La Cour pénale internationale
DULAIT (André)
RAPPORT D'INFORMATION 313 (98-99) - COMMISSION DES AFFAIRES ETRANGERES
Table des matières
-
INTRODUCTION
-
I. LA CRÉATION DE LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE : LA FIN D'UNE LONGUE ATTENTE
- A. UN SIÈCLE DE RÉFLEXION ET D'HÉSITATIONS
- B. LA FRANCE A PRIS UNE PART ACTIVE À LA NÉGOCIATION D'UN STATUT QUE DES PAYS IMPORTANTS ONT FINALEMENT REJETÉ.
-
C. DES TRIBUNAUX SPÉCIAUX À LA COUR
PÉNALE INTERNATIONALE : RÉGRESSION OU
PROGRÈS ?
- 1. Les créations de deux tribunaux spéciaux s'inscrivent dans le prolongement d'actions de maintien ou de rétablissement de la paix conduites sous l'autorité des Nations Unies
- 2. Certaines compétences dévolues aux deux tribunaux spéciaux sont différentes de celles reconnues à la future Cour pénale internationale et parfois plus larges.
- 3. La Cour pénale internationale, instance permanente et dissuasive, succédera donc à des juridictions " de circonstance "
-
II. LE STATUT INSTAURE UN ÉQUILIBRE SUBTIL ENTRE
LA SOUVERAINETÉ ÉTATIQUE ET LES PRÉROGATIVES DE LA COUR
PÉNALE INTERNATIONALE
- A. LA CPI ET LA SOUVERAINETÉ DES ETATS
-
B. LE RÔLE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ SUR
LE FONCTIONNEMENT DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
- 1. La saisine, par le Conseil de sécurité, de la Cour pénale internationale, confère à celle-ci des pouvoirs importants
- 2. Le pouvoir de suspension, par le Conseil de sécurité, des enquêtes et poursuites conduites par la Cour pénale internationale
- 3. Le Conseil de sécurité et la définition du crime d'agression
- C. LA NÉCESSAIRE COOPÉRATION DES ÉTATS AVEC LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
-
D. LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE ET LES QUESTIONS
DE DÉFENSE
- 1. La protection des données relatives à la défense nationale
- 2. L'élargissement possible des mandats confiés aux forces d'interposition dans le cadre d'opérations de maintien de la paix
- 3. La question de la compétence conditionnelle et différée de la Cour pénale internationale à l'égard des crimes de guerre
-
I. LA CRÉATION DE LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE : LA FIN D'UNE LONGUE ATTENTE
- OBSERVATIONS DE VOTRE RAPPORTEUR
- TRAVAUX DE LA COMMISSION
-
I. AUDITIONS SUR LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE
- 1. Audition de M. Mario BETTATI, Professeur à l'université Paris II (le 3 février 1999)
- 2. Audition de M. Thierry de MONTBRIAL, Membre de l'Institut, Directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) (le 10 février 1999).
- 3. Audition de M. Hervé CASSAN, Professeur à l'Université de Paris V-René DescartesConseiller spécial auprès du Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie (le 10 février 1999).
- 4. Audition de M. Ronny ABRAHAM, Directeur des affaires juridiques au ministère des affaires étrangères (le 31 mars 1999).
- II. EXAMEN EN COMMISSION
- ANNEXES
-
ANNEXE 1 -
- LE DISPOSITIF DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
-
ANNEXE 2 -
COMPARAISON ENTRE LES TRIBUNAUX PÉNAUX INTERNATIONAUX POUR LA YOUGOSLAVIE ET LE RWANDA
ET LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE 2020 Source : ministère de la Justice. -
ANNEXE 3 -
DÉFINITION DE L'AGRESSION PAR L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES
(ANNEXÉE À LA RÉSOLUTION 3314 DE L'AGNU, 14 DÉCEMBRE 1974) -
ANNEXE 4 -
LISTE DES ETATS SIGNATAIRES DE LA CONVENTION
DE ROME AU 23 MARS 1999
N°
313
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1998-1999
Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 8
avril 1999
Enregistré à la Présidence du Sénat le 12 avril 1999
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1) sur la Cour pénale internationale ,
Par M.
André DULAIT,
Sénateur.
(1)
Cette commission est composée de :
MM. Xavier de Villepin,
président
; Serge Vinçon, Guy Penne, André Dulait,
Charles-Henri de Cossé-Brissac, André Boyer, Mme Danielle
Bidard-Reydet,
vice-présidents
; MM. Michel Caldaguès,
Daniel Goulet, Bertrand Delanoë, Pierre Biarnès,
secrétaires
; Bertrand Auban, Michel Barnier, Jean-Michel Baylet,
Jean-Luc Bécart, Daniel Bernardet, Didier Borotra, Jean-Guy
Branger, Mme Paulette Brisepierre, M. Robert Calmejane, Mme Monique
Cerisier-ben Guiga, MM. Marcel Debarge, Robert Del Picchia, Hubert
Durand-Chastel, Mme Josette Durrieu, MM. Claude Estier, Hubert Falco, Jean
Faure, Jean-Claude Gaudin, Philippe de Gaulle, Emmanuel Hamel,
Roger Husson, Christian de La Malène, Philippe Madrelle,
René Marquès, Paul Masson, Serge Mathieu, Pierre Mauroy, Jean-Luc
Mélenchon, René Monory, Aymeri de Montesquiou, Paul d'Ornano,
Charles Pasqua, Michel Pelchat, Alain Peyrefitte, Xavier Pintat, Bernard
Plasait, Jean-Marie Poirier, Jean Puech, Yves Rispat, Gérard Roujas,
André Rouvière.
Droit pénal. |
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Le siècle prochain s'ouvrira peut-être sur une innovation
majeure : avec la création de la Cour pénale internationale,
les auteurs et les instigateurs des crimes les plus graves contre le droit
international humanitaire sauront qu'ils auront à rendre compte de leurs
actes. Quelle rupture plus éloquente avec ce siècle qui
s'achève et qui fut celui de l'impunité pour tant de responsables
d'actions inqualifiables ?
Il aura fallu au moins cinquante ans pour arriver à concrétiser
ce voeu d'une cour criminelle internationale permanente qui soit à
même de répondre, dans les conflits de toute nature, aux exigences
fondamentales de l'humanité.
Beaucoup cependant reste à faire : l'action diplomatique ne s'est
pas achevée avec l'adoption, le 18 juillet 1998, de la convention de
Rome portant Statut de la Cour pénale internationale. Une
négociation importante se poursuit afin de fixer le cadre de
procédure dans lequel évoluera la Cour, et de déterminer
les " éléments constitutifs " des crimes qui
relèvent de sa compétence : le génocide, les crimes
contre l'humanité, les crimes de guerre et le crime d'agression, dont le
caractère imprescriptible est réaffirmé.
La Cour ne sera pas créée immédiatement : le temps
sera long pour réunir les 60 ratifications indispensables à son
entrée en vigueur.
Par ailleurs, l'absence et l'hostilité de certains Etats importants -au
premier rang desquels les Etats-Unis d'Amérique, pèsera
sûrement sur la constitution de la Cour.
Un pas essentiel est toutefois franchi qui permettra de donner un cadre concret
à une nouvelle forme de justice internationale. Non pas celle qui juge
le comportement des Etats, mais celle à laquelle reviendra la
tâche de juger des individus coupables de crimes qui, par leur
gravité, atteignent l'humanité tout entière.
Il était légitime que notre commission des affaires
étrangères, de la défense et des forces armées
examine plus particulièrement les aspects de la future Cour
pénale internationale qui concerneront le lien entre la
souveraineté des Etats d'une part, principe qui demeure essentiel au bon
fonctionnement de la société internationale et d'autre part la
nécessité de conférer à la Cour pénale des
compétences suffisantes pour assurer sa crédibilité. De
même a-t-elle porté son attention sur les relations, parfois
complexes, entre la justice internationale et la paix, que celle-ci concerne
d'ailleurs les conflits internes ou les conflits internationaux. Il
était enfin important, pour notre commission, d'évoquer les
incidences de la Cour pénale internationale sur certaines questions
militaires, en particulier l'influence d'une justice pénale
internationale -ou tout au moins telle ou telle de ses procédures- sur
les forces de maintien de la paix déployées hors du territoire
national et auxquelles la France a contribué et contribue encore
très largement.
I. LA CRÉATION DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE : LA FIN D'UNE LONGUE ATTENTE
A. UN SIÈCLE DE RÉFLEXION ET D'HÉSITATIONS
1. L'élaboration progressive d'un droit humanitaire international
M.
Benjamin Ferencz, ancien procureur au Tribunal de Nuremberg, considérait
qu' "
il ne peut y avoir de paix sans justice, ni de justice sans
loi, ni de loi digne de ce nom sans un tribunal chargé de décider
ce qui est juste et légal dans des circonstances données ".
Ainsi se trouvaient rappelés les liens complexes, parfois
équivoques, que la paix entretient avec la justice,
singulièrement la justice pénale.
Si la guerre a été et demeure le théâtre des
exactions les plus graves et de la commission des crimes les plus odieux, une
paix durable ne peut être conclue et consolidée que si les auteurs
de ces crimes -du dirigeant gouvernemental au simple exécutant- sont
susceptibles d'être conduits à rendre compte devant la justice de
leurs méfaits. Cette justice présente alors une double
vertu : celle de la
sanction exemplaire
de crimes
particulièrement odieux, celle de la
dissuasion
, destinée
à prévenir le retour de telles tragédies.
La communauté internationale avait, à la fin du siècle
dernier, pris conscience de cette nécessité de mettre en place
une instance judiciaire "
appelée à défendre et
à mettre en oeuvre les exigences profondes de
l'humanité
"
.
La communauté
internationale avait proclamé, pour la première fois en 1899,
à La Haye, la nécessité de répondre à ces
exigences. Ce fut la clause " Martens ", concernant les " lois
de l'humanité " et qui figure au préambule de la convention
de La Haye sur les lois et coutumes de guerre. Surtout, après l'ampleur
des crimes perpétrés par le régime nazi lors de la seconde
guerre mondiale, et les exactions massives commises à cette même
époque par les forces japonaises, les deux tribunaux de Nuremberg et
Tokyo furent mis en place pour juger les responsables de ces crimes de guerre
et crimes contre l'humanité.
Ce n'est toutefois qu'après 1945 et en partie sur la base des travaux de
ces deux tribunaux, notamment en ce qui concerne la définition des
" crimes contre l'humanité ", que fut
progressivement
créée une base juridique
, intégrée dans des
conventions internationales ainsi que dans de nombreuses législations
internes, et de nature à
définir des incriminations et
à prévoir leur répression
. Ce fut d'abord la
Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et la convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide, toutes
deux adoptées en 1948. L'année suivante furent adoptées
les quatre conventions de Genève visant à établir un
régime de protection des droits des non-combattants, auxquelles se sont
ajoutés, ultérieurement (1977), deux protocoles additionnels
concernant la protection des victimes, respectivement, de conflits armés
internationaux
1(
*
)
et non internationaux. Plus
récemment, en 1984, fut adoptée la Convention des Nations unies
contre la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou
dégradants.
2. La naissance difficile d'une cour criminelle internationale
En
dépit de la construction progressive de ce socle juridique, aucune
institution judiciaire internationale permanente n'a vu le jour durant ce
demi-siècle, en dépit des propositions avancées à
certaines occasions.
Certes, les
tribunaux militaires de Nuremberg et de Tokyo
avaient, pour
la première fois, concrétisé une implication
concrète de plusieurs Etats dans la répression des crimes commis
par les accusés comparaissant devant chacun d'entre eux. Les
conséquences juridiques et politiques de ces innovations ont
été et restent considérables. Ces tribunaux avaient,
toutefois de nombreuses limites : plus que d'une justice vraiment
" internationale ", il s'est agi d'une justice conduite par plusieurs
Etats contre des responsables ressortissants de deux autres nations, en
d'autres termes celle des vainqueurs contre les vaincus. Les tribunaux de
Nuremberg et de Tokyo, par ailleurs, ne traitaient que des crimes commis dans
des conflits armés internationaux. Enfin s'ils ont été le
moyen de juger, en lieu et place des tribunaux nationaux, les grands criminels
de guerre dont les crimes étaient " sans localisation
géographique précise ", ils ont laissé aux tribunaux
nationaux le soin de poursuivre leur tâche en traduisant en justice des
criminels de moindre envergure. Au cours de la dernière décennie,
la communauté internationale a également créé,
après les massacres de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda, deux tribunaux
spéciaux
ad hoc
destinés à juger leurs auteurs
.
Si ces précédents n'ont pas été ou ne sont pas sans
limites, au moins ont-ils eu le mérite d'exister et d'agir. Tel n'a pas
été le cas de
la Cour criminelle internationale
dont la
création avait été envisagée pour juger,
après le premier conflit mondial,
l'empereur Guillaume II
, ou de
celle dont
la convention pour la prévention et la répression
du crime de génocide
proposait la création la création
en 1948. C'est toutefois à cette occasion que, pour la première
fois, l'Assemblée générale des Nations Unies a
institué un comité chargé de proposer
l'établissement d'une cour pénale internationale. Un projet de
statut fut d'ailleurs adopté en 1953. Son examen fut cependant
constamment différé par l'Assemblée générale
elle-même du fait de la
paralysie liée à la guerre
froide
, mais aussi au motif qu'il fallait attendre que soit adoptée
une
définition de l'agression
, qui, aujourd'hui encore, dans le
statut de la cour pénale internationale, reste à faire...
Ce n'est qu'en décembre 1989 que l'Assemblée
générale a demandé à la Commission du droit
international de reprendre ses travaux sur la création d'une cour
criminelle internationale. Celle-ci remit à l'Assemblée
générale un projet de Statut en 1994. Après rapport d'un
Comité spécial sur le sujet, le
Comité
préparatoire pour la création d'une cour criminelle
internationale
a mis au point un projet de texte en avril 1998. Enfin,
c'est la
Conférence diplomatique de plénipotentiaires des
Nations Unies
réunie du 15 juin au 17 juillet 1998 qui a
finalement adopté, par 120 voix pour, 7 contre, et 21 abstentions, le
statut portant création d'une Cour pénale
internationale.
B. LA FRANCE A PRIS UNE PART ACTIVE À LA NÉGOCIATION D'UN STATUT QUE DES PAYS IMPORTANTS ONT FINALEMENT REJETÉ.
1. La position de la France : des positions initialement réservées, une contribution finale constructive
Dans le
passé, la France avait, de façon constante, appuyé le
principe d'une cour criminelle internationale. Elle a d'ailleurs
participé activement à la mise en place des deux tribunaux
internationaux spéciaux pour la Yougoslavie et le Rwanda. Elle a
cependant, tout aussi constamment, souhaité que cette cour pénale
internationale respecte un certain nombre des principes qui guident la bonne
marche de la société internationale. Deux soucis ont en
particulier guidé sa démarche :
que la Cour pénale
internationale ne soit pas en situation d'intervenir négativement sur
des processus de maintien de la paix et de la sécurité
internationale, conduits en particulier par le Conseil de
sécurité
; que la Cour ne soit
pas le lieu où
des Etats viendraient poursuivre leurs différends politiques
ou
militaires ou qui verrait se multiplier des plaintes abusives fondées
sur des arrière-pensées politiques.
On sait que ces préoccupations ont, dans un premier temps, conduit notre
pays à adopter une démarche restrictive, plaidant -aux
côtés des Etats-Unis- pour un "
triple
consentement
" nécessaire pour déclencher la
compétence de la Cour : le consentement -cumulatif- de l'Etat
où les faits ont été commis, de celui de la
nationalité des victimes et de celui de la nationalité des
auteurs présumés.
Les négociations ont permis non seulement à notre pays d'adopter
une attitude plus ouverte sur le sujet mais également de faire
introduire, dans le Statut -qu'il avait souhaité précis et
détaillé-, des dispositions constructives, permettant souvent de
réunir l'accord d'Etats qui, sans cela, auraient refusé le projet
final.
