B. LE RÔLE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
Le
principe d'une juridiction universelle indépendante s'est souvent
heurtée à la structure même de la société
internationale, fondée sur la
souveraineté
étatique
. C'est cette dernière qui a servi de fondement
à l'organisation de la société internationale, aujourd'hui
incarnée par
l'Organisation des Nations unies
. Comme l'a
rappelé M. de Montbrial devant notre Commission, le terme de
" société " convient mieux en l'espèce que celui
de "communauté ", celle-ci impliquant un lien
" affectif " entre ses membres, celle-là se bornant surtout
à la prise en compte " d'intérêts " communs. Or
si une justice indépendante peut, dans un système
démocratique, émaner d'une communauté nationale, il lui
est singulièrement plus difficile de le faire, à l'identique, au
niveau d'une société composée d'entités souveraines
que des intérêts peuvent, tour à tour, rapprocher ou
séparer.
La création d'une instance judiciaire internationale a toujours
été confrontée à cette difficulté. La Cour
internationale de justice elle-même, organe judiciaire de l'ONU, en est
un premier exemple : elle ne peut concerner que les Etats qui ont
accepté sa création et sa juridiction, sachant qu'une soixantaine
d'entre eux -dont la France et les Etats-Unis- ont, par déclaration,
précisé qu'ils n'acceptaient plus
a priori
-après
des décisions de la Cour qu'ils avaient contestées-, sa
juridiction obligatoire...
La Cour pénale internationale reflète cette contradiction, tant
par certaines dispositions de son statut que par les conditions qui ont
entouré sa négociation. Conçue pour
transcender les
blocages que pourraient poser certains Etats à la mise en jugement
d'auteurs de crimes
particulièrement odieux, elle n'en doit pas
moins recourir, pour être efficace, à leur
coopération
. Surtout, le
Conseil de sécurité des
Nations unies,
qui incarne cette souveraineté des Etats et la
prééminence de certains d'entre eux, et que certains des
promoteurs de la Cour entendaient contourner, tient un
rôle non
négligeable
dans le dispositif final.
Le statut de la Cour pénale internationale reconnaît au Conseil de
Sécurité un
double rôle
: il peut tout d'abord
la saisir
, ce qui confère d'ailleurs à la Cour une
compétence accrue par rapport aux autres cas de saisine. Il peut enfin
suspendre les enquêtes
et les poursuites qu'elle serait en train
de conduire.
1. La saisine, par le Conseil de sécurité, de la Cour pénale internationale, confère à celle-ci des pouvoirs importants
L'article 13 du Statut précise que
" La cour
peut
exercer sa compétence à l'égard des crimes visés
à l'article 5
13(
*
)
, (...)
b) si une situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent
avoir été commis est déférée au Procureur
par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de
la Charte des Nations unies
".
Cette saisine, par le Conseil de
sécurité, constitue l'une des trois possibilités de
saisine de la Cour, aux côtés de celle reconnue à un
Etat partie
(article 13a) et au
Procureur lui-même
(article
13c).
Le Conseil de sécurité ne peut saisir la Cour que dans le cadre
du
chapitre VII de la charte des Nations unies
, c'est-à-dire
" en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte
d'agression ".
Cette faculté de saisine de la Cour par le
Conseil présente deux caractéristiques contradictoires : sa
mise en oeuvre est aléatoire ; en revanche, elle confère
à la Cour des compétences assez étendues.
Aléatoire, la procédure de saisine par le Conseil de
sécurité l'est, en premier lieu, en ce que toute
résolution du Conseil suppose un vote que peut venir entraver le
recours, par l'un des cinq membres permanents, à
son droit de
veto
. Si tel ou tel de ces Etats entend " protéger " un
pays où se dérouleraient des crimes relevant de la
compétence de la Cour pénale internationale, la saisine de
celle-ci s'avérerait vite impossible.
