu voir le jour s’il n’y avait pas eu le discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac.
Toutefois, comme vient de l’indiquer la rapporteure, l’objet du texte est à la fois plus restreint et plus vaste que celui de l’amendement n° 4.
Le projet de loi porte en effet sur la sortie du domaine public de biens culturels spoliés, soit un champ nettement plus étroit que celui de toutes les persécutions commises par le régime de Vichy.
À l’inverse, son champ géographique et temporel est plus vaste que celui du régime de Vichy, puisque le texte prévoit de pouvoir faire sortir du domaine public des biens spoliés en Allemagne et ailleurs en Europe par l’Allemagne nazie et divers spoliateurs, et ce dès 1933 pour ce qui concerne l’Allemagne.
Le Gouvernement émet donc un avis défavorable sur cet amendement, mais cela n’enlève rien à l’importance du discours fondateur que vous avez évoqué, madame la sénatrice.
Mme la présidente. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour explication de vote.
M. Roger Karoutchi. Sans entrer dans le débat relatif aux champs respectifs de l’amendement et du projet de loi, je demande à ma collègue de bien vouloir retirer son amendement.
Ce n’est pas la Nation qui est en cause ; c’est le régime de l’État français de Vichy. La Nation comptait des résistants, des Justes, des personnes qui, en aucun cas, n’auraient accepté ce qui s’est passé.
La Nation d’aujourd’hui n’a pas à assumer la responsabilité de celle d’hier, qui était diverse. Il est légitime de confondre le régime collaborationniste de l’État français, qui a permis les spoliations et les déportations. Mais c’est à la République de le faire ; cela ne concerne pas la Nation.
La Nation est un ensemble bien plus vaste que le régime politique. Et, à titre personnel, je ne veux pas que l’on inclue – ce n’est pas le sens de l’amendement de Nathalie Goulet, mais la rédaction proposée pourrait porter à confusion – les résistants et les Justes dans une nation responsable.
La responsabilité incombe à l’État français. Laissons la Nation à part !
Mme la présidente. Madame Goulet, l’amendement n° 18 est-il maintenu ?
Mme Nathalie Goulet. Non, madame la présidente. Les observations qui viennent d’être formulées me paraissent pertinentes. Je retire donc mon amendement.
Mme la présidente. L’amendement n° 18 est retiré.
projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945
Article 1er
Le chapitre V du titre Ier du livre Ier du code du patrimoine est ainsi modifié :
1° L’intitulé est ainsi rédigé : « Sortie des collections publiques d’un bien culturel » ;
2° Est ajoutée une section 1 intitulée : « Déclassement » qui comprend l’article L. 115-1 ;
3° Est ajoutée une section 2 ainsi rédigée :
« Section 2
« Biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945
« Art. L. 115-2. – Une personne publique prononce dans les conditions prévues à l’article L. 115-3 et aux fins de restitution à son propriétaire ou à ses ayants droit, par dérogation au principe d’inaliénabilité des biens des personnes publiques qui relèvent du domaine public inscrit à l’article L. 3111-1 du code général de la propriété des personnes publiques, la sortie de ses collections d’un bien culturel relevant de l’article L. 2112-1 du même code, ayant fait l’objet d’une spoliation entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l’autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français”.
« Le certificat mentionné à l’article L. 111-2 du présent code est délivré de plein droit pour les biens culturels restitués en application du présent article.
« D’un commun accord la personne publique et le propriétaire ou ses ayants droit peuvent convenir de modalités de réparation de la spoliation autres que la restitution du bien.
« Art. L. 115-3. – Pour l’application de l’article L. 115-2, la personne publique se prononce après avis d’une commission administrative placée auprès du Premier ministre, compétente en matière de réparation des préjudices consécutifs aux spoliations de biens intervenues du fait des persécutions antisémites. Cet avis porte sur l’existence d’une spoliation et ses circonstances.
« Art. L. 115-4. – Un décret en Conseil d’État fixe les modalités d’application de la présente section. Il précise en particulier les règles relatives à la compétence, à la composition, à l’organisation et au fonctionnement de la commission administrative mentionnée à l’article L. 115-3. »
Mme la présidente. La parole est à M. Marc Laménie, sur l’article.
M. Marc Laménie. Madame la ministre, je tiens à saluer cette initiative de votre ministère, ainsi que le travail de Mme la rapporteure et de tous les collègues qui sont intervenus sur ce sujet particulièrement sensible, sous la houlette de M. le président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication.
L’article 1er prévoit la création d’une procédure administrative pour la restitution des biens culturels spoliés intégrés aux collections publiques.
Permettez-moi de rappeler que le 6 juin 2018, dans le cadre de la mission « Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation », la commission des finances avait adopté un rapport d’information intitulé La commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations antisémites : vingt ans après, redonner un élan à la politique de réparation dans lequel nous formulions un certain nombre de constats et de recommandations relatifs à la CIVS. Nous rappelions le rôle important du président Jacques Chirac et de toutes les personnes qui se sont investies et engagées.
Nous plaidions notamment pour une CIVS « augmentée », disposant des moyens suffisants pour apporter aux descendants et aux ayants droit une réparation dans un cadre de respect et de mémoire.
Je soutiendrai donc cet article.
Mme la présidente. L’amendement n° 4, présenté par MM. Ouzoulias et Bacchi, Mme Brulin et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, est ainsi libellé :
Alinéa 7
1° Après le mot :
nazie
remplacer le mot :
et
par le signe :
,
2° Remplacer le mot :
notamment
par les mots :
et par
La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Dans l’expression « dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l’autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français” », j’estime que l’adverbe « notamment » est ambigu et pourrait laisser entendre que l’État français a organisé la spoliation des Juifs sous la pression de l’occupant nazi, ce qui n’est pas tout à fait la réalité.
L’analyse historique a bien montré que le gouvernement de Vichy avait organisé de lui-même, sans contrainte, une partie des persécutions.
Le directeur de cabinet de Pétain, Henry Du Moulin de Labarthète, indique d’ailleurs dans ses mémoires, publiés en 1946 : « L’Allemagne ne fut pas à l’origine de la législation anti-juive de Vichy. Cette législation fut, si l’on peut dire, spontanée et autochtone. »
Je propose donc de remplacer « notamment » par « et », afin de bien identifier la spécificité des lois votées par l’État français.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Cette question avait déjà été très débattue lors de l’examen du projet de loi en commission. M. Ouzoulias nous avait promis de nous proposer une rédaction n’ayant pas d’incidence sur le périmètre des spoliations couvertes par le texte.
Si l’on peut s’interroger sur le bien-fondé de la distinction entre le régime de Vichy et les autres territoires occupés, contrôlés ou influencés par l’Allemagne nazie au cours de cette période, cet amendement a pour objet de répondre au souhait, partagé par de nombreux collègues, de voir reconnaître par le législateur la responsabilité du régime de Vichy dans les persécutions antisémites.
C’est une manière de prolonger le discours de Jacques Chirac, prononcé en 1995, à l’occasion de la commémoration du cinquante-troisième anniversaire de la rafle du Vel d’Hiv.
La commission émet donc un avis favorable sur cet amendement.
M. Pierre Ouzoulias. Merci !
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Monsieur le sénateur, je vous remercie de ce regard précis, car chaque mot compte. Bien entendu, l’intention du Gouvernement n’était absolument pas de minorer l’action du régime de Vichy.
Le Gouvernement émet un avis favorable sur cet amendement.
M. Pierre Ouzoulias. Merci !
Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson, pour explication de vote.
M. Max Brisson. Je remercie Pierre Ouzoulias de cet amendement.
J’aurais peut-être des observations à formuler sur son intervention lors de la discussion générale. À mon sens, la responsabilité des antisémitismes dans notre pays est plus large que ce qu’il a indiqué. Mais nous en reparlerons en dehors de cet hémicycle, mon cher collègue. (Sourires.)
En revanche, je remercie Pierre Ouzoulias et Béatrice Gosselin du travail qui a été mené depuis notre réunion de commission pour parvenir à cette rédaction, qui me semble s’inscrire dans le droit fil du discours du Vel d’Hiv de Jacques Chirac.
Le Gouvernement n’avait certainement pas l’intention – je vous rejoins, madame la ministre – de revenir sur cette ligne bien établie, qui précise clairement que la politique antisémite de Vichy était autonome par rapport aux autorités d’occupation, dont elle a même anticipé les désirs. La rédaction proposée par Pierre Ouzoulias permet toutefois de le clarifier.
Je me félicite donc que cet accord ait été trouvé entre Pierre Ouzoulias et la commission.
Mme la présidente. La parole est à M. David Assouline, pour explication de vote.
M. David Assouline. Je soutiens à mon tour cette précision.
Toutefois – je réponds à M. Roger Karoutchi, dont je ne partage qu’à moitié les propos… –, je ne voudrais pas que l’on ait une vision réductrice du discours de Jacques Chirac. Jusqu’à ce discours, la France refusait de s’excuser pour les crimes d’un État qui ne représentait ni la Nation ni la République. Jacques Chirac a mis un terme au récit selon lequel la République n’aurait pas à s’excuser pour ce qu’elle n’avait pas fait. Il a eu le courage de dire que la France de Vichy était la France, sans chercher à esquiver.
Je soutiens donc l’amendement de M. Ouzoulias. Mais je tenais à rappeler que Jacques Chirac ne s’est pas contenté de pointer la responsabilité du régime de Vichy ; il a également affirmé que nous ne pouvions pas nous exonérer des moments sombres de notre histoire.
Je tiens donc à saluer, plus encore que ceux qui se réclament du chiraquisme, ce qu’a fait Jacques Chirac. (Sourires.)
Mme la présidente. L’amendement n° 7, présenté par Mme N. Goulet, est ainsi libellé :
Alinéa 7
Remplacer les mots :
se disant “gouvernement de l’État français”
par les mots :
« L’État français »
La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Dans le droit fil de l’amendement n° 4, le présent amendement vise à remplacer les mots : « se disant “gouvernement de l’État français” » par les mots : « l’État français », conformément au discours de Jacques Chirac, qui a reconnu la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs de France.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Votre souci de ne pas minimiser la responsabilité de l’État français dans les spoliations antisémites est parfaitement compréhensible, ma chère collègue.
Si les mots : « l’État français » sont effectivement ceux qu’a utilisés le Président de la République Jacques Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, les mots : « autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français” » sont ceux qui sont employés par l’ordonnance n° 45-770 du 21 avril 1945 portant deuxième application de l’ordonnance du 12 novembre 1943 sur la nullité des actes de spoliation accomplis par l’ennemi.
C’est la raison pour laquelle le Gouvernement l’a sans doute retenue, dans la mesure où il s’agissait du seul texte déjà en vigueur applicable aux spoliations antisémites.
Il y a un intérêt à créer une continuité entre le présent projet de loi et cette ordonnance, dans la mesure où c’est sur son fondement qu’un juge peut aujourd’hui annuler l’entrée dans les collections publiques d’un bien culturel et ordonner sa restitution. Cela permet donc de lier les deux voies de restitution possibles.
Dans ces conditions, je demande le retrait de cet amendement. À défaut, l’avis serait défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Les explications de Mme la rapporteure sont limpides. Nous avons eu beaucoup d’échanges avec le Conseil d’État avant de vous proposer ce texte. Et c’est exactement pour les raisons qui ont été indiquées que nous avons retenu cette formulation.
Je me joins donc à la demande de retrait formulée par Mme la rapporteure.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour explication de vote.
M. Pierre Ouzoulias. J’ai un doute à propos de cet amendement, mes chers collègues.
Lorsque le général de Gaulle signe l’ordonnance de 1945 par la formule « se disant “gouvernement de l’État français” », il veut montrer que la République était à Londres. Si l’État français était à Vichy, la République avait continué de vivre à l’extérieur, sous la forme, ensuite, d’un gouvernement provisoire et qu’en aucun cas, elle ne pouvait être confondue avec l’État français, qui avait sombré dans la collaboration.
Si cette formule pouvait avoir un sens en 1945, je ne suis pas certain qu’elle en ait autant aujourd’hui, en 2023. Peut-être une formule plus courte, telle que « le gouvernement de l’État français », serait-elle désormais plus opportune. Mais je n’en suis pas tout à fait certain.
Je tenais à exprimer ce doute, mes chers collègues.
Mme la présidente. La parole est à M. Roger Karoutchi, pour explication de vote.
M. Roger Karoutchi. Je trouve que les deux rédactions ne sont pas terribles.
L’expression « se disant “gouvernement de l’État français” » ne veut pas dire grand-chose aujourd’hui, même si, comme l’a excellemment indiqué Pierre Ouzoulias, dans l’ordonnance de 1945, elle rappelait que la légitimité – la légalité, c’est moins évident – était à Londres.
Par ailleurs, la simple référence à « l’État français » peut prêter à confusion. Aujourd’hui, cela peut être interprété comme l’État actuel. Ou alors, il faudrait préciser « l’État français de Vichy », ce qui ne signifie rien.
En revanche, l’expression « le régime de l’État français » renvoie sans équivoque au régime des années 1940-1944.
Cela évite également d’employer la formule « se disant », qui semble sous-entendre que l’État français n’avait pas le pouvoir, ce qui est faux. Le gouvernement qui avait été mis en place par le Parlement était légal, même s’il était illégitime.
Si Nathalie Goulet est d’accord pour modifier son amendement en ce sens, une telle rédaction permettrait à la fois de ne pas reprendre les termes de l’ordonnance de 1945 tout en faisant référence au régime de Vichy, sans confusion possible avec l’État au sens courant.
Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Je remercie notre collègue Nathalie Goulet d’avoir soulevé la question, qui est complexe. Nous le mesurons bien à travers les différentes interventions. Je l’avoue, je ne suis pas plus à l’aise avec les deux appellations proposées qu’avec celle que vient de formuler M. Karoutchi.
Pour moi, l’expression « le régime de l’État français » ne veut pas dire grand-chose. C’est soit le régime de Vichy, soit l’État français. Aussi, je propose d’en rester à la version initiale. Nous sommes en train de faire un texte de loi. Et même si la précision des éléments historiques est extrêmement importante, nous devons avant tout nous préoccuper de consolider la sécurité juridique de notre texte. C’est d’ailleurs dans cette optique que le Conseil d’État a demandé que nous fassions référence à l’ordonnance de 1945, qui reprenait ces mots. Pour bien faire le lien juridique, il m’apparaît plus prudent d’en rester à la proposition originelle du Gouvernement, même si nous n’en sommes pas totalement satisfaits.
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote.
Mme Nathalie Goulet. Je rejoins les propos de Pierre Ouzoulias, et je remercie M. Karoutchi. Pour moi, l’expression est totalement connotée. Évidemment, elle est reprise par le Conseil d’État, parce que c’est la formule qui existe depuis 1945.
Néanmoins, nous pouvons proposer une meilleure rédaction. J’avais un autre amendement que j’ai retiré entre-temps, car j’ai souhaité privilégier la dénomination « l’État français » pour ne pas affaiblir la portée du texte en utilisant une sorte de terme subsidiaire sur ce sujet, qui, comme vous l’avez compris, me touche personnellement, comme chacun d’entre nous, mais, dans mon cas, peut-être encore un peu plus…
C’est ce qui m’a fait aussi retirer l’amendement de repli avec l’expression « régime de Vichy », que j’avais proposé dans un premier temps.
Puisque nous devons faire un choix tout de suite, ce que propose M. Karoutchi me convient mieux que le « se disant “gouvernement de l’État français” », qui est – je le répète – complètement connoté, a fortiori dans une période très troublée, où la question des spoliations d’œuvres d’art appartenant à des Juifs, objet exclusif du texte, peut déboucher sur d’autres types de problématiques. Notre société évolue dans un climat très compliqué, et je trouve que le « se disant » n’est absolument pas conforme à l’idée que je me fais d’un texte juridique.
Je suis donc d’accord pour rectifier mon amendement en remplaçant les mots : « se disant “gouvernement de l’État français” » par les mots : « Le régime de Vichy ».
Mme la présidente. Je suis donc saisie de l’amendement n° 7 rectifié, présenté par Mme N. Goulet, et ainsi libellé :
Alinéa 7
Remplacer les mots :
se disant “gouvernement de l’État français”
par les mots :
« Le régime de Vichy »
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. L’amendement n° 11 rectifié bis, présenté par MM. Fialaire, Artano et Bilhac, Mme M. Carrère, M. Corbisez, Mme N. Delattre, M. Gold, Mme Pantel et MM. Requier et Cabanel, est ainsi libellé :
Alinéa 8
Après le mot :
culturels
insérer les mots :
ayant été importés sur le territoire français et
La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Cet amendement concerne l’automaticité des certificats d’exportation des biens restitués.
Il n’est pas question de revenir sur la liberté des familles des ayants droit, qui pourraient toujours récupérer un bien ayant été importé. En revanche, je souhaiterais que les biens qui ont toujours été sur notre territoire puissent faire l’objet de la même démarche d’interrogation et de sensibilisation pour savoir s’il n’y a pas une possibilité de compensation ou de négociation, afin qu’ils restent en France.
Une telle différence de traitement se justifie à mes yeux. Les familles spoliées, dans le cas que je vise, n’ont jamais eu en leur possession ces biens dans un pays étranger, puisqu’ils n’ont jamais quitté notre territoire. Aussi, nous devons nous interroger sur l’automaticité de la délivrance du certificat d’exportation.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. En adoptant cet amendement, nous n’apporterions plus qu’une réparation partielle à la spoliation. À la différence de familles spoliées à l’étranger, les ayants droit de familles spoliées en France qui vivraient aujourd’hui à l’étranger pourraient in fine se voir refuser le droit de faire venir chez eux l’œuvre qu’on leur aurait restituée.
Les modalités doivent être les mêmes pour toutes les personnes spoliées, quel que soit l’endroit où elles habitent et où se trouve l’œuvre.
À partir du moment où le projet de loi offre déjà la possibilité de négocier à l’amiable le rachat du bien culturel, il me semble que nous disposons déjà d’une mesure permettant d’éviter, sous réserve de l’accord des propriétaires, la sortie du territoire de biens constituant des trésors nationaux.
La commission émet donc un avis défavorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour explication de vote.
M. Bernard Fialaire. Je ne pense pas qu’il y ait de préjudice. Si le bien était resté en possession des familles, il aurait eu besoin d’un certificat d’exportation. Je souhaite accorder les mêmes droits et devoirs à tous les possesseurs d’un bien culturel.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 11 rectifié bis.
(L’amendement n’est pas adopté.)
Mme la présidente. L’amendement n° 3, présenté par M. Stanzione, Mme S. Robert, MM. Kanner, Antiste, Assouline, Chantrel, Lozach et Magner, Mmes Monier, Van Heghe et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 9
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« Par accord entre la personne publique et le propriétaire ou ses ayants droit et le cas échéant conformément aux dispositions de l’article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, la reproduction du bien culturel restitué peut être prévue, aux fins d’exposition dans la collection dans laquelle ce bien figurait avant sa restitution.
La parole est à M. Lucien Stanzione.
M. Lucien Stanzione. Cet amendement vise à prévoir la possibilité de passation d’un accord entre la personne publique détentrice de l’œuvre ou du bien déclassé et le propriétaire ou ses ayants droit qui la récupèrent, ainsi que, si l’œuvre n’est pas tombée dans le domaine public, son auteur ou ses ayants droit.
Je tiens à rassurer Mme la rapporteure : notre amendement renvoie expressément à l’article L. 122-4 du code de la propriété intellectuelle, qui dispose : « Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle d’une œuvre faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. »
Ainsi, le cas échéant, c’est-à-dire lorsque l’œuvre sera encore sous droits, l’accord sera tripartite et associera le premier concerné parmi toutes les parties, à savoir l’auteur du bien restitué ou ses ayants droit. Cet accord aura pour objet de permettre la reproduction de l’œuvre selon les modalités qui pourront être déterminées entre les parties aux termes d’un accord. Il pourra s’agir soit une photographie, soit d’un hologramme, soit d’une représentation en 3D. L’objectif est de garder une trace de l’œuvre qui constituait préalablement une part de l’identité de la collection publique. Ainsi, la reproduction pourrait figurer en lieu et place de l’œuvre restituée.
Cet amendement répond donc à une double préoccupation : le partage universel du bien culturel et l’intérêt pédagogique permettant au musée ou à l’institution concernée de garder une trace de cette œuvre et de communiquer sur la restitution.
Après en avoir débattu en commission et retravaillé notre amendement, je suis en mesure d’affirmer que l’article L. 122-4 est très précis sur cette question et ne prête pas à confusion. Notre proposition ne présente aucun problème majeur.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Si l’on peut comprendre l’intérêt de préserver l’accessibilité au public des biens culturels et de mieux rendre compte des spoliations et de la restitution des biens spoliés, l’adoption de cet amendement n’est pas souhaitable.
D’une part, les établissements culturels ont la possibilité de conclure des accords avec d’autres personnes publiques ou privées sans avoir besoin d’une base légale à cet effet.
D’autre part, c’est l’artiste lui-même qui détient le droit d’autoriser la reproduction, et non pas le propriétaire du bien culturel. Il s’agit d’un droit patrimonial attaché à l’artiste ou à ses ayants droit tant que le bien n’est pas tombé dans le domaine public.
Pour ces deux raisons, je sollicite le retrait de cet amendement, faute de quoi l’avis serait défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. En effet, on peut déjà répondre aujourd’hui aux préoccupations que vous soulevez avec le code de la propriété intellectuelle.
Il y a quelque chose qui me gêne derrière votre amendement, car cela conduit à considérer que la restitution représente un appauvrissement des collections qu’il convient de compenser. Au contraire, si nous restituons ces œuvres, c’est parce qu’elles n’auraient jamais dû entrer dans les collections publiques. Elles doivent donc retrouver leurs propriétaires avec quatre-vingts ans de retard, voire plus, le temps que ces derniers soient retrouvés.
La question n’est pas celle du partage universel d’un bien culturel, comme vous le dites. Nous parlons du retour d’un bien privé à ses propriétaires qui ont été spoliés.
Je ne suis pas à l’aise avec votre amendement. Avis défavorable.
Mme la présidente. La parole est à M. Lucien Stanzione, pour explication de vote.
M. Lucien Stanzione. L’article que j’ai cité est clair sur ce point : nous parlons bien de l’œuvre d’art et de son auteur.
Madame la ministre, je suis d’accord avec vous : nous ne faisons que réparer ce qui n’aurait jamais dû advenir, c’est-à-dire le vol. En même temps, une œuvre culturelle peut avoir une dimension universelle. À ce titre, elle doit pouvoir être partagée par tous.
Pour nous, il faut bien évidemment restituer, mais il n’est pas concevable que personne ne puisse plus profiter de certaines œuvres majeures. En plus, cela permettra de faire œuvre de pédagogie sur ce qui s’est passé dans cette période.