Ces propositions françaises intégrées dans le texte final
concernent essentiellement les points suivants :
- que le
Statut soit suffisamment précis
pour éviter que
les juges -comme c'est le cas pour les deux tribunaux
ad hoc
- soient
conduits à " créer " le droit et la procédure
applicables au fur et à mesure et qu'ils se limitent à son
interprétation ;
- que la
compétence matérielle de la Cour se limite à
un " noyau dur " de crimes internationaux
-génocide,
crimes contre l'humanité, crimes de guerre, crime d'agression- en
écartant les crimes que certaines délégations souhaitaient
voir introduire comme le terrorisme ou le trafic de drogue
2(
*
)
,
- que les infractions soient clairement définies, en faisant
explicitement figurer l'exigence de l'
intentionnalité de la
commission du crime
. Aussi a-t-on écarté du Statut, notamment
pour les crimes de guerre, toute idée de responsabilité
pénale pour " omission ", " négligence
coupable " ou encore " non assistance à personne en
danger ",
- que
l'ordre judiciaire interne
garde la responsabilité
première dans la lutte contre les crimes les plus graves en instaurant
une
complémentarité
entre cet ordre judiciaire et la Cour
pénale internationale,
- qu'une instance judiciaire collégiale -
la chambre
préliminaire
- permette un contrôle juridique des actes du
Procureur pendant la phase d'instruction permettant notamment que la
confirmation des charges, revêtant un caractère contradictoire, se
tienne avant le procès et permette d'éviter un acte d'accusation
infondé ;
- qu'en cas de
non coopération
, la Cour soit amenée
à saisir soit le Conseil de sécurité, soit
l'Assemblée des Etats parties, à l'exclusion de
l'Assemblée générale des Nations Unies, idée
suggérée par certaines délégations, afin
d'éviter tout risque de politisation ;
- que les
victimes
se voient reconnaître un droit
spécifique de participation à la procédure et puissent
bénéficier d'un mécanisme de compensation et que les
témoins
menacés ou traumatisés
bénéficient d'un régime de protection.
Enfin, lors de la phase ultime de négociation, la France a soumis des
propositions qui ont permis de faire avancer certaines dispositions :
-
l'autosaisine du Procureur
pour ouvrir une enquête et instruire,
que la France ne proposait pas initialement, a été finalement
acquise en contrepartie de la création de la
chambre
préliminaire chargée de donner son accord
,
préalablement à l'ouverture d'une enquête par le Procureur.
Soucieux en effet d'éviter le risque de saisines
" fantaisistes " ou purement politiques, le Statut a prévu que
cette
Chambre préliminaire,
composée de plusieurs
magistrats, examinerait
le bien fondé des informations transmises au
procureur
avant d'autoriser ce dernier à ouvrir une enquête,
- le
rôle du Conseil de sécurité
dans le maintien de
la paix et de la sécurité internationale, ne devait pas, pour la
France, se trouver compromis. C'est dans ce souci qu'a été
adoptée, sur la proposition de Singapour, la disposition selon laquelle
le Conseil de sécurité pourrait explicitement demander à
la Cour, pour une durée de 12 mois renouvelable, de ne pas
enquêter sur une affaire relevant du chapitre VII de la Charte,
- s'agissant des cas de
refus de coopération
avec la Cour
pénale internationale, la France était opposée à
leur principe mais elle avait deux préoccupations : le
problème de questions liées à la défense nationale
et les demandes de remise d'un ressortissant français à la Cour.
Sur le premier point, le Statut fait droit (article 72) au souci de la France
protéger les informations liées à la
sécurité nationale.
Sur le second point, la France a estimé, au vu des dispositions
relatives à la
complémentarité
entre les ordres
judiciaires nationaux et la Cour pénale internationale qu'elles
revêtaient un caractère suffisamment protecteur, permettant ainsi
de ne pas opposer aux demandes de la Cour l'application de la loi
française sur l'extradition;
- sur le grave sujet des
crimes de guerre
3(
*
)
, la France a fait observer qu'ils pouvaient relever
d'actes isolés -au contraire des crimes contre l'humanité ou de
génocide. Notre pays souhaitait également s'assurer que les
dispositions inspirées du Protocole I aux Conventions de
Genève
4(
*
)
-qu'il n'a pas signé-
n'étaient pas contraires à notre doctrine d'utilisation de l'arme
nucléaire.
Deux règles protectrices ont alors été acceptées
par la France :
- Tout d'abord, la définition, par le Statut, des crimes de guerre,
s'inscrit " dans le cadre établi du droit international ", ce
qui couvre le droit de légitime défense et les actions
entreprises sous l'égide du Conseil de sécurité. En second
lieu, le Statut précise que la Cour a compétence "
en
particulier lorsque les crimes [de guerre] s'inscrivent dans un plan ou une
politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues
commis sur une grande échelle ".
C'est
donc au vu de l'ensemble de ces éléments introduits en
cours de négociation
que la France a renoncé à
l'exigence du "
triple consentement
" nécessaire pour
impliquer la compétence de la Cour en ne proposant, par l'article
124
5(
*
)
du Statut qu'un système de
consentement provisoirement limité à la compétence de
la Cour pour les crimes de guerre
.
2. Des Etats importants ont rejeté le projet de Cour pénale internationale
Sept
Etats ont voté, le 17 juillet 1998, contre la convention portant Statut
de la Cour pénale internationale
6(
*
)
.
Parmi eux figurent deux membres permanents du Conseil de sécurité
de l'ONU : les Etats-Unis et la Chine. L'absence de tels membres, en
particulier celle des Etats-Unis, dans une instance internationale dont
l'universalité constitue l'un des critères majeurs de
crédibilité est bien sûr préoccupante. L'opposition
d'autres Etats qui, comme l'Inde ou Israël, connaissent des conflits ou
des risques de conflits avec leurs voisins, ou comme la Chine qui, au Tibet,
exerce une domination militaire et politique sur un territoire souvent rebelle
à cette hégémonie, risque également de fragiliser
le dispositif mis en place à Rome.
L'une des principales
causes du refus des Etats-Unis
provient de la
compétence reconnue à la Cour sur la base de critères
alternatifs : soit l'auteur du crime a la nationalité d'un Etat
partie, soit le territoire de commission du crime est celui d'un Etat partie.
Cette formule permettrait en effet à la Cour d'exercer sa
compétence à l'égard d'un soldat américain qui
aurait, par exemple, commis un crime de guerre sur le territoire d'un Etat
Partie.
Cette disposition est, par principe, jugée inacceptable par les
Etats-Unis qui refusent traditionnellement l'hypothèse du jugement d'un
citoyen américain par un tribunal autre qu'américain, fut-il une
Cour internationale. Les Etats-Unis ont donc tout particulièrement
critiqué cette disposition qui, juridiquement, impose
l'universalité d'une convention à un Etat qui n'y serait pas
partie. Malgré une ultime tentative menée, en fin de
négociation et tendant, en vain, à faire prévaloir le
principe du seul critère de la nationalité, les Etats-Unis ont
finalement décidé de ne pas voter le texte.
Les préoccupations de la
Chine
, relayées d'ailleurs par la
plupart des Etats non alignés, étaient d'une nature
différente. Ayant sans doute à l'esprit la question du Tibet, la
Chine a souhaité exclure de la compétence de la Cour les conflits
armés internes et élever le plus possible le seuil de
gravité des crimes contre l'humanité. Or sur ces points, le
Statut donne quelque satisfaction à la Chine. En effet, si les conflits
armés internes sont inclus dans le Statut, ils le sont avec des
garanties qui dépassent même celles figurant dans le Protocole
n° 2 aux Conventions de Genève. L'article 8 § 3 du Statut,
relatif aux crimes de guerre, précise que rien, dans les dispositions
concernant les conflits armés "
non internationaux
"
"
n'affecte la responsabilité d'un gouvernement de maintenir ou
rétablir l'ordre public dans l'Etat ou de défendre l'unité
et l'intégrité territoriale de l'Etat par tous les moyens
légitimes
".
Malgré ces dispositions, la Chine, invoquant également le
régime de compétence de la Cour (article 12) et la faculté
d'autosaisine du Procureur, a voté contre le Statut.
L'
Inde
, pour justifier sa position de refus, s'est fondée sur
deux dispositions du Statut. La première concerne la
complémentarité
des juridictions nationales et de la Cour
pénale internationale qui conduit -ce que récuse l'Inde au nom du
principe de souveraineté- à reconnaître
éventuellement à la Cour pénale internationale
elle-même le soin de trancher un conflit de compétence entre elle
et une juridiction interne. La seconde concerne les
responsabilités
reconnues au Conseil de sécurité
par le Statut. En effet, la
diplomatie indienne, dans toutes ses prises de position, témoigne d'une
hostilité constante aux prérogatives du Conseil.
Si
Israël
s'est activement investie dans la négociation, son
vote final a eu pour origine l'une des définitions, figurant au Statut,
du crime de guerre (article 8-2b, viii) qui considère comme un tel crime
"
le transfert, direct ou indirect, par une puissance occupante d'une
partie de sa population civile, dans le territoire qu'elle occupe, ou la
déportation ou le transfert, à l'intérieur ou hors du
territoire occupé de la totalité ou d'une partie de la population
de ce territoire.
Il est clair que la politique de colonisation conduite
par Israël dans les territoires occupés pourrait se trouver
visée. Symétriquement, l'inscription de cette disposition au
Statut a été une condition
sine qua non
, sinon de la
pleine adhésion du groupe des pays arabes, du moins de sa non-opposition
au Statut au moment du vote.
3. Les ONG, intermédiaires actifs entre les Etats et la Cour pénale internationale
Une
singularité importante de la négociation sur le statut de la Cour
pénale internationale et de certaines des dispositions de ce dernier
concerne le rôle éminent tenu par les organisations non
gouvernementales (ONG). Il ne s'agit certes pas d'une totale innovation puisque
les coordinations d'ONG, rassemblant plusieurs centaines d'entre elles, avaient
déjà joué un rôle très important dans la
sensibilisation de l'opinion d'abord, le travail de négociation ensuite,
concernant l'élaboration de la convention d'Ottawa proscrivant la
production et l'usage des mines anti-personnel. Cette tendance à
l'émergence d'un rôle propre et important pour les ONG ou, comme
l'a indiqué le professeur Bettati "
l'explosion du
phénomène des ONG comme aiguillon de la diplomatie
internationale "
, s'est trouvée fortement
réaffirmée à l'occasion de la préparation du Statut
de Rome de la Cour pénale internationale. De fait, nombreuses sont les
Organisations non gouvernementales qui, par leur action sur le terrain, depuis
de nombreuses années, ont été en première ligne des
tragédies vécues par tant de populations civiles, dans le cadre
de différents conflits, internationaux ou non. Elles y ont acquis, ce
faisant, une capacité d'analyse des faits, une légitimité
à témoigner, qui ont trouvé, grâce également
aux moyens de communication, des répercussions considérables
auprès des opinions publiques.
La généralisation et la systématisation de l'engagement de
ces organisations font en quelque sorte de ces dernières le
troisième " personnage-clé " qui vient
interférer dans le dialogue habituel entre les Etats d'une part et les
instances internationales qui ne relèvent pas d'une logique
étatique d'autre part, comme, dans le cas précis, la Cour
pénale internationale.
Les coordinations d'ONG ont eu un rôle direct dans la négociation
de Rome, aux côtés des représentants gouvernementaux et
à égalité avec eux. Certains juristes se sont d'ailleurs
émus de ce qu'ils ont considéré comme une certaine
dérive du multilatéralisme
, entraînant "
une
nouvelle dépossession des Etats "
au profit de certaines
ONG plus "
idéologiques "
qu'
" opérationnelles " " qui se bornent à des
postures normatives, aspirent à devenir des partis politiques
internationaux, sans légitimité, sans racines et sans
contrôle, et développent une diplomatie parallèle, qui
interfère avec les diplomaties étatiques, sans aucune base
démocratique "
7(
*
)
.
Ce jugement, quelque peu sévère, n'en permet pas moins
d'apprécier avec plus de recul cette nouvelle réalité
internationale qui peut conduire, concrètement, à l'adoption de
dispositions normatives intégrant, dans un équilibre parfois
fragile, des logiques concurrentes : celle de l'Etat souverain contre
celle de l'Etat contrôlé ; celle de l'universalité des
compétences de la Cour pénale contre celle de la
prééminence politique du Conseil de sécurité.
Le rôle des ONG dans la Cour pénale internationale dépasse
d'ailleurs le stade de la négociation. Le Statut de Rome leur
confère un rôle non négligeable dans le fonctionnement
judiciaire de la Cour pénale internationale. Le Statut de la Cour
prévoit en effet que le Procureur de la Cour peut ouvrir
proprio
motu
une enquête au vu de "
renseignements concernant des
crimes relevant de la compétence de la Cour ".
Nul doute
qu'une large part de ces renseignements proviendront en particulier des
organisations non gouvernementales, au reste explicitement mentionnées
au 2
e
alinéa de l'article 15 du Statut, au côté
des Etats, des organes de l'ONU, d'organisations intergouvernementales ou
" d'autres sources dignes de foi ".
C. DES TRIBUNAUX SPÉCIAUX À LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE : RÉGRESSION OU PROGRÈS ?
50 ans après les tribunaux militaires de Tokyo et de Nuremberg, la communauté internationale a décidé de créer deux tribunaux pénaux internationaux destinés à juger les auteurs de violations du droit humanitaire international -génocides, crimes contre l'humanité, crimes de guerre- commis sur le territoire de l'ex-Yougoslavie (TPY) ou sur celui du Rwanda (TPR).
1. Les créations de deux tribunaux spéciaux s'inscrivent dans le prolongement d'actions de maintien ou de rétablissement de la paix conduites sous l'autorité des Nations Unies
Le
Conseil de sécurité a voté, le 25 mai 1993, la
résolution 827 instituant le tribunal international pour
l'ex-Yougoslavie. Un an plus tard, par sa résolution 955 du
8 novembre 1994, le même Conseil décida la création
d'un tribunal spécial pour le Rwanda.
Ces deux tribunaux, dont l'activité est conséquente depuis leur
création, ont donc en commun d'avoir été
créés par voie résolutoire par le Conseil de
sécurité
, sur la base du chapitre VII de la Charte des
Nations Unies. Celui-ci habilite le Conseil
à agir en cas de menace
contre la paix et la sécurité internationale
, notamment par
des décisions ne faisant pas appel à la force armée
(article 41) comme le sont précisément les résolutions
portant création des deux tribunaux internationaux
ad hoc
.
La création de ces deux tribunaux a d'ailleurs nécessité,
notamment en France, une
législation particulière
;
deux textes de loi ont ainsi été adoptés par le Parlement
français afin de prévoir la possibilité, pour notre
système judiciaire, de s'adapter à certaines dispositions de
chacun des deux Statuts : la compétence concurrente des
juridictions nationales et des deux tribunaux internationaux ; la
possibilité, pour ceux-ci, de demander le dessaisissement d'un tribunal
national en leur faveur ; enfin la coopération judiciaire entre les
Etats et ces deux juridictions internationales.
Les deux tribunaux spéciaux, de par leur mode de création, sont
des
organes subsidiaires de l'ONU
, ce qui traduit leur lien
institutionnel à l'égard du Conseil de sécurité.
Cet aspect a d'ailleurs été mis en cause par les avocats de
certaines personnes attraites devant l'une et l'autre des deux juridictions
pénales. Leur défense faisait ainsi notamment valoir deux
arguments : tout d'abord que l'établissement d'un tel tribunal
international violait la
souveraineté des Etats
; ensuite
que leur création par le Conseil de sécurité, organe
éminemment politique, privait les tribunaux spéciaux
d'impartialité et d'indépendance
. Ces divers arguments ont
-avec d'autres-été récusés par chacun des deux
tribunaux, en confirmant à chaque fois et la légalité de
leur création et leurs compétences. Ces observations
révèlent toutefois
l'ambiguïté
qui s'attache
à ces deux juridictions du fait de leur mode de création et que
d'autres juristes avaient également soulevée : "
Il est
vrai que la création d'un tribunal ad hoc pour une affaire ad hoc
décidée par le Conseil de sécurité (...) fait peser
sur le droit un contrôle politique dangereux "
8(
*
)
.
La Cour pénale internationale n'encourra pas de telles critiques
.
La
voie conventionnelle
qui a été choisie se fonde sur la
souveraineté des Etats, même si, comme votre rapporteur
l'expliquera plus avant, des exceptions existent. La convention de Rome ne
liera que les Etats qui y auront souscrits ; elle n'est pas
l'émanation directe du Conseil de sécurité, même si
l'article 2 du Statut prévoit qu'"
un accord
" liera
"
la Cour aux Nations Unies
".