En second lieu, la nécessité pour le Conseil de
sécurité de se placer dans le cadre du chapitre VII suppose qu'au
préalable le Conseil ait
constaté
" une
menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte
d'agression
". Or cette constatation ne va pas de soi, dans les
hypothèses de commission de crimes relevant de la compétence de
la Cour, si celles-ci interviennent dans le cas de conflits armés non
internationaux ou dans le cadre d'une répression, purement interne,
conduite par le gouvernement d'un Etat contre un groupe ou des membres d'un
groupe, ethnique ou religieux. Certes, le Conseil de sécurité a
souvent considéré que des conflits, apparemment internes,
pouvaient constituer une menace contre la paix : Rwanda, Haïti,
Angola, Somalie, Afghanistan... Toutefois, dans chaque cas pouvait-il s'appuyer
sur des
risques d'extension internationale de conflits
, liés
à des
mouvements de réfugiés
, à des
situations humanitaires dramatiques
, à des perspectives de
destruction d'un Etat
mettant en péril son
intégrité territoriale, etc... Il reste que, hors ces cas
extrêmes , bien des situations internes peuvent demeurer hors du champ de
compétence que le Conseil de sécurité peut s'assigner. La
situation en Algérie, le comportement dictatorial de tel ou tel
dirigeant recourant à une répression brutale et
systématique de ses opposants, par la torture ou les disparitions, ne
font pas ou n'ont pas fait l'objet d'actions spécifiques du conseil de
sécurité dans le cadre du chapitre VII. De telles situations ne
seraient donc pas susceptibles d'entraîner la saisine de la Cour par le
Conseil de sécurité. On peut également rappeler, à
cet égard, que l'implication de l'ONU au Cambodge a bien davantage
résulté, dans un premier temps, de la volonté de la
Communauté internationale de sanctionner l'invasion vietnamienne du
territoire cambodgien, condamnée par elle comme acte d'agression, que de
mettre un terme au crime de génocide perpétré par les
dirigeants khmers rouges que, pourtant, l'agression vietnamienne contribua
à faire cesser.
Cet aspect aléatoire de la saisine de la Cour par le Conseil de
sécurité est d'autant plus regrettable qu'elle est de nature
à
conférer à la Cour des compétences que ne
permettent pas les deux autres modalités de saisine
et de lui
conférer une meilleure universalité.
En effet, la saisine de la Cour pénale internationale, soit par un Etat
partie, soit par le Procureur de la Cour, suppose que soit Partie au
Traité (article 12) les deux ou
l'un seulement des deux Etats
suivants
:
- "
l'Etat sur le territoire duquel le comportement en cause
14(
*
)
s'est produit ou, si le crime a
été commis à bord d'un navire ou d'un aéronef
portant pavillon ou l'immatriculation
de l'Etat en question
"
;
-
ou
" l'Etat dont la personne accusée de crime est un
national ".
Il ressort de cet article 12§2 du Statut que
ces conditions
restrictives ne sont pas nécessaires lorsque c'est le Conseil de
sécurité qui est l'auteur de la saisine
. Cela signifie donc,
a contrario
, que le
Conseil peut saisir la Cour de crimes survenus
sur le territoire d'un Etat non partie ou commis par les ressortissants d'un
tel Etat. L'extension des compétences de la Cour en une telle occurrence
est considérable
, puisqu'elle exclurait tout risque
d'impunité du ou des auteurs de crimes selon qu'ils auraient eu pour
théâtre de leurs agissements, ou pour nationalité,
respectivement celui ou celle d'un Etat qui aurait refusé la juridiction
de la Cour pénale internationale.
Au demeurant cette disposition est logique : si le Conseil de
sécurité a agi, ou s'apprête à agir dans le cadre du
chapitre VII de la charte, le recours à la Cour pénale
accompagnera vraisemblablement une action de rétablissement ou de
maintien de la paix engagée ou projetée. A cet égard, les
compétences de la Cour s'apparenteraient davantage à celles
reconnues aux tribunaux
spéciaux
ou
ad hoc
créés par voie résolutoire par le Conseil de
sécurité -qui crée alors une obligation pour tous les
Etats- pour juger les auteurs de crimes commis en Yougoslavie ou au Rwanda.