Je vois donc un double intérêt à notre amendement : la connaissance de l’œuvre d’art elle-même, ainsi que la démarche de restitution que nous entreprenons, nous tous, ici, qui nous permettra d’expliquer à nos enfants ce qui s’est passé dans notre histoire récente. Il me paraît essentiel de perpétuer le souvenir de ces tragiques événements. Cela fait écho à la discussion que nous avons eue précédemment.
Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson, pour explication de vote.
M. Max Brisson. Je partage le malaise qui vient d’être exprimé par Mme la ministre. Je ne voterai donc pas cet amendement.
Mme la présidente. L’amendement n° 12 rectifié, présenté par Mme de Marco, MM. Dossus, Benarroche, Breuiller, Dantec, Fernique, Gontard, Labbé et Parigi, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mme M. Vogel, est ainsi libellé :
Alinéa 10
Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :
L’avis de la commission est rendu public.
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. À la suite des travaux engagés au Sénat sur l’initiative de notre ancienne collègue Corinne Bouchoux, ce projet de loi instaure une procédure permanente de déclassement d’œuvres spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Nous soutenons cette volonté d’accélérer la restitution.
Cette procédure lève une importante rigidité, qui nous obligeait à recourir à une loi, déclassement par déclassement, comme nous l’avons fait, par exemple, avec la loi du 21 février 2022.
Afin de consolider encore les droits des propriétaires spoliés et de leurs ayants droit, nous proposons de renforcer l’opposabilité de la décision de la CIVS en prévoyant que ses avis soient rendus publics.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. La CIVS est aujourd’hui chargée de proposer au Premier ministre des mesures de réparation, de restitution et d’indemnisation pour les diverses spoliations intervenues du fait des législations antisémites pendant l’Occupation. C’est la raison pour laquelle ses avis ne sont pas jusqu’ici rendus publics, même s’ils sont évidemment transmis aux demandeurs.
Le projet de loi confie à la CIVS le soin, non pas de formuler des recommandations, mais de donner son avis sur l’origine spoliée de biens appartenant aux collections. Afin d’assurer la plus grande transparence de la procédure, il paraît souhaitable que ces avis puissent être rendus publics. Cela permettra sans doute de faciliter l’établissement progressif d’une doctrine. Plusieurs commissions équivalentes à la CIVS à l’étranger publient d’ailleurs le contenu de leurs avis.
La commission a émis un avis favorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Étant toujours d’accord pour plus de transparence, j’émets un avis favorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’article 1er, modifié.
(L’article 1er est adopté.)
Article 2
La sous-section 3 de la section 2 du chapitre 1er du titre V du livre IV du code du patrimoine est complétée par un article L. 451-10-1 ainsi rédigé :
« Art. L. 451-10-1. – Par dérogation à l’article L. 451-10, les biens des collections des musées de France appartenant aux personnes morales de droit privé à but non lucratif acquis par dons et legs ou avec le concours de l’État ou d’une collectivité territoriale ayant fait l’objet d’une spoliation entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l’autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français” peuvent être restitués au propriétaire ou à ses ayants droit après avis de la commission mentionnée à l’article L. 115-3 et approbation de l’autorité administrative. Le Haut Conseil des musées de France en est préalablement informé.
« D’un commun accord, la personne morale de droit privé à but non lucratif et le propriétaire ou ses ayants droit peuvent convenir de modalités de réparation de la spoliation autres que la restitution du bien.
« Le décret en Conseil d’État mentionné à l’article L. 115-4 fixe les modalités d’application du présent article. »
Mme la présidente. L’amendement n° 5, présenté par MM. Ouzoulias et Bacchi, Mme Brulin et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, est ainsi libellé :
Alinéa 2, première phrase
1° Après le mot :
nazie
remplacer le mot :
et
par le signe :
,
2° Remplacer le mot :
notamment
par les mots :
et par
La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Nous proposons, par coordination, de reprendre la formulation que nous avons adoptée précédemment.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Avis favorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. L’amendement n° 8, présenté par Mme N. Goulet, est ainsi libellé :
Alinéa 2, première phrase
Remplacer les mots :
se disant “gouvernement de l’État français”
par les mots :
“L’État français”
La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Madame la présidente, avec votre permission, je souhaite rectifier mon amendement pour en harmoniser la rédaction avec celle de l’amendement n° 7 rectifié.
Mme la présidente. Je suis donc saisie d’un amendement n° 8 rectifié, présenté par Mme N. Goulet et ainsi libellé :
Alinéa 2, première phrase
Remplacer les mots :
se disant “gouvernement de l’État français”
par les mots :
“le régime de Vichy”
Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Avis défavorable, par cohérence avec la position que j’ai exprimée sur l’amendement n° 7 rectifié.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Compte tenu de l’adoption de l’amendement n° 7 rectifié, il faudra retravailler la rédaction de l’article 1er.
En effet, le texte du Gouvernement et de la commission était ainsi rédigé : « notamment l’autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français” ». Vous avez remplacé les mots : « se disant “gouvernement de l’État français” » par les mots : « le régime de Vichy ». Mais il reste les mots : « notamment l’autorité de fait ». Je ne suis pas juriste, mais je pense qu’un ajustement rédactionnel s’impose.
Pour ma part, je souhaite en rester au texte initial, qui avait fait l’objet de plusieurs échanges avec le Conseil d’État. Avis défavorable.
Mme la présidente. L’amendement n° 13 rectifié, présenté par Mme de Marco, MM. Benarroche, Breuiller, Dantec, Fernique, Gontard, Labbé et Parigi, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mme M. Vogel, est ainsi libellé :
Alinéa 2, première phrase
Remplacer les mots :
peuvent être
par le mot
sont
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. En miroir avec l’article 1er, qui concerne les collections publiques, l’article 2 établit des règles de restitution applicables aux personnes privées labellisées Musée de France. Parmi les plus de 1 200 musées de France, 13 % relèvent de personnes morales de droit privé, associations ou fondations.
Pour les personnes privées, ce label donne accès à des subventions publiques et à des dispositions fiscales avantageuses. En outre, il permet des transferts de propriété d’un autre musée de France et de bénéficier de dépôts de musées nationaux.
Pendant l’Occupation, des collectionneurs privés ont pu acquérir des biens culturels spoliés à des familles juives au même titre que des collectionneurs publics. Or, pour ces fondations et associations privées, l’article 2 ne prévoit qu’une possibilité de restitution, ce qui existait déjà, et non une restitution systématique.
À terme, cela risque de fragiliser les collections publiques face aux collections privées, qui ne sont pas soumises à l’obligation de restitution.
Les principes de Washington et l’obligation de réparation sont supérieurs, me semble-t-il, à la protection de la propriété privée, qui plus est lorsqu’elle est mal acquise. Les États-Unis, par exemple, sont beaucoup plus intransigeants dans l’application du principe : « Bien mal acquis ne profite jamais » dans ce cas précis. C’est pourquoi nous proposons de remplacer les mots : « peuvent être » par le mot : « sont ».
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Il n’est malheureusement pas possible de contraindre un musée privé à restituer un bien spolié : dans la mesure où il est le propriétaire de ses collections, la décision de restitution ne relève que de lui.
Je veux croire que les dispositions de l’article 2 auront néanmoins un rôle incitatif sur les musées privés, quand bien même il ne prévoit qu’une simple faculté. D’une part, la CIVS sera préalablement saisie pour avis pour caractériser la spoliation. D’autre part, la procédure ménage la possibilité d’une supervision par le Haut Conseil des musées de France. Il est évident que le service des musées de France à la direction générale des patrimoines, qui assure le secrétariat de ce Haut Conseil, engagera un dialogue avec le propriétaire de l’établissement si celui-ci refuse de restituer malgré la spoliation établie.
En tout état de cause, le respect du droit de propriété fait à mon sens obstacle à l’adoption de votre amendement. Avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Le juge judiciaire, gardien de la propriété privée, est seul à même d’ordonner des mesures de restitution à une personne morale de droit privé en cas de litige, en application des dispositions de l’ordonnance du 21 avril 1945.
Le texte permet seulement d’inviter les personnes morales de droit privé à suivre l’avis de la CIVS, mais, en cas de non-restitution en méconnaissance de l’avis de la CIVS, les ayants droit disposeront de cet avis pour étayer en fait et en droit leur requête devant le juge judiciaire. Je comprends votre intention, mais je ne peux pas vous suivre, pour des raisons juridiques.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’article 2, modifié.
(L’article 2 est adopté.)
Après l’article 2
Mme la présidente. L’amendement n° 14 rectifié, présenté par Mme de Marco, MM. Benarroche, Breuiller, Dantec, Fernique, Gontard, Labbé et Parigi, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mme M. Vogel, est ainsi libellé :
Après l’article 2
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
L’article L. 213-2 du code du patrimoine est complété par un paragraphe ainsi rédigé :
« …. - Ces dérogations ne s’appliquent pas aux demandes de communication émanant de la commission administrative mentionnée à l’article L. 115-3 du présent code, pour la stricte fin de recherche des propriétaires ou des ayants droit des biens ayant fait l’objet d’une spoliation entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l’autorité de fait se disant “gouvernement de l’État français”. »
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. Madame la rapporteure, vous mentionnez dans votre rapport les travaux conduits au Sénat en 2013 par notre ancienne collègue historienne Corinne Bouchoux, que j’ai déjà évoquée plusieurs fois. À la page 4 de sa note de synthèse, la mission d’information soulignait le frein résultant d’une inaccessibilité des archives pour établir la trajectoire des œuvres : « L’accessibilité des archives est limitée, ce qui est contraire au principe n° 2 de Washington. Non seulement certains accès sont limités ou inexistants, comme certaines archives du Louvre, mais, parfois, les conditions matérielles de stockage et d’indexation constituent un obstacle à la recherche de provenance. L’action entreprise par le ministère des affaires étrangères pour moderniser ses archives de La Courneuve met en évidence le retard de la France par rapport à d’autres pays. »
Les archives nécessaires à la mission de restitution ne sont pas seulement celles du ministère de la culture. Il faut également viser tous les ministères ayant été concernés par les lois d’aryanisation, les spoliations et les déportations. C’est pourquoi il importe de lever toutes les entraves juridiques d’accès aux archives nationales et de prévoir une dérogation exceptionnelle aux règles d’accès aux documents administratifs sensibles habituellement protégés par le secret.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. L’accès aux documents d’archives est une condition essentielle pour parvenir à rechercher et documenter correctement le parcours des biens culturels. La CIVS ne semble pas pour autant rencontrer de difficultés particulières pour accéder aux fonds d’archives. Elle a conclu plusieurs partenariats avec des institutions en France, comme à l’étranger, afin de faciliter leur consultation.
Le décret de 2015 a de surcroît permis d’ouvrir les archives des juridictions d’exception de Vichy, celles des juridictions d’exception du Gouvernement provisoire de la République, de la police judiciaire de 1939 à 1945, et de 1945 à 1960 pour les affaires relatives à des faits de guerre survenus entre 1939 et 1945, etc. Ces documents, y compris ceux couverts par le secret-défense, et qui étaient soumis à des délais de communication assez longs, sont maintenant ouverts.
Il n’y a donc pas lieu de prévoir une dérogation particulière à ces règles de communicabilité au profit de la CIVS, d’autant que l’article L. 213-3 du code du patrimoine rend de toute façon possible la consultation de documents d’archives publiques avant l’expiration des délais de communicabilité fixés, dès lors que l’intérêt qui s’attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger.
Je demande le retrait de cet amendement, faute de quoi l’avis serait défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Aujourd’hui, nous ne voyons aucune difficulté dans l’accès aux archives publiques qui concernent la période de la Seconde Guerre mondiale et les spoliations. Il a pu y en avoir dans le passé, mais ce n’est plus le cas. Les archives de l’État sont accessibles. Les Archives nationales, ainsi que celles du ministère de l’Europe et des affaires étrangères accueillent de très nombreux chercheurs sur ce sujet.
Le délai de consultation des procès-verbaux des commissaires-priseurs, qui doivent être versés par ces derniers aux archives départementales, reste fixé à soixante-quinze ans, mais les procès-verbaux des ventes de la période de la guerre sont accessibles, puisque nous sommes aujourd’hui soixante-dix-neuf ans après la fin de la guerre en France. Pour des ventes plus récentes, il est toujours possible de demander un accès dérogatoire.
Je veux aussi vous rappeler que le Gouvernement a, en deux temps, accordé une dérogation concernant l’accès aux archives relatives à la Seconde Guerre mondiale. Il y a eu l’arrêté du 24 décembre 2015, qui a permis la libre consultation avant l’expiration des délais prévus dans le code du patrimoine de l’ensemble des archives, notamment celles qui relèvent des ministères de l’intérieur et de la justice, mais aussi du ministère des affaires étrangères. Enfin, il y a eu une circulaire relative à l’accès aux archives publiques de la période 1940-1945, en date du 2 octobre 1997.
Votre amendement étant satisfait, j’en demande le retrait.
Mme la présidente. Madame de Marco, l’amendement n° 14 rectifié est-il maintenu ?
Mme Monique de Marco. Non, madame la présidente : les explications de Mme la rapporteure et de Mme la ministre m’ayant convaincue, je le retire.
Mme la présidente. L’amendement n° 14 rectifié est retiré.
L’amendement n° 17 rectifié, présenté par Mme de Marco, MM. Benarroche, Breuiller, Dantec, Fernique, Gontard, Labbé et Parigi, Mme Poncet Monge, M. Salmon et Mme M. Vogel, est ainsi libellé :
Après l’article 2
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
Après le 13° de l’article L. 321-18 du code de commerce, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« …° De prévenir la vente de biens ayant fait l’objet d’une spoliation entre le 30 janvier 1933 et le 8 mai 1945 dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées par l’Allemagne nazie et par les autorités des territoires qu’elle a occupés, contrôlés ou influencés, notamment l’autorité de fait se disant “Gouvernement de l’État français”. »
La parole est à Mme Monique de Marco.
Mme Monique de Marco. La restitution ou la réparation doivent constituer un effort nécessaire pour les personnes publiques, y compris pour les collectivités territoriales. Afin que la responsabilité ne pèse pas que sur elles, tous les intermédiaires du marché de l’art devraient être responsabilisés pour mener à bien la mission de restitution. C’est parfois déjà le cas : je pense notamment au geste d’une maison d’enchères, sur l’initiative du maire de la ville de Sannois, au moment de la restitution du tableau Carrefour à Sannois du peintre Maurice Utrillo, spolié en 1942.
Cette participation active des maisons d’enchères et des marchands d’art devrait être systématisée. C’est pourquoi nous proposons de fixer la lutte contre la vente des biens spoliés parmi les missions du Conseil des maisons de vente. Si nous voulons accélérer les restitutions, nous devons nous doter de tous les moyens nécessaires.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Dans la mesure où nous avons déjà tout ce qu’il faut, je demande le retrait de cet amendement. À défaut, l’avis serait défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. Madame de Marco, l’amendement n° 17 rectifié est-il maintenu ?
Mme Monique de Marco. Non, madame la présidente : si Mme la rapporteure pense que nous avons tout ce qu’il faut, je retire mon amendement.
Mme la présidente. L’amendement n° 17 rectifié est retiré.
Article 3
La présente loi s’applique aux demandes de restitutions en cours d’examen à la date de sa publication. – (Adopté.)
Après l’article 3
Mme la présidente. L’amendement n° 1 rectifié quater, présenté par MM. Fialaire, Artano et Bilhac, Mme M. Carrère, M. Corbisez, Mme N. Delattre, M. Gold, Mme Pantel et MM. Requier et Cabanel, est ainsi libellé :
Après l’article 3
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
Un rapport du Gouvernement, remis annuellement au Parlement, dresse l’inventaire des biens culturels des collections publiques, des biens culturels des collections des musées de France appartenant aux personnes de droit privé à but non lucratif et des biens Musées Nationaux Récupération ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945 restitués à leurs ayants droit au cours de l’année calendaire écoulée.
La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Le présent amendement vise à permettre au Parlement de rester informé de l’ensemble des restitutions de biens spoliés réalisées au cours de l’année calendaire écoulée.
L’adoption de cette loi-cadre sur les restitutions des biens spoliés dans le contexte de 1933 à 1945 ne peut pas faire l’économie ni d’un inventaire précis de nos collections ni d’une information de qualité sur l’évolution de ces restitutions. Il y va du respect des ayants droit spoliés et de la vigilance que nous devons porter sur nos collections.
Or le présent projet de loi écartera de la procédure de restitution le Parlement, puisqu’il a vocation à substituer aux lois d’espèce un dispositif pérenne dérogeant au principe d’inaliénabilité des biens culturels du domaine public, afin de simplifier le dispositif de restitution des biens.
Les parlementaires que nous sommes se voyant retirer leur capacité d’examen et d’appréciation du bien-fondé de ces restitutions, la remise de ce rapport permettrait au Parlement de ne pas être définitivement et totalement écarté.
Par ailleurs, face à l’éparpillement lié aux différentes procédures de restitution de ces biens et par souci de clarté, il paraît nécessaire de pouvoir prendre connaissance de l’ensemble des biens restitués en consultant un unique document.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Même si cet amendement ne revêt aucune portée normative, puisqu’il s’agit d’une demande de rapport, et même si le Sénat évite en général d’adopter ce type de dispositions, il peut sembler logique d’assurer une information du Parlement dès lors qu’il n’autorisera plus au cas par cas les restitutions.
La commission émet un avis de sagesse sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. En conséquence, un article additionnel ainsi rédigé est inséré dans le projet de loi, après l’article 3.
Vote sur l’ensemble
Mme la présidente. Avant de mettre aux voix, dans le texte de la commission, modifié, l’ensemble du projet de loi, je donne la parole à Mme Nathalie Goulet, pour explication de vote.
Mme Nathalie Goulet. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je veux remercier le Gouvernement et la commission, qui ont mené un travail de qualité.
Cependant, même si les ordonnances de 1944 et de 1945 ont une valeur législative, même si le Conseil d’État doit se référer à des textes existants, je reste convaincue que l’expression « se disant » est inappropriée en 2023. Nous devons donc retravailler cette rédaction, peut-être dans le cadre de la commission mixte paritaire si cela est possible.
À mon sens, l’expression « se disant » pose problème au regard de la réalité de l’Histoire et mérite un éclaircissement, qui reste en suspens. À cette réserve près, je trouve le texte parfait ! Il convient d’apporter cette précision, qui, je crois, est utile d’un point de vue historique.
Comparaison n’est pas raison, mais je rappelle que l’on a modifié des dizaines de textes qui faisaient référence à des montants exprimés en francs pour y substituer des montants exprimés en euros. Le changement de vocabulaire au fil du temps a donc conduit à des évolutions législatives sur un certain nombre de points.
Je crois qu’il faut retravailler les alinéas de ce texte de façon qu’ils soient plus en conformité avec l’Histoire telle qu’on l’analyse aujourd’hui, plutôt qu’avec la perception de l’immédiat après-guerre.
Bien évidemment, notre groupe votera avec enthousiasme ce texte, tel que proposé par la commission et amendé par notre Haute Assemblée.
Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson, pour explication de vote.
M. Max Brisson. Bien entendu, notre groupe votera ce texte, et je remercie Béatrice Gosselin, la rapporteure, pour son travail.
Comme l’a indiqué en particulier Pierre-Antoine Levi, ce texte est le premier volet d’un triptyque. Un deuxième interviendra en juin sur les restes humains. Reste, madame la ministre, à travailler sur le troisième. Sur ce dernier, les choses sont peut-être un peu moins acquises, comme vous avez pu l’entendre dans la bouche de notre ami Pierre-Antoine Levi.
Le texte que nous avons examiné cet après-midi me rend un peu mal à l’aise, du fait de ce qu’on pourrait appeler une « discordance » entre l’article 1er et l’article 2. Ce point méritera que nous y retravaillions.
La navette suivra son cours, mais je regrette que, sur un sujet aussi important, nous ne soyons pas parvenus à une écriture plus satisfaisante, à partir du texte que vous avez porté.
Cela dit, je le répète, nous voterons bien entendu ce projet de loi.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour explication de vote.
M. Pierre Ouzoulias. Ce texte est d’apparence technique, et je crois que c’est justifié.
En effet, comme le président Roger Karoutchi l’a dit avec beaucoup de force, jamais un texte de loi ne pourra réparer ce qu’a été la Shoah. La Shoah est une plaie ouverte au flanc de notre humanité. Lorsque nous faisons la loi, nous devons, très humblement, chercher à apporter une réponse de droit, et non à réparer l’irréparable.
Madame la ministre, ce que nous avons essayé de faire, ensemble, avec le Gouvernement, dans une relation de confiance et dans le cadre d’un travail collaboratif, que je salue et qui aurait peut-être pu nous guider sur les lois précédentes – je ferme la parenthèse –, c’est de poser des critères juridiques très forts pour permettre la pleine transparence des procédures de transposition.
Je le répète, l’organisation de l’instruction des dossiers telle que vous l’avez conçue, avec une commission scientifique et une commission administrative, est un très bon modèle, parce qu’il permet la recherche scientifique. J’espère vivement que, demain, les universités y participeront pleinement. En tant qu’ancien enseignant à l’université, je vois d’innombrables projets de recherche, de thèse : je crois que l’on peut faire collaborer la jeune génération à tout ce travail de mémoire et de récolement des données.
À côté, la commission administrative qui donne un avis au Gouvernement est composée de juristes.
Je pense que c’est la bonne voie, et je m’associe aux propos de mon collègue Max Brisson pour souhaiter que le troisième texte puisse s’inspirer de la méthode utilisée ce soir.
Mme la présidente. La parole est à M. Lucien Stanzione, pour explication de vote.
M. Lucien Stanzione. Nous sommes satisfaits du travail que nous avons mené ensemble. C’est un moment historique, même si nous aurions aimé quelques améliorations, qui n’ont pas pu être retenues ce soir.
Ces améliorations visaient notamment à continuer à expliquer l’automaticité de la restitution que nous décidons de créer. En effet, il ne faut pas que l’automaticité soit synonyme d’oubli, que l’on règle les choses de façon purement administrative et que des gestionnaires de musée restituent des objets sans que l’on puisse en discuter. On voit bien que, chaque fois que le Parlement a débattu de la restitution d’un objet, cela a donné lieu à de nombreux échanges – au-delà de cette enceinte, d’ailleurs. Prenons donc le soin de trouver le moyen de continuer à en parler.
Il nous reste encore à travailler sur deux des trois textes du triptyque. Le troisième, sur la restitution des biens mal acquis, est particulièrement important : il permettra d’opérer une réparation historique majeure. Il faudra que nous y travaillions avec autant de sérieux qu’aujourd’hui.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour explication de vote.