2. Certaines compétences dévolues aux deux tribunaux spéciaux sont différentes de celles reconnues à la future Cour pénale internationale et parfois plus larges.
Ainsi en
est-il de la
compétence " géographique "
(
ratione loci
) des deux tribunaux spéciaux. Même si la Cour
pénale internationale ne sera compétente que si c'est le
ressortissant d'un Etat partie qui a commis les crimes
ou
si c'est sur
le territoire d'un Etat partie que le crime a été
perpétré, sa compétence a une vocation universelle, les
deux tribunaux spéciaux ont en revanche
compétence pour un
territoire précis
-celui où se sont déroulés
les crimes,
quel que soit l'avis du gouvernement concerné
- et
sur les auteurs desdits crimes, quelle que soit leur nationalité
.
Ainsi en est-il également -et surtout- de la
compétence
" ratione temporis
"
qui permet aux deux tribunaux
spéciaux de
juger rétroactivement,
sur une période
donnée, des crimes commis avant leur création
9(
*
)
, alors que la Cour n'aura à juger
que les
crimes commis après son entrée en vigueur.
Ainsi en est-il enfin des
manquements éventuels d'Etats à leur
obligation de coopérer
avec les tribunaux spéciaux. Un tel
refus peut être répercuté par le tribunal spécial
jusqu'au Conseil de sécurité, à charge pour lui de prendre
les décisions adaptées. Agissant dans le cadre du Chapitre VII de
la Charte, le Conseil a ainsi habilité la SFOR à recourir
à la force pour contrer le défaut de coopération des
parties avec le TPY. Nous verrons qu'il n'en ira pas toujours de même
pour la Cour pénale internationale, si elle devait être
placée devant une telle situation de refus de
coopération.
3. La Cour pénale internationale, instance permanente et dissuasive, succédera donc à des juridictions " de circonstance "
Ce qui
différencie surtout les tribunaux spéciaux de la Cour
pénale internationale, c'est le
caractère ponctuel,
circonstanciel, voire " sélectif "
, des premiers, quand la
seconde se donne pour objectif de
juger les crimes indépendamment du
contexte politique, militaire ou géostratégique
de
l'environnement dans lequel ils ont été commis.
La création des deux tribunaux spéciaux a été une
réponse judiciaire à des événements politiques
et militaires
majeurs, ayant entraîné une détresse et
des ravages humanitaires tels que la communauté des Etats ne pouvait
rester inerte, sauf à saper ses propres fondements et à
réduire à néant les valeurs qu'elle entend faire
prévaloir.
De même, les deux tribunaux spéciaux ont été
créés dans le cadre plus général
d'actions de
rétablissement de la paix
dont ils constituaient le volet
judiciaire : ainsi les accords de paix de Dayton-Paris, qui ont
scellé l'arrêt des combats en Bosnie-Herzégovine, bien que
postérieurs à sa création, font-ils une large place au
tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie.
Ainsi apparaît
le caractère circonstanciel de ces instances et
la relative fragilité qu'il entraîne
: pour des crises
majeures où la communauté internationale décide de
s'impliquer totalement, combien de situations où se commettent d'autres
atrocités et qui demeurent à l'écart des
préoccupations de l'heure : la Somalie, le Congo, la Sierra
Leone... n'ont pas été à l'origine de juridictions
internationales
ad hoc
, bien qu'à l'évidence il y
eût, dans chaque cas, matière à enquêtes, à
poursuites et à sanctions sur la base d'incriminations comparables. A
cet égard, les tribunaux spéciaux créés dans le
cadre du chapitre VII relèvent plus d'une
ambition destinée
à restaurer la paix que d'une action exclusivement judiciaire
orientée vers la seule sanction des crimes commis. "
Confier
l'instauration de ces juridictions au Conseil de sécurité
revenait à faire prévaloir l'impératif du maintien de la
paix sur celui du droit ou de la justice "
, estime le Professeur Paul
Tavernier
10(
*
)
qui, sans
méconnaître l'importance des exigences de justice figurant dans
les statuts des tribunaux
ad hoc
considère que "
s'il
devait y avoir conflit
[entre justice et paix],
les
considérations liées au maintien de la paix l'emporteraient
vraisemblablement ".
A contrario
, l'exemple du Cambodge est symptomatique, où une
opération de grande envergure fut conduite par l'ONU pour reconstruire
l'Etat et réconcilier les parties. Aucune instance judiciaire
ad
hoc
ne fut cependant créée à l'époque pour
juger les auteurs du génocide perpétré de 1975 à
1979, les accords de Paris, outil essentiel de la réconciliation, ayant
inclus les Khmers rouges eux-mêmes dans le processus national de
reconstruction politique...
La Cour pénale internationale, par son
caractère
permanent et le plus universel possible
,
sera une réponse
à ces considérations
. Ses caractéristiques lui
permettront de préexister à l'éventuelle commission future
de crimes relevant de sa compétence et, partant, lui conféreront
un
indispensable caractère dissuasif, déconnecté de
toute logique purement politique
. Comme l'a relevé notre excellent
collègue, M. Robert Badinter
11(
*
)
:
les
" tribunaux ad hoc sont par nature dépourvus d'une vertu
essentielle : créés après les crimes, ils n'ont
aucune force de dissuasion. Une juridiction criminelle permanente, en revanche
[
constituera
] une menace à l'encontre de tous ceux qui seraient
en situation de commettre des crimes contre
l'humanité ".
II. LE STATUT INSTAURE UN ÉQUILIBRE SUBTIL ENTRE LA SOUVERAINETÉ ÉTATIQUE ET LES PRÉROGATIVES DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
A. LA CPI ET LA SOUVERAINETÉ DES ETATS
1. La CPI : une instance subsidiaire ?
Dès son préambule, la convention de Rome
reconnaît un rôle premier à chaque Etat dans la
répression de ces
" crimes d'une telle gravité qu'ils
menacent la paix, la sécurité et le bien-être du
monde
".
Il y est ainsi rappelé qu'
" il est
du droit de chaque Etat de soumettre à sa juridiction criminelle les
responsables de crimes internationaux ".
Dans le même esprit, le
préambule du statut souligne encore, comme l'article premier
" que la Cour pénale internationale est complémentaire
des juridictions nationales ".
Chaque Etat se voit ainsi confier le devoir -et en même temps
reconnaître le droit- de juger, par son système judiciaire
national les responsables de ces crimes susceptibles de relever de la
compétence de la CPI, Celle-ci tient donc un
rôle explicitement
complémentaire
aux juridictions
nationales
,
apparaissant comme un recours dans le cas -et seulement dans le cas- où
tel ou tel Etat faillirait -délibérément ou non- à
cette obligation de faire justice.
Un tel Etat faillirait d'ailleurs, en s'abstenant d'agir pénalement
à l'égard des auteurs de crimes d'une particulière
gravité à l'encontre du droit humanitaire international, au
principe
de la compétence universelle
qui impose parfois à
chaque Etat, signataire d'une convention internationale incriminant de tels
actes, d'exercer des poursuites contre ces personnes et d'engager des
procédures pénales à leur encontre,
quels que soient
leur nationalité, celle des victimes, ou le lieu où les actes
auraient été commis
. Certaines conventions, tendant à
codifier progressivement les droits fondamentaux de la personne sous le vocable
global de
droit humanitaire international
et à réprimer
pénalement les atteintes qui leur sont portées, prévoient
donc cette obligation de juridiction universelle pour chaque Etat partie
à ces textes. Ainsi en est-il notamment, pour l'une des
catégories de crimes relevant de la Cour pénale internationale,
de la convention des Nations unies du 10 décembre 1984 contre la torture
et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Cette complémentarité est à comparer au principe de
primauté
reconnue aux deux tribunaux spéciaux qui
leur permet de procéder au
dessaisissement
d'une juridiction
nationale à leur profit et auquel celle-ci ne pourrait s'opposer.
Dans le cadre de la Cour pénale internationale, la souveraineté
judiciaire de chaque Etat partie est donc reconnue, en même temps que son
obligation d'agir à l'encontre du ou des auteurs de crimes impliquant
sa compétence juridictionnelle
. Ce n'est qu'à défaut
d'une telle action que pourrait alors intervenir la cour pénale
internationale dont le statut prévoit, dans cette hypothèse, les
différents cas où elle pourrait être saisie d'une affaire.
Il ressort ainsi de l'article 17 du statut que la Cour ne pourrait être
saisie d'une affaire que s'il s'avère qu'un Etat, compétent en
l'espèce,
n'a pas eu la volonté ou a été dans
l'incapacité
de mener véritablement à bien
l'enquête ou les poursuites. Pour étayer son appréciation
sur le
manque de volonté
de l'Etat, la Cour
vérifiera :
- si la procédure engagée par l'Etat concerné l'a
été dans le but de "
soustraire la personne
incriminée à sa responsabilité pénale
(...)
",
- si cette procédure a subi un "
retard
injustifié
" qui
" dément l'intention de
traduire en justice la personne concernée ".
Pour apprécier l'éventuelle
incapacité de l'Etat
en
cause, la Cour examinera si cet Etat n'est pas en mesure,
" en raison
de l'effondrement de la totalité ou d'une partie substantielle de son
propre appareil judiciaire ou de l'indisponibilité de celui-ci ",
de se saisir de l'accusé ou de réunir les
éléments de preuve et les témoignages nécessaires.
De fait, comment attendre de certains pays, devenus le théâtre
d'affrontements armés particulièrement violents, sur le
territoire desquels seraient commis les crimes les plus graves et dont la
structure étatique aurait été ruinée, qu'ils
engagent des procès mettant en cause des éléments de telle
ou telle faction en conflit ? Des Etats tels que le Liban de la guerre
civile, ou plus récemment, la Sierra Leone, pour ne citer que ces deux
exemples, pourraient donc voir, en quelque sorte, transférer leurs
compétences judiciaires vers la CPI pour juger des crimes relevant de sa
compétence.
2. Souveraineté des Etats, justice et réconciliation nationale
Le
statut recèle des limitations ponctuelles à la
souveraineté étatique. On peut en distinguer trois,
d'inégale ampleur.
- Une
première limitation
découle des règles de
compétence de la Cour. Celle-ci peut en effet s'estimer
compétente, comme votre rapporteur l'a déjà
indiqué, si un crime international a été commis sur le
territoire d'un Etat Partie ou s'il l'a été par le ressortissant
d'un Etat Partie. Il se peut donc que le
ressortissant d'un Etat non partie
au Statut ayant par exemple commis un crime de guerre sur le territoire
d'un Etat partie soit attrait devant la Cour pénale internationale. De
sorte qu'un Etat qui n'a pas souscrit à la convention peut -à
travers le sort judiciaire réservé à son ressortissant
devant la Cour pénale internationale- être malgré tout
lié par un texte sans que cet Etat ait pourtant, à aucun moment,
accepté de souscrire au dispositif et donné son consentement
à être lié par le Traité.
Cette disposition, on le sait, a été déterminante dans le
refus des Etats-Unis de voter la Convention de Rome.
- Une
seconde limitation
concerne l'exercice de la souveraineté
judiciaire interne. En dépit de la priorité reconnue aux
juridictions nationales, un Etat a-t-il toute latitude pour exonérer
éventuellement les coupables de crimes internationaux ? Le statut
de la Cour répond à cette question par la négative. Il
peut donc en résulter une
forme
d'
atteinte à
certains principes de souveraineté nationale.
Elle découlerait de l'article 20 du statut, paragraphe 3
12(
*
)
. Comme l'a relevé le Conseil constitutionnel
dans sa décision n° 98-408 du 22 janvier 1999 :
" (...) il résulte du statut que la Cour pénale
internationale pourrait être valablement saisie du seul fait de
l'application d'une loi d'amnistie ou des règles internes en
matière de prescription (... ) ", et que " (...) la
France, en dehors de tout manque de volonté ou d'indisponibilité
de l'Etat, pourrait être conduite à arrêter et à
remettre à la cour une personne à raison de faits couverts, selon
la loi française, par l'amnistie ou la prescription ; qu'il serait,
dans ces conditions, porté atteinte aux conditions essentielles
d'exercice de la souveraineté nationale
".
Même si le Conseil constitutionnel entend ainsi marquer strictement,
comme c'est son rôle, les contours de la souveraineté nationale,
l'hypothèse d'une amnistie, par la France, de crimes relevant de la
compétence de la Cour par leur caractère particulièrement
odieux demeure hautement théorique.
En revanche, si, par exemple, un Etat ayant adhéré à la
convention de Rome, décidait, une fois la Cour entrée en
fonction, d'amnistier ou de prescrire certains actes relevant de sa
compétence judiciaire, cette décision, plaçant alors ses
tribunaux dans l'impossibilité légale de juger les auteurs de
tels crimes, pourrait entraîner,
ipso facto
, la compétence
de la Cour. La Cour ne doit pas être paralysée par la mauvaise
volonté délibérée d'un Etat partie, qui chercherait
à se défausser des obligations auxquelles il aurait
lui-même librement consenti en adhérant à la convention
instituant la cour pénale internationale, et en tentant de soustraire un
de ses ressortissants, auteur de crimes entrant dans la compétence de la
Cour, des poursuites qui devraient d'abord être engagées contre
lui par son propre appareil judiciaire.
Il résulte ainsi de la combinaison des articles 17 et 20 du Statut,
relatifs respectivement au
principe de complémentarité
et
au principe "
non bis in idem
", aux termes duquel nul ne peut
être jugé deux fois pour le même crime, que la Cour dispose
d'une faculté d'appréciation de la recevabilité d'une
affaire dont elle et saisie et qui aurait fait l'objet d'une décision
nationale d'amnistie.
Si celle-ci intervenait
avant
la condamnation par une juridiction
répressive nationale, le principe de complémentarité et
donc la compétence de la Cour s'appliquerait si celle-ci estimait que
l'amnistie aurait été prononcée "
dans le dessein
de soustraire la personne concernée à sa responsabilité
pénale
".
Si la loi d'amnistie intervenait
après
la décision d'une
juridiction répressive nationale, la Cour ne pourrait, en se saisissant
de l'affaire, faire exception au principe "
non bis in idem
"
de l'article 20
que si la procédure suivie
devant la juridiction
nationale
- "
avait pour but de soustraire la personne concernée à
sa responsabilité pénale
", ou
- "
n'a pas été menée de manière
indépendante ou impartiale (...) mais d'une manière qui (...)
démentait l'intention de traduire l'intéressé en
justice
" (article 20, paragraphe 3).
Ce n'est donc que dans ces circonstances fort exceptionnelles et après
une interprétation assez audacieuse de sa part que la Cour pourrait se
déclarer compétente et se saisir d'une affaire
déjà jugée
par une juridiction nationale.
En revanche, dans les cas d'amnisties décidées, avant toute
condamnation, pour des crimes relevant de sa compétence, la Cour
pourrait plus facilement, en application du principe de
complémentarité -et sous réserve qu'elle estime
réunis les critères requis-, prendre le relais d'une juridiction
nationale.
Cette disposition pourrait cependant, dans certains cas, poser problème
dans le cadre de
processus de réconciliation nationale
engagés par de jeunes et fragiles démocraties. Elle
résulte certes d'un principe fort : la gravité, la
cruauté, l'inhumanité de certains crimes n'autorisent pas que
ceux-ci fassent l'objet de l'oubli. Ils imposent au contraire que justice soit
faite, quel que soit le temps écoulé depuis leur commission ou le
territoire sur lequel ils ont été perpétrés. En
fait c'est le
refus de l'impunité
qui se trouve ici
affirmé, quand bien même un Etat partie, dans le cadre d'une
démarche politique indépendante, et pour de mauvaises raisons, en
déciderait autrement.
Cependant, toutes les amnisties ne relèvent pas nécessairement de
mauvaises raisons.
Plusieurs pays ont tenté, et certains y sont parvenus, de passer d'un
régime de dictature, de violences politiques et d'absence de
libertés fondamentales à une démocratie, en concluant une
sorte de pacte préalable, prévoyant de ne pas poursuivre les
responsables de la dictature, en échange de leur retrait politique et de
la mise en place, dans les meilleurs délais, d'un Etat de droit.