M. Bernard Fialaire. Nos collègues Roger Karoutchi et Pierre Ouzoulias ont déclaré que ce projet de loi était un texte technique, qui ne prétendait pas corriger toutes les atrocités qui ont été commises et l’inaction.
Cependant, je pense que chaque pas, dans ce devoir de restitution, de réparation et de justice, est important symboliquement.
Au-delà, le travail de recherche de provenance qui précède la restitution est extrêmement important. Il nécessite que l’on forme des professionnels. Des formations viennent d’être mises en place, qui doivent être développées. Il faut y consacrer des moyens, parce que chaque travail de recherche contribue à entretenir la mémoire et constitue une marque de respect.
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Béatrice Gosselin, rapporteure. Ce texte permettra véritablement d’accélérer la restitution des biens. C’est important.
Cette loi-cadre, exemplaire, pourra inspirer celles qui verront le jour prochainement.
Elle est importante au regard du travail monumental et exigeant de recherche de provenance qui reste à accomplir.
Je veux remercier toutes les personnes qui nous ont aidés à construire ce texte à vos côtés, madame la ministre.
Je remercie celles que nous avons auditionnées – je pense à M. Zivie ou encore à Mme Chastanier –, toutes celles que nous avons rencontrées et qui nous ont apporté leur éclairage, leur témoignage, leur expérience. Cela nous a permis d’enrichir le texte.
Je remercie mes collègues pour leurs amendements. Si nous ne les avons pas tous acceptés, ils nous ont fait réfléchir à des ouvertures possibles.
Je vous remercie, madame la ministre, pour ce travail, et je remercie tous ceux qui ont pu nous accompagner.
Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission.
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture. Ce texte n’a pas vocation à réparer la Shoah – comment pourrait-on y prétendre ? Il a vocation à réparer les spoliations et à rendre justice aux familles et aux personnes qui en ont été victimes.
Bien sûr, nous devons nous satisfaire du consensus et le vote qui interviendra dans quelques minutes permettra d’accélérer enfin le processus de restitution.
Je veux citer deux dates et un chiffre pour nous appeler à la modestie.
Il aura fallu quatre-vingt-dix années – 1933-2023 –, soit trois générations, pour parvenir enfin à réaliser ce travail de justice. Comment ne pas penser aux générations qui ne sont plus là et qui ont été les victimes directes de ces spoliations ? Nous leur devions aussi ce travail.
Je veux également citer 1995, car, comme beaucoup parmi vous l’ont, à juste titre, rappelé, ce que nous avons réussi à accomplir aujourd’hui est le fruit d’un processus enclenché par les déclarations du Président de la République Jacques Chirac. Il aura tout de même fallu vingt-huit ans pour parvenir à ce texte-cadre !
Enfin, je veux citer un chiffre, celui du nombre de spoliations commises. On ne le connaît pas, mais on mesure leur importance quand certains évoquent le chiffre de 100 000 ou 150 000. Il faut reconnaître, en toute modestie, que nous ne restituerons évidemment, sous une forme ou sous une autre, que très peu de biens aux familles qui en ont été victimes et qui sont encore marquées par cette période de l’Histoire de France.
Je remercie notre rapporteure pour le travail effectué. Je me joins à la demande qu’elle a adressée à Mme la ministre dans son propos liminaire : si ce texte a vocation à accélérer le processus d’identification des provenances et de restitution, il faut aussi que des moyens, notamment humains, y soient consacrés. Je me joins donc à sa demande sur la nécessité d’adjoindre des moyens à cette loi-cadre.
Je remercie toutes celles et tous ceux qui ont participé au travail sur ce texte, ainsi que Mme la ministre, pour sa collaboration.
Nous attendons évidemment avec impatience les deux autres textes ! (Applaudissements.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole ?…
Je mets aux voix, dans le texte de la commission, modifié, l’ensemble du projet de loi relatif à la restitution des biens culturels ayant fait l’objet de spoliations dans le contexte des persécutions antisémites perpétrées entre 1933 et 1945.
(Le projet de loi est adopté.)
Mme la présidente. Je constate que ce projet de loi a été adopté à l’unanimité.
La parole est à Mme la ministre.
Mme Rima Abdul-Malak, ministre. Mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens vraiment à vous remercier pour la qualité des débats, pour le sérieux de vos analyses ainsi que pour tous nos échanges de ces dernières semaines.
Je suis très heureuse que le texte commence son cheminement législatif au Sénat, où un travail a été réalisé de longue date sur ces questions – nous avons notamment mentionné le rapport de la sénatrice Corinne Bouchoux. En outre, c’est avec les sénateurs que nous avons le plus travaillé sur les lois-cadres qui seront examinées très prochainement.
En réponse aux propos de Roger Karoutchi, je veux répéter que, dans mon discours, j’ai veillé à peser chaque mot. J’ai bien dit que la restitution était un acte de justice, et non un acte de réparation. Et j’ai dit plusieurs fois que rien ne pourrait réparer le drame de la Shoah, qui n’est comparable à aucun autre.
Cependant, le présent projet de loi est un texte de reconnaissance. C’est un projet de loi d’action. Je veux vous assurer de l’engagement total du ministère de la culture, de nos musées et de leurs équipes, non pas uniquement celles des musées nationaux, mais aussi, pour avoir échangé avec elles, celles des musées territoriaux. Je connais leur engagement et leur mobilisation.
Je veux également souligner l’engagement en matière de formation. Comme je l’ai cité rapidement dans mon discours liminaire, la prise en compte de ces questions dans les formations est aujourd’hui très importante, comme le montrent le nouveau master à Nanterre, mais aussi les formations de l’École du Louvre ou encore de l’Institut national du patrimoine.
C’est grâce à l’ensemble de ces leviers – formation, enquête, recherche de provenance – que nous rendrons ce texte effectif.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je veux vous assurer de mon engagement pour y contribuer. Mille mercis à vous ! (Applaudissements.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures dix, est reprise à dix-huit heures vingt.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
7
Mise au point au sujet de votes
Mme la présidente. La parole est à Mme Micheline Jacques.
Mme Micheline Jacques. Lors du scrutin public n° 291 sur l’ensemble de la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France, mes collègues Françoise Dumont, Viviane Malet et Dominique de Legge souhaitaient voter pour.
Mme la présidente. Acte est donné de cette mise au point, ma chère collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l’analyse politique du scrutin.
8
Majorité numérique et lutte contre la haine en ligne
Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne (proposition n° 389, texte de la commission n° 588, rapport n° 587).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de la transition numérique et des télécommunications. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, l’insécurité sur internet progresse de jour en jour, et nos enfants sont les principales victimes des travers de la société numérique.
Surexposition aux écrans, addiction aux réseaux sociaux, cyberharcèlement, exposition à des contenus inappropriés : autant d’atteintes brutales à leur innocence, autant de violence psychologique faite à une génération qui menace d’être sacrifiée si rien n’est fait.
Oui, mesdames, messieurs les sénateurs, nous devons à nos enfants d’agir.
Depuis quelques années, sous l’impulsion du Président de la République et des parlementaires, la France agit. D’ailleurs, s’agissant de la protection de l’enfance en ligne, notre pays montre la voie.
Grâce à une initiative parlementaire, la France sera, dans quelques mois, le premier pays du monde à imposer le contrôle parental sur tous les équipements qui sont vendus sur son sol.
Grâce à la mobilisation du ministère de l’éducation nationale, du ministère de l’économie et des finances, l’année prochaine, dans notre pays, tous les élèves de sixième bénéficieront d’un passeport numérique, c’est-à-dire d’un module de sensibilisation aux risques et aux gestes à adopter en ligne pour se prémunir contre les dérives que j’évoquais à l’instant.
Grâce à l’engagement de la secrétaire d’État chargée de l’enfance et du ministre de la santé et de la prévention, un site internet, jeprotegemonenfant.gouv.fr, a été conçu à destination des parents, pour les accompagner dans la parentalité numérique, c’est-à-dire dans la façon dont ils peuvent accompagner leurs enfants dans l’espace numérique.
Nous avons d’ailleurs, avec Charlotte Caubel, lancé, au mois de février dernier, une campagne nationale de promotion de ce site internet, vers lequel tous les parents de France peuvent se tourner lorsqu’ils s’interrogent sur la manière d’accompagner au mieux leur enfant dans l’espace numérique.
Enfin, c’est grâce au volontarisme de la France qu’a été adopté, l’année dernière, lorsqu’elle présidait l’Union européenne, un règlement majeur, le règlement sur les services numériques, qui fait entrer les grandes plateformes de réseaux sociaux dans l’ère de la responsabilité, en leur imposant un certain nombre d’obligations nouvelles d’ordre général : la modération des contenus illicites qui leur sont signalés, l’audit par des tierces parties de leurs algorithmes, le partage avec des chercheurs de leurs données, ce qui permettra à ceux-ci d’analyser les ressorts des dérives que nous dénonçons, mais aussi des mesures très concrètes pour mieux protéger les enfants en ligne, en particulier l’obligation qui leur sera faite de publier des conditions générales d’utilisation facilement compréhensibles par eux, l’obligation de garantir un haut niveau de sécurité, de sûreté et de protection de leur vie privée, notamment en mettant en place des interfaces adéquats, et l’interdiction de faire de la publicité ciblée sur les mineurs.
Je le répète, c’est là un règlement majeur, une révolution dans la manière dont nous régulons l’activité de ces éditeurs de réseaux sociaux. Ces obligations entreront en vigueur cet été, au mois d’août.
En cas de manquement à ces obligations, les plateformes concernées s’exposeront à des pénalités allant jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires la première fois et, en cas de récidive, pourront se voir interdire d’émettre sur le territoire de l’Union européenne.
Nous avons agi, mais il nous faut aller plus loin. C’est l’objet du projet de loi que j’ai présenté il y a quelques semaines pour sécuriser et réguler l’espace numérique et créer de nouvelles protections pour nos concitoyens, nos entreprises et nos collectivités, mais singulièrement pour nos enfants.
En outre, au chapitre de la protection des mineurs en ligne figure une mesure issue des travaux de Mme la rapporteure et de ses collègues, les sénatrices Annick Billon, Laurence Cohen et Laurence Rossignol, qui vise à donner à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) le pouvoir de bloquer les sites pornographiques qui ne vérifient pas l’âge de leurs utilisateurs.
Mesdames, messieurs les sénateurs, 2 millions d’enfants sont exposés chaque mois à des contenus pornographiques en ligne. Pourquoi ? Parce que les sites concernés ne vérifient pas sérieusement l’âge de leurs utilisateurs.
Avec cette mesure issue d’un rapport sénatorial, nous pourrons, en quelques semaines, obtenir le blocage des sites qui ne se conformeront pas à cette obligation.
Autre mesure de protection de l’enfance en ligne : une peine d’un an d’emprisonnement et de 250 000 euros d’amende pour les hébergeurs qui ne retireront pas en moins de vingt-quatre heures les contenus pédopornographiques qui leur seront signalés par les forces de l’ordre. Cette sanction sera calquée sur le modèle de la sanction s’appliquant au non-retrait des contenus terroristes par ces mêmes hébergeurs.
Et il nous faut aller plus loin, avec la proposition de loi dont le président Laurent Marcangeli a pris l’initiative à l’Assemblée nationale et qui impose aux réseaux sociaux de contrôler l’âge de leurs utilisateurs, mais aussi, lorsque ces derniers ont moins de 15 ans, de recueillir le consentement parental.
Et je veux féliciter Mme la rapporteure et les membres de la commission, qui ont permis d’améliorer le texte lors de son examen en commission, tout en veillant à éviter deux écueils : le premier aurait été d’empiéter sur ce qu’accomplit le règlement sur les services numériques, le DSA, pour Digital Services Act, ce règlement majeur adopté l’année dernière, sur l’initiative de la France ; le second aurait été de déposséder l’autorité parentale.
Je crois que, quand l’intérêt supérieur de l’enfant est en jeu, le Parlement sait trouver les voies du consensus. J’espère que ce sera aussi le cas aujourd’hui.
En tout état de cause, le Gouvernement – ma collègue Charlotte Caubel aura l’occasion de s’exprimer en en ce sens – soutiendra la proposition de loi amendée par la commission.
Je remercie une nouvelle fois Mme la rapporteure et les membres de la commission pour leur travail.
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Charlotte Caubel, secrétaire d’État auprès de la Première ministre, chargée de l’enfance. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, nous le disons, nous le répétons : l’espace numérique apporte au monde des atouts formidables, mais est aussi source de danger, tout particulièrement pour les enfants, qui naviguent sur internet dès l’âge de 10 ans – parfois même avant.
Dans le monde réel comme dans le monde virtuel, il est de notre devoir de garantir la sécurité, les droits et le bien-être de nos enfants. C’est pourquoi la protection des enfants dans l’espace numérique est l’un des cinq chantiers prioritaires qu’a fixés la Première ministre à son gouvernement à l’occasion du premier comité interministériel de l’enfance, en novembre 2022.
Notre feuille de route est très claire : il nous faut lutter contre l’utilisation excessive des écrans, qui génère de nombreuses difficultés et de nombreux troubles du comportement, du langage, du sommeil et crée des addictions.
Il nous faut aussi interdire aux mineurs l’accès à des contenus inadaptés à leur âge, au premier rang desquels les contenus pornographiques. Sur ce point, Jean-Noël Barrot et moi sommes intransigeants : nous avons pris des mesures plus contraignantes encore, qui s’appliqueront aux éditeurs de sites pornographiques.
Il nous faut aussi combattre toutes les formes d’infractions dont les mineurs peuvent être victimes sur internet, au premier rang desquelles le cyberharcèlement et le grooming.
Enfin, il nous faut garantir les données et le droit à l’image des enfants sur les réseaux sociaux. Je le rappelle, une image sur deux d’enfant retrouvée dans les ordinateurs portables des pédocriminels – une image sur deux ! – a été volée sur les réseaux !
Depuis un an, l’ensemble des ministres concernés sont pleinement mobilisés. Je souhaite saluer l’action de mes collègues, Jean-Noël Barrot, Pap Ndiaye, mais aussi Gérald Darmanin et Éric Dupond-Moretti pour lutter contre les excès des réseaux.
Nous pouvons également compter sur l’engagement des parlementaires des deux chambres, les autorités de régulation et de nombreuses associations.
De fait, collectivement, nous prenons tous les jours un peu plus la mesure des risques que représentent les écrans, internet et les réseaux sociaux pour nos enfants.
Je me réjouis, en tant que secrétaire d’État chargée de l’enfance, de constater que nous élaborons, à tous les niveaux, une véritable stratégie pour prévenir les risques, mieux accompagner les familles, responsabiliser les acteurs du numérique, notamment les plateformes.
Au Parlement, trois propositions de loi visant à mieux protéger les enfants en ligne sont ainsi examinées depuis le début de l’année : c’est un message politique très clair et très fort. Caroline Janvier, Bruno Studer et Laurent Marcangeli ont, en effet, porté, à l’Assemblée nationale, des textes ambitieux qui ont été adoptés très largement.
Le Sénat a mené des travaux importants qui nourrissent notre action au quotidien. Je salue le rapport porté par Annick Billon, Laurence Rossignol, Laurence Cohen et vous-même, madame la rapporteure, sur l’industrie de la pornographie, et, bien sûr, la commission d’enquête conduite par le président Malhuret sur TikTok.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je suis convaincue que la protection des enfants en ligne peut une nouvelle fois nous réunir et nous unir aujourd’hui. Je ne crois pas me tromper en disant, comme vous, qu’il est insupportable de lire les rapports faisant état des dégâts causés par les algorithmes addictifs, la désinformation et les violences commises en ligne sur les enfants.
Loin de moi l’idée de diaboliser les réseaux sociaux et les grandes plateformes, mais, en tant que secrétaire d’État chargée de l’enfance, je me dois d’alerter sur ces risques et dérives graves qui abîment la santé des plus jeunes.
Il faut l’admettre, nous, adultes, avons été dépassés ; nous avons probablement baissé la garde par imprudence et, surtout, par méconnaissance et incompréhension.
Jean-Noël Barrot l’a dit : aujourd’hui, nous sommes dans l’action pour essayer de rattraper le temps perdu. Face à ces défis, nous avons choisi d’agir sur plusieurs plans : en améliorant, à la fois, l’éducation des enfants, l’accompagnement des parents et la formation des professionnels ; en généralisant les ateliers de parentalité numérique sur l’ensemble du territoire ; et en renforçant les dispositions relatives à l’autorité parentale dans l’environnement numérique, et donc les obligations en résultant.
Aujourd’hui, votre assemblée peut déterminer l’âge à compter duquel un enfant pourra s’inscrire de façon autonome sur un réseau social.
Il nous faut de nouveau rappeler une évidence : s’inscrire sur un réseau social n’est pas un acte anodin, en particulier pour les enfants. Car, sur un réseau social, ces derniers sont confrontés aux mêmes risques que dans la vie réelle – je dirais même que, parfois, ils le sont encore plus.
On le sait, là où il y avait harcèlement, il y a aujourd’hui cyberharcèlement, dont l’impact sur les enfants est décuplé, démultiplié.
Là où il pouvait y avoir une incitation isolée à la haine et au suicide, il y a aujourd’hui un déploiement numérique de ce type d’influence. Les réseaux sociaux sont source de dangers réels et graves.
Dans ce contexte, contrôler et accompagner l’accès des mineurs à l’entrée des réseaux est une réponse efficace. C’est la raison pour laquelle, avec Jean-Noël Barrot, je soutiens la proposition de loi de Laurent Marcangeli pour qu’aucun enfant de moins de 15 ans ne s’inscrive sur un réseau social sans l’accord de ses parents. Ce sera un nouveau moyen d’accompagner les enfants dans leurs usages numériques et de les préserver des excès d’internet.
Je sais qu’en privilégiant l’intérêt supérieur de l’enfant il peut nous être reproché de porter atteinte à la liberté des adultes. En l’occurrence, nous voulons rappeler aux parents de ne pas céder à la facilité et de prendre leurs responsabilités. Je l’assume, nous l’assumons. Parce que prendre soin de nos enfants est la priorité du Président de la République, celle du Gouvernement et la mienne en tant que secrétaire d’État chargée de l’enfance.
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, dans leur monde idéal, les réseaux sociaux constituent un formidable espace de partage, de création, d’échanges et de débats. C’est également un outil de culture et de connaissance.
Cet idéal est malheureusement resté en partie une projection, un leurre, mais qui a réussi à attirer de nombreux utilisateurs, tombés dans le piège avant d’en connaître les dangers : la plupart d’entre nous ici présents, mais surtout les plus fragiles, aveuglés par les sirènes manipulatrices visant à faire croire que cet espace de divertissement était sans risque.
Conçues pour attirer et retenir notre attention, les plateformes numériques ont su créer un écosystème qui fait désormais partie de la société.
Avant d’être nommée rapporteure de cette proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne, je me suis penchée depuis plusieurs années avec une grande attention sur les conséquences de la surutilisation d’internet par les mineurs. Je suis aussi une mère de famille – mes enfants sont aujourd’hui des adolescents –, et donc un témoin éclairé des conséquences au quotidien de l’utilisation de ces plateformes sur leur vie.
L’auteur de la proposition de loi initiale a choisi un sujet qui ne peut faire que consensus : légiférer sur l’accès des plus jeunes aux réseaux sociaux. Est-il vraiment besoin d’expliquer pourquoi un focus a été fait sur ces réseaux tant ils sont omniprésents ? Nos enfants, plus encore nos adolescents, n’imaginent plus vivre sans eux.
Il ne s’agit pas ici de faire un procès aux réseaux sociaux et aux plateformes ou d’adopter une posture moraliste – ils ne sont évidemment pas à eux seuls responsables de toutes les dérives constatées sur internet –, mais il est impossible de nier qu’ils présentent pour nous tous, singulièrement pour les plus jeunes, des conséquences spécifiques.
Commençons par quelques chiffres.
Près de la moitié des enfants de 6 à 10 ans ont déjà leur smartphone – je le rappelle, l’âge de 6 ans correspond à l’entrée au CP, une année où l’on apprend à lire.
Par ailleurs, 65 % des 10-14 ans ont un compte au moins sur un réseau social et près de la moitié des adolescents pensent qu’ils seraient dévastés s’ils devaient se passer des réseaux non pas définitivement, mais juste pendant plusieurs jours… Cela en dit long sur le caractère addictif des réseaux sociaux !
Le geste est toujours le même : d’abord, un scroll vers le bas, un coup d’œil aux commentaires, puis l’entrée dans la spirale, celle qui va transformer vos cinq minutes de pause en un long tunnel sans fin. C’est là tout l’objectif des algorithmes : retenir notre attention coûte que coûte en choisissant des contenus adaptés à nos intérêts, avec deux variables, à savoir la satisfaction engendrée par la réception de commentaires positifs ou autres récompenses et le partage d’expérience afin de montrer son appartenance à une communauté.
C’est le marché de l’attention, une sollicitation optimisée du cerveau humain par le biais d’algorithmes, qui engendre une recherche constante de nouveaux contenus numériques à des fins de stimulation cérébrale.
Le même mécanisme serait à l’œuvre dans le cas des addictions aux drogues. Je vous invite à lire le témoignage récent d’une adolescente dans un grand quotidien national. J’en cite un extrait : « TikTok, pour nous, c’est un peu comme le tabac pour l’ancienne génération, on essaie de décrocher, mais on tient une semaine. »
Mes chers collègues, connaissez-vous le Fomo ? C’est l’acronyme de fear of missing out, c’est-à-dire la peur de manquer quelque chose. Cela se traduit par un syndrome d’anxiété qui nous pousse à rester connectés pour ne pas prendre ce risque. Un phénomène qui est une conséquence directe de l’utilisation des réseaux sociaux, et un syndrome particulièrement présent chez nos adolescents.
Et puis il y a la comparaison, qui peut parfois être une source de plaisir, mais qui est souvent un facteur de déprime. C’est un poison pour l’estime de soi dans lequel l’envie et la jalousie prennent racine. Lorsque nous parcourons les différentes plateformes, on peut avoir la sensation de voyager trop peu, de se sentir moche ou que notre vie de famille est finalement bien plus triste que celle des autres. Notre cerveau nous compare systématiquement aux autres. C’est un réflexe plutôt naturel. En tant qu’adulte, le discernement nous offre une arme pour prendre de la distance, mais cet outil n’est qu’en cours d’acquisition chez nos enfants et ne leur permet pas encore d’avoir le recul nécessaire pour digérer certains contenus.
Les réseaux sociaux sont la vitrine d’une vie rêvée et bien menée, et leur surutilisation a un impact physique, mental et social.