Vécue et acceptée dans un premier temps comme la seule voie
possible pour remettre un pays sur la voie de la démocratie, cette
démarche ne saurait à l'évidence conduire à l'oubli
des souffrances endurées. Comme l'a rappelé le professeur Bettati
devant votre commission,
il ne peut y avoir de réconciliation
nationale durable sans justice
, celle-ci étant la voie
obligée pour établir, aux yeux de tous, la vérité
sur une période douloureuse de l'histoire du pays et sur ceux qui en ont
été les instigateurs.
Cela étant,
le travail de réconciliation choisi, par exemple,
par l'Afrique du Sud conduit à réexaminer ce rapport, difficile,
entre paix et justice
. Une commission spécifique dont
l'intitulé même, "
vérité et
réconciliation ",
démontrait l'ambition de concilier
l'inconciliable, est parvenue à obtenir des aveux, des repentirs,
à élucider des crimes ou des disparitions, à identifier
des responsables d'actes odieux, répondant ainsi à certaines des
aspirations essentielles des victimes. Ce faisant, cette démarche s'est
inscrite hors de toute procédure judiciaire,
stricto sensu
, une
instance
ad hoc
ayant par ailleurs, dans le cadre de cette commission,
à traiter des demandes d'amnistie.
La Constitution sud-africaine intérimaire de 1993 avait en effet
prévu que
" afin de progresser sur la voie de la
réconciliation et de la reconstruction, l'amnistie sera accordée
pour les actes, les omissions ou les délits liés à des
objectifs politiques et commis dans le cadre des conflits passés ".
"
Il existe
", précisait également le texte
" un besoin de réconciliation mais non de vengeance, un besoin
de réparation mais non de représailles (...) ".
C'est ce
document qui a servi de base à la constitution de la
Commission
vérité et réconciliation
, dont le rapport a
été rendu public en 1998. Sa commission d'amnistie a
proposé d'amnistier -sous certaines conditions- tous les actes illicites
commis à des fins politiques entre le 1
er
mars 1960 et le 10
mai 1994. En décembre 1998, sur 5 111 cas examinés, la Commission
avait accordé, totalement ou partiellement, 240 amnisties .
Pour
préserver ce type de situations
, le Statut comporte à
l'article 53, § 2 c) une disposition qui ouvre au Procureur la
faculté de ne pas ouvrir une enquête
"
parce que
poursuivre ne servirait pas les intérêts de la justice compte
tenu de toutes les circonstances, y compris la gravité du crime, les
intérêts des victimes (...).
Cette disposition, qui confie au Procureur une marge d'appréciation,
plus politique que judiciaire, de l'opportunité de poursuivre, devra
être de nature à ne pas empêcher, à l'avenir, la mise
en place de telles démarches de réconciliation qui sont souvent
des étapes indispensables vers la démocratisation.
- Enfin, une
troisième limitation
à la souveraineté
des Etats peut intervenir dans le cadre d'une saisine de la Cour par le Conseil
de sécurité.
B. LE RÔLE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ SUR LE FONCTIONNEMENT DE LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
Le
principe d'une juridiction universelle indépendante s'est souvent
heurtée à la structure même de la société
internationale, fondée sur la
souveraineté
étatique
. C'est cette dernière qui a servi de fondement
à l'organisation de la société internationale, aujourd'hui
incarnée par
l'Organisation des Nations unies
. Comme l'a
rappelé M. de Montbrial devant notre Commission, le terme de
" société " convient mieux en l'espèce que celui
de "communauté ", celle-ci impliquant un lien
" affectif " entre ses membres, celle-là se bornant surtout
à la prise en compte " d'intérêts " communs. Or
si une justice indépendante peut, dans un système
démocratique, émaner d'une communauté nationale, il lui
est singulièrement plus difficile de le faire, à l'identique, au
niveau d'une société composée d'entités souveraines
que des intérêts peuvent, tour à tour, rapprocher ou
séparer.
La création d'une instance judiciaire internationale a toujours
été confrontée à cette difficulté. La Cour
internationale de justice elle-même, organe judiciaire de l'ONU, en est
un premier exemple : elle ne peut concerner que les Etats qui ont
accepté sa création et sa juridiction, sachant qu'une soixantaine
d'entre eux -dont la France et les Etats-Unis- ont, par déclaration,
précisé qu'ils n'acceptaient plus
a priori
-après
des décisions de la Cour qu'ils avaient contestées-, sa
juridiction obligatoire...
La Cour pénale internationale reflète cette contradiction, tant
par certaines dispositions de son statut que par les conditions qui ont
entouré sa négociation. Conçue pour
transcender les
blocages que pourraient poser certains Etats à la mise en jugement
d'auteurs de crimes
particulièrement odieux, elle n'en doit pas
moins recourir, pour être efficace, à leur
coopération
. Surtout, le
Conseil de sécurité des
Nations unies,
qui incarne cette souveraineté des Etats et la
prééminence de certains d'entre eux, et que certains des
promoteurs de la Cour entendaient contourner, tient un
rôle non
négligeable
dans le dispositif final.
Le statut de la Cour pénale internationale reconnaît au Conseil de
Sécurité un
double rôle
: il peut tout d'abord
la saisir
, ce qui confère d'ailleurs à la Cour une
compétence accrue par rapport aux autres cas de saisine. Il peut enfin
suspendre les enquêtes
et les poursuites qu'elle serait en train
de conduire.
1. La saisine, par le Conseil de sécurité, de la Cour pénale internationale, confère à celle-ci des pouvoirs importants
L'article 13 du Statut précise que
" La cour
peut
exercer sa compétence à l'égard des crimes visés
à l'article 5
13(
*
)
, (...) b) si une
situation dans laquelle un ou plusieurs de ces crimes paraissent avoir
été commis est déférée au Procureur
par
le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la
Charte des Nations unies
".
Cette saisine, par le Conseil de
sécurité, constitue l'une des trois possibilités de
saisine de la Cour, aux côtés de celle reconnue à un
Etat partie
(article 13a) et au
Procureur lui-même
(article
13c).
Le Conseil de sécurité ne peut saisir la Cour que dans le cadre
du
chapitre VII de la charte des Nations unies
, c'est-à-dire
" en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d'acte
d'agression ".
Cette faculté de saisine de la Cour par le
Conseil présente deux caractéristiques contradictoires : sa
mise en oeuvre est aléatoire ; en revanche, elle confère
à la Cour des compétences assez étendues.
Aléatoire, la procédure de saisine par le Conseil de
sécurité l'est, en premier lieu, en ce que toute
résolution du Conseil suppose un vote que peut venir entraver le
recours, par l'un des cinq membres permanents, à
son droit de
veto
. Si tel ou tel de ces Etats entend " protéger " un
pays où se dérouleraient des crimes relevant de la
compétence de la Cour pénale internationale, la saisine de
celle-ci s'avérerait vite impossible.
En second lieu, la nécessité pour le Conseil de
sécurité de se placer dans le cadre du chapitre VII suppose qu'au
préalable le Conseil ait
constaté
" une
menace contre la paix, une rupture de la paix ou un acte
d'agression
". Or cette constatation ne va pas de soi, dans les
hypothèses de commission de crimes relevant de la compétence de
la Cour, si celles-ci interviennent dans le cas de conflits armés non
internationaux ou dans le cadre d'une répression, purement interne,
conduite par le gouvernement d'un Etat contre un groupe ou des membres d'un
groupe, ethnique ou religieux. Certes, le Conseil de sécurité a
souvent considéré que des conflits, apparemment internes,
pouvaient constituer une menace contre la paix : Rwanda, Haïti,
Angola, Somalie, Afghanistan... Toutefois, dans chaque cas pouvait-il s'appuyer
sur des
risques d'extension internationale de conflits
, liés
à des
mouvements de réfugiés
, à des
situations humanitaires dramatiques
, à des perspectives de
destruction d'un Etat
mettant en péril son
intégrité territoriale, etc... Il reste que, hors ces cas
extrêmes , bien des situations internes peuvent demeurer hors du champ de
compétence que le Conseil de sécurité peut s'assigner. La
situation en Algérie, le comportement dictatorial de tel ou tel
dirigeant recourant à une répression brutale et
systématique de ses opposants, par la torture ou les disparitions, ne
font pas ou n'ont pas fait l'objet d'actions spécifiques du conseil de
sécurité dans le cadre du chapitre VII. De telles situations ne
seraient donc pas susceptibles d'entraîner la saisine de la Cour par le
Conseil de sécurité. On peut également rappeler, à
cet égard, que l'implication de l'ONU au Cambodge a bien davantage
résulté, dans un premier temps, de la volonté de la
Communauté internationale de sanctionner l'invasion vietnamienne du
territoire cambodgien, condamnée par elle comme acte d'agression, que de
mettre un terme au crime de génocide perpétré par les
dirigeants khmers rouges que, pourtant, l'agression vietnamienne contribua
à faire cesser.
Cet aspect aléatoire de la saisine de la Cour par le Conseil de
sécurité est d'autant plus regrettable qu'elle est de nature
à
conférer à la Cour des compétences que ne
permettent pas les deux autres modalités de saisine
et de lui
conférer une meilleure universalité.
En effet, la saisine de la Cour pénale internationale, soit par un Etat
partie, soit par le Procureur de la Cour, suppose que soit Partie au
Traité (article 12) les deux ou
l'un seulement des deux Etats
suivants
:
- "
l'Etat sur le territoire duquel le comportement en cause
14(
*
)
s'est produit ou, si le crime a été
commis à bord d'un navire ou d'un aéronef portant pavillon ou
l'immatriculation
de l'Etat en question
"
;
-
ou
" l'Etat dont la personne accusée de crime est un
national ".
Il ressort de cet article 12§2 du Statut que
ces conditions
restrictives ne sont pas nécessaires lorsque c'est le Conseil de
sécurité qui est l'auteur de la saisine
. Cela signifie donc,
a contrario
, que le
Conseil peut saisir la Cour de crimes survenus
sur le territoire d'un Etat non partie ou commis par les ressortissants d'un
tel Etat. L'extension des compétences de la Cour en une telle occurrence
est considérable
, puisqu'elle exclurait tout risque
d'impunité du ou des auteurs de crimes selon qu'ils auraient eu pour
théâtre de leurs agissements, ou pour nationalité,
respectivement celui ou celle d'un Etat qui aurait refusé la juridiction
de la Cour pénale internationale.
Au demeurant cette disposition est logique : si le Conseil de
sécurité a agi, ou s'apprête à agir dans le cadre du
chapitre VII de la charte, le recours à la Cour pénale
accompagnera vraisemblablement une action de rétablissement ou de
maintien de la paix engagée ou projetée. A cet égard, les
compétences de la Cour s'apparenteraient davantage à celles
reconnues aux tribunaux
spéciaux
ou
ad hoc
créés par voie résolutoire par le Conseil de
sécurité -qui crée alors une obligation pour tous les
Etats- pour juger les auteurs de crimes commis en Yougoslavie ou au
Rwanda.
2. Le pouvoir de suspension, par le Conseil de sécurité, des enquêtes et poursuites conduites par la Cour pénale internationale
L'article 16 du statut de la Cour octroie au Conseil de
sécurité la faculté de
demander à la Cour de
surseoir aux enquêtes ou aux poursuites qu'elle a engagées
ou
qu'elle mène
" pendant les douze mois qui suivent la date
à laquelle
(il)
a fait une demande en ce sens à la Cour
dans une résolution adoptée en vertu du chapitre VII de la Charte
des Nations unies ".
L'article précise enfin que
" la
demande peut être renouvelée par le Conseil dans les mêmes
conditions ".
Cette disposition a suscité de
nombreux commentaires critiques
.
Certains ont ainsi déploré qu'un rôle aussi
déterminant soit conféré au Conseil de
sécurité sur le fonctionnement de la Cour alors même que
d'aucuns, au cours de la négociation, souhaitaient
précisément " déconnecter " le plus possible la
nouvelle juridiction de cette instance politique et interétatique
suprême.
Il convient de resituer cette disposition dans le cadre plus
général des responsabilités particulières
reconnues, par les Etats parties à l'ONU, au Conseil de
Sécurité en cas de menace contre la paix. C'est dans ce
contexte de menace contre la paix
(chapitre VII) que le Conseil de
sécurité pourrait être conduit à formuler à
la Cour pénale internationale une
demande de suspension de ses
enquêtes ou de ses poursuites
. On peut en effet imaginer des
situations où la saisine de la Cour pénale internationale, par un
Etat, d'agissements commis par un autre Etat risquerait de créer une
situation conflictuelle pouvant déboucher sur une guerre. Dans ce cas,
d'ailleurs,
en l'absence même de la disposition incriminée
figurant au Statut
, le Conseil de sécurité pourrait fort bien
agir pour faire en sorte que
la Cour pénale internationale n'engage
pas de poursuites
, compte tenu des compétences que lui
reconnaît le chapitre VII de la Charte.
" Supposons une situation
dans laquelle, à la demande d'un Etat arabe, des poursuites seraient
engagées contre Israël, ou inversement, et où ces poursuites
risqueraient réellement de provoquer une nouvelle guerre au
Moyen-Orient, est-ce que le Conseil de sécurité n'aurait pas
compétence pour suspendre ces poursuites ? Je crois que oui, et
indépendamment de la clause insérée dans la
convention "
15(
*
)
.
La reconnaissance de cette compétence du Conseil de
sécurité par le statut de la Cour ne créerait donc pas une
prérogative nouvelle au profit du Conseil : elle ne ferait que
rappeler une situation de droit existante.
En second lieu,
la procédure à suivre au sein du Conseil
-l'adoption d'une résolution comportant la demande de sursis à
enquêtes ou à poursuites- est, comme l'a relevé M. Bettati
devant votre commission,
plutôt favorable à la Cour
. Il
suffirait en effet qu'un seul des cinq membres permanents recoure à son
droit de veto
pour que la demande elle-même, ou son
renouvellement, ne soit pas adoptée et que la Cour puisse ainsi
poursuivre son travail.
Ainsi, tant la procédure retenue que les compétences
générales reconnues par la Charte au Conseil de
sécurité concourent à faire de cette disposition l'une des
traductions de
l'équilibre complexe
, que le Statut tend à
établir tout au long de son dispositif,
entre la primauté
reconnue aux Etats et la responsabilité du Conseil de
sécurité,
d'une part, et la possibilité, d'autre part,
pour la Cour de
dépasser la logique politique et de
souveraineté des Etats qui régit la société
internationale.
3. Le Conseil de sécurité et la définition du crime d'agression
L'article 5 du Statut, qui énumère les crimes
relevant
de la compétence de la Cour, précise à son paragraphe 2,
que la Cour ne sera en fait compétente à l'égard du crime
d'agression que lorsqu'un avenant au Statut -sous forme d'une nouvelle
convention- aura défini ce crime. Le texte précise que
" cette disposition devra être compatible avec les dispositions
pertinentes de la Charte des Nations unies ".
Il n'existe pas en effet, aujourd'hui, d'instrument international normatif
à vocation universelle définissant l'agression. Trois textes, de
portée bien différente, étaient à la disposition
des négociateurs de Rome :
- le Statut de Nuremberg qui, dans son article 6 (a) définit les crimes
contre la paix comme
" la direction, la préparation, le
déclenchement ou la poursuite d'une guerre d'agression ou d'une guerre
en violation des traités, assurances ou accords internationaux, ou la
participation à un plan concerté ou à un complot pour
l'accomplissement de l'un quelconque des actes qui
précèdent ".
- la définition de l'agression annexée à la
résolution 3314 de l'Assemblée générale des Nations
unies en date du 14 décembre 1974
16(
*
)
.
Elle a été adoptée par consensus mais n'a pas de valeur
normative. Elle ne donne au demeurant qu'une définition très
vague qui relève de l'évidence :
" l'agression est
l'emploi de la force armée par un Etat
17(
*
)
contre la souveraineté,
l'intégrité territoriale ou l'indépendance politique d'un
autre Etat, ou de toute autre manière incompatible avec la Charte des
Nations unies "(...).
- enfin l'article 16 du projet de code des crimes contre l'humanité,
adopté par la Commission du Droit international des Nations unies et qui
est à l'heure actuelle soumis à l'examen des Etats.