Des chercheurs de l’université de Pittsburgh se sont intéressés au sujet et les données scientifiques qu’ils ont obtenues attestent qu’un lien direct existe entre l’isolement social éprouvé et une importante utilisation des réseaux sociaux.
Maux de tête, insomnie, problèmes de vision, déprime, baisse des résultats scolaires ou des performances professionnelles : autant d’indices qui doivent nous alerter. Là encore, nos enfants et adolescents sont bien plus sensibles que les adultes. Il a été constaté que les plus gros consommateurs de réseaux sociaux sont les plus jeunes et les premiers concernés par ces risques cognitifs et mentaux, en raison de l’usage démesuré qu’ils en font et de leur vulnérabilité.
Aujourd’hui, près de 50 % des adolescentes présentent des symptômes cliniques de dépression, pour un équivalent de cinq heures par jour passées sur les réseaux sociaux.
« Encore cinq minutes de TikTok et je vais me coucher ! » Nombreux sont les parents qui reconnaîtront leur enfant dans cette phrase. Pourtant, depuis plusieurs années, les spécialistes ne cessent d’alerter sur les troubles du sommeil, les difficultés de concentration ou encore la dégradation de la mémoire en cas d’utilisation répétée des écrans la nuit.
En outre, autoriser son enfant à utiliser les réseaux sociaux, c’est une chose ; mais savoir ce qu’il regarde, c’est encore mieux ! Aujourd’hui, 82 % des 10-14 ans indiquent qu’ils les consultent sans leurs parents.
Cette forme de liberté véhiculée par les réseaux sociaux, sur lesquels chacun peut prendre la parole, peut entraîner également des dérives. Cette problématique, identifiée depuis des années désormais, s’appelle la haine en ligne. Une haine qui a trouvé un nouveau corps, un terreau privilégié pour se diffuser, de manière lâche, à un plus grand public, et plus facilement.
Derrière un écran, qui assure l’anonymat, la violence de certaines personnes peut s’exprimer bien plus librement. Un réel espace de défoulement pour les uns et le début du cauchemar pour les autres.
Selon l’association e-Enfance, 12 % des 8-18 ans ont déjà été confrontés à une situation de cyberharcèlement. C’est un fléau qui touche principalement les mineurs. Si les plateformes mettent en place des outils pour lutter contre des contenus indésirables, il s’avère que ces dispositifs ne sont pas suffisants pour protéger les plus fragiles, nos enfants.
Et je n’évoque pas ici les mauvaises rencontres, notamment les prédateurs sexuels ou les vendeurs de drogues, qui savent tirer parti des réseaux sociaux pour attirer leurs victimes.
L’école étant le premier lieu des interactions sociales et celui où sont apprises les notions basiques du civisme, l’éducation nationale a aussi pour mission d’éduquer les futurs citoyens de la République aux règles de la vie en société. Notre société faisant de plus en plus corps avec le numérique, le cyberharcèlement doit être abordé en classe.
Nous examinons aujourd’hui un texte de bon sens. Pour répondre aux constats que je viens de présenter en propos liminaires, la présente proposition de loi prévoit que l’inscription d’un jeune de moins de 15 ans sur un réseau social ne pourra se faire qu’avec l’autorisation d’un des deux parents. C’est donc cela la fameuse « majorité numérique », qui figure à l’article 2 – le cœur de la proposition de loi.
Afin de renforcer la protection de nos enfants, j’ai tenu à rendre ce texte plus opérant en présentant des amendements qui ont été adoptés à l’unanimité par la commission de la culture. Ils ont pour objectif de rendre le texte plus applicable et efficace, tout en associant la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) pour assurer un meilleur respect des données personnelles.
Ce texte place ainsi l’autorité parentale au cœur de la relation entre l’enfant et les réseaux sociaux. Fixer une majorité numérique permettra demain d’instaurer un dialogue en famille afin que chacun puisse, en connaissance de cause et en responsabilité, être conscient des dangers que risque d’engendrer une surutilisation des réseaux – surtout quand on observe la proportion des moins de 13 ans inscrits sur ces plateformes, malgré l’interdiction qu’elles ont, je le rappelle, mise en place.
La majorité numérique sera donc un outil au service des parents pour mieux superviser la vie numérique de leurs enfants. Tout montre que la puberté numérique est de plus en plus précoce et que les parents sont souvent dépassés par la rapidité avec laquelle leurs enfants adoptent de nouveaux usages. Sachez que 83 % d’entre eux reconnaissent ne pas savoir exactement ce que font leurs enfants sur internet.
Cet arsenal juridique que nous nous efforçons, enfin, de mettre en place pour réguler l’espace numérique ne pouvait plus attendre. Il complétera d’ailleurs deux textes que nous avons récemment examinés : celui qui tend à encadrer l’influence commerciale et celui qui vise à garantir le respect du droit à l’image des enfants.
Trois textes, un seul objectif : protéger les mineurs.
Le Sénat a de nouveau prouvé son intérêt pour ces grands enjeux de notre siècle. Et il sera encore au rendez-vous dans quelques semaines, monsieur le ministre, pour examiner votre projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique. L’article 2 prévoit d’ailleurs de nouvelles modalités de contrôle pour l’accès des mineurs aux sites pornographiques.
Il m’est impossible, car il s’agit du même objectif, de ne pas aborder ici les derniers travaux de la délégation aux droits des femmes, ayant été coauteure du rapport Porno : l’enfer du décor, qui a tant fait parler de lui depuis un an maintenant. Là aussi, ce travail visait à éveiller les consciences quant aux dérives de cette industrie et aux conséquences sur les plus fragiles, et nous avions fait une trentaine de propositions. Je vous remercie d’ailleurs, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, d’avoir cité ce rapport dans vos propos liminaires et d’avoir tenu compte de nos préoccupations pour protéger les mineurs des sites pornographiques.
Aujourd’hui, il est temps pour le Sénat de franchir une nouvelle étape. Cette proposition de loi ne prétend pas résoudre en quelques articles l’ensemble des conséquences néfastes de l’utilisation des réseaux sociaux sur les moins de 15 ans, mais il est une pierre de plus à la construction d’un véritable écosystème global de protection de l’enfance en ligne.
Moins d’exposition précoce à la violence des réseaux sociaux, c’est moins de risques de cyberharcèlement, moins d’exposition aux cyberviolences sexistes et sexuelles et moins d’accès à la désinformation. Je vous rappelle que la théorie de la terre plate, véhiculée récemment sur ces réseaux, a séduit un jeune sur six. C’est aussi une question de santé publique qui ne dit pas son nom.
L’adoption de cette proposition de loi, à l’heure où les pays du monde entier, et singulièrement l’Europe, s’attachent enfin à poser un cadre, constituerait un signal fort.
Pour conclure, mes chers collègues, je veux dire que ce texte, qui acte la prise de conscience par le Sénat du caractère urgent et impérieux de construire un cadre juridique solide, permettra de mettre chacun face à ses obligations et à ses responsabilités. Nous ne pouvons plus nous contenter d’observer les potentiels dommages, nous devons poser des garde-fous indispensables à leur protection. Je suis convaincue que cet enjeu peut nous rassembler et je vous remercie d’ores et déjà pour les propositions d’amélioration du texte portées par vos amendements. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Thomas Dossus. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – Mme Marie-Pierre Monier applaudit également.)
M. Thomas Dossus. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons traite d’une question essentielle : la place des mineurs dans le monde numérique. Ce n’est pas la première fois que le Sénat se penche sur cette thématique. Proposition de loi visant à lutter contre le cyberharcèlement, commission d’enquête sur l’usage de TikTok, proposition de loi protégeant le droit à l’image des mineurs en ligne : notre agenda législatif est bien occupé par la question.
Qu’est-ce qui différencie ce texte, proposé par le président du groupe Horizons à l’Assemblée nationale, de tous ceux que j’ai précédemment cités ? Il s’agit ici de réguler la présence des mineurs au sein d’espaces numériques dans lesquels ils peuvent être particulièrement vulnérables : les plateformes des réseaux sociaux.
Pour ce faire, et comme son intitulé l’indique, cette proposition de loi fixe une majorité numérique à 15 ans, âge en dessous duquel l’accord parental est indispensable pour l’inscription à un réseau social. C’est le cœur du dispositif.
Le texte prévoit d’inscrire pour la première fois dans la loi une définition juridique des réseaux sociaux reprenant celle du Digital Markets Act (DMA) européen. Corrigé – bientôt, je l’espère – par l’amendement qui en exclut Wikipédia, il constitue un pas en avant pour le législateur.
Il tend également à obliger les opérateurs de réseaux sociaux à diffuser des messages de prévention contre le harcèlement – cela ne mange pas de pain ! – ou à fixer un cadre plus contraignant dans lequel les opérateurs de plateforme en ligne doivent répondre aux réquisitions judiciaires dans le cadre d’une enquête préliminaire ou de flagrance.
Toutes ces propositions ont été affinées et enrichies par la navette parlementaire et aboutissent au final à un texte qui va évidemment dans le bon sens.
J’aurais pu arrêter ici mon intervention, remercier notre rapporteure pour son travail et annoncer le vote positif des écologistes sur cette proposition de loi… Je vous rassure, c’est ce que je compte faire dans quelques minutes, mais ce texte pose tout de même un problème : en effet, il reste très flou sur les modalités de sa mise en œuvre, ce qui est d’autant plus ennuyeux lorsque cela concerne sa mesure phare.
En effet, comment contrôler effectivement l’âge des personnes qui s’inscrivent sur les réseaux sociaux ? La proposition de loi prévoit une solution qui n’en est pas une : ce sera à l’Arcom, après consultation de la Cnil, de définir un « référentiel » auquel devront se plier les plateformes. En un mot, on laisse l’Arcom se débrouiller pour mettre en œuvre une solution dite « technique » qui, à l’heure actuelle, n’existe pas.
Cela fait plusieurs années, bien avant cette proposition de loi, que la Cnil se penche sur la question de la vérification de l’âge : « S’agissant de la vérification de l’âge, […] les dispositifs existants ou envisagés sont généralement insatisfaisants à deux titres. Certains reposent sur une collecte massive de données personnelles et apparaissent dès lors difficilement conformes aux principes de protection des données […]. D’autres, moins intrusifs, sont cependant inefficaces parce que trop aisément contournés par les mineurs (par exemple systèmes déclaratifs […]). »
Ainsi, les experts – ceux-là mêmes qui devront élaborer le fameux référentiel de l’article 2 – reconnaissent leur incapacité à le faire.
Dès lors, j’estime que le texte que nous examinons aujourd’hui relève en quelque sorte d’un vœu pieux, de la pensée magique. Une croyance selon laquelle demain, peut-être, nous serons à même de résoudre un problème presque aussi vieux qu’internet.
Alors, pourquoi légiférer maintenant ? Pourquoi décharger le législateur de sa responsabilité à trouver une solution ? Car cette solution n’est pas uniquement technique, comme l’expose la Cnil entre les lignes : elle est éminemment politique.
La solution, qui sera peut-être un jour trouvée, mobilise des sujets aussi importants que l’anonymat sur internet, la protection des données, le rôle des algorithmes dans la vie de la cité, la place des géants du Net dans la mise en œuvre de la majorité numérique, la protection des enfants face aux contenus violents, haineux ou pornographiques. Toutes ces questions sont trop importantes pour que le législateur s’en dessaisisse, avec – il faut le dire – un peu d’hypocrisie.
Je pense que nous sommes tous, sur l’ensemble de ces travées, bien conscients de ce problème. C’est à mon avis une des raisons pour laquelle l’article 6 de la proposition de loi repousse la mise en œuvre des dispositions du texte.
Toutefois, au vu des autres avancées du texte, parce que celui-ci ne comporte pas de mesures que nous jugeons néfastes, parce qu’il peut aider les familles – cela a été dit – à accompagner leurs enfants dans leur découverte du numérique et pour reconnaître le travail de notre rapporteure, les écologistes voteront, comme je l’ai annoncé, la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST. – MM. David Assouline et Jean-Jacques Michau applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Julien Bargeton. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
M. Julien Bargeton. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, tout en ouvrant de nombreuses possibilités, le numérique est devenu dans le même temps une source de dangers, notamment pour les jeunes. Son utilisation par ces derniers entraîne – il est vrai – une exposition accrue aux risques.
Cela a été dit, 82 % des enfants de 10 à 14 ans vont sur internet sans leurs parents ; 95 % des adolescents sur les réseaux sociaux. Les jeunes font un usage massif de ces réseaux, et l’âge de la première inscription est en moyenne de 8 ans et demi, avec toutes les conséquences que cela peut entraîner.
Cet usage a un lien avec le développement de certaines pratiques, comme les jeux vidéo, au détriment des devoirs ou des cours. Cette tendance a été en particulier accrue par le confinement, et n’a pas cessé depuis lors. On constate que TikTok est massivement utilisé – et pas que par les jeunes ! –, puisque le nombre de ses utilisateurs est passé en trois ans de 4,5 millions à 15 millions puis à 20 millions. Environ 60 % des jeunes utilisent un réseau social, notamment celui-là.
Cette massification de l’usage numérique par les jeunes a entraîné une maximisation des risques. Quels sont-ils ? Ils ont été cités : risque de dépendance liée aux algorithmes utilisés, risque de faire de mauvaises rencontres – prédateurs ou vendeurs de drogue –, risque d’isolement, risque de baisse d’estime de soi et risque d’une sédentarité accrue. La plupart des dangers du numérique sont désormais bien connus.
Les conditions d’âge ont été renforcées, mais, comme cela a été dit, encore faut-il pouvoir s’assurer que les vérifications sont réellement faites par les opérateurs. Des avancées doivent tout de même être notées – je pense notamment aux jeux en ligne, qui sont aujourd’hui beaucoup mieux contrôlés. En revanche, pour l’accès aux sites pornographiques, des efforts doivent être encore faits pour faire respecter la condition d’âge.
Un certain nombre de travaux ont porté sur les conséquences de l’utilisation des réseaux sociaux. Ainsi, une étude récente de la Fondation Jean-Jaurès indique qu’une exposition plus grande à ces réseaux induit une croyance dans des thèses complotistes ou antiscientifiques. Seuls 33 % des jeunes estiment que la science apporte plus de bien que de mal, contre 55 % en 1972 ; 82 % de ceux qui utilisent très fréquemment les réseaux sociaux croient en des contrevérités scientifiques, comme le climatoscepticisme, un taux qui décroît chez ceux qui les utilisent moins.
D’autres études montrent que l’utilisation des réseaux sociaux entraîne une sensation accrue d’isolement social – ce qui peut paraître contre-intuitif –, et un mécanisme psychologique bien connu agissant sur la dopamine, que l’on retrouve lorsqu’on joue par exemple aux machines à sous, et qui est lié aux algorithmes employés.
Enfin, mais je ne m’étendrai pas sur cette conséquence déjà largement évoquée, l’utilisation des réseaux sociaux impose les mêmes normes, ce qui peut entraîner des effets de comparaison négatifs.
Cette proposition de loi fait suite à une série de textes que nous avons déjà adoptés sur ce sujet. Je pense bien sûr à la loi de 2018, qui prévoyait un encadrement de l’utilisation des téléphones dans les établissements scolaires, et à celle sur le travail des enfants influenceurs, mais aussi à la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants, sur laquelle une commission mixte paritaire a été convoquée le 11 mai dernier. Je pense aussi aux textes sur le cyberharcèlement, qui peut faire suite à du harcèlement scolaire : avait été notamment prévue la possibilité de confisquer les appareils ayant servi au cyberharcèlement.
On le voit, quatre textes ont précédé la proposition de loi sur la majorité numérique, et cet ensemble sera complété par votre projet de loi, monsieur le ministre, qui portera notamment sur la sécurisation de l’espace numérique.
Étape par étape, jalon après jalon, nous consolidons l’encadrement de l’utilisation du numérique par les jeunes.
Car, si la création d’internet et des réseaux sociaux a suscité un formidable espoir, on en a vu par la suite toutes les conséquences négatives. Après le temps de l’espoir et après celui de la prise de conscience des dangers et des risques, doit venir un troisième temps, celui d’un internet régulé et apaisé, pour le bénéfice de nos jeunes. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme la présidente. La parole est à M. David Assouline. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. David Assouline. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, les sujets concernant la haine en ligne et les problématiques autour de la jeunesse et des réseaux sociaux ont toujours été au cœur des combats du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, au nom duquel je m’exprime.
En tant que rapporteur d’une mission sur ce sujet en 2008, j’avais souhaité intituler mon rapport : Les nouveaux médias : des jeunes libérés ou abandonnés ? Ce titre mettait déjà sur la table la problématique dont nous discutons aujourd’hui. À l’époque, on évoquait surtout les bienfaits du Net, dans lequel on voyait un moyen de libération, sans se rendre compte qu’il conduisait tous ceux qui éduquent les enfants et les jeunes – les parents et l’éducation nationale – à les abandonner en quelque sorte.
Cette proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne va dans le bon sens. En effet, quand nous regardons les chiffres, la situation est toujours plus inquiétante. Il est donc grand temps d’agir plus vite et plus fort.
Vous le savez et cela a été dit, les enfants sont massivement connectés aux réseaux sociaux et s’y inscrivent de plus en plus tôt. D’après une enquête de la Cnil de 2021, la première inscription sur un réseau social interviendrait en moyenne vers l’âge de 8 ans et demi, et plus de la moitié des enfants de 10 à 14 ans seraient présents sur ces plateformes.
Ces données sont confirmées par une enquête de l’association Génération Numérique, selon laquelle, en 2021, 63 % des moins de 13 ans avaient un compte sur au moins un réseau social, alors même que ces réseaux leur sont en théorie interdits du fait de leurs conditions générales d’utilisation.
Parallèlement, les parents supervisent peu ou pas les activités en ligne de leurs enfants. À peine plus de 50 % des parents décideraient du moment et de la durée de connexion de leurs enfants et 80 % déclarent ne pas savoir exactement ce que leurs enfants font en ligne. Un chiffre qui n’a presque pas évolué depuis 2008, à l’époque où je préparais mon rapport…
L’exposition à internet et aux réseaux sociaux des plus jeunes peut avoir des conséquences telles que l’addiction aux écrans, des problèmes de sommeil, des troubles de l’humeur et de l’anxiété, des risques de dépression, de désinformation ou d’exposition à des contenus pornographiques ou haineux, ou encore le cyberharcèlement, véritable fléau pour notre jeunesse.
L’anarchie libérale, si j’ose dire, qui existe actuellement sur le Net et la trop faible régulation des plateformes sont un danger, car le seul but de ces dernières est de faire le plus de profit ; les enfants sont des proies faciles pour ces entreprises, comme vous le savez.
L’exemple le plus criant et qui est sur le devant de la scène depuis plusieurs années est TikTok. Ce n’est d’ailleurs pas anodin qu’une commission d’enquête ait été créée ici même, au Sénat, pour comprendre en profondeur les risques liés à cet acteur chinois qui inquiète.
Il faut davantage de contrôle de la consommation des médias sociaux par nos plus jeunes. Il était donc grand temps d’avancer sur ce sujet, même si des progrès ont déjà été enregistrés.
Je pense d’abord à la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique, dont l’article 6 impose aux acteurs du secteur de lutter contre la diffusion d’apologie des crimes contre l’humanité, l’incitation à la haine raciale ainsi que la pornographie enfantine.
Avec la loi Avia en 2020 et celle sur le séparatisme, d’autres avancées ont eu lieu, à côté de mesures plus contestées. Le texte que nous examinons aujourd’hui suit la logique d’un plus grand encadrement s’agissant de la haine en ligne, mais témoigne aussi de la volonté d’actualiser la réglementation découlant de la loi de 2004 en créant une majorité numérique.
Ces nouvelles réglementations pourront compléter les dispositifs existants, qui sont encore insuffisants pour protéger les enfants en ligne, comme le contrôle parental par défaut sur les appareils vendus en France, adopté en mars 2022.
Cette proposition de loi vise à donner une définition concrète des réseaux sociaux, reprenant celle qui figure dans la législation européenne sur les marchés numériques au travers du DMA. C’est une bonne chose.
Par ailleurs, notre groupe souhaite, au travers d’un amendement, exclure les encyclopédies en ligne à but non lucratif, comme Wikipédia, de la définition des « réseaux sociaux », à l’instar du choix opéré au travers de la directive européenne.
Ce texte tend également à contraindre ces réseaux à refuser l’inscription à leurs services aux enfants de moins de 15 ans, sauf si les parents ont donné leur accord. Pour ce faire, ces plateformes devront mettre en place une solution technique permettant de vérifier l’âge de leurs utilisateurs et l’autorisation parentale.
En toute logique, ce sera l’Arcom qui sera chargée de certifier ces dispositifs ; ils devront être conformes à un référentiel qu’elle aura élaboré, après consultation de la Cnil.
En cas de non-respect de cette obligation, le réseau social pourra se voir infliger une amende susceptible d’atteindre 1 % de son chiffre d’affaires mondial.
Des solutions de contrôle de l’âge en ligne existent, mais aucune n’est appliquée de façon satisfaisante. Il est nécessaire de progresser sur cet enjeu important, notamment concernant l’accessibilité des sites pornographiques aux mineurs.
Des évolutions adoptées par l’Assemblée nationale ont amélioré le texte : possibilité donnée aux parents de demander aux réseaux sociaux la suspension du compte de leur enfant de moins de 15 ans ; obligation de diffuser des messages de prévention contre le harcèlement sur ces plateformes et d’indiquer le 3018, numéro vert pour lutter contre le cyberharcèlement ; extension de la liste des contenus illicites que les utilisateurs peuvent signaler aux réseaux afin qu’ils soient retirés.
Toutefois, même modifié par la chambre basse et par la commission de la culture, de l’éducation et de la communication du Sénat, ce texte ne va pas assez loin.
En effet, déjà dans mon rapport de 2008, j’insistais sur la nécessité d’instaurer une ambitieuse éducation aux médias et aux réseaux sociaux afin de sensibiliser à ces enjeux. On peut certes mener des actions de répression à l’encontre de certains d’entre eux, mais il faut d’abord aider les enfants à se protéger eux-mêmes, ce qui passe par l’éducation.
Parmi les recommandations du rapport, il y avait déjà le renforcement des messages de prévention sur les plateformes de blogs et sur les sites communautaires, le lancement d’une étude de grande ampleur relative à l’influence de la publicité sur la jeunesse et le renforcement du rôle des professeurs documentalistes.
Je proposais également que les nouveaux médias soient le support pédagogique prioritaire dans les cours d’éducation civique, permettant de réunir à l’usage le fond et la forme.
Je soutenais la mise en place d’un module de dix heures annuelles d’éducation aux médias en quatrième et en seconde, ou encore le renforcement des obligations de l’audiovisuel public en matière de programmation d’émissions de décryptage des médias, anciens ou nouveaux.
Je déplore que beaucoup de ces propositions n’aient pas été mises en œuvre depuis lors ou n’aient que peu avancé. Celles qui ont été intégrées au code de l’éducation bénéficient de moyens insuffisants pour leur permettre de devenir une réalité vécue par l’ensemble de la jeunesse au sein de l’éducation nationale. Il faudra continuer à progresser dans ce domaine.
En ce qui concerne le cyberharcèlement, l’article 1er ter de la présente proposition de loi traduit l’une des recommandations de la mission d’information sur le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement, que ma collègue Sabine Van Heghe a présidée. C’est une bonne chose.
Nous sommes également favorables à l’article 5. Il ne faut pas fusionner le 3018 et le 3020 : ils ont des spécificités et des utilités différentes qu’il ne faudrait pas fragiliser.
Nous avons déposé plusieurs amendements, que je présenterai de manière plus développée, visant à prendre en compte les recommandations formulées par Sylvie Robert dans le rapport rédigé au nom de la Cnil. Nous voulons avancer dans cette direction.
Ce texte va donc dans le bon sens, mais du chemin reste à parcourir. Le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique sera bientôt examiné ; il offrira de nouveau l’occasion d’aborder le sujet, de manière plus générale, pour protéger les enfants des dérives des réseaux sociaux. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – Mme Monique de Marco et M. Pierre Ouzoulias applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jérémy Bacchi.
M. Jérémy Bacchi. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous sommes amenés aujourd’hui à débattre d’un sujet majeur : l’accès à internet et aux réseaux sociaux pour les mineurs, et l’usage que ces derniers en font.
Nous le savons, l’accès des plus jeunes à internet est devenu une tendance lourde. La première inscription à un réseau social interviendrait en moyenne vers 8 ans et demi et plus du quart des 7-10 ans se rendraient régulièrement sur les réseaux sociaux.
Ces réseaux font donc partie du quotidien de nos enfants et de nos adolescents, tandis que le risque d’addiction lié à leur consommation est réfléchi, méticuleusement organisé par des multinationales.
Les risques liés à ces usages sont nombreux.
Le premier, naturellement, qui vient à l’esprit, et qui est d’ailleurs l’objet de cette proposition de loi, est le cyberharcèlement. Selon une étude datant de novembre 2022, près de 60 % des enfants et adolescents déclarent avoir déjà été victimes de cyberharcèlement. Cela peut laisser des séquelles, conduire à la dépression, voire à des conduites suicidaires. Lorsque l’on sait que le suicide représente 16 % des décès chez les plus jeunes et qu’un enfant cyberharcelé sur deux a déjà pensé au suicide, il est clair que nous sommes face à un enjeu national de santé publique.
Pour donner un second exemple, cet accès précoce à internet induit, plus largement, le risque d’une modification de l’image de soi, d’une uniformisation, ainsi que – cela a été dit – d’une exposition tant à des sites à caractère sexuel qu’à des sites idéologiques, à caractère raciste, antisémite ou homophobe.
L’ampleur de ces phénomènes est attestée par plusieurs études. Utilisées à bon escient, il est indéniable que ces plateformes permettent d’acquérir des connaissances. En revanche, elles peuvent également mener à l’intériorisation de stéréotypes et exposer à des contenus violents.
À l’heure actuelle, il existe un gouffre entre les obligations réglementaires des plateformes et la réalité sur le terrain. En effet, alors même qu’il existe un âge minimum requis pour s’inscrire sur les réseaux sociaux, plus de la moitié des enfants de moins de 13 ans sont déjà inscrits sur l’un d’entre eux. À cela s’ajoute une précocité croissante dans l’accès aux smartphones, exposant de fait les enfants aux dérives liées à ces technologies.
Ainsi, le constat est double.
En premier lieu, la responsabilité des entreprises propriétaires des réseaux sociaux apparaît clairement. Il serait temps de les encadrer plus fermement pour qu’elles respectent les dispositions qui les concernent. Cette situation nous oblige, nous parlementaires, à élaborer des lois mettant en sécurité nos jeunes. Nos mains ne doivent pas trembler : la législation doit être suffisamment exigeante et contraignante pour que les plateformes mettent en place un arsenal de mesures réduisant au maximum les risques pour nos mineurs.
En second lieu, il est nécessaire que nous accompagnions davantage les enfants, dans leurs usages, et les parents, dans l’accès qu’ils donnent à internet, par des outils de prévention. C’est pour cette raison que nous sommes favorables à l’instauration d’une majorité numérique à l’âge de 15 ans. Cette mesure, conforme à la législation européenne et aux recommandations de la Cnil, aura aussi le mérite d’inciter à un dialogue entre parents et enfants sur les usages numériques.
En ce qui concerne la question proprement technique de la mise en place du contrôle de l’âge par les plateformes, nous devrons rester vigilants quant à la protection des données requises pour cette vérification.
Par ailleurs, il est également prévu dans cette proposition de loi de faciliter les demandes d’informations auprès des plateformes dans le cadre d’une réquisition judiciaire, dans un délai de huit heures pour les cas urgents et de dix jours pour les autres, afin de livrer toute information utile à une enquête.
Nous aurions préféré un délai plus court que dix jours : pourquoi pas quarante-huit heures, au regard des possibles conséquences gravissimes que peut entraîner la lenteur des procédures ? De plus, nous considérons que la sanction permettant de s’assurer que les plateformes respectent cette disposition n’est malheureusement pas en adéquation avec le poids économique de ces grandes entreprises. Il s’agit d’un manque notable de cette proposition de loi, alors même qu’à l’origine ses auteurs prévoyaient un maximum de 1 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise.
Nous souscrivons pleinement à la demande de rapport inscrite à l’article 4 de cette proposition de loi. En effet, celui-ci nous permettra de gagner en efficacité par un apport de connaissances au sujet des conséquences sur les jeunes de l’utilisation des réseaux sociaux.
Toutefois, nous veillerons avec vigilance à ce que la fusion des plateformes d’appel destinées aux victimes de harcèlement scolaire et de harcèlement en ligne – fusion évoquée à l’article 5 de la proposition de loi issue des travaux de l’Assemblée nationale, lequel article a été supprimé par la commission –, si elle devait se réaliser, ne soit pas synonyme d’une baisse globale de moyens pour ces dispositifs de prévention indispensables dans l’aide aux victimes.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, malgré les quelques points de vigilance que j’ai soulevés dans cette intervention, nous considérons que cette proposition de loi constitue une première étape dans un contrôle de l’accès à internet par nos plus jeunes, et c’est dans cet état d’esprit que mon groupe la votera.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Hingray.
M. Jean Hingray. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le groupe Union Centriste tenait à vous féliciter, madame la rapporteure, pour cette proposition de loi dont nous entamons l’examen.
Le numérique, internet, les réseaux sociaux, les tablettes et les smartphones ont pris une place centrale dans la vie des enfants et des adolescents. Je ne reviendrai pas plus longuement sur l’influence extrêmement inquiétante que ces nouvelles technologies, parfois utiles, ont sur notre jeunesse.
Notre rapporteure, que je félicite au passage pour l’excellence de son travail, en a déjà fait un bilan pour le moins éclairant. Quelque 60 % des jeunes âgés de 11 ans à 18 ans sont inscrits sur au moins un réseau social. Ces inscriptions interviennent de plus en plus tôt. Environ 80 % des parents déclarent ne pas savoir ce que leurs enfants font en ligne. Concernant ce dernier chiffre, en commission, l’une de nos collègues faisait surtout remarquer que 20 % des parents ne savent pas… qu’ils ne savent pas ce que leurs enfants font en ligne ! J’ai malheureusement trouvé cette réflexion frappée au coin du bon sens.
Nous le savons depuis longtemps : il faut protéger les mineurs de l’ensemble des dangers auxquels le numérique les expose. Ils sont nombreux ! Tel est l’objet de ce texte dont la proposition centrale est double : d’une part, obliger les réseaux sociaux à vérifier l’âge des utilisateurs et, d’autre part, garantir le consentement des titulaires de l’autorité parentale pour les moins de 15 ans.
Ce texte est d’autant plus pertinent qu’il a été simplifié en commission. En effet, l’Assemblée nationale avait prévu un dispositif plus compliqué : entre 13 ans et 15 ans, les jeunes n’auraient pu, avec le consentement de leurs parents, s’inscrire que sur des sites « labellisés ». On comprend l’intention : elle est louable. Pourtant, cela soulevait encore trop d’interrogations. Qui labelliserait ? Sur quels critères ? C’est pourquoi nous pensons que la commission de la culture a bien fait de supprimer ce dispositif.
Le présent texte fait écho aux travaux de notre collègue Annick Billon sur la protection des mineurs contre la pornographie en ligne, dont elle dira un mot dans quelques instants. Il fait aussi écho aux travaux de notre collègue Catherine Morin-Desailly, qui milite, depuis fort longtemps, pour une régulation des plateformes.
C’est le nerf de la guerre, mais c’est aussi là que le bât blesse. En commission, cette proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne a été presque unanimement plébiscitée. Pourtant, dans le même temps, tout le monde reconnaissait que, si l’on ne contraignait pas les plateformes à l’accompagner en jouant le jeu, ce que nous sommes en train de faire pourrait tout avoir d’un acte performatif : un geste aussi beau et politique que platonique. Tout le monde sait que proclamer des principes sans être capable de les faire appliquer ne sert à rien.
Heureusement, les choses semblent enfin évoluer dans le sens d’une véritable régulation des plateformes.
Au niveau européen, le Digital Services Act renforcera la responsabilité des plateformes sur leurs politiques de modération des contenus mis en ligne, tandis que le DMA rééquilibrera les relations entre les plateformes et les entreprises qui recourent à leurs services.
Au niveau national, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (Sren) aura pour objet de mettre en application ces principes au mieux et au plus vite.
Vous l’aurez compris, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, le groupe Union Centriste votera cette proposition de loi en ayant en ligne de mire l’examen du projet de loi Sren, qui donnera au présent texte tous les moyens de réussir et de se concrétiser. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains. – M. Julien Bargeton applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
M. Bernard Fialaire. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, si la Petite Poucette de Michel Serres a la chance d’avoir au bout de ses doigts l’accès gratuit à l’ensemble des données universelles répertoriées dans les encyclopédies, nous savons que les enfants ont aussi entre les mains un instrument qui leur fait courir un risque élevé d’addiction aux réseaux sociaux, et qui leur colle aux doigts.
Le caractère addictif de ces réseaux, accentué par une course effrénée à l’engagement, est un danger pour la santé et pour la société. Sans régulation, les algorithmes augmentent leur emprise sur le cerveau des enfants contre laquelle les parents ne peuvent pas toujours lutter.
Les chiffres sont là : selon la Cnil, 82 % des 10-14 ans consultent internet sans leurs parents ; quelque 46 % des 6-10 ans disposent de leur propre smartphone, selon e-Enfance.
La consultation de contenus inappropriés par les enfants et par les jeunes adolescents a de lourdes conséquences psychologiques et sociales, allant – cela a été rappelé – de l’addiction au suicide, en passant par une baisse de l’estime de soi liée à des comparaisons avec des influenceurs, aux mauvaises rencontres ou au cyberharcèlement.
Pour toutes ces raisons, la régulation des réseaux sociaux est nécessaire et urgente. À ce titre, j’ai déposé un amendement tendant à ce que ces réseaux affichent un message d’avertissement concernant les conséquences néfastes que peut entraîner leur utilisation sur la santé physique et mentale.
Cette proposition de loi ne vise ni à punir les plus jeunes ni à provoquer des conflits relationnels avec les parents. Au contraire, ses auteurs aspirent à remettre le parent au cœur de la relation entre le mineur et l’outil numérique.
Ce texte constitue une avancée en matière de protection numérique. Il s’inscrit dans la lignée de l’article 8 du règlement général sur la protection des données (RGPD), un texte de l’Union européenne qui fixe déjà à 15 ans l’âge pour consentir au traitement de ses données personnelles.
Ainsi, en prévoyant une autorisation parentale pour l’inscription d’un mineur de 15 ans sur un réseau social, les auteurs de la présente proposition prolongent et améliorent le RGPD.
Toutefois, le numérique est une technologie connaissant une telle évolution qu’un contrôle à 100 % n’existe pas. Quand on est caché derrière son écran, la tentation de jouer avec les règles est grande.
En ce sens, il faut, sur la base d’un référentiel élaboré par l’Arcom et par la Cnil, mettre en place un outil technique permettant de contrôler l’âge des inscrits et des futurs inscrits. Aucune solution technique ne répond à ce jour à ce défi à l’échelle de la population. Toutefois, nous pouvons beaucoup espérer d’initiatives telles qu’EuConsent, soutenue par la Commission européenne.
Les réseaux sociaux doivent aussi prendre leur part dans la lutte contre la haine et les dérives en ligne. Ils doivent empêcher la consultation de contenus inappropriés au moyen de leurs algorithmes, sachant déjà très bien orienter leurs contenus vers des publics ciblés.
Si ces réseaux ne jouent pas le jeu de la collaboration et de la prévention, les pouvoirs publics seront en mesure de prononcer des sanctions dissuasives sur leur chiffre d’affaires mondial.
Cette proposition vise à lutter contre toutes les formes de haine en ligne. En ce sens, ses auteurs n’ignorent pas le cyberharcèlement, un fléau qui touche plus d’un million d’élèves chaque année. Aussi, si la mise en place des numéros 3820 et 3818 va dans le bon sens, il serait à mon avis plus simple et plus efficace de n’en proposer qu’un seul, bien repérable, ce qui n’est pour l’instant pas le cas ; par ce standard unique, le jeune serait orienté vers l’entité compétente.
Parce que l’État ne doit laisser aucun enfant seul, en détresse et apeuré derrière son écran, nous voterons cette proposition de loi. (M. Jean-Claude Requier applaudit.)
Mme la présidente. La parole est à M. Guillaume Chevrollier. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Guillaume Chevrollier. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi du député Laurent Marcangeli, dont l’objectif est de mieux encadrer l’usage des réseaux sociaux par nos jeunes en instaurant une majorité numérique à 15 ans et de lutter contre la haine en ligne.
En effet, nous constatons chaque jour certains effets délétères et toxiques que peuvent provoquer les plateformes de réseaux sociaux sur les enfants et les adolescents, avec – vous le rappeliez, monsieur le ministre – des expositions à des contenus inadaptés.
Le défi à relever est de taille. Il suffit de lire les différents chiffres cités dans le rapport de notre collègue Alexandra Borchio Fontimp, dont je salue l’excellent travail : 82 % des enfants de 10 à 14 ans consultent internet sans leurs parents, 46 % des 6-10 ans disposent de leur propre smartphone, 28 % de cette tranche d’âge se rend régulièrement sur un réseau social, tandis que 60 % des 11-18 ans seraient inscrits sur TikTok.
Ces chiffres sont alarmants et cachent parfois des situations particulièrement inquiétantes : dépression, anxiété, sédentarité, isolement, troubles du sommeil, de l’humeur et de la mémoire, ou encore cyberharcèlement. La Cnil rappelle ainsi que « 6 % des collégiens seraient harcelés jusque dans leur chambre via leur smartphone ou les réseaux sociaux ». Ce sont 6 % de trop !
De leur côté, les parents ignorent la vie numérique de leurs enfants ou n’ont pas toujours les moyens ni le temps de la superviser. Ces derniers sont pourtant très vulnérables face aux stratégies commerciales de plus en plus agressives et ciblées des plateformes, qui « sursollicitent » leur attention.
Dans ce contexte, la régulation de l’accès à internet pour nos jeunes constitue un véritable enjeu de santé publique. M. Marcangeli tente avec son texte d’y apporter une réponse en fixant à 15 ans l’âge en dessous duquel le mineur aura besoin du consentement de l’un de ses parents pour s’inscrire sur un quelconque réseau social.
Cette borne doit à la fois servir de boussole pour les parents et obliger les réseaux sociaux à repousser l’âge d’entrée, fixé jusqu’à présent à 13 ans.
Le but est d’envoyer un signal fort au moment où certains de nos voisins européens encadrent plus strictement l’usage des outils numériques. Ce texte contribue également à restaurer l’autorité parentale. La remise d’un rapport du Gouvernement au Parlement permettra par ailleurs de mieux évaluer les conséquences des réseaux sociaux sur le développement cognitif de nos enfants et adolescents. Cela contribuera aussi à animer un débat public sur ce sujet de société.
Du point de vue technique, les auteurs de ce texte incitent vivement les plateformes à contribuer à l’encadrement de l’usage des réseaux sociaux par les mineurs en développant des solutions technologiques permettant de déterminer l’âge de la personne s’inscrivant à un réseau social et de recueillir l’accord de l’un des deux parents. Il s’agit aussi pour elles de respecter plus rigoureusement le cadre national et européen sur la protection des données personnelles des mineurs. C’est une bonne chose.
Toutefois, il ne faut pas se leurrer. La mise en œuvre de cette proposition de loi sera complexe et longue. Il faudra compter sur la bonne volonté des plateformes. Si la perspective de sanctions devrait aider à avancer assez rapidement, la rapporteure a tout de même souhaité rendre le texte plus opérationnel par le biais de précisions techniques bienvenues.
Concernant les conditions de la majorité numérique, l’accord d’un seul des titulaires de l’autorité parentale suffira pour accepter l’inscription d’un mineur de 15 ans sur un réseau social.
Un nouvel article décale également l’entrée en vigueur de la loi afin de respecter l’obligation de consultation de la Commission européenne et d’augmenter le délai permettant de travailler à des solutions techniques.
Ainsi, cette proposition de loi ambitieuse constitue une partie de la réponse aux enjeux de santé publique et de protection de l’enfance qui nous préoccupent tous. Si elle est adoptée, ce que le groupe Les Républicains souhaite, elle devra encore faire face à de nombreux obstacles.
En effet, d’autres mesures sont nécessaires pour préserver les mineurs des dérives d’internet. C’est dans cet esprit que le Sénat s’est mobilisé en adoptant récemment la proposition de loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux et la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants.
Mon groupe votera donc ce texte, car nous restons convaincus qu’exposer un enfant trop tôt aux écrans et à internet nuit à la construction sereine de sa personne et de son intelligence. Il faut se donner les moyens d’agir avant qu’il ne soit trop tard et trouver les bons équilibres face aux nouvelles technologies du numérique. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Annick Billon applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Claude Malhuret.
M. Claude Malhuret. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous connaissons tous désormais les dangers des réseaux sociaux pour nos enfants et pour nos adolescents : accès aux fake news et aux contenus violents, challenges dangereux, etc. Nous sommes bien loin des premiers réseaux qui permettaient simplement de conserver des liens entre familles et amis éloignés les uns des autres.
L’utilisation de ces réseaux par des mineurs pose en réalité un double défi de protection de l’enfance et de santé publique.
Des millions de jeunes Français les utilisent quotidiennement : 55 % des 10-14 ans possèdent au moins un compte, selon la Cnil. En dessous de 13 ans, les enfants ne sont pourtant pas censés ouvrir un compte sur YouTube, sur Snapchat, sur Instagram, sur TikTok, sur Discord ou encore sur Twitch. Or la première inscription intervient en moyenne vers 8 ans et demi, toujours selon la Cnil.
Ces réseaux sont construits selon les principes de l’économie de l’attention : ils captent nos données tandis que leurs algorithmes analysent en continu notre comportement en ligne afin de nous proposer du contenu ciblé, c’est-à-dire, en bon français, addictif.
Les internautes mineurs ne sont pas épargnés. Confrontés aux fake news les plus farfelues et aux théories du complot les plus diverses, les enfants ne savent pas toujours faire le tri dans la surcharge d’informations auxquelles ils sont exposés.
L’Institut français d’opinion publique (Ifop) nous apprend qu’un jeune Français sur six, parmi les 11-24 ans, pense désormais possible que la Terre soit plate, et un cinquième des 18-24 ans pensent que les pyramides égyptiennes ont été bâties par des extraterrestres.
Nos jeunes sont également confrontés à des contenus violents, inappropriés et choquants, parfois sans le vouloir, tout simplement parce que certains sites pour adultes ne verrouillent pas l’accès à leur contenu.
Il est loin le temps du vidéoclub où il fallait passer le contrôle du vendeur pour louer une cassette ; désormais, le contenu pornographique est accessible gratuitement, sans la moindre vérification d’âge.
Près de 2 millions de mineurs en France sont exposés chaque mois aux contenus pornographiques sur internet, comme vous le rappeliez, monsieur le ministre. Cet état de fait préoccupant nous alerte et doit nous engager à agir.
Les réseaux sociaux autorisent une liberté de ton et un anonymat qui n’existent pas dans le monde réel. Ils favorisent toutes les dérives et tous les excès, comme l’avait souligné notre collègue Colette Mélot dans son rapport sur le harcèlement scolaire, dans lequel elle indiquait qu’un enfant sur dix est harcelé à l’école. Ce harcèlement est loin de se limiter à la cour de récréation : il se poursuit jour et nuit via les réseaux sociaux jusque dans l’intimité du domicile familial.
De la même manière, certains de ces réseaux participent à l’hypersexualisation des jeunes, particulièrement des jeunes filles ; d’autres permettent les échanges directs de mineurs avec des adultes malintentionnés, tout cela pour des enfants qui n’ont parfois même pas atteint l’âge de 10 ans. Évidemment, cela ne peut durer.
Permettre à nos enfants de naviguer sur internet en toute quiétude représente un défi majeur. Cette proposition de loi est une première étape dans la réponse que nous y apportons. Ce texte va foncièrement dans le bon sens. Je salue son auteur, notre collègue le député Laurent Marcangeli, pour son engagement sur ce sujet si important. Je remercie également notre rapporteure, Alexandra Borchio Fontimp, pour son travail attentif.
Notre assemblée doit se prononcer avec fermeté sur la question de la responsabilité des plateformes numériques. Dans le même sens, lors de l’examen de la loi confortant le respect des principes de la République, j’avais déposé un amendement visant à rendre les plateformes « civilement et pénalement responsables des informations qu’elles stockent ». Cet amendement, adopté à l’unanimité par le Sénat, n’a finalement pas été retenu par l’Assemblée nationale, ce que je regrette.
Imposer la mise en place effective d’une solution technique pour vérifier l’âge des utilisateurs et l’autorisation des parents est une avancée certaine. Je rappelle qu’il est également essentiel de sensibiliser les parents : il y a des règles d’usage à respecter collectivement.
Le nombre de textes relatifs aux enjeux du numérique et à la protection de l’enfance examinés ces derniers mois démontre une fois de plus l’engagement du Parlement sur ces questions. Je pense notamment à la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants ou à la proposition de loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux. Nous pouvons nous en féliciter. C’est également le sens de la commission d’enquête sur l’utilisation du réseau social TikTok, son exploitation des données, sa stratégie d’influence, que je mène depuis quelques mois avec plusieurs de nos collègues.