Les Etats disposeront donc, en vertu de l'article 5 du Statut et à
travers la
Commission préparatoire pour la CPI,
de sept ans de
réflexion pour aboutir, dans le cadre de l'Assemblée des Etats
parties, à une définition claire du crime d'agression.
La France défend, à juste titre, sur ce point une conception qui
tend à
préserver les prérogatives du Conseil de
sécurité,
premier responsable, en vertu de l'article 39 du
chapitre VII de la Charte des Nations unies, pour déterminer l'existence
d'un acte d'agression. Cette détermination par le Conseil de
sécurité serait une condition préalable et
nécessaire au renvoi d'une situation devant la Cour. Une fois ce
préalable éventuellement acquis, il serait alors de la
compétence de la Cour d'apprécier s'il y a eu ou non, dans le
cadre de
l'acte d'agression
reconnu par le Conseil, commission d'un
crime d'agression.
La position française actuelle -pour cette négociation qui
débutera au cours de l'année 1999- tend à éviter
que la Cour ne devienne une nouvelle instance, qui serait alors concurrente du
Conseil de sécurité, devant laquelle les Etats viendraient porter
leurs différends politico-militaires, ce qui nuirait à
l'efficacité et à la crédibilité de la
CPI.
C. LA NÉCESSAIRE COOPÉRATION DES ÉTATS AVEC LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE
1. Une coopération obligatoire
Comme
les Tribunaux spéciaux, la Cour pénale internationale aura besoin
de la coopération des Etats pour mener à bien enquêtes et
poursuites. Pas plus que le TPY ou le TPR, la Cour ne disposera, en propre, de
forces de police lui permettant une totale autonomie dans ces fonctions. C'est
pourquoi le Statut de la Cour consacre un chapitre (Chapitre IX) à cette
nécessaire coopération des Etats à son action en
prévoyant, à l'article 86 intitulé "
obligation
générale de coopérer "
que
" les Etats
Parties coopèrent pleinement avec la Cour dans les enquêtes et
poursuites qu'elle mène pour les crimes relevant de sa
compétence ".
Cette obligation générale nécessitera, pour les Etats
parties,
d'adapter leur législation nationale
afin de pouvoir
répondre aux demandes de coopération formulées par la Cour
(article 88), et en particulier de prévoir dans leurs
législations pénales, l'incrimination et
l'imprescriptibilité des crimes relevant de la compétence de la
Cour.
Les formes que revêt cette coopération sont variées et
s'apparentent en bien des points au contenu des coopérations judiciaires
en matière pénale, instaurées soit dans le cadre d'accords
bilatéraux, soit en application de conventions internationales. Le
Statut précise ainsi que les demandes de coopération
demandées par la Cour pénale internationale aux Etats peuvent
viser l'arrestation et la remise de personnes
, ou encore l'autorisation
de transit sur leur territoire d'une personne transférée à
la Cour. Ces demandes peuvent également être liées aux
enquêtes et aux poursuites menées par la Cour et concerner
l'identification d'une personne, le
rassemblement de preuves ou
l'interrogatoire
de personnes poursuivies, le transfèrement
temporaire d'un détenu pour recueillir son témoignage, etc...
On relèvera que cette coopération n'est pas à sens unique
puisque la Cour (article 93, § 10) peut également, à la
demande d'un Etat, partie ou non au Statut, assister ce dernier dans le cadre
d'une enquête ou d'un procès conduit par sa juridiction nationale,
sur une affaire relevant de la compétence de la Cour, ou sur un crime
grave au regard du droit interne de cet Etat : transmission de
dépositions, d'éléments de preuves ou interrogatoire de
toute personne détenue par ordre de la Cour...
2. Les difficultés liées à la coopération des Etats
L'expérience des tribunaux spéciaux a
démontré les difficultés que pouvait comporter la
coopération des Etats à leur action judiciaire. Le tribunal
pénal pour la Yougoslavie se heurte fréquemment à la
non-coopération des pays de l'ex-Yougoslavie dans l'arrestation ou la
remise de criminels résidant sur son territoire. Si la Croatie a
finalement intégré, dans sa législation nationale, les
dispositions nécessaires pour lui permettre cette coopération
avec le Tribunal de La Haye et procédé à la remise de
criminels au TPY, la question demeure ouverte pour ce qui est des
" entités " qui composent la Bosnie-Herzégovine
singulièrement pour la République serbe de Bosnie qui se refuse
à apporter une quelconque assistance au tribunal pour l'arrestation des
personnes poursuivies -et non des moindres- sensées résider sur
son territoire.
De même, les règles concernant le
rôle de la force
multinationale
IFOR-SFOR déployée en Bosnie, sur cet aspect
des accords de Dayton -poursuite et arrestation de criminels- ne sont pas
très précises. Les accords ne lui ont pas explicitement
confié une mission de police judiciaire. Les résolutions du
Conseil de sécurité et les accords prévoient simplement
que la Force doit prendre toute mesure pour assurer la coopération des
Parties avec le TPY. Cela n'exclut pas la contribution à des
opérations d'arrestation, le Conseil de l'Atlantique Nord ayant
autorisé de telles opérations lorsque "
la situation
opérationnelle sur le terrain le permet
". Les Etats-Unis, la
Grande-Bretagne et, plus récemment, la France -après une
période où sa " réticence " était parfois
montrée du doigt- ont participé, militairement, à
l'arrestation de telle ou telle personne recherchée par le Tribunal
pénal international. Ainsi s'établit, progressivement, et au cas
par cas, une assistance du Conseil de sécurité, au travers de ces
forces, aux missions du Tribunal d'où, cependant,
une part importante
d'appréciation d'opportunité politique, diplomatique et militaire
n'est pas absente et qui peut, ici ou là, entrer en contradiction avec
le travail purement judiciaire du procureur.
L'arrestation est d'ailleurs d'autant plus indispensable pour le bon
déroulement de la justice internationale que la culture de
common
law
qui inspire largement les règlements de procédure a
exclu des statuts
des tribunaux spéciaux, comme de celui de la
CPI, la
possibilité de jugement " par contumace ",
soit
en l'absence de l'accusé. Le fait de ne pas arrêter
l'accusé aboutit donc
de facto
à prolonger son
impunité, chose évidemment inacceptable.
Surtout,
cette coopération des Etats
, requise par les statuts des
deux tribunaux pénaux spéciaux comme par celui de la Cour
pénale internationale,
n'est qu'une obligation formelle
:
aucune véritable sanction n'est prévue pour contrer un refus
éventuel opposé par un Etat à une demande de la Cour
pénale internationale. L'article 87, § 7, précise ainsi
seulement que "
si un Etat Partie n'accède pas à une
demande de coopération de la Cour (...) et l'empêche ainsi
d'exercer les fonctions et les pouvoirs que lui confère le
présent Statut, la Cour peut en prendre acte et en référer
à l'Assemblée des Etats Parties ou au Conseil de
Sécurité lorsque c'est celui-ci qui l'a saisie ".
Un Etat réticent à coopérer avec la Cour, en dépit
de l'obligation qui lui est faite par le Statut, a-t-il beaucoup à
craindre d'une " prise d'acte " de ce refus par la Cour et de sa
transmission par celle-ci à l'Assemblée des Etats Parties au
Traité ? On peut en douter, le Statut ne prévoyant pas de
doter l'Assemblée des Parties de pouvoirs particuliers de coercition
à l'égard d'un tel Etat.
Il en irait différemment dans l'hypothèse où, le Conseil
de Sécurité ayant saisi la Cour, celui-ci serait avisé
d'un refus de coopération. Le Conseil pourrait alors -agissant en vertu
du Chapitre VII de la Charte- recourir à des
formules plus
contraignantes et plus efficaces
, à l'instar de ce qui lui est
possible de faire dans le cas d'un refus de coopération avec l'un ou
l'autre des deux tribunaux spéciaux.
Pourtant le Statut de la Cour pénale internationale limite la
faculté de refus par un Etat de coopérer avec elle. Un premier
tempérament à l'obligation de coopérer inscrit au Statut
concerne la prise en compte, par l'Etat sollicité, du risque de
divulgation
d'informations touchant à sa sécurité
nationale.
(Voir D. infra).
Par ailleurs, l'article 98 du Statut, relatif à la coopération
"
en relation avec la renonciation à l'immunité et le
consentement à la remise "
d'une personne recherchée,
peut constituer une
seconde exception à cette obligation de
coopérer
. Cet article, en son premier alinéa, précise
que : "
La Cour ne peut présenter une demande d'assistance
qui contraindrait l'Etat requis à agir de façon incompatible avec
les obligations qui lui incombent en droit international en matière
d'immunité des Etats ou d'immunité diplomatique d'une personne ou
de biens d'un Etat tiers, à moins d'obtenir au préalable la
coopération de cet Etat tiers en vue de la levée de
l'immunité ".
Cette disposition est à mettre en relation avec l'article 27 du Statut
qui précise que "
la qualité officielle de Chef d'Etat ou
de Gouvernement de membre d'un gouvernement ou d'un parlement, de
représentant élu ou d'agent d'un Etat n'exonère en aucun
cas de la responsabilité pénale au regard du présent
statut (...) ".
Ainsi, un
Etat A
, partie au Statut de la Cour pénale
internationale sur le territoire duquel résiderait un
chef d'Etat B
ou ancien chef de cet Etat se prévalant de l'immunité
liée à son ancienne fonction -recherché par la Cour
pénale internationale pour des crimes relevant de sa compétence,
pourrait -si l'Etat B n'est pas partie au statut et à condition qu'il
ait passé avec l'Etat A un
accord bilatéral spécifique
sur ce point- refuser de coopérer avec la Cour et, en d'autres
termes, ne pas répondre à sa demande d'arrestation et de remise.
Dans une telle situation
18(
*
)
et lorsque la Cour
pénale internationale sera en vigueur, il faudra que l'Etat A et l'Etat
B soient tous deux parties au Statut pour qu'une telle demande, émanant
de la Cour pénale internationale, puisse être satisfaite. En
effet, les Etats parties au Statut doivent notamment intégrer, dans leur
législation nationale, le renoncement au principe de l'immunité
de responsables gouvernementaux prévu à l'article 27
précité. Dans le cas contraire -si l'Etat A est seul partie au
Statut, il ne pourrait pas, sauf à contrevenir à la règle
de l'immunité, "
de façon incompatible avec les
obligations qui lui incombent en droit international
" satisfaire la
demande de la Cour.
D. LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE ET LES QUESTIONS DE DÉFENSE
L'implication des questions liées à la défense dans le cadre de la future Cour pénale internationale peut être examinée sous trois aspects différents. En premier lieu se pose le régime de protection des documents et informations sensibles dans le cadre d'une procédure judiciaire conduite par la future Cour. En second lieu, les missions traditionnelles dévolues aux forces d'interposition et de maintien de la paix pourraient bien être élargies, plus explicitement qu'aujourd'hui , à la recherche et à l'arrestation de criminels de guerre. Enfin, et c'est l'un des points qui a suscité le plus de débats depuis l'adoption du statut : la clause facultative de report à sept ans, après l'entrée en vigueur de la Cour, de sa compétence sur les crimes de guerre .
1. La protection des données relatives à la défense nationale
L'
article 72
du Statut de la Cour pénale
internationale concerne la protection de renseignements touchant la
sécurité nationale des Etats parties. Toute procédure
judiciaire peut entraîner en effet, à telle ou telle phase de son
déroulement et en particulier dans le cadre de l'instruction, le besoin,
pour le juge, d'accéder à des informations couvertes par le
secret de la défense nationale. Des témoignages, des preuves,
peuvent être sollicités par le juge et celui-ci peut se heurter
alors à la protection particulière dont peuvent être
l'objet tant les personnes physiques détentrices de l'information, que
les éléments d'information ou de preuve eux-mêmes.
L'an passé, le Parlement français a adopté une loi
créant une
commission consultative du secret de la Défense
nationale
, destinée précisément écarter tout
risque d'arbitraire dans le maintien ou non d'une protection
particulière par le secret-défense à l'égard
d'éléments d'information demandés par un juge. On sait que
cette commission, saisie de la demande d'un juge par le Gouvernement, donnera
à celui-ci son avis sur l'opportunité ou non de
déclassifier une information. Cette procédure cependant ne sera
pas opérante en l'espèce
. La loi n'a ouvert explicitement
la possibilité de mise en oeuvre de la commission consultative du secret
de la Défense nationale qu'après demande d'une
juridiction
nationale
: la commission consultative du secret de la Défense
nationale n'aura donc pas à intervenir après requête d'une
juridiction non nationale, qu'il s'agisse de la Cour pénale
internationale ou de l'un ou l'autre des deux tribunaux spéciaux. Le
gouvernement décidera seul -comme auparavant dans le cadre des
juridictions nationales- de lever ou non le secret défense.
Le statut de la Cour pénale internationale établit cette
protection de documents sensibles dans plusieurs hypothèses
rappelées au premier alinéa de l'article 72. Il en ressort qu'un
Etat peut notamment intervenir pour protéger tel ou tel renseignement,
retenir telle ou telle information dans le cadre de l'instruction, lors du
rassemblement des preuves, ou lorsque la chambre préliminaire ou la
chambre de première instance entend procéder à la
divulgation de tel ou tel renseignement.
Lorsqu'une opposition est ainsi formulée par un Etat, celui-ci engage
avec la Cour une
concertation
afin de trouver une
solution
amiable
: modification de la demande ou de la forme sous laquelle les
documents pourraient être présentés... Si aucune solution
amiable ou alternative ne s'avère possible, la Cour pénale
internationale peut réagir de deux façons : si le refus par
un Etat de communiquer l'information intervient dans le cadre de
la
coopération obligatoire des Etats
, la Cour peut, après avoir
tenu des consultations supplémentaires,
conclure à un refus de
coopération
et en saisir l'Assemblée des Etats parties. Si le
refus intervient dans d'autres circonstances
et si la
Cour
détient déjà le document
, elle peut soit
ordonner
la divulgation
de l'information malgré l'opposition de l'Etat, soit
"
tirer
toute conclusion qu'elle estime appropriée
en l'espèce, lorsqu'elle juge l'accusé, quant à
l'existence ou à l'inexistence d'un fait ".
2. L'élargissement possible des mandats confiés aux forces d'interposition dans le cadre d'opérations de maintien de la paix
La
recherche des auteurs de violations particulièrement graves du droit
humanitaire international, en vue de leur arrestation, peut intervenir soit
dans le cadre des procédures judiciaires nationales engagées
contre eux et dans ce cas avec le concours policier national, ce qui serait le
cas le plus fréquent, soit dans le cadre d'opérations
internationales de restauration de la paix, menées sous l'égide
de l'ONU par des forces multinationales
ad hoc
, qui relèvent
directement du Conseil de sécurité et qui sont
déployées par des organisations de sécurité
régionale (OTAN en Bosnie, par exemple).
C'est dans ce dernier cas que la création de la Cour pénale
internationale pourrait avoir, dans ce domaine, des
incidences nouvelles non
négligeables
sur les missions dont de telles forces pourraient
être investies. Dans la majorité des cas, ces forces ont pour
responsabilité la séparation des belligérants, leur
désarmement, la surveillance de dépôt d'armements, la
protection des populations civiles et éventuellement des processus
électoraux, etc... Aucune des principales forces déployées
dans ces hypothèses ne s'est vu confier jusqu'à présent
dans son mandat,
explicitement, la tâche d'arrêter les auteurs
de crimes avérés contre le droit humanitaire
. Ce ne fut pas
le cas au
Cambodge
avec l'APRONUC -où, au demeurant, aucune
juridiction nationale ou internationale n'avait été mise en place
pour juger lesdits criminels. Ce n'était pas davantage le cas au
Rwanda
, où l'opération " Turquoise " ne
prévoyait pas une telle mission pour les unités
françaises. Au demeurant, dans ce cas comme dans celui de
l'ex-Yougoslavie
, la
coopération obligatoire de tous les Etats
concernés
avec les tribunaux spéciaux était
sensée dispenser les forces militaires étrangères
présentes de s'impliquer elles-mêmes
ès
qualités
dans l'arrestation des criminels ; Pour autant,
l'IFOR-SFOR a souvent été critiquée, au début de
son engagement, pour sa relative " passivité ", réelle
ou supposée, à l'égard des personnes recherchées
par le TPY. Au surplus, l'Etat-major de l'IFOR-SFOR ne favorise pas une telle
implication de la part de cette force dans des missions de police pour
lesquelles il l'estime non seulement non mandatée, mais aussi non
outillée. Le risque de troubles graves à l'ordre public en cas
d'arrestations, était et demeure, une de ses principales
préoccupations. Cela n'a pas empêché, au cours de
l'année 1997, la mise en oeuvre d'opérations spéciales,
conduites par la SFOR, qui ont permis l'arrestation -voire la mort au cours de
l'engagement- de tel ou tel individu recherché par le TPY.