Le débat d’aujourd’hui est essentiel au regard de l’immensité du défi d’un internet sûr, sain et sécurisé pour nos enfants. Il se poursuivra dans les semaines à venir lors de l’examen du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, dont nous a parlé en introduction le ministre chargé de la transition numérique. Le groupe Les Indépendants – République et Territoires votera cette proposition de loi.
Mme la présidente. La parole est à Mme Annick Billon. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme Annick Billon. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier Mme la rapporteure, Alexandra Borchio Fontimp, de la qualité de ses travaux.
Pendant que nous débattons, de jeunes collégiennes et collégiens font l’objet de harcèlement en ligne, visionnent des films pornographiques, publient des chorégraphies, etc.
La législation européenne impose aux réseaux sociaux de fixer une « majorité numérique » comprise entre 13 ans et 16 ans. En deçà de 13 ans, les enfants ne devraient pas y avoir accès. Pourtant, en France, 87 % des 11-12 ans ont un compte sur au moins un réseau social et y publient du contenu régulièrement. Doit-on parler de défaillance ou de laxisme ?
La proposition de loi que nous examinons tend à créer une majorité numérique fixée à 15 ans. En dessous de cet âge, elle vise à conditionner l’inscription sur les réseaux sociaux à une autorisation parentale. Malheureusement, il suffit d’un clic et d’une fraction de seconde pour transgresser l’interdit numérique et accéder à l’immensité des réseaux sociaux. Contourner l’accord parental est bien plus simple que de copier la signature d’un parent sur un mauvais devoir !
À l’heure actuelle, nous ne disposons pas des outils de contrôle nécessaires, ce qui met en échec l’intérêt de l’accord parental et l’esprit des réglementations déjà existantes.
Avec Mme la rapporteure, et aux côtés de Laurence Cohen et de Laurence Rossignol, dans le cadre de notre rapport sur l’industrie pornographique intitulé Porno : l’enfer du décor, nous avons formulé des recommandations, dont certaines portent sur ces difficultés : comment définir, dans les lignes directrices de l’Arcom, des critères exigeants d’évaluation des solutions techniques ou imposer le développement de dispositifs de vérification d’âge, avec un système de double anonymat, proposé notamment par le dispositif du Pôle d’expertise de la régulation numérique (PEReN), et la Cnil ?
L’appel du Sénat a été entendu par le Gouvernement, comme en témoignent les premiers articles du projet de loi sur l’espace numérique, que vous portez, monsieur le ministre, qui reprennent, en les améliorant, une dizaine de nos recommandations.
Au cours des derniers mois, plusieurs solutions de contrôle de l’âge ont été évoquées. Certaines sont en cours d’expérimentation et nous attendons résolument les premières conclusions.
Gardons cependant à l’esprit que les dispositifs qui seront déployés pour les sites pornographiques ne seront pas pour autant facilement transposables aux réseaux sociaux, du fait de la différence de l’âge minimum requis, à savoir 18 ans pour les premiers, contre 13 ans pour les seconds.
Par ailleurs, pour une réelle efficacité, les mesures en faveur de la protection des mineurs doivent se penser à l’échelle du réseau. À défaut, le recours à des dispositifs Virtual Private Network (VPN) permet déjà de contourner la loi française.
Cette proposition de loi s’inscrit dans le cadre d’une prise de conscience générale et internationale du danger que peuvent représenter les réseaux sociaux, notamment pour les plus jeunes. Nous sommes face à un enjeu de santé publique. L’exposition aux écrans, et particulièrement aux réseaux sociaux, a des conséquences avérées notamment sur la concentration, l’addiction, l’estime de soi et le rapport aux autres. La liste est longue !
C’est pourquoi il y a urgence à combler les vides juridiques – ce que nous faisons aujourd’hui –, mais aussi à mettre en œuvre des dispositifs efficaces. Il s’agit de protéger les enfants et les futurs adultes, mais aussi notre modèle de société. Nous devons tout tenter et tout expérimenter, pour, enfin, réussir à contrôler l’accès à la toile.
Contrôler, sanctionner, éduquer, former au numérique : le travail est immense, et ce texte constitue un premier pas. (Applaudissements sur les travées du groupe UC et sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à M. Max Brisson. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Max Brisson. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre droit doit sans cesse s’adapter face au développement des pratiques sur internet. Cela est particulièrement vrai s’agissant de la protection des jeunes. Alors que nous venons de voter la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants, nous sommes de nouveau réunis pour légiférer sur leur accès aux réseaux sociaux.
Or l’évolution des technologies et le caractère international de l’économie numérique rendent difficile la mise en œuvre concrète des mesures que nous adoptons.
En l’espèce, nous sommes bien conscients des difficultés techniques qui se poseront pour rendre effective l’interdiction d’accès des mineurs de 15 ans aux réseaux sociaux.
Comment les plateformes pourront-elles s’assurer que l’âge communiqué est bien l’âge effectif de la personne qui s’inscrit ? S’il est établi que l’usager est bien un mineur de 15 ans, comment l’accord des parents sera-t-il recueilli ?
Les auditions ont montré que, pour le moment, les plateformes ne disposent pas des moyens techniques nécessaires. Pour autant, soyons-en persuadés, si elles le souhaitent, elles seront en mesure d’agir. Dès lors, pourquoi légiférer ?
Tout d’abord, les plateformes ont toutes évoqué des hypothèses de travail et des pistes prometteuses pour trouver des solutions technologiques. La proposition de loi les y incite fortement, en engageant leur responsabilité et en prévoyant des sanctions.
Ensuite, ce texte doit marquer notre volonté politique d’édicter des règles pour l’usage des réseaux sociaux et la protection de nos jeunes. Il s’inscrit d’ailleurs dans une démarche générale des pays européens visant à donner un cadre à l’usage du numérique. La France ne doit pas avoir un temps de retard ; elle doit au contraire donner l’exemple.
La protection des mineurs a une longue histoire dans notre pays, ce qui est tout à son honneur. Cette dernière doit désormais s’adapter à leur environnement numérique.
Pour autant, selon moi, la protection de nos jeunes doit aussi passer par d’autres actions, notamment de prévention. Nous devons également inscrire dans notre droit la place que les parents devraient occuper dans le processus d’inscription sur les réseaux sociaux.
Car les chiffres, cités ce soir plusieurs fois, sont édifiants : les enfants sont massivement connectés aux réseaux sociaux et s’y inscrivent de plus en plus tôt. Selon la Cnil, 82 % des enfants de 10 à 14 ans indiquent consulter régulièrement internet sans leurs parents. La première inscription sur les réseaux sociaux intervient en moyenne vers 8 ans et demi, et plus du quart des 7-10 ans les utilisent régulièrement. Le phénomène a été renforcé récemment par la crise sanitaire et les confinements successifs.
Parallèlement, les parents supervisent peu ou pas les activités en ligne de leurs enfants, par méconnaissance, mais également par un sentiment d’impuissance. Selon une enquête menée par e-Enfance, à peine plus de 50 % des parents décideraient du moment et de la durée de connexion de leurs enfants, tandis que 83 % d’entre eux déclarent ne pas savoir exactement ce que leurs enfants font en ligne.
Un nombre croissant d’études scientifiques attestent les risques induits par cette surexposition : risque pour le développement des enfants, pour leur construction sociale, pour leur santé, mais également risques de harcèlement et de cybercriminalité, l’actualité nous rappelant que ces derniers peuvent conduire à des drames.
Certes, l’expérience vécue sur internet ne se résume heureusement pas à ces effets néfastes. Il s’agit également d’un formidable outil de connaissance et de communication. Toutefois, il nous faut constater que notre société se trouve confrontée à un double défi de santé publique et de protection de l’enfance, qui n’a pas été suffisamment anticipé.
Le présent texte a le mérite d’impliquer les plateformes et de donner aux parents le cadre nécessaire pour mieux contrôler les usages de leurs enfants.
Il permet par ailleurs d’intégrer enfin la définition européenne des réseaux sociaux et d’édicter diverses règles concernant la diffusion de messages de prévention et des numéros verts, ou encore la procédure de réquisition judiciaire de contenus électroniques.
Notre rapporteure, dont je tiens à saluer l’investissement sur cette proposition de loi, mais aussi, plus généralement, sur la protection des mineurs dans l’environnement numérique, s’est attachée à rendre le texte plus opérationnel. C’est donc un texte abouti qu’il nous est proposé d’adopter aujourd’hui, et notre rapporteure, que je remercie de son engagement, a décidé avec raison de lui « laisser sa chance ».
Aussi, comme l’a dit Guillaume Chevrollier, le groupe Les Républicains apportera son soutien à ce texte, tout en soulignant, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, que vos échanges avec les fournisseurs de services de réseaux sociaux seront essentiels pour que le cadre fixé aujourd’hui devienne effectif. La balle est désormais dans leur camp. Je suis persuadé, comme je le disais à l’instant, que, s’ils le veulent vraiment, ils trouveront les moyens de donner du contenu à ce texte, qui les y incite.
Ainsi, en adoptant cette proposition de loi ce soir, nous faisons une bonne chose ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Bernard Fialaire applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Cyril Pellevat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Cyril Pellevat. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, depuis de trop nombreuses années, la législation française n’est pas à la hauteur des enjeux de santé publique et de protection de l’enfance qu’induit l’utilisation d’internet par des mineurs.
Exposition à la haine en ligne et prolongement du harcèlement scolaire au sein même du foyer, qui devrait pourtant être un refuge, déformation de l’image de soi, hausse des tendances suicidaires et des comportements addictifs, risque de revenge porn ou de prédation sexuelle : nombreux sont les dangers auxquels les enfants sont confrontés du fait de leur présence sur le Net, nous l’avons tous rappelé.
Certes, le droit européen interdit l’accès aux réseaux sociaux aux enfants de moins de 13 ans, avec la possibilité, laissée à la discrétion des États membres, de porter l’âge minimal jusqu’à 16 ans.
Nous avons légiféré afin d’acter l’obligation pour certaines plateformes de refuser aux mineurs de s’y inscrire ou de les consulter. Je pense notamment aux sites pornographiques.
Mais là où le bât blesse, c’est dans la vérification de l’âge des utilisateurs par les éditeurs. La plupart exigent une simple déclaration, sans aucun contrôle de sa véracité, ce qui laisse toute latitude à l’internaute de mentir. Demander d’entrer les informations d’une carte bancaire ne suffit pas non plus, puisqu’il est possible d’en obtenir une dès 12 ans ou d’utiliser celle de ses parents. De même, la reconnaissance faciale présente des lacunes, et le portefeuille européen d’identité numérique, qui ambitionne d’identifier, d’authentifier et de vérifier des données telles que l’âge ou des documents officiels, n’est pas non plus encore au point.
Faute de solution technique éprouvée pour vérifier l’âge, les plateformes ne respectent pas leurs obligations et ne sont donc pas, à ce jour, sanctionnées.
Ces derniers mois, des avancées technologiques ont toutefois été constatées, et une ou plusieurs solutions permettant d’obtenir un système de vérification satisfaisant et sécurisé devraient être trouvées à moyenne voire courte échéance.
C’est dans le cadre de ces avancées et de l’urgence qu’il y a à mettre fin à cette situation de non-droit au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant que la proposition de loi qui nous occupe aujourd’hui intervient.
D’une part, elle vient définir une majorité dite « numérique » pour l’utilisation des réseaux sociaux, fixée à 15 ans. Les réseaux sociaux seront ainsi obligés de refuser l’inscription des utilisateurs n’ayant pas l’âge requis, sauf accord exprès de l’un des représentants légaux.
D’autre part, elle prévoit la création d’un référentiel par l’Arcom relatif aux systèmes de vérification de l’âge. Les réseaux sociaux devront mettre en place une solution technique conforme à ce référentiel. En l’absence de vérification ou en cas de non-conformité, l’Arcom pourra saisir l’autorité judiciaire en vue d’obtenir une sanction à l’encontre du réseau social.
L’entrée en vigueur de cette possibilité de saisine de la justice est toutefois reportée d’un an, afin de laisser le temps de perfectionner les solutions techniques. Ce compromis paraît satisfaisant, et je voterai donc, à l’instar de mon groupe, en faveur de cette proposition de loi.
Toutefois, je tiens à le souligner, elle comporte des angles morts.
Le premier me paraît être la question des sites de rencontre. Ils sont des réseaux sociaux au sens de la définition introduite par la proposition de loi, mais la limite d’âge pour les utiliser semble inadaptée.
Si certains sites de rencontre ont volontairement interdit l’accès à leurs services aux mineurs, il n’existera pas de sanction pour ceux qui y donnent accès aux plus de 15 ans. Alors que la question de l’accès aux mineurs à ces services pourrait être discutée, je n’ai pas l’impression qu’elle a été posée.
En outre, la proposition de loi se concentre sur les réseaux sociaux. Or des services en ligne ne pouvant être qualifiés comme tels doivent eux aussi être interdits d’accès aux enfants de moins de 15 ans, comme les sites de location de trottinettes électriques, ou de moins de 18 ans, pour les sites où il est possible d’acheter de l’alcool ou autres produits interdits aux mineurs, de louer des scooters ou des voitures, de jouer à des jeux d’argent en ligne ou d’accéder à des sites pornographiques.
Ces services numériques, qu’ils soient légalement obligés d’interdire l’accès ou qu’ils l’interdisent de manière volontaire, ne seront pas soumis à l’obligation de vérifier l’âge et de respecter le référentiel, s’ils ne sont pas qualifiés de réseaux sociaux.
Pour les sites pornographiques, le projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique met en place une solution similaire au dispositif prévu par la proposition de loi. Pour les autres services numériques, rien n’est prévu.
Pour conclure, je tiens donc à souligner qu’il nous faudra être attentifs à ces questions à l’avenir. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne
Article 1er
(Non modifié)
Le IV de l’article 1er de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« On entend par service de réseaux sociaux en ligne toute plateforme permettant aux utilisateurs finaux de se connecter et de communiquer entre eux, de partager des contenus et de découvrir d’autres utilisateurs et d’autres contenus, sur plusieurs appareils, en particulier au moyen de conversations en ligne, de publications, de vidéos et de recommandations. »
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre Monier, sur l’article.
Mme Marie-Pierre Monier. La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui nous permet d’affirmer un principe sur lequel nous nous rejoignons toutes et tous : celui de l’accord préalable des parents pour l’inscription sur un réseau social pour les mineurs de 15 ans.
C’est un signal salutaire, à l’heure où 46 % des 6-10 ans disposent de leur propre smartphone et où 28 % des 7-10 ans se rendent régulièrement sur un réseau social.
Il nous apparaît toutefois de façon aussi évidente que ce principe, une fois voté, se heurtera à des difficultés pratiques dans sa mise en œuvre.
Mes collègues de la délégation aux droits des femmes, qui ont travaillé pendant des mois, dans le cadre du rapport Porno : l’enfer du décor, sur la complexité d’interdire, conformément à l’article 227-24 du code pénal – dont la première version remonte à 1994 –, l’accès des mineurs à des contenus pornographiques, pourront témoigner du gouffre existant entre l’intention du législateur et la réalité, sur le terrain, du numérique.
Ainsi, si la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales a rendu l’Arcom compétente pour intervenir auprès des sites qui ne vérifient pas l’âge de leurs utilisateurs, il a fallu attendre plus d’un an pour la publication du décret rendant opérationnelle cette disposition.
Sur le fondement de ce décret, plusieurs sites pornographiques ont été effectivement mis en demeure par l’Arcom. Toutefois, pour cinq d’entre eux, assignés pour être bloqués, nous devons attendre le verdict qui sera rendu par la justice le 7 juillet prochain, à la suite de la saisine du tribunal judiciaire de Paris.
Ce parcours du combattant a poussé le Gouvernement à donner à l’Arcom, dans le cadre du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, la possibilité, sans passer par une décision judiciaire, de se prononcer sur le blocage, le déréférencement et la mise à l’amende des sites ne respectant pas cette obligation.
C’est un pas dans la bonne direction, qui rejoint d’ailleurs les recommandations mises en avant dans le rapport de la délégation.
J’évoque aujourd’hui cet épisode, car il doit nous alerter sur la solidité des garde-fous à mettre en place pour faire passer la protection du bien-être et de la santé de nos enfants avant les intérêts des plateformes privées.
Cela suppose également, au-delà des belles intentions, de doter une structure comme l’Arcom des outils administratifs et des moyens humains nécessaires pour faire vivre ces politiques.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’article 1er.
(L’article 1er est adopté.)
Article 1er bis
Le troisième alinéa du 7 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée est ainsi modifié :
1° Après le mot : « humaine, », sont insérés les mots : « à la représentation, à la vie privée et à la sécurité des personnes et à la lutte contre toutes les formes de chantage et de harcèlement » ;
2° Après la première occurrence de la référence : « 24 », la fin est ainsi rédigée : « et aux articles 24 bis et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et aux articles 222-33, 222-33-2-1 à 222-33-2-3, 223-1-1, 225-4-1, 225-4-13, 225-5, 225-6, 226-1, 226-2, 226-2-1, 226-8, 226-21, 226-22, 227-23, 227-24, 312-10 à 312-12 et 421-2-5 du code pénal. » – (Adopté.)
Article 1er ter
(Non modifié)
Après la première phrase du quatrième alinéa du 7 du I de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée, est insérée une phrase ainsi rédigée : « Elles rendent visibles à leurs utilisateurs des messages de prévention contre le harcèlement défini à l’article 222-33-2-2 du code pénal et indiquent aux personnes auteurs de signalement les structures d’accompagnement face au harcèlement en ligne. » – (Adopté.)
Article 2
I. – Après l’article 6-5 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée, il est inséré un article 6-7 ainsi rédigé :
« Art. 6-7. – I. – Les fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne exerçant leur activité en France refusent l’inscription à leurs services des mineurs de quinze ans, sauf si l’autorisation de cette inscription est donnée par l’un des titulaires de l’autorité parentale sur le mineur. Ils recueillent également, dans les mêmes conditions et dans les meilleurs délais, l’autorisation expresse de l’un des titulaires de l’autorité parentale relative aux comptes déjà créés et détenus par des mineurs de quinze ans.
« L’un des titulaires de l’autorité parentale peut demander aux fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne la suspension du compte du mineur de quinze ans.
« Les fournisseurs de services de réseaux sociaux, pour vérifier l’âge des utilisateurs finaux et l’autorisation des titulaires de l’autorité parentale, utilisent des solutions techniques conformes à un référentiel élaboré à cette fin par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique après consultation de la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
« II. – Lorsqu’il constate qu’un fournisseur de services de réseaux sociaux n’a pas mis en œuvre de solution technique certifiée pour vérifier l’âge des utilisateurs finaux et l’autorisation des titulaires de l’autorité parentale de l’inscription des mineurs de quinze ans, le président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique adresse à ce fournisseur, par tout moyen propre à en établir la date de réception, une mise en demeure de prendre toutes les mesures requises pour satisfaire aux obligations prévues au présent article. Le fournisseur dispose d’un délai de quinze jours à compter de la mise en demeure pour présenter ses observations.
« À l’expiration de ce délai, en cas d’inexécution de la mise en demeure, le président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique peut saisir le président du tribunal judiciaire de Paris aux fins d’ordonner au fournisseur de mettre en œuvre une solution technique conforme.
« Le fait pour un fournisseur de services de réseaux sociaux de ne pas satisfaire aux obligations prévues au I est puni d’une amende ne pouvant excéder 1 % de son chiffre d’affaires mondial pour l’exercice précédent.
« III. – Les modalités d’application du présent article sont fixées par décret en Conseil d’État, après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. »
II. – (Supprimé)
Mme la présidente. L’amendement n° 8, présenté par M. Assouline, Mmes S. Robert et Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Alinéa 2
Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :
Lors de l’inscription, ces entreprises délivrent une information à l’utilisateur de moins de quinze ans et au titulaire de l’autorité parentale sur les risques liés aux usages numériques et les moyens de prévention.
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Par cet amendement, nous proposons d’inscrire une nouvelle obligation pour les entreprises de services de réseaux sociaux en ligne. Il s’agit de délivrer une information à l’utilisateur sur les risques liés aux usages numériques et les moyens de prévention aux mineurs de 15 ans ainsi qu’à leurs parents.
Selon l’exposé des motifs de la proposition de loi, « les parents ignorent souvent le contenu de la vie numérique de leurs enfants et ne supervisent pas leur activité. Ils sont ainsi à peine plus de 50 % à décider du moment et de la durée de connexion de leurs enfants, et 80 % déclarent ne pas savoir exactement ce que leurs enfants font sur internet ou les réseaux sociaux ».
Ces chiffres témoignent de l’impuissance des parents face à des pratiques que leurs enfants maîtrisent souvent bien mieux qu’eux, sans mesurer les conséquences de leurs actes.
Il est donc proposé d’inclure dans le dispositif de la proposition de loi une mesure destinée à l’information des familles lors de l’inscription, comme des conseils sur les risques liés à l’utilisation d’internet et les moyens de les aborder, le droit à l’oubli, la protection de ses données, la surexposition aux écrans et l’indication du numéro vert d’e-Enfance, le 3018, qui est le numéro court national pour les jeunes victimes de violences numériques et leurs parents.
Le décret d’application prévu à l’article 6 précisera les caractéristiques et modalités de cette information, afin que le même niveau de protection soit offert par tous les réseaux sociaux aux mineurs de 15 ans et à leurs parents.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Une telle information est présente sur la plupart des réseaux sociaux. Pour autant, je vous l’accorde, sa visibilité, qui sera précisée dans le cadre du DSA, que nous examinerons prochainement, doit être améliorée.
Selon moi, notre assemblée doit privilégier l’intérêt des mineurs aux simples considérations d’articulation des normes entre elles. Ainsi, vous l’aurez compris, la commission émet un avis favorable sur cet amendement, en espérant que le Gouvernement fera le même choix que nous-mêmes, à savoir celui de la protection des mineurs envers et contre tout.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. L’argumentation de Mme la rapporteure est imparable. Néanmoins, il m’appartient d’être le « défenseur » de la ligne de crête que nous devons suivre, en vue de ne pas trop empiéter sur le DSA. En effet, ce texte est le fruit d’un compromis, notre pays ayant obtenu que celui-ci soit exigeant, bien qu’il n’intègre pas l’intégralité de nos desiderata.
Néanmoins, il a atteint un équilibre permettant à l’Europe d’imposer sur l’ensemble de son territoire un certain nombre de règles. Le Gouvernement se montrera donc toujours très prudent lorsque les amendements déposés viendront empiéter sur le champ définitif du DSA, tel qu’il résulte des discussions.