La création de la Cour pénale internationale modifiera, peut
être, la donne. Une force de paix déployée dans un Etat en
crise interne ou en conflit avec un voisin
pourrait se voir
légitimement confier par le Conseil de sécurité de l'ONU,
explicitement, la tâche de rechercher et d'arrêter les auteurs de
crimes
relevant de la compétence de la Cour, surtout si c'est ce
même Conseil qui aurait saisi la Cour. Mission qui n'est
évidemment
pas sans danger
et qui supposerait
d'intégrer des fonctions de police dans les tâches militaires
traditionnelles d'une force d'interposition
. Cet élargissement des
tâches dévolues aux forces multinationales de paix serait peut
être de nature à réduire le nombre des Etats
désireux d'y participer et pourrait contribuer dès lors à
rendre plus complexe leur constitution.
Là encore, le Statut a prévu un certain
encadrement juridique
et politique
pour contrôler éventuellement une telle
évolution. L'article 87, alinéa 6 du Statut prévoit ainsi
que la Cour peut "
solliciter d'autres formes de coopération et
d'assistance dont elle est convenue avec une organisation intergouvernementale
et qui sont conformes aux compétences ou au mandat de celle-ci.
Ainsi la participation éventuelle de forces militaires d'interposition
ou de maintien de la paix à la mission de la Cour pénale
-notamment pour l'arrestation de criminels- sera-t-elle précisée
et sans doute très encadrée, en amont, conduisant les Etats
eux-mêmes à prendre leurs responsabilités dans de telles
situations.
3. La question de la compétence conditionnelle et différée de la Cour pénale internationale à l'égard des crimes de guerre
Les
crimes de guerre figurent, à l'article 5 du Statut, avec le crime de
génocide, les crimes contre l'humanité et le crime d'agression,
parmi les actes qui relèveront de la compétence de la Cour
pénale internationale.
L'article 8 en propose une définition particulièrement
détaillée, structurée en quatre grandes
catégories :
Les deux premières catégories couvrent les
conflits
armés internationaux
et sont en grande partie fondés sur les
principes établis par le droit international, qu'il s'agisse des quatre
conventions de Genève du 12 août 1949 ou de la convention de
La Haye limitant les méthodes à utiliser dans la conduite d'un
conflit.
Les deux autres catégories de crimes de guerre concernent les
conflits armés non internationaux
"
à l'exclusion
des situations de tensions internes et de troubles intérieurs comme les
émeutes, les actes isolés et sporadiques de violence et autres
actes analogues ".
Les crimes de guerre retenus dans ce cadre
relèvent des violations graves de l'article 3 commun aux quatre
conventions de Genève (visant à protéger les personnes ne
participant pas directement aux hostilités) et des violations du
Protocole n° 2 aux conventions de Genève de 1949 qui protège
les victimes des conflits non internationaux.
Le premier paragraphe de l'article 8 du Statut précise par ailleurs que
la Cour a compétence à l'égard des crimes de guerre,
"
en particulier lorsque ces crimes s'inscrivent dans un plan ou dans
une politique ou lorsqu'ils font partie d'une série de crimes analogues
commis sur une grande échelle ".
Cette dernière disposition, présentée par les Etats-Unis
et soutenue par la France, permet de ne retenir des crimes de guerre entrant
dans la compétence de la Cour essentiellement ceux qui -à
l'instar du génocide ou des crimes contre l'humanité- sont commis
massivement selon un plan préétabli. Il reste que tout acte
isolé de cette nature pourrait faire l'objet d'une plainte. Cette
distinction entre le crime de guerre et les deux autres catégories de
crimes est lourde de conséquence, notamment quant au nombre et à
la nature des plaintes qui pourraient aboutir à la Cour.
Il y avait là, pour la France, un risque particulier de
détournement de la Cour à des fins autres que judiciaires et
qu'elle a voulu écarter en insérant une disposition
particulière, figurant à l'article 124 du Statut.
Comme le ministère des Affaires étrangères l'a
indiqué en réponse à une question de votre
rapporteur ; "
Les pays fortement engagés sur des
théâtres extérieurs, notamment dans le cadre
d'opérations humanitaires ou de maintien de la paix, dont la France,
souhaitaient éviter que les dispositions relatives aux crimes de guerre
puissent aisément faire l'objet de plaintes abusives, sans fondement,
teintées d'arrière- pensées politiques et dont le seul
objet serait d'embarrasser publiquement pendant quelques mois le pays
concerné voire le Conseil de sécurité
lui-même. "
Que dit l'article 124 du Statut ? Il permet en fait à un Etat
partie de récuser, pour une période de 7 années, par
une déclaration spécifique, la compétence de la Cour
pénale internationale pour des crimes de guerre commis sur son
territoire ou par ses ressortissants. Cette disposition sera
réexaminée, avec d'autres, lors d'une conférence de
révision, qui sera convoquée 7 ans après
l'entrée en vigueur du Statut.
Cette disposition -et le fait que la France a officiellement indiqué
qu'elle y aurait recours-, a suscité l'étonnement et de
nombreuses critiques. Peut-être convient-il de préciser les
raisons qui ont guidé la démarche française.
Nombreux sont ceux, notamment parmi les organisations non gouvernementales, qui
critiquent le sens et même le bien-fondé de la position de la
France sur cette disposition. Plusieurs arguments motivent leur attitude :
- En prévoyant la
priorité aux juridictions nationales
pour juger les auteurs des crimes de guerre, le Statut évite que la Cour
pénale internationale enquête et instruise d'emblée un
dossier qui s'avérerait
in fine
dépourvu de contenu. La
France ne chercherait évidemment pas, estiment-ils, à soustraire
à sa propre justice un soldat convaincu d'avoir commis un tel
acte ; de ce fait, concluent-ils, la préoccupation française
n'est pas justifiée.
- Quand bien même une telle affaire aboutirait devant la Cour
pénale internationale, la
chambre préliminaire
,
instituée à la demande de la France et chargée d'examiner
le bien-fondé des charges avant d'autoriser le procureur à
initier des poursuites constitue un garde-fou crédible contre toute
dérive.
- Enfin, estiment-ils, la France, en se prévalant d'une telle
disposition -assimilable à une " réserve " que le
Statut par ailleurs exclut explicitement de son dispositif-, apparaît
soucieuse de couvrir des crimes graves qui pourraient être commis par des
forces et
ternir ainsi son image dans le monde
.
La France ne conteste pas que les dispositions protectrices du Statut sont de
nature à éviter les dérives " politiques " que
pourraient receler certaines plaintes. On peut rappeler également
à cet égard que l'article 28 relatif à la
responsabilité des chefs militaires ne retient leur
responsabilité en cas de crimes de guerre commis par leurs
subordonnés que s'ils
connaissaient
leur comportement et avaient
sur eux un
contrôle effectif
. Ainsi ont été
écartées les notions de responsabilité pénale pour
omission, négligence coupable ou non assistance à personne en
danger, qui dans certaines circonstances -forces de maintien de la paix non
habilitées à recourir à la force sauf en cas de
légitime défense- auraient rendu impossible, illégale et
périlleuse la mission dont elles sont chargées.
En réalité, la démarche française s'appuie sur un
principe de prudence. Elle fait valoir qu'une plainte abusivement
déposée contre un ou des militaires participant à des
opérations de maintien de la paix pourrait, en dépit de
l'inexistence de charges, faire l'objet d'une vaste
exploitation
médiatique qui aurait des incidences dommageables graves sur le
déroulement de la mission elle-même
. Comme le rappelait M.
Hubert Védrine
19(
*
)
:
"
N'oublions pas (...) les polémiques qui ont mis en cause, ces
dernières années, de façon souvent contestable et sans
tenir compte du contexte, les nombreuses opérations de maintien de la
paix, en particulier des Nations Unies. Or ces opérations sont
indispensables et de plus en plus difficiles. De moins en moins de pays veulent
en assumer les risques. Il ne faut pas aggraver cette tendance. "
La France a donc estimé que pour cette catégorie de crimes de
guerre -couvrant la possibilité d'actes isolés et donc ouvrant de
très nombreuses potentialités de plaintes-, il convenait qu'une
période
d'observation
de sept ans soit mise à
profit pour apprécier justement le fonctionnement des garanties
protectrices mises en place. Pendant cette période, la France pourra
intervenir, notamment lors de l'Assemblée annuelle des Etats parties,
pour mettre en lumière tel ou tel dysfonctionnement.
Enfin, l'insertion de cette disposition dans le Statut a sans doute permis le
ralliement au texte de nombreux pays
qui, sans cela, en écartant
leur participation à la future Cour, auraient ainsi contribué
à réduire sa crédibilité.
*
* *
OBSERVATIONS DE VOTRE RAPPORTEUR
Le
Statut de la Cour pénale internationale dont votre rapporteur a
tenté de décrire -hors le domaine strict de la procédure
pénale- certaines dispositions ayant une incidence potentielle sur la
sécurité internationale ou la souveraineté des Etats,
présente trois caractéristiques principales.
-
Il s'agit en premier lieu d'un texte plutôt
équilibré
.
Les positions initiales parfois contradictoires de certaines
délégations ont pu progressivement se rapprocher au cours de la
négociation, conduisant à des solutions de compromis auxquelles
la France a activement contribué. Ainsi le texte traduit-il un
équilibre, assez satisfaisant, entre l'autonomie de la CPI d'une
part, et les responsabilités majeures du Conseil de
sécurité, d'autre part :
la logique judiciaire et la
logique politique internationale ne sont pas et ne doivent pas être
nécessairement antagonistes. Leur coopération peut être un
gage de progrès pour la paix comme pour la justice.
De même, sur un plan juridique, le texte traduit une volonté
d'
équilibre entre les tenants du droit anglo-saxon et ceux du droit
romain.
Il ne s'agit pas là d'une querelle théorique de
doctrines mais bien de la façon dont la Cour, concrètement,
s'appuiera sur un cadre réglementaire
sui generis
qui, en
mêlant les procédures et les pratiques pénales de l'une et
l'autre école, évitera les difficultés parfois
rencontrées par les deux tribunaux internationaux
ad hoc.
Ainsi
la CPI fait-elle une place aux droits des victimes, au dialogue constant entre
le Procureur et la Chambre préliminaire, à une définition
précise des crimes relevant de sa compétence... Certains de ces
éléments permettront une justice sereine, à l'abri des
dérives qui pourraient naître de préoccupations politiques
ou extrajudiciaires et qui décrédibiliseraient l'institution
nouvelle.
-
Il s'agit cependant, en second lieu, d'un texte à compléter
et à conforter.
A compléter tout d'abord puisque beaucoup reste à faire avant de
disposer d'un cadre normatif parfaitement opérationnel. C'est l'objet
des négociations en cours, engagées dès cette année
sur le règlement de procédure et de preuves destiné
à préciser -sans les modifier- les règles de base
adoptées à Rome ; des négociations sur les
" éléments constitutifs des crimes " seront
également conduites pour donner aux juges des outils
d'interprétation et d'application des articles du Statut
définissant les crimes relevant de la compétence de la Cour .
Ces deux négociations sont importantes : des Etats non signataires
du Statut y participent, notamment les Etats-Unis, et le risque existe de voir
dériver les acquis du Statut au travers de dispositions, additionnelles
ou modificatives, qui pourraient être adoptées dans ces deux
documents. L'équilibre obtenu sur ces points est suffisamment subtil
pour ne pas risquer d'en bouleverser l'économie par ce qui
apparaîtrait comme une réouverture de la négociation. C'est
en tout cas l'un des soucis des négociateurs français.
Un texte ensuite à
conforter sur le plan politique
afin que le
plus grand nombre possible d'Etats, aujourd'hui réticents ou hostiles,
rejoignent, à terme, en signant puis ratifiant le Statut de Rome, la
future Cour pénale. L'hostilité des Etats-Unis, de la Chine, de
l'Inde et d'Israël mais aussi la non-signature, à ce jour, du
Statut de la Cour par des pays comme la Russie, la Turquie, le Mexique ou de
nombreux Etats arabes, si elles obéissent à des motifs d'ampleur
et de nature différentes, n'en fragilisent pas moins, à tous
points de vue, le fonctionnement et la crédibilité futurs de la
Cour.
-
Il s'agit, enfin et surtout, d'un texte nécessaire.
Le siècle qui s'achève a été -et reste- le cadre
d'atrocités qui ont suscité, auprès des opinions et des
gouvernements démocratiques, un sentiment de révolte,
succédant à ce qui avait trop longtemps pu apparaître comme
une résignation impuissante.
Après les précédents de Nuremberg et de Tokyo, la
création récente des deux tribunaux pénaux internationaux
pour l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda a constitué un nouveau signal
adressé par la communauté internationale à ceux qui
entendaient perpétrer les forfaits les plus graves en se
prévalant d'alibis ethniques ou hégémoniques dans le cadre
de systèmes dictatoriaux qui les plaçaient déjà en
marge des valeurs fondatrices de la société internationale.
La création de la CPI ne mettra sans doute pas, à elle seule, un
terme à ces tragédies humanitaires dont l'actualité
immédiate témoigne à quel point leur prévention est
difficile. Elle démontre cependant une volonté partagée de
mettre fin à l'impunité choquante de leurs auteurs. Pour cette
seule raison cette Cour pénale internationale constituera un
progrès important.
TRAVAUX DE LA COMMISSION
I. AUDITIONS SUR LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE
1. Audition de M. Mario BETTATI, Professeur à l'université Paris II (le 3 février 1999)
Mesdames, Messieurs, deux mots résument les
difficultés rencontrées jusqu'à maintenant pour
établir cette cour : " cinquante ans ". C'est le temps qu'il a
fallu pour aboutir au texte que vous allez devoir examiner en vue de la
ratification par la France du traité relatif à la Cour
pénale internationale.
C'est sans doute une des gestations les plus longues d'un traité
international, qui s'explique, bien sûr, par les difficultés de la
guerre froide, mais aussi par la difficulté du sujet, qui mettait en
cause et qui continue de mettre en cause la souveraineté des Etats. Il
rencontrait la réticence de la communauté internationale à
voir l'individu devenir sujet de droit international.
L'accélération s'est faite à partir des années 1990
à l'occasion des grands massacres que nous avons connus en Bosnie et au
Rwanda, lesquels massacres ont donné lieu à la création de
deux tribunaux pénaux internationaux
ad hoc.
Cela a
facilité l'achèvement du projet adopté en juillet dernier
à Rome, au prix de compromis et de dispositions en trompe l'oeil, sous
la pression d'une opinion publique internationale largement motivée et
suscitée par les organisations non gouvernementales,
phénomène que vous avez sans doute observé dans la
diplomatie multilatérale récente : l'explosion du
phénomène des ONG comme aiguillon de la diplomatie internationale.
Autre exemple : la convention d'Ottawa sur les mines anti-personnelles a
pu être adoptée alors que les Etats étaient hostiles, sous
la pression de mille ONG qui se sont organisées et qui ont reçu
l'appui d'une princesse défunte.
C'est donc un phénomène très complexe qui aboutit à
un texte dont vous mesurerez sans doute à la lecture la
complexité, l'ambiguïté, le fait que des dispositions ont
été adoptées pour satisfaire des tendances
extrêmement divergentes : d'une part, celle des Etats favorables
à l'instauration du mécanisme international de lutte contre
l'impunité pour les crimes les plus graves et, d'autre part, celle des
Etats qui souhaitaient préserver la souveraineté nationale contre
l'intrusion d'une juridiction pénale internationale
particulièrement équipée de moyens juridiques dont on ne
parlera pas trop ici.
Finalement, ce texte, comme vous m'avez invité à le commenter,
sollicite à la fois la diplomatie et la défense dans la mesure
où, d'une part, à court terme, les diplomates vont avoir encore
à agir de façon considérable sur des questions très
importantes pour la mise en place de la cour. A moyen terme et à long
terme, la diplomatie aura également à influencer les
modifications inévitables de ce statut qui viendront dans quelques
années. Sur le plan de la défense, les militaires sont au premier
plan des préoccupations car ce n'est pas par hasard qu'ils ont depuis
longtemps manifesté leurs inquiétudes et que le ministre de la
défense s'est exprimé non seulement d'une manière
générale, mais plus particulièrement à
l'égard d'un des tribunaux existants dont il n'apprécient pas les
attitudes et les comportements.
Mon exposé comportera deux aspects :
- les enjeux diplomatiques ;
- les effets de la future cour sur la défense.
1er aspect : Les enjeux diplomatiques liés à la future cour :
Il reste beaucoup à faire et il est certain que le Quai d'Orsay aura
à suivre, dans quelques jours, très attentivement les travaux
complémentaires. En effet, se réunira à New York en
février et en juillet prochain la commission préparatoire qui va
mettre en place l'institution. Cette commission préparatoire va
être un lieu de négociations extrêmement important. Pour la
mise en place de la Cour tout d'abord, cette commission aura à
définir un certain nombre d'éléments qui ne l'ont pas
été dans le texte du statut.
La diplomatie a déjà agi au niveau de la ratification. Vous savez
sans doute que les Etats-Unis d'Amérique, depuis la conférence de
Rome, ont tout essayé pour saboter le projet, y compris des manoeuvres
de dernière minute qui ont échoué mais qui n'ont pas pour
autant été abandonnées par Washington.
Pendant toutes les négociations, les Etats-Unis ont en particulier fait
pression sur les petits Etats, les menaçant de rétorsions
économiques s'ils votaient en faveur du texte. Pensant avoir convaincu
ces Etats, les Etats-Unis, au dernier moment, dans la nuit qui a
précédé le scrutin, ont réclamé le vote
à bulletin secret, estimant que les petits Etats seraient libres de
voter comme ils l'entendaient. Le contraire s'est produit : il y a eu 120
voix pour, 16 contre et 20 abstentions. Néanmoins, les tentatives
pour convaincre les mêmes petits Etats de ne pas ratifier le
traité relatif à la cour pénale internationale ont repris.
Par conséquent, sur l'échiquier diplomatique international, la
diplomatie française va devoir se positionner et il faudra qu'elle reste
vigilante.
D'une part, aussi bien dans la commission préparatoire qu'à
l'assemblée des Etats-parties, organe qui va gérer la cour sur le
plan administratif et donnera des orientations, ce sont les gouvernements et
non pas des magistrats qui vont siéger. Il y aura, et il y a
déjà, des stratégies à définir et des
vigilances à assurer pour éviter toute dérive qui pourrait
résulter de la mise en place de l'institution.
D'autre part, et cela est important, en dépit de la longueur du texte et
en dépit de la définition qui est donnée par le statut du
crime de génocide, du crime contre l'humanité et du crime de
guerre, les éléments constitutifs de ces crimes ne sont pas
clairs dans l'esprit de tout le monde. Ce sera précisément le
rôle de la commission préparatoire et de la future
assemblée des Etats-parties de les définir. Le viol et les abus
sexuels, par exemple, sont considérés comme des crimes de guerre.
Personne n'est d'accord sur la définition détaillée du
viol qu'il va falloir définir ainsi que bien d'autres
éléments en cause. La définition de l'agression reste
à établir.
Il est important de savoir que ces organes, et plus particulièrement
l'assemblée des Etats-parties, aura à long terme à
compléter la liste des crimes. La diplomatie interviendra là
encore parce que certains Etats voudraient faire entrer dans la liste des
crimes le trafic de drogue -c'est le cas des Etats latino-américains- ,
d'autres Etats voudraient faire entrer le terrorisme -c'est le cas de
l'Algérie et d'un certain nombre d'autres. L'Inde, qui a voté
contre le statut, mène une lutte diplomatique opiniâtre pour faire
entrer dans cette liste la menace ou l'emploi des armes nucléaires ou de
destruction massive.
Au niveau des travaux futurs ou des institutions mises en place en dehors des
magistrats et des procureurs, des négociations diplomatiques importantes
doivent avoir lieu et il n'est pas improbable que des difficultés
surgissent relativement vite.
Enfin, sur le plan préparatoire, reste à élaborer un
règlement de preuve et de procédure qui sera un document
hautement politique. On l'a vu avec le tribunal pénal international pour
l'ex-Yougoslavie dont le règlement a permis de récupérer
une partie des compétences que le statut ne lui avait pas donné.
La diplomatie va également jouer face au fonctionnement de la cour dont
j'entrevoie deux aspects :
Deux exigences contradictoires, que l'on a rencontré avec Augusto
Pinochet, entre la volonté des Etats de lutter contre l'impunité
et la volonté de favoriser la réconciliation nationale. Comment
sortir de ce dilemme ?
Je suis vice-président de la Commission nationale consultative des
droits de l'Homme. Nous avons été consultés par le
Gouvernement français sur cette contradiction qui pourrait mettre en
cause dans les deux cas les droits de l'homme. D'un côté,
l'impunité constitue une porte ouverte à la dictature ou au
massacre mais, d'un autre côté, la réconciliation nationale
est une manière d'essayer pour l'avenir de protéger les droits de
l'homme. La réponse de la Commission nationale consultative des droits
de l'homme est claire. Elle consiste à dire que l'on ne peut pas
construire une réconciliation nationale au détriment de la
vérité et de la justice parce que, tôt ou tard, cette
occultation de la vérité et de la justice peut faire ressortir
des phénomènes de vendetta. C'est donc une réconciliation
illusoire.
Un minimum de justice peut être réduit à quelque chose de
symbolique. Le tribunal de Nuremberg n'a condamné que 19 personnes. Par
rapport à l'ampleur de l'holocauste, cela est peu. Mais le plus
important, dans le tribunal de Nuremberg et son jugement, c'est sa
portée symbolique : ce sont les 41 volumes des actes du tribunal de
Nuremberg qui constituent la meilleure riposte au négationnisme et au
révisionnisme car tout ce qui y figure a été établi
de manière contradictoire et, par conséquent, n'est absolument
pas contestable. Je regrette que les 41 volumes ne soient pas disponibles. Je
suggère, Monsieur le Président, si vous avez la
possibilité de le faire, de proposer une réédition ou la
reproduction en
fac simile
de ces documents.
C'est le caractère intrusif du fonctionnement de cette cour dans le
fonctionnement des Etats qui risque de poser des problèmes diplomatiques
dont on mesurera la portée au fur et à mesure de son
fonctionnement.
Actuellement, on peut considérer -et le Quai d'Orsay nous l'a fait
observer à différentes reprises- que le principe de
non-ingérence domine le statut, ne serait-ce que la compétence
ratione temporis
. La cour n'a pas compétence rétroactive.
Ratione personae
, elle n'a compétence que dans deux
hypothèses : si le crime a été commis sur le
territoire d'un Etat qui a reconnu la compétence de la cour ou si
l'accusé est un national d'un tel Etat, à l'exclusion d'un Etat
dont la victime est ressortissant ou sur le territoire duquel le
présumé coupable se trouve. Cela signifierait que si l'Espagne et
le Royaume Uni avaient ratifié le statut, Augusto Pinochet ne pourrait
pas pour autant être traduit devant la cour tant que le Chili n'aurait
pas ratifié également le statut.
C'est une question qui pose problème aux défenseurs des droits de
l'homme mais aussi à la diplomatie, qui devra prendre position à
l'égard des Etats qui n'auraient pas ratifié et à
l'égard desquels ont voudrait exercer quelques pressions.
En ce qui concerne la saisine de la cour -cela est important-, elle peut
être saisie par tout Etat-partie qui pourra déférer au
procureur une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de la
compétence de la cour paraît avoir été commis. Cela
ne va-t-il pas poser des problèmes diplomatiques ? La saisine par
un Etat ne sera-t-elle pas considérée comme un geste inamical
à l'égard de l'Etat suspecté ?
Il est important que le procureur puisse déclencher une enquête au
vu de renseignements qui lui seront fournis par des ONG, par des particuliers,
par des victimes. N'importe qui peut informer le procureur d'une situation et
ce dernier peut déclencher une enquête et des poursuites.
Sur les autres éléments intrusifs, je ne vous dirai rien dans la
mesure où tout a été dit par le Conseil constitutionnel
dans sa décision du 22 janvier 1999 concernant la responsabilité
du chef de l'Etat, du chef de Gouvernement, des ministres, des parlementaires.
L'article 27 du statut de la cour obligera à réviser la
Constitution française.
Concernant la prescription, tous les crimes prévus par le statut sont
imprescriptibles, y compris les crimes de guerre. Or, la loi française
indique que les crimes de guerre sont prescrits après dix ans. Une
modification de la loi s'impose et non pas de la Constitution. Une série
de lois d'adaptation sera à prévoir.
Enfin, la diplomatie sera sollicitée par des demandes de
coopération que la cour présentera aux Etats qui ont l'obligation
de coopérer avec elle.
Deuxième aspect : les effets de la future cour sur la
défense.
Nous connaissons la méfiance des militaires à l'égard de
cette cour et des tribunaux pénaux internationaux. Ils ont quelques
raisons d'être méfiants dès lors que le statut ne les
épargne pas beaucoup. Ils sont visés directement par le statut
pour ce qui concerne notamment les crimes de guerre.
Mais, et c'est également très important, je n'ai pas assez
insisté, concernant ce statut, sur le prérogatives du Conseil de
sécurité en ce qui concerne le maintien de la paix. Sur ce plan
là, j'ai le sentiment qu'un certaine bizarrerie des textes et des
formules ont obscurci le débat.
La cour est compétente pour un crime particulier qui est un crime
d'agression. Le texte s'arrête là et renvoie à une
définition de l'agression donnée à l'occasion de la
première révision du statut. Pour le moment, la question ne se
pose pas. La diplomatie va être sollicitée sur cette question pour
plusieurs raisons :
1° le Conseil de sécurité est le seul organe
compétent pour qualifier un acte d'agression. Or la définition de
l'agression a donné lieu à un exercice diplomatique dont vous
vous souvenez sans doute : en 1974, l'ONU a donné une
définition du crime d'agression qui est assez convaincante et qui se
termine par une formule qui reviendrait à dire :
"
finalement, il y a peut-être d'autres cas et, dans ces autres
cas, ce sera au Conseil de sécurité de statuer ".
C'est
le serpent qui se mord la queue.
Le Conseil de sécurité apprécie des situations globales
interétatiques et la cour juge des individus. Les Etats-Unis ont eu
raison de dire que cette disposition était absurde. L'agression est-elle
le fait d'un individu ou d'un Etat ? Plutôt d'un Etat. C'est donc la
compétence du Conseil de sécurité qui intervient.
La question se pose de savoir si, parmi les éléments de la
définition, les bombardements des territoires d'un Etat par un autre
Etat qui n'auraient pas été autorisés par le Conseil de
sécurité, pourraient constituer un crime d'agression par rapport
aux statuts de la Cour. Les bombardements les plus récents n'avaient pas
été autorisés. Le Président Clinton pourrait-il
être traduit devant la Cour si elle existait déjà ?
2° Ne risque-t-il pas d'y avoir une interférence entre les actions
de la cour et le processus de rétablissement de la paix qu'engagerait le
Conseil de Sécurité ?
Le déclenchement de poursuites contre une personne directement
liée à des négociations ou à un processus de paix
pourrait mettre en péril cette opération entreprise par le
Conseil. L'article 16 du statut vise à prémunir le Conseil de
sécurité contre un tel risque.
C'est un point sensible et l'interprétation que donnent le gouvernement
et les ONG de l'article 16 du statut, aux termes duquel le Conseil de
sécurité peut suspendre pendant douze mois un processus
engagé par le procureur : enquête ou poursuites, dans
l'intérêt de la paix, me paraît erronée.
Les gouvernements, y compris le gouvernement français,
considèrent cette disposition comme un succès diplomatique
apportant une garantie de respect des prérogatives du Conseil de
sécurité et une limitation des pouvoirs du procureur.
Les ONG ont déclaré que cet article était scandaleux et
qu'il organisait la mainmise des politiques sur un organisme judiciaire.
Ces deux lectures sont fausses parce qu'elles ne tiennent pas compte des
règles de fonctionnement du Conseil de sécurité. Les Etats
membres permanents du Conseil, dont la France, ont eu le réflexe de se
sentir protégés par leur droit de veto mais, en
réalité, celui-ci aura pour effet de favoriser le procureur
plutôt que les gouvernements. Il suffira qu'une seule voix d'un membre
permanent soit hostile à une résolution destinée à
suspendre les poursuites et le procureur pourra continuer à travailler
tranquillement. Peu d'observateurs ont relevé ce fait.
En ce qui concerne l'incidence de la cour sur les politiques nationales de
défense, les choses sont assez évidentes et appellent des
réactions relativement simples. L'article 28 du statut de la Cour
pénal internationale organise la responsabilité des chefs
militaires. En d'autres termes, les chefs militaires et les autres
supérieurs hiérarchiques sont responsables des crimes commis par
des forces placées sous leur commandement.
De surcroît, comme je vous le disais tout à l'heure, les crimes de
guerre, qui sont en général commis plutôt par des
militaires, sont imprescriptibles en vertu de l'article 29 du statut, alors que
la législation française les prescrits après dix ans.
Que doit faire le gouvernement soucieux de protéger la défense
nationale de ce type de poursuites ? A mon avis, prendre deux mesures :
- la première est tout simplement de renforcer la formation des
militaires en matière de droit international humanitaire. Il faut que
les militaires sachent à quoi ils s'exposent et ce qu'il vaut mieux ne
pas faire. Le gouvernement français a pris les devants. J'ai
reçu, à la Commission nationale consultative des droits de
l'homme, les représentants du ministère de la Défense. Une
directive ministérielle du 15 avril 1991 de M. Pierre Joxe invite
les trois armes à organiser des enseignements. Ces enseignements se sont
mis en place et se sont développés depuis 1991. Aujourd'hui, ils
vont de une heure annuelle pour les hommes du rang à quinze heures
annuelles pour les officiers brevetés. 27 000 officiers sont
formés en cette matière chaque année. Il faudra maintenir
cette pratique et la développer de façon à éviter
tout désagrément dans le futur ;
- en second lieu, l'usage de la clause de dérogation temporaire inscrite
à l'article 124 permet aux gouvernements qui ratifient le statut de
dispenser pendant sept ans leurs ressortissants ou ceux qui auraient agi sur
leur territoire de poursuite pour crime de guerre. Cette clause a fait hurler
les ONG. Il est clair qu'il sera difficile, si la France use de cette
faculté (clause facultative), de la justifier à l'égard de
l'opinion publique. Si elle a la vertu de protéger les militaires
respectueux des lois de la guerre contre toute poursuite malveillante, elle
présente l'inconvénient d'accorder l'impunité aux plus
barbares que leur gouvernement complice souhaiterait soustraire à la
justice.
Les compétences de la cour n'étant pas rétroactives, on
voit mal comment le gouvernement pourra justifier aux yeux de l'opinion et des
ONG la licence accordée en blanc à ses militaires de commettre
des crimes de guerre pendant les sept ans qui suivront notre ratification.
En conclusion, il est certain que l'on exercera des pressions contre le
Gouvernement. Une campagne s'ouvre actuellement, conduite par les ONG et une
partie de l'opinion, pour que la France renonce à se prévaloir de
cette clause de sauvegarde dans la mesure où ni la diplomatie, ni la
défense n'y gagneront de bonnes relations avec la morale.
M. le Président
- Je vous suis très reconnaissant de cet
exposé parfaitement clair. Je vous propose de regrouper les questions.
M. André Dulait
- Merci, Monsieur le Président, et merci,
Professeur, de cet exposé qui donne un bon éclairage de ce que
peut faire la Cour pénale internationale.
1° Vous avez souligné un certain nombre d'inquiétudes,
notamment au niveau des militaires. L'expérience récente le
démontre. Pour les pays fréquemment engagés dans des
opérations de maintien de l'ordre, les militaires, sans commettre eux
mêmes d'actions répréhensible, peuvent se trouver en
situation d'empêcher ces actions. S'ils comparaissent un jour devant la
Cour pénale internationale, les pays ne se désengageront-ils pas
parce que les militaires ne souhaiteront pas être mis en cause,
même s'ils ne sont pas directement répréhensibles ?