En l’occurrence, cet amendement, pour lequel le Gouvernement s’en remettra à la sagesse de la Haute Assemblée, paraît satisfait par les articles 14 et 35 du DSA.
S’agissant de l’amendement n° 9, l’avis du Gouvernement sera un peu plus sévère. En effet, si l’amendement n° 8 est adopté, l’amendement n° 9 serait doublement satisfait, par ce dernier et par le DSA. Ce sera donc une demande de retrait.
Mme la présidente. L’amendement n° 9, présenté par M. Assouline, Mmes S. Robert et Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Alinéa 2
Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :
Lors de l’inscription, ces entreprises délivrent une information à l’utilisateur de moins de quinze ans claire et adaptée des conditions d’utilisation de ses données et de ses droits informatiques.
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Par cet amendement, nous proposons de suivre une recommandation de la Cnil, qui précise que le RGPD, « impose de fournir aux personnes concernées une information sur les conditions d’utilisation de leurs données personnelles et sur leurs droits, qui soit compréhensible, aisément accessible en des termes clairs et simples, en particulier pour toute information destinée spécifiquement à un enfant ».
Pourtant, il suffit de naviguer sur certaines des plateformes massivement utilisées par les mineurs pour se rendre compte qu’une telle information sur les données est loin d’être une pratique généralisée.
La Cnil avait néanmoins indiqué que « cette obligation d’une information adaptée est pourtant la clef de voûte du dispositif de protection des mineurs : elle conditionne la possibilité même d’un consentement éclairé, ainsi que la connaissance des droits dont ils disposent, dont ils ne pourront bien évidemment pas se saisir s’ils les ignorent ou n’en comprennent pas le sens et l’intérêt ».
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Cet amendement suit la même logique que le précédent, à savoir la mise en place d’une meilleure protection des mineurs. Il emporte donc la même appréciation de la part de la commission, qui émet un avis favorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Comme je viens de le dire, le Gouvernement demande le retrait de cet amendement. À défaut, il se verra contraint d’émettre un avis défavorable sur cet amendement, qui lui paraît doublement satisfait par le DSA, qui prévoit explicitement que les conditions générales d’utilisation doivent être facilement compréhensibles par les enfants, mais aussi par l’excellent amendement n° 8, que vous venez d’adopter et qui prévoit une information au moment de l’inscription.
Mme la présidente. L’amendement n° 2 rectifié bis, présenté par MM. Fialaire, Artano et Bilhac, Mme M. Carrère, M. Corbisez, Mme N. Delattre, M. Gold, Mme Pantel et MM. Requier, Roux et Cabanel, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 2
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« Les fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne exerçant leur activité en France empêchent la consultation de contenus inappropriés aux mineurs de quinze ans. Le non-respect de cette obligation est puni d’une amende ne pouvant excéder 1 % de leur chiffre d’affaires mondial pour l’exercice précédent.
La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Cet amendement vise à obliger les fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne à empêcher les mineurs numériques de consulter des contenus inappropriés.
En effet, si certains fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne ont mis en place des outils afin de limiter la consultation des jeunes, notamment grâce au mode restreint, le fait d’instaurer une telle obligation de résultat forcerait les fournisseurs de services à améliorer le fonctionnement de leurs algorithmes, qui tendent à enfermer l’utilisateur dans une niche. On a notamment pu assister à une augmentation des actes d’automutilation chez des adolescents orientés par l’algorithme vers une bulle dépressive.
Je le rappelle également, le DSA n’entrera en vigueur que le 17 février 2024, et le 25 août 2023 pour les très grandes plateformes en ligne. Son article 42 prévoit notamment que les États membres doivent déterminer le régime des sanctions applicables aux violations du règlement par les fournisseurs de services.
Aux termes de cet amendement, la sanction applicable aux fournisseurs de services de réseaux sociaux laissant la libre consultation de contenus inappropriés par des mineurs de 15 ans représenterait une amende ne pouvant excéder 1 % de leur chiffre d’affaires mondial de l’exercice précédent.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Cet amendement s’appuie sur une réalité incontestable, d’ailleurs largement décrite dans le rapport. Les jeunes sont en effet confrontés à des contenus douteux sur les réseaux sociaux.
Deux problèmes se posent. Le premier est d’ordre juridique, puisque les termes « contenus inappropriés » ne sont pas définis dans la loi. Comme vous le savez, si la pédopornographie ou le terrorisme ne font pas débat, la frontière est souvent beaucoup plus floue pour d’autres sujets. Il est à noter qu’une procédure de signalement des contenus manifestement illégaux existe d’ores et déjà. Certes, nous ne pouvons pas nous en satisfaire totalement et nous savons que le chemin à parcourir est encore long. Sans doute convient-il de travailler plus en profondeur pour ne pas fragiliser une protection existante.
Le second problème est d’ordre « juridico-pratique ». En effet, dans la mesure où il n’est pas question de contrôler a priori les contenus postés par les internautes sur les réseaux, le classement en « contenus appropriés » ou « contenus inappropriés » est en pratique irréalisable.
Je le répète, le DSA, qui sera examiné prochainement par le Sénat, devrait comporter, du moins je l’espère, une palette de mesures en matière de régulation des contenus.
La commission est donc défavorable à cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. L’avis du Gouvernement est identique à celui de la commission.
Le DSA est conçu de manière à satisfaire l’intention qui est la vôtre, à la fois sur la question du retrait des contenus, chaque plateforme devant disposer d’un processus de signalement par les usagers, mais aussi par des tiers de confiance identifiés sous le vocable « signaleurs de confiance », notamment des associations de protection de l’enfance, et également sur la question du régime de sanctions, puisque, en cas de manquement aux obligations, les amendes prononcées pourront s’élever à 6 % du chiffre d’affaires.
M. Bernard Fialaire. Je retire l’amendement, madame la présidente !
Mme la présidente. L’amendement n° 2 rectifié bis est retiré.
L’amendement n° 10, présenté par Mme S. Robert, M. Assouline, Mme Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Alinéa 3
Après le mot :
parentale
insérer les mots :
ou le mineur de quinze ans
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Cet amendement relève de la même logique que l’amendement suivant, qui ne s’en distingue que par une différence de degré. Il vise à permettre aux mineurs de 15 ans de mieux exercer leurs droits numériques.
Il s’inscrit pleinement dans le dispositif visant à octroyer aux mineurs de 15 ans le droit de demander la suspension de leur compte.
Les fondements de cette proposition relèvent de l’ordre non seulement du principe, mais aussi de la pratique. Comme cela a été souligné dans le rapport de la Cnil de 2021 sur les droits numériques des mineurs, le RGPD invite à favoriser cette autonomisation autant que faire se peut, selon l’âge et le degré de maturité des mineurs.
À cet égard, rappelons que l’article 1er du RGPD garantit le droit à l’autodétermination informationnelle, à savoir la capacité, pour toute personne, de maîtriser les données qui le concernent. Sans une telle faculté, point d’apprentissage, point d’autonomisation.
D’un point de vue plus fonctionnel, les parents ne sont pas nécessairement au courant des violences que peuvent subir leurs enfants dans l’espace numérique. Ainsi, en nous assurant que les mineurs de 15 ans peuvent directement solliciter la suspension de leur compte, nous les protégeons plus efficacement.
Loin d’être antinomique avec l’exercice de l’autorité parentale, car telle n’est pas mon intention, ce droit vise à compléter le dispositif prévu en apportant une protection supplémentaire et en reprenant l’une des recommandations de la Cnil.
Vous me répondrez certainement, madame la rapporteure, que l’exercice de cette faculté est aujourd’hui possible. Certes, dans les faits, c’est possible. En droit, il convient de le préciser, car, à l’heure actuelle, un réseau social pourrait empêcher un jeune de suspendre son compte, au prétexte de la validation par l’autorité parentale.
Cet amendement vise donc à protéger encore plus efficacement les mineurs.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. La faculté de suspendre son compte existe sur toutes les plateformes ; je l’ai vérifié personnellement sur les réseaux sociaux les plus importants.
Je profite de l’examen de cet amendement pour vous dire que je partage votre préoccupation. Je veillerai à ce que les textes à venir ne puissent pas remettre en cause une telle possibilité.
Sur le fond, l’amendement étant satisfait dans la pratique, la commission y est défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. L’amendement n° 3, présenté par Mme S. Robert, M. Assouline, Mme Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Alinéa 3
Compléter cet alinéa par une phrase ainsi rédigée :
Le mineur de quinze ans peut demander aux fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne la suppression de son compte.
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Cet amendement est quelque peu similaire au précédent, mais il va plus loin en termes de gradation.
La protection des mineurs recouvre un triple enjeu : un enjeu de santé publique, bien sûr, un enjeu éducatif, mais aussi un enjeu sécuritaire – il faut établir un ordre public numérique et la protection des mineurs en est une composante essentielle.
L’édifice juridique est en cours de construction, comme le démontre l’actuel foisonnement des textes législatifs. On a cité le DMA, le DSA et les règlements européens, qui seront prochainement discutés en séance publique.
La proposition de loi visant à encadrer l’influence commerciale et à lutter contre les dérives des influenceurs sur les réseaux sociaux et la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants viennent d’être votées. Nous débattrons également prochainement d’autres textes.
Je regrette l’éclatement de ces différentes initiatives, qui rend difficilement lisible et saisissable l’ensemble du corpus juridique élaboré. Il n’en demeure pas moins qu’elles permettent d’adapter notre droit aux nouveaux usages numériques. Tout cela appelle, bien sûr, de notre part vigilance et anticipation.
Cet amendement tend donc à répondre à ce triple enjeu. En l’état, la proposition de loi ne vise qu’à prévoir la possibilité de suspendre le compte, sur demande de l’autorité parentale, ce qui paraît insuffisant.
Afin de conférer au droit à l’oubli une pleine portée, conformément à l’article 51 de la loi relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, dite loi Informatique et libertés, le mineur de 15 ans doit pouvoir supprimer librement son compte, ainsi que toutes les informations y afférentes. Ce droit numérique lui appartient. Telle est la philosophie défendue au travers de cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Comme pour la suspension de compte évoquée à l’amendement précédent, il est déjà possible de supprimer un compte sur toutes les plateformes, et c’est heureux !
Cet amendement étant déjà satisfait par la pratique, j’émets un avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. L’amendement n° 4, présenté par M. Assouline, Mmes S. Robert et Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 3
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« Les entreprises mentionnées au premier alinéa proposent d’activer un dispositif permettant de contrôler le temps d’utilisation de leur service lors de l’inscription d’un mineur.
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Par cet amendement, nous demandons que les entreprises de services de réseaux sociaux en ligne soient légalement tenues de proposer un dispositif permettant de contrôler le temps d’utilisation de leurs services lors de l’inscription d’un mineur.
La surexposition aux écrans entraîne, selon l’association e-Enfance, des problèmes de concentration et de mémorisation, avec une baisse des résultats scolaires et, parfois, un repli sur soi. Elle a également des conséquences sur le sommeil, car la lumière bleue des écrans bloque la libération de la mélatonine, l’hormone du sommeil. L’horloge interne et les cycles de sommeil s’en trouvent donc parfois perturbés.
L’association relève également des troubles du comportement et des conséquences psychologiques, voire parfois physiques.
Enfin, la surexposition aux écrans peut entraîner l’addiction aux jeux vidéo ou aux jeux de hasard en ligne, ainsi qu’un risque accru d’exposition aux contenus choquants, inadaptés, ou encore favoriser les mauvaises rencontres en ligne.
Cet amendement tend donc à ce que chaque entreprise de services de réseau social propose un décompte du temps d’utilisation quotidien pour les utilisateurs mineurs, qui leur serait envoyé. Prendre conscience du temps passé sur un réseau social est un premier pas pour lutter contre l’addiction à ces plateformes.
Je suis heureuse que notre rapporteure ait rendu plus contraignant cet amendement par le dépôt d’un sous-amendement. Les mineurs doivent en effet prendre conscience du temps passé sur les réseaux. Une information régulière, obligatoire et automatique en constitue la meilleure garantie.
Mme la présidente. Le sous-amendement n° 15, présenté par Mme Borchio Fontimp, au nom de la commission, est ainsi libellé :
Amendement n° 4, alinéa 3
1° Remplacer les mots :
proposent d’activer
par les mots :
activent
2° Compléter cet alinéa par les mots :
et informent régulièrement de cette durée l’usager par le biais de notifications
La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. L’amendement n° 4 de M. Assouline vise à prévoir un dispositif optionnel de contrôle du temps passé par les mineurs sur les réseaux sociaux, comme vient de l’expliquer notre collègue Sylvie Robert. En effet, cet ajout pourrait constituer une fonctionnalité utile. Je pense cependant qu’il serait pertinent d’aller plus loin. Aussi, je vous propose de rendre cette information non pas optionnelle et passive, avec un utilisateur qui devrait aller chercher dans ses paramètres pour connaître le temps qu’il passé sur les réseaux, ce qu’in fine personne ne fait, mais plus active, l’utilisateur recevant directement l’information sous forme de notifications régulières.
Un tel dispositif me semble plus pédagogique. On oublie trop souvent le temps passé sur les réseaux sociaux. Il serait utile que les mineurs surtout puissent en prendre conscience.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Comme je l’ai souligné tout à l’heure, le Gouvernement veille à ce que la loi nationale ne vienne pas empiéter sur le champ délimité par le législateur européen.
S’agissant du mode de fonctionnement des réseaux sociaux, le DSA prévoit d’ores et déjà que les plateformes ou les éditeurs de réseaux sociaux doivent garantir le plus haut niveau de sécurité, de sûreté et de protection de la vie privée des mineurs, y compris en mettant en place un certain nombre de paramètres adéquats.
Quoi qu’il en soit, comme tout à l’heure, je m’en remettrai à la sagesse du Sénat, étant entendu qu’il s’agit là de l’intérêt supérieur de l’enfant.
Mme la présidente. L’amendement n° 5, présenté par M. Assouline, Mmes S. Robert et Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 4
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« Les fournisseurs de services de réseaux sociaux, quel que soit leur lieu d’établissement, sont tenus de procéder à un traitement réalisé par une personne physique dès lors qu’un contenu est signalé par un mineur ou que le signalement concerne un mineur.
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Par cet amendement, nous proposons que les entreprises de services de réseaux sociaux en ligne soient légalement tenues de procéder à un traitement par une personne humaine lorsqu’un contenu est signalé par un mineur ou qu’il concerne un mineur.
Compte tenu du public extrêmement spécifique que constituent les mineurs, par nature plus influençables, plus vulnérables que les adultes, il est important que, dans ces deux cas, une personne humaine et non un algorithme traite le problème. On ne peut se permettre d’examiner ou de régler un signalement de harcèlement, dont on connaît les conséquences souvent dramatiques, par le seul biais d’un algorithme.
J’entends les arguments de notre rapporteure selon lesquels une prise en charge mixte associant à la fois traitement algorithmique, mais aussi traitement humain avec un premier tri par algorithme serait plus rapide et donc plus efficace, et qu’il serait déjà à l’œuvre. Pour autant, je m’interroge sur l’efficacité d’un tel traitement alors que l’on assiste à une recrudescence d’actes dramatiques allant parfois jusqu’au suicide de jeunes, victimes des pratiques des réseaux sociaux, notamment de harcèlement.
Je maintiens donc mon amendement pour demander que davantage de personnes humaines entrent aujourd’hui dans la gestion de notre cybermonde.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. On comprend l’intention des auteurs de l’amendement, qui insistent sur l’importance d’un traitement spécifique des signalements relatifs à un mineur.
Si nous partageons l’idée que des algorithmes ne doivent jamais remplacer l’appréciation des hommes, cet amendement serait in fine contre-productif.
Premièrement, il tendrait à allonger considérablement les délais de traitement, car le nombre des signalements ne cesse d’augmenter et des esprits malintentionnés pourraient se servir de cette mesure pour submerger les équipes chargées de ces traitements.
Deuxièmement, le règlement DSA, qui est d’application directe, prévoit déjà une modération spécifique et proportionnée en fonction des besoins identifiés.
Cet amendement étant déjà satisfait par le droit européen, j’émets un avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Je partage l’avis de Mme la rapporteure. Il faut effectivement qu’une personne humaine puisse intervenir et réagir dans le cadre des décisions les plus difficiles.
Pour autant, l’intelligence artificielle s’est désormais invitée quotidiennement dans les médias comme dans la salle à manger des Français. Ne négligeons pas ses aspects positifs, notamment grâce à sa capacité à modérer beaucoup plus efficacement les réseaux sociaux. L’intelligence artificielle peut nous permettre de repérer et d’exclure beaucoup plus rapidement qu’auparavant les contenus illicites ou inappropriés. Voilà pourquoi le Gouvernement est défavorable à cet amendement.
Mme la présidente. L’amendement n° 12 rectifié bis, présenté par MM. Fialaire, Artano, Bilhac et Cabanel, Mme M. Carrère, M. Corbisez, Mme N. Delattre, M. Gold, Mme Pantel et MM. Requier et Roux, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 4
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« Les fournisseurs de services de réseaux sociaux en ligne exerçant leur activité en France doivent diffuser des messages d’informations contenant un avertissement général quant aux risques d’externalités négatives dont sont à l’origine les réseaux sociaux sur la santé physique et mentale des jeunes, notamment des mineurs.
La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Cet amendement vise à obliger les fournisseurs des services de réseaux sociaux en ligne à diffuser des messages d’information contenant un avertissement général quant aux risques d’externalités négatives dont sont à l’origine les réseaux sociaux sur la santé physique et mentale des jeunes, notamment des mineurs.
Si l’article 1er ter de cette proposition de loi prévoit la mise en place d’avertissements spécifiques pour le cyberharcèlement, qui se traduiraient, en particulier, par la diffusion de messages de sensibilisation et de prévention, pourquoi ne s’arrêter qu’à cette externalité négative et ne pas la compléter par d’autres ? Cette liste pourra d’ailleurs être enrichie, notamment après la sortie du rapport prévue à l’article 4.
On le sait, les avertissements apposés sur les paquets de cigarettes et autres produits liés au tabac améliorent l’information des consommateurs sur les dangers encourus.
Nous pourrions facilement procéder de la même manière quant aux risques liés aux réseaux sociaux en ce qui concerne la santé physique et mentale des jeunes. Améliorer la visibilité et l’accès quotidien aux risques d’externalités négatives de ces réseaux doit nous préoccuper, et des solutions doivent être trouvées.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Le présent amendement semble déjà partiellement satisfait par les amendements nos 8 et 9, qui tendent à renforcer les obligations d’information des mineurs, au moment de l’inscription, sur les risques des réseaux sociaux et sur l’usage des données personnelles.
Son champ est par ailleurs plus large puisqu’il concerne non pas exclusivement les mineurs, mais l’ensemble des inscrits. De plus, il ne dit rien sur le moment où ces messages devront être diffusés.
Vous l’aurez compris, ce n’est pas tant l’objectif visé au travers de l’amendement qui me pose problème, mais plutôt sa faisabilité.
Dès lors, afin de rester dans le champ du texte, j’émets un avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Il est en effet très important que l’information parvienne jusqu’aux utilisateurs des réseaux sociaux, en particulier les mineurs et leurs parents.
C’est la raison pour laquelle nous généraliserons dès la rentrée prochaine le passeport numérique en sixième, de manière que tous les élèves entrant au collège puissent bénéficier d’un module de prévention aux risques et d’éducation aux gestes à adopter en ligne.
Par ailleurs, le Gouvernement soutient et encourage l’action d’un certain nombre de réseaux associatifs très engagés dans la prévention, à la fois à destination des enfants et des parents – je pense à l’Union nationale des associations familiales (Unaf), aux associations Internet sans Crainte/Tralalère, Génération Numérique, Open ou encore e-Enfance, qui a été citée à plusieurs reprises tout à l’heure.
Quoi qu’il en soit, pour les mêmes raisons que Mme la rapporteure, j’émets un avis défavorable.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 12 rectifié bis.
(L’amendement n’est pas adopté.)
Mme la présidente. L’amendement n° 16, présenté par Mme Borchio Fontimp, au nom de la commission, est ainsi libellé :
Après l’alinéa 7
Insérer un alinéa ainsi rédigé :
« …. - Le présent article ne s’applique pas aux encyclopédies en ligne à but non lucratif et aux répertoires éducatifs et scientifiques à but non lucratif.
La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Cet amendement vise à répondre aux préoccupations exprimées par nos collègues Sylvie Robert et Catherine Morin-Desailly sur les encyclopédies en ligne à but non lucratif, et sur les répertoires éducatifs et scientifiques à but non lucratif. Je pense, notamment, à Wikipédia. Il serait en effet fort regrettable de restreindre leur fréquentation alors qu’ils constituent des sources d’information très utiles.
Il est donc proposé de les exclure explicitement du champ de la proposition de loi. J’ai travaillé à la rédaction de cet amendement afin qu’elle soit plus compatible avec le droit européen en ne touchant pas à la définition des réseaux sociaux, qui est l’objet de l’article 1er issu du DSA.
Je vous propose donc d’adopter cet amendement, qui vise à régler une question importante. Je remercie, bien sûr, mes collègues d’avoir soulevé cette problématique.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Je remercie Sylvie Robert, Catherine Morin-Desailly et Mme la rapporteure de ce travail collaboratif, qui conduit à introduire une précision très utile dans ce texte. J’émets donc un avis favorable.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’article 2, modifié.
(L’article 2 est adopté.)
Après l’article 2
Mme la présidente. L’amendement n° 14 rectifié bis, présenté par Mmes Morin-Desailly, Billon, Guidez et Herzog, MM. Henno et Laugier, Mmes Férat, Gacquerre, Gatel et Jacquemet, MM. Canévet et Détraigne, Mme Perrot et MM. Le Nay, Duffourg, J.M. Arnaud, Kern et Chauvet, est ainsi libellé :
Après l’article 2
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
La loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique est ainsi modifiée :
1° Le IV de l’article 1er est complété par un alinéa ainsi rédigé :
« On entend par boutique d’applications logicielles, un type de services d’intermédiation en ligne qui se concentre sur les applications logicielles en tant que produit ou service intermédié ; et par application logicielle, tout produit ou service numérique fonctionnant sur un système d’exploitation au sens du règlement (EU) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 relatif aux marchés contestables et équitables dans le secteur numérique et modifiant les directives (UE) 2019/1937 et (UE) 2020/1828. » ;
2° Après l’article 6-5, il est inséré un article 6–… ainsi rédigé :
« Art. 6-…. – I. – Les boutiques d’applications logicielles exerçant leur activité en France, bloquent le téléchargement des applications logicielles de services de réseaux sociaux soumises à une restriction d’âge du fait de la loi ou spécifiée par le fournisseur de l’application logicielle pour les mineurs de moins de 18 ans, après avoir pris des mesures de vérification de l’âge des utilisateurs. Elles notifient à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique la mise en place de ces mesures de vérifications et de blocage et en informent la Commission nationale de l’informatique et des libertés.
« II. – Lorsqu’il constate qu’une boutique d’applications logicielles n’a pas bloqué le téléchargement d’une application logicielle de services de réseaux sociaux en ligne soumises à une restriction d’âge du fait de la loi ou spécifiée par le fournisseur de l’application logicielle pour les mineurs de moins de 18 ans, le président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique adresse à cette boutique d’applications de logicielles, par tout moyen propre à en établir la date de réception, une mise en demeure de prendre toutes les mesures requises pour satisfaire l’obligation prévue au présent article. La boutique d’applications logicielles dispose d’un délai de quinze jours à compter de la mise en demeure pour présenter ses observations.
« À l’expiration de ce délai, en cas d’inexécution de la mise en demeure, le président de l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique peut saisir le président du tribunal judiciaire de Paris aux fins d’ordonner à la boutique d’applications logicielles d’annuler le téléchargement de l’application ou des applications logicielles concernées.
« Le fait pour une boutique d’applications logicielles de ne pas satisfaire aux obligations prévues au I est puni d’une amende ne pouvant excéder 1 % de son chiffre d’affaires mondial pour l’exercice précédent.
« III. – Les modalités d’application du présent article sont fixées par décret en Conseil d’État, après avis de la Commission nationale de l’informatique et des libertés. »
La parole est à Mme Annick Billon.
Mme Annick Billon. Cet amendement, que j’ai déposé avec ma collègue Catherine Morin-Desailly, vise à ajouter une protection supplémentaire en obligeant les boutiques d’applications logicielles, telles qu’elles sont définies au sens du règlement (EU) 2022/1925, à bloquer systématiquement le téléchargement des applications de services de réseaux sociaux réservées aux personnes majeures.
En effet, ces boutiques d’applications logicielles connaissent l’identité et l’âge de leurs utilisateurs puisque ce sont des informations demandées au moment de la création d’un compte pour télécharger ces applications.
L’objectif est non pas de remettre en question les obligations imposées aux fournisseurs de réseaux sociaux, mais bien de les compléter avec une mesure qui interviendrait en amont pour un type d’applications bien précis, en l’occurrence les applications conçues pour un usage par des personnes de 18 ans et plus.
Les téléphones connectés sont le principal moyen pour les mineurs de télécharger des applications de réseaux sociaux. Il s’agit de mettre en place un moyen supplémentaire pour permettre le contrôle.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Cet amendement aborde un sujet très intéressant et lourd d’enjeux, à savoir la place des magasins d’applications – je ne les citerai pas, vous les connaissez tous – et la responsabilité des systèmes d’exploitation.
C’est sans doute l’amendement sur lequel je me suis le plus interrogée. Lors des auditions, ces enjeux ont été soulevés. L’idée est apparue plutôt intéressante.
Si la vérification de l’âge par les plateformes pose déjà de nombreux problèmes, l’adoption de cet amendement, qui vise à faire peser ce contrôle également sur les boutiques d’applications, entraînerait des difficultés supplémentaires, qui viendraient complexifier une procédure déjà lourde à mettre en œuvre, mais qui repose exclusivement sur les plateformes.
Par exemple, on pourrait se poser la question de savoir si ce copartage de responsabilités n’ouvrirait pas la voie à son délaissement par les deux parties, qui se renverraient la balle à chaque fois.
De plus, l’adoption de cet amendement ne semble pas compatible avec le dispositif présenté à l’article 2 de cette proposition de loi, qui vise à prévoir le recueil d’une autorisation parentale pour une inscription sur un réseau quand le mineur a moins de 15 ans.
Toutefois, malgré ces arguments, je souhaite connaître l’avis du Gouvernement, car la question de l’implication des systèmes d’exploitation doit être travaillée en concertation avec toutes les parties d’ici à l’examen du projet de loi sur l’espace numérique.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué. Je remercie Annick Billon et Catherine Morin-Desailly d’avoir déposé cet amendement, qui nous amène, comme Mme la rapporteure l’a indiqué, à réfléchir à une question importante, à savoir celle de la responsabilité des magasins d’applications dans la vérification d’âge.
C’est peut-être l’une des solutions au problème qui nous préoccupe aujourd’hui, c’est-à-dire la majorité numérique et la vérification d’âge à l’entrée des réseaux sociaux, mais aussi aux contenus réservés aux adultes et au franchissement de la barrière des 18 ans.
Il me paraît cependant que cet amendement pourrait encore être amélioré, et que cette question aurait toute sa place dans le débat qui entourera l’examen du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique, et ce pour deux raisons.
D’une part, la proposition de loi qui nous réunit aujourd’hui traite de la question de l’accès aux réseaux sociaux au-delà ou en deçà de 15 ans, et de celle du recueil du consentement parental.
Votre amendement vise en quelque sorte les contenus réservés aux adultes, sujet que vous avez abordé dans le rapport que vous avez rédigé avec Mme la rapporteure, c’est-à-dire les applications de rencontres qui excluent tous les mineurs de moins 18 ans. Il s’agit donc d’une question légèrement différente de celle de l’accès aux réseaux sociaux, ouvert à certains mineurs.
Le projet de loi visant à réguler et sécuriser l’espace numérique traite de ces questions en s’inspirant des propositions du rapport sénatorial. Voilà pourquoi le débat de la vérification d’âge au niveau des magasins d’applications pour l’accès à des services réservés aux adultes aurait sa place dans le cadre de l’examen de ce texte.
D’autre part, Mme la rapporteure a fait état de quelques améliorations techniques qui pourraient être apportées au dispositif que vous proposez. Si vous y consentez, je m’engage à y travailler d’ici là avec vous et avec Catherine Morin-Desailly, car nous avons encore quelques semaines pour le faire.
En contrepartie de ces engagements, madame la sénatrice, je vous demande de bien vouloir retirer cet amendement.
Mme la présidente. Madame Billon, l’amendement n° 14 rectifié bis est-il maintenu ?
Mme Annick Billon. Je remercie Mme la rapporteure et M. le ministre de leurs explications.
Nous le savons tous, il est extrêmement difficile de bloquer l’accès des mineurs aux contenus qui leur sont interdits. Je me tourne vers Alexandra Borchio Fontimp. Notre rapport d’information Porno : l’enfer du décor comprend plus d’une vingtaine de propositions. Toutes nécessitent encore du travail pour pouvoir être mises en œuvre. Voilà pourquoi nous vous les avions présentées, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, car toutes appelaient un travail de coconstruction.
Certes, il est difficile de trouver les bons dispositifs pour bloquer l’accès de ces sites aux mineurs. Nous sommes néanmoins disposées, avec ma collègue Catherine Morin-Desailly, à travailler avec vous d’ici au début du mois de juillet pour améliorer notre amendement. Une telle mesure pourrait permettre de compléter tous les dispositifs que l’on essaye de mettre en place, mais ce ne sera pas suffisant.
Comme je le soulignais dans la discussion générale, tout doit être tenté, tout doit être expérimenté, tout doit être essayé pour avancer sur cette question du contrôle de l’accès des mineurs aux contenus qui leur sont normalement interdits. Quoi qu’il en soit, j’accepte de retirer mon amendement.
Mme la présidente. L’amendement n° 14 rectifié bis est retiré.
Article 3
I. – (Supprimé)
II. – Le premier alinéa du 1 du VI de l’article 6 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée est complété par les mots : « dans un délai de dix jours à compter de la réception de la demande ou, en cas d’urgence résultant d’un risque imminent d’atteinte grave aux personnes, dans un délai de huit heures ». – (Adopté.)
Article 4
Le Gouvernement remet au Parlement, dans un délai d’un an à compter de la promulgation de la présente loi, un rapport présentant les conséquences de l’utilisation des plateformes en ligne, de la surinformation et de l’exposition aux fausses informations sur la santé physique et mentale des jeunes, notamment des mineurs, ainsi que sur leurs capacités d’apprentissage.
Mme la présidente. L’amendement n° 6, présenté par Mme S. Robert, M. Assouline, Mme Van Heghe, MM. Kanner, Antiste, Chantrel, Lozach et Magner, Mme Monier, M. Stanzione et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, est ainsi libellé :
Compléter cet article par une phrase ainsi rédigée :
Le rapport présente des préconisations pour mieux accompagner les parents dans l’éducation et la prévention de l’utilisation des plateformes en ligne par les mineurs.
La parole est à Mme Sylvie Robert.
Mme Sylvie Robert. Cet amendement vise à compléter la demande de rapport en abordant un angle mort, dont nous avons beaucoup parlé ce soir, à savoir l’accompagnement des parents quant aux usages des plateformes en ligne par les mineurs.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. L’idée est pertinente, mais elle est en réalité déjà largement satisfaite par le site officiel jeprotegemonenfant.gouv.fr.
Élaborée dans le cadre d’un partenariat national visant à fédérer les acteurs publics et privés, cette plateforme propose ainsi déjà des outils, des conseils et des ressources pratiques pour mieux informer et accompagner les parents afin qu’ils protègent leurs enfants.
Il ne paraît donc pas utile de surcharger encore un peu un rapport qui a déjà été largement complété lors du passage du texte à l’Assemblée nationale.
J’émets donc un avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Charlotte Caubel, secrétaire d’État. Le Gouvernement est engagé dans une politique complète et stratégique à destination des familles.
Au-delà d’un simple rapport, comme je l’ai souligné dans mon propos liminaire, nous nous inscrivons dans une logique d’ateliers de parentalité et de diffusion de documents. Le Gouvernement rendra compte régulièrement de sa stratégie à l’égard des familles. Nous ne pouvons pas régler les problématiques de nos enfants sur internet sans les parents, c’est une conviction que je partage avec Jean-Noël Barrot. Nous sommes très régulièrement en contact avec les associations et avec les parents eux-mêmes sur le terrain.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’article 4.
(L’article 4 est adopté.)
Article 5
(Supprimé)
Article additionnel après l’article 5
Mme la présidente. L’amendement n° 1 rectifié bis, présenté par MM. Fialaire, Artano et Bilhac, Mme M. Carrère, M. Corbisez, Mme N. Delattre, M. Gold, Mme Pantel et MM. Requier, Roux et Cabanel, est ainsi libellé :
Après l’article 5
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
Les victimes de harcèlement scolaire et de harcèlement en ligne composent un numéro unique pour avoir accès à l’ensemble des plateformes d’aide et d’écoute.
La parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Cet amendement vise à ce que les victimes de harcèlement scolaire et de harcèlement en ligne n’aient plus à composer qu’un seul numéro d’appel, un numéro unique, pour avoir accès à l’ensemble des plateformes d’aide et d’écoute.
Je rappelle qu’actuellement les victimes de harcèlement peuvent appeler soit le 3020 en cas de harcèlement scolaire, soit le 3018 en cas de cyberharcèlement.
Dès lors que le harcèlement en ligne est bien souvent lié au harcèlement scolaire, la réunion de ces plateformes me semble adaptée et cohérente. Nous y voyons une source de simplicité et, donc, de rapidité et d’efficacité dans la prise en charge des victimes.
L’article prévoyant la remise par le Gouvernement d’un rapport sur l’opportunité d’un rapprochement entre les plateformes téléphoniques d’aide en ligne contre le harcèlement scolaire et le cyberharcèlement a certes été supprimé en commission.
Cependant, ce numéro unique donnerait accès à un standard téléphonique automatisé, qui orienterait la victime vers l’entité compétente, à savoir l’association e-Enfance en cas de cyberharcèlement ou l’association L’école des parents et des éducateurs d’Île-de-France en cas de harcèlement scolaire.
Le flux important des appels ne saurait être un obstacle à cette fusion, car il ne s’agit pas ici de limiter les effectifs des plateformes d’aide et d’écoute aux victimes de harcèlement scolaire et de harcèlement en ligne, mais seulement de simplifier et de faciliter leur accessibilité par l’intermédiaire d’un unique numéro.
Aujourd’hui, nous croulons sous les numéros d’appel : il serait bienvenu de simplifier les choses, d’autant que nous parlons là de gens en détresse.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. Notre collègue propose la mise en place d’un numéro unique automatisé, qui orienterait les victimes vers l’un ou l’autre des services existants.
L’article 5 prévoyait initialement la remise d’un rapport pour rapprocher les deux services que sont le 3020, numéro d’appel dédié au harcèlement scolaire, et le 3018, numéro à composer en cas de cyberharcèlement.
Je rappelle qu’il faut faire la distinction entre ces deux services.
Le 3018, opéré par l’association e-Enfance avec le soutien du ministère de l’éducation nationale, apporte une aide aux personnes victimes de violences numériques, qu’il s’agisse de cyberharcèlement, de l’exposition à des contenus violents, d’une usurpation d’identité ou encore de violences à caractère sexiste.
Le 3020, numéro d’appel gratuit opéré par l’association L’école des parents et des éducateurs d’Île-de-France, est lui aussi subventionné par le ministère de l’éducation nationale, mais il s’adresse aux élèves, aux familles et aux professionnels témoins ou victimes d’une situation de harcèlement entre élèves.
Au terme des auditions que j’ai menées, il m’est apparu que les deux services ne concernaient pas tout à fait les mêmes publics et ne traitaient pas exactement les mêmes problématiques, même s’ils paraissent proches et peuvent se recouper. Les victimes de cyberharcèlement – je pense notamment au revenge porn – ne sont pas toujours confrontées aux mêmes problèmes que les victimes de harcèlement scolaire.
Il me semble donc que l’idée de rapprocher ces deux services devrait être soigneusement pesée. Au demeurant, comme je l’indiquais en commission, elle relève davantage du pouvoir réglementaire que du législateur.
C’est pourquoi j’émets un avis défavorable sur cet amendement.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Charlotte Caubel, secrétaire d’État. Cela fait longtemps que je suis interpellée sur l’existence de trois numéros distincts : le 119, le 3018 et le 3020.
J’ai mené une étude sur le sujet : en réalité, ces différents services ne touchent pas du tout les mêmes publics, ils n’apportent pas les mêmes réponses et les écoutants sont également différents.
Dans les faits, le 3020 est énormément sollicité par les familles pour des faits de harcèlement, surtout physique, et essentiellement dans les écoles primaires. Il s’agit d’une problématique réelle au sein des écoles.
Je rappelle que les écoutants du 3020, issus de l’éducation nationale et pilotés par elle, ont l’obligation de prendre l’attache de l’école et des familles, si bien que des adolescents qui voudraient demander de l’aide, parce qu’ils sont cyberharcelés, pour une affaire de revenge porn par exemple ou à cause de contenus portant atteinte à leur intimité, voient dans le manque de confidentialité assurée par le 3020 en matière d’échanges, tant à l’égard des parents qu’à l’égard de l’école, un obstacle majeur.
La fusion du 3020 et du 3018 reviendrait à fusionner des démarches, des problématiques et des publics différents. J’ajoute qu’il existe une formation et une compétence spécifiques au 3018.
Dernier élément extrêmement important à mes yeux, le 3018 est considéré comme un signaleur de confiance au niveau européen : c’est ce qui lui permet de signer des conventions avec l’ensemble des plateformes et d’obtenir extrêmement rapidement le retrait de certains contenus, ce qui n’est évidemment pas le rôle de l’éducation nationale, qui a déjà fort à faire par ailleurs.
Il existe donc, je le répète, deux démarches parfaitement distinctes.
Cela étant, je veux vous rassurer : le 119, le 3018 et le 3020 recourent à des mécanismes de redirection quand il y a une erreur de destinataire ou quand la problématique soulevée se situe au carrefour de plusieurs situations. Il va de soi que les écoutants du 3018 peuvent inviter l’enfant à prendre l’attache de ses parents ; ils peuvent aussi adresser un signalement au titre de l’article 40 du code pénal s’il leur semble nécessaire que l’école et les parents se mobilisent.
Ces mécanismes existent et jouent à plein.
Aujourd’hui, je le redis, il n’est pas possible de fusionner ces numéros d’appel, car les démarches à accomplir lorsqu’un enfant semble en danger sont différentes selon qu’il s’agit d’un adolescent éprouvant le besoin de signaler un problème auprès du 3018 ou d’une famille qui constate des faits de harcèlement à l’école.
Pour toutes ces raisons, je suis défavorable à cet amendement.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour explication de vote.
M. Bernard Fialaire. Je me suis peut-être mal fait comprendre : les réponses sont bien sûr spécifiques, et je ne souhaite absolument pas que les services soient fusionnés.
Je dis simplement qu’il doit être possible de mettre en place un numéro d’appel unique, très simple d’accès, pour tout ce qui touche au harcèlement scolaire ou au cyberharcèlement. Ensuite, il reviendra à la plateforme de répartir les appels vers les services appropriés à même d’apporter aux victimes une réponse spécifique.
Si nous ne le faisons pas, nous devrons tous acheter un smartphone supplémentaire pour enregistrer tous les numéros d’appel d’urgence !
Ne pourrait-on pas simplifier les choses ? C’est tout ce que je demande – et j’y insiste : concevoir un numéro unique, qui permette d’orienter les victimes vers les services idoines.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’amendement n° 1 rectifié bis.
(L’amendement n’est pas adopté.)
Article 6 (nouveau)
I. – La présente loi entre en vigueur à une date fixée par décret qui ne peut être postérieure de plus de trois mois à la date de réception par le Gouvernement de la réponse de la Commission européenne permettant de considérer le dispositif législatif lui ayant été notifié comme conforme au droit de l’Union européenne.
II. – Par dérogation au I :
1° La dernière phrase du premier alinéa du I de l’article 6-7 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique entre en vigueur deux ans après la date d’entrée en vigueur mentionnée au I du présent article ;
2° Le II de l’article 6-7 de la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 précitée entre en vigueur un an après la date d’entrée en vigueur mentionnée au I du présent article. – (Adopté.)
Vote sur l’ensemble
Mme la présidente. Avant de mettre aux voix l’ensemble de la proposition de loi, je donne la parole à Mme Marie Mercier, pour explication de vote.
Mme Marie Mercier. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, on ne peut évidemment qu’être favorable à une proposition de loi qui a pour objet de protéger nos enfants, en particulier lorsqu’elle vise à les protéger de ce monde numérique qui échappe aux adultes.
Pour autant, je souhaite que ce texte soit applicable. Je rappelle à cet égard que la disposition que j’ai fait inscrire dans la loi du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales – il y a donc plus de trois ans maintenant – n’est toujours pas appliquée. Il est probablement compliqué de la mettre en œuvre, mais il s’agit d’une mesure tendant à protéger nos enfants de contenus destinés à des adultes.
Tout le monde est d’accord lorsqu’il est question de protéger nos enfants, mais ce qui divise, ce sont les moyens pour y parvenir : donner des moyens supplémentaires à l’Arcom en se passant de juges, pourquoi pas ?
Je souhaiterais malgré tout insister sur un point : on peut prévoir la mise en place d’outils comme le contrôle parental, mais il faut veiller à ne pas exonérer les sites qui diffusent ce genre de contenus de leur responsabilité. Ce type de produits est destiné à des adultes, pas à des enfants : ces contenus doivent donc leur être interdits, ce qui implique un contrôle de l’âge des usagers. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
Mme la présidente. Personne ne demande la parole ?…
Je mets aux voix, dans le texte de la commission, modifié, l’ensemble de la proposition de loi visant à instaurer une majorité numérique et à lutter contre la haine en ligne.
(La proposition de loi est adoptée.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Alexandra Borchio Fontimp, rapporteure. En conclusion de ce débat, qui est une première pour moi à cette place, je tiens à adresser tous mes remerciements aux collègues présents ce soir pour leur mobilisation et la confiance qu’ils m’ont accordée en votant cette proposition de loi.
Je tiens plus particulièrement à remercier, non seulement le président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, Laurent Lafon, mon ami Max Brisson et le secrétariat de la commission, mais aussi les ministres pour la qualité de nos échanges sur ce sujet transpartisan, avec pour seul objectif la protection des enfants – comme vient de le rappeler Marie Mercier –, et la présidente de séance pour avoir tenu bon jusqu’au terme de ce débat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)
9
Modifications de l’ordre du jour
Mme la présidente. Mes chers collègues, par lettre en date de ce jour, le Gouvernement demande l’inscription à l’ordre du jour du jeudi 8 juin, en premier point du matin, des conclusions de la commission mixte paritaire sur la proposition de loi visant à garantir le respect du droit à l’image des enfants.
Acte est donné de cette demande.
Le délai limite pour les inscriptions de parole serait fixé au mercredi 7 juin à 15 heures.
Y a-t-il des observations ?…
Il en est ainsi décidé.
Par ailleurs, à la demande de plusieurs groupes, nous pourrions fixer à une heure trente le temps réservé aux groupes dans la discussion générale commune sur le projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 et le projet de loi organique relatif à l’ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire, prévue le 6 juin, ainsi que dans la discussion générale sur le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 2024 à 2030 et portant diverses dispositions intéressant la défense, prévue le 27 juin prochain.
Y a-t-il des observations ?…
Il en est ainsi décidé.
10
Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée à demain, mercredi 24 mai 2023 :
À quinze heures :
Questions d’actualité au Gouvernement.
À seize heures trente et le soir :
Quatre conventions internationales examinées selon la procédure d’examen simplifié :
Projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Sénégal sur l’octroi de l’autorisation d’exercer une activité professionnelle aux personnes à charge des agents des missions officielles de chaque État dans l’autre, signé à Paris le 7 septembre 2021, et de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République démocratique socialiste de Sri Lanka relatif à l’autorisation d’exercice d’une activité professionnelle salariée par les membres de la famille des agents des missions officielles de chaque État dans l’autre, signé à Paris le 23 février 2022 (procédure accélérée ; texte de la commission n° 592, 2022-2023) ;
Projet de loi autorisant la ratification du Protocole du 30 avril 2010 à la Convention internationale de 1996 sur la responsabilité et l’indemnisation pour les dommages liés au transport par mer de substances nocives et potentiellement dangereuses (procédure accélérée ; n° 617, 2022-2023) ;
Projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, autorisant l’approbation de la convention d’entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Sénégal et de la convention d’extradition entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République du Sénégal (texte de la commission n° 619, 2022-2023) ;
Projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Principauté d’Andorre concernant l’amélioration de la résilience climatique et de la viabilité des routes nationales 116, 20, 320 et 22 liées aux risques naturels entre Prades et la frontière franco-andorrane (texte de la commission n° 621, 2022-2023) ;
Projet de loi visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces (procédure accélérée ; texte de la commission n° 615, 2022-2023).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à vingt heures trente-cinq.)
Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
FRANÇOIS WICKER