2° Sur les limites de la Cour pénale internationale, imaginons que
les auteurs de crimes sur un territoire qui n'a pas ratifié le
traité se réfugient dans un pays non partie au traité, ils
ne pourront jamais être atteints par la cour pénale, sauf
à sortir de leur territoire. N'est-ce pas une limite importante du poids
de la cour ?
3° Une question de fond : dans la mesure où de grands pays
comme la Chine, l'Inde, Israël ou les Etats-Unis continuent à ne
pas adhérer et où, par ailleurs, les Etats arabes ont eu une
position plutôt abstentionniste au moment du traité signé
à Rome, un coup sérieux ne va-t-il pas être porté
à la crédibilité de la cour pénale
internationale ?
M. André Rouvière
- Merci, Professeur, des
éclairages que vous avez apportés.
Je ne vous poserai qu'une seule question sur la position prise par les
Etats-Unis. Officiellement, expliquent-ils leur position ? Avancent-ils
des jugements et lesquels ?
M. Christian de la Malène
- Ma première question vise
également les Etats-Unis. Nous sommes dans le domaine de l'hypocrisie la
plus totale et je ne vois pas ce qu'ils comptent faire.
Je voudrais également savoir qui va nommer le procureur et en vertu de
quelle politique il agira ? Est-il saisi essentiellement par des gens dont
la représentativité est parfois contestable ? Quels vont
être ses pouvoirs ? C'est un personnage central dans cette affaire.
Il est clair, d'autre part, que cette cour n'a pas compétence pour
remonter dans le temps. L'affaire du génocide arménien en
témoigne.
M. le Président
- Je voudrais, Professeur, poser une question sur
le fonctionnement des tribunaux de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. Qu'en
pensez-vous et que pensez-vous des critiques faites, y compris à notre
pays, sur la non-arrestation de criminels comme Karazic ?
Nous sommes allés sur place. C'est tout juste si on ne nous a pas
montré l'endroit où il résidait. N'y a-t-il pas une
certaine crainte ? Le drame de Racak a ajouté aux
inquiétudes sur l'ensemble de la région. Comment expliquez-vous
cela ?
M. Mario Bettati
- A Monsieur Dulait, je répondrai que le risque
de voir cette cour dissuader les Etats d'envoyer des contingents dans une
opération de maintien de la paix est réel. C'est la raison pour
laquelle la France a pris toute une série de précautions et a
négocié très fermement à Rome en vue de
tempérer au maximum ce risque mais elle ne l'a pas annulé. Elle
l'a réduit à sa plus inoffensive manifestation. Il est clair que
l'on peut se trouver dans une situation paradoxale et absurde de voir traduits
devant la cour des militaires qui auront participé à des actions
de maintien de la paix et d'autres qui auront participé à des
massacres seront tranquillement chez eux.
Mais cette hypothèse est infinitésimale parce que, parmi les
précautions institutionnelles figure l'existence d'une chambre
préliminaire, laquelle est composée de plusieurs magistrats
représentant les pays les plus divers, parties au statut. Cette chambre
préliminaire va exercer une surveillance destinée à
éviter des dérives éventuelles du procureur. Cela n'existe
pas dans les deux tribunaux pénaux internationaux actuels. Je
réponds ainsi à la question de M. de la Malène qui redoute
que, pour des raisons idéologiques diverses, le procureur puisse
être porté à faire n'importe quoi.
En Somalie, des soldats italiens ont commis des viols. Ils devraient être
jugés dans leur pays s'il y a une cour martiale.
Vous nous avez dit, Monsieur Dulait, qu'un individu qui se réfugie
dans un Etat non partie échappe à des poursuites tant qu'il ne
quitte pas son pays. Vous avez raison mais si la cour lance un mandat
d'arrêt international pour le faire comparaître, il ne peut plus
sortir de ce pays. Selon le procureur de La Haye : "
on transforme
le pays de résidence en prison à ciel ouvert
". Le
capitaine Astiz, en Argentine, par exemple, ne peut plus sortir de son
pays. S'il sort, il prend le risque de se faire arrêter. Un grand nombre
de personnes traduites devant les tribunaux
ad hoc
sont des personnes
qui ont commis l'imprudence de sortir de chez elles.
Vous m'avez ensuite demandé si le fait que de nombreux pays ne sont pas
parties au statut ne réduit pas la crédibilité de la cour.
Cela est certain. Pour autant, je crois qu'il faut juger l'efficacité et
la crédibilité de la cour sur une longue période. Il n'a
pas exclu que ces pays -qui aurait dit, il y a quelques années que la
Russie allait accepter une telle institution et que la Grande-Bretagne
deviendrait membre de l'Union européenne- reviennent sur leur position.
A la question de M. Rouvière sur les explications que donnent les
Etats-Unis à leur refus, je répondrai que les Etats-Unis ont
exposé leurs raisons le jour du vote dans une déclaration
d'explication de votes -car on connaît le résultat des votes, mais
on ne sait pas qui a voté pour ou contre, on procède par
déduction après que les Etats aient expliqué leur vote-.
Ils ont donné essentiellement deux arguments :
- le fait que l'agression n'est pas un crime individuel mais, le cas
échéant, un crime d'Etat et donc qu'il est inapproprié de
faire juger par cette cour des individus pour crime d'agression. C'est un
argument mineur ;
- les Etats-Unis ont toujours refusé de voir leurs nationaux
jugés ailleurs que sur leur territoire par des juridictions
américaines. C'est l'argument le plus fort.
M. le Président
- Suite à la question de M.
Rouvière, pourriez-vous nous dire également quelle est la
position de la France ? J'ai cru comprendre à travers les
déclarations de nos représentants à Rome que notre pays
avait émis beaucoup de réserves au sujet du texte.
M. Bettati
- Par rapport au projet initial, la France était
très en retrait. Elle a présenté au mois d'août 1996
un contre projet qui était très restrictif.
Elle considérait la cour comme un instrument trop intrusif.
Certains hommes et femmes politiques, l'opinion publique et la commission
consultative ont conduit la France à essayer progressivement de trouver
une voie médiane.
La position française a été, me semble-t-il, assez habile
pour verrouiller un certain nombre de points de la compétence du Conseil
de sécurité : limiter les pouvoirs du procureur aux cas
où celui-ci aurait voulu traduire devant la cour des militaires ayant
participé à des opérations de maintien de la paix, la
France étant très engagée dans ces opérations. Elle
est parvenue à minorer les risques de voir des officiers ayant
commandé des casques bleus traduits devant la Cour.
La diplomatie française a joué un rôle important dans la
négociation. Elle a été parmi les plus actives, y compris
pendant la nuit du 16 au 17 juillet 1998 au cours de laquelle tout s'est
joué dans une relativement bonne entente avec le Président de la
commission plénière, M. Philippe Kirsch, un Canadien assez
habile car il fallait déjouer les pièges tendus par diverses
délégations dont la délégation américaine.
Concernant le procureur, Monsieur de la Malène, non seulement les ONG
peuvent le saisir mais également les Etats et, ce qui paraît
naturel, le Conseil de sécurité. Ceci est important car là
encore les prérogatives du Conseil de sécurité -qui a bien
utilisé la justice pénale internationale comme
élément de maintien de la paix en créant les tribunaux
pénaux actuels-, s'en trouvent consolidées.
Je vous confirme que les compétences de la cour ne sont pas
rétroactives. Le texte est clair à cet égard. Il n'y a
aucune possibilité de tourner cette disposition quelle que soit la
lecture que l'on fait du statut.
En ce qui concerne le fonctionnement des deux tribunaux pénaux, la
presse n'en rend pas compte mais ces deux tribunaux travaillent beaucoup. Les
sentences qu'ils prononcent sont extrêmement importantes pour les
juristes et pour tout le monde dans la mesure où elles
permettent, grâce aux actes de ces tribunaux et à une
série d'arrêts extrêmement importants :
1° de mieux saisir, les composantes des crimes qui ont été
définis dans les statuts ;
2° de constituer là encore pour l'Histoire, comme pour le tribunal
de Nuremberg, la meilleure bibliothèque sur les massacres de Bosnie et
du Rwanda avec des documents incontestables.
C'est une justice lente qui exige des recherches méticuleuses pour
retrouver des preuves. Dans le droit interne, l'action se déclenche
immédiatement : les relevés, les pièces à
convictions et les témoignages sont recueillis aussitôt. Dans le
droit international, c'est plusieurs années après le crime que
l'on déterre les cadavres...
Enfin, ces deux tribunaux ne jugent pas que du menu fretin. Les grands
criminels sont encore à l'abri. Mais il y a quand même de hauts
chefs militaires, des ministres, des préfets, des journalistes. A
Nuremberg a été jugé un journaliste qui avait fait une
propagande antisémite d'une violence et d'une abjection
écoeurante.
Au Rwanda, la propagande de haine génocidaire a été
extrêmement forte : la presse a joué un rôle
énorme pour organiser le massacre. La radio diffusait tous les matins la
liste des gens à massacrer. Les enfants partaient la radio dans une main
et la machette dans l'autre avec les noms et adresse des gens à
massacrer. Les responsables sont sous les verrous actuellement. C'est important
parce que cela veut dire que l'incitation à commettre le génocide
est aussi grave que la commission de cet acte. Elle est la source principale du
massacre. C'est essentiel pour l'avenir et il faudra en tenir compte dans le
fonctionnement de la cour.
Monsieur le Président, vous m'avez demandé mon opinion sur le
fait que la France ne participe pas suffisamment à l'extradition des
criminels serbes. J'aurais tendance à dire qu'elle le fait un peu. La
preuve en est que récemment un de ces criminels a été
appréhendé. Malheureusement, cela s'est mal terminé pour
lui à un poste de contrôle français.
Dans ce domaine, la volonté de poursuivre ces criminels est-elle assez
forte pour prendre le risque de tuer des soldats français ? Je
comprends que le ministre de la Défense ne veuille pas exposer nos
soldats. La doctrine américaine à ce sujet est de
" zéro mort ". Il n'est pas très commode
d'arrêter un criminel en bombardant à 1000 mètres
d'altitude !
M. le Président
- Professeur, nous vous remercions.
2. Audition de M. Thierry de MONTBRIAL, Membre de l'Institut, Directeur de l'Institut français des relations internationales (IFRI) (le 10 février 1999).
Tout
d'abord, j'évoquerai les principes fondamentaux de la justice. Nous
savons depuis Montesquieu qu'il y a trois branches du Gouvernement et que ces
trois branches, dans une vraie démocratie, doivent être en
principe séparées. Il s'agit de la branche exécutive, de
la branche législative et de la branche judiciaire. La
réalité de cette séparation varie considérablement
d'un pays à un autre.
Les Etats-Unis sont probablement l'Etat où la séparation est
poussée le plus loin. Michel Debré dénonçait le
Gouvernement des juges. Il est sûr et certain qu'il n'y pas un pays au
monde où l'on soit plus proche du Gouvernement des juges que les
Etats-Unis. Les neuf juges de la Cour suprême sont nommés.
Naturellement, leur nomination passe par le processus habituel de la
confirmation devant le Sénat. Ils ont un pouvoir absolument
extraordinaire puisqu'ils ont même le pouvoir de changer la Constitution
américaine, ce qui n'arrive pas fréquemment, contrairement
à la Constitution française qui non seulement change mais se
toilette.
Aux Etats-Unis, nous savons bien que les procédures d'amendement
constitutionnel sont complexes et rarissimes. L'instance la plus
créatrice des droits constitutionnels est la Cour suprême. C'est
la raison pour laquelle j'insiste et espère que vous verrez
bientôt apparaître la cohérence de mon discours. Si vous
poussez un cran plus loin, ce qui fonde l'identité américaine
c'est sa Constitution, l'élément le plus symbolique de
l'unité américaine. Si l'on cherchait ce qui fonde le plus
l'unité française, on dirait que c'est la langue, mais pas la
Constitution. Aux Etats-Unis, personne ne vous dira que c'est l'anglais.
D'ailleurs, aucun texte ne précise que la langue anglaise est la langue
officielle du Gouvernement américain.
Mais revenons à la séparation des pouvoirs. Si l'on
s'interroge sur le cas de la France, il y a beaucoup à dire. La
séparation est beaucoup moins nette qu'aux Etats-Unis en particulier
entre l'exécutif et le judiciaire. Cela fait partie des grands
débats de société à l'heure actuelle.
Interrogeons-nous sur la notion d'indépendance judiciaire aux
Etats-Unis. Cette indépendance est extrême. Nous l'avons vu
récemment à propos de l'affaire Levinsky entre le
président Clinton et le juge Starr. Ce dernier a pu, sans que personne
ne le conteste sur le plan juridique, pousser incroyablement loin la vision
extrême, voire ayatollesque de sa mission. Ceci a suscité toute
une série de remous politiques et une action juridique est
engagée actuellement contre le juge Starr sur un point précis. Ce
juge, nommé, et qui n'a jamais été élu, a
réussi à troubler la vie politique américaine d'une
manière extraordinaire, simplement parce que, pour des raisons
liées au Watergate, les Américains en créant une
juridiction supplémentaire encore plus indépendante que les
autres, se sont trouvés pris à leur propre piège. Il est
même possible que cette fonction de procureur spécial soit
supprimée car, à partir du moment où cette fonction
existait, il était normal que le juge Starr pousse les investigations
à un stade qui, vu de l'extérieur, paraissait ridicule.
Qu'est-ce qui fait que dans un pays comme les Etats-Unis cette
séparation extrême ne soulève pas le type de
problèmes que cela soulèverait chez nous ? Pour les
Américains, la démocratie française paraît peu
démocratique. La réponse à cette question est que le
système de l'indépendance judiciaire se situe dans un cadre de
légitimité, notion clé de l'interprétation des
phénomènes politiques. Le Général de Gaulle
distinguait la légalité et la légitimité.
Assassiner quelqu'un est toujours illégal mais, dans certains cas, cela
peut être légitime.
La légitimité est quelque chose de très important et
l'indépendance judiciaire est totalement légitime au yeux des
Américains, tandis que dans un pays comme la France
l'indépendance judiciaire n'est que très partiellement
légitime. Dès que les juges commencent à vouloir
manifester leur indépendance, immédiatement, une partie de
l'opinion réagit contre ses excès. On a vu en Italie des
phénomènes comparables.
Ceci dit en préambule, je voudrais maintenant me poser avec vous la
question d'une justice pénale internationale indépendante. La
question se présente de la manière suivante à mes yeux.
Jusqu'à quel point peut-on avoir une justice pénale
indépendante en l'absence d'un système de
légitimité internationale ?
Madame et Messieurs, je voudrais donner aux mots leur valeur exacte. On parle
de communauté internationale, mais il n'y a pas de communauté
internationale. Entre les expressions " communauté
internationale " et " société internationale "
traduites de l'allemand, la communauté,
Gemeinschaft
et la
société,
Gesellschaft
, le sociologue Max Weber a
établi une distinction.
Le lien unissant les individus membres d'une
communauté
est
essentiellement d'ordre affectif. Selon Max Weber, dans un sens très
large, le lien qui unit les individus au sein d'une
société
se situe essentiellement au niveau des
intérêts. Les deux notions peuvent se chevaucher. Une
communauté n'est pas toujours une communauté pure. Il y a
toujours des intérêts que s'y mêlent. Réciproquement,
une société n'est jamais une société pure. Il y a
toujours des liens affectifs qui se créent quand une
société se développe.
Une entreprise économique est fondamentalement une
société. Le droit commercial utilise exactement ce mot-là.
Il n'empêche qu'il peut y avoir une élément affectif et ces
dernières décennies s'est beaucoup développée la
notion de culture-entreprise qui traduit bien l'existence d'un
élément affectif. Une église, par exemple, en tant que
groupe humain n'est pas exempte d'intérêt matériel. Par
conséquent, il y a dans les communautés également des
éléments d'intérêt sonnants et trébuchants.
Cette distinction est tout de même très utile et le prototype de
communauté au niveau du système international est
évidemment l'Etat-Nation (cf. la définition célèbre
de Renan en 1882 dans sa conférence à la Sorbonne
" Qu'est-ce qu'une nation ? "). Une nation c'est
fondamentalement un groupe humain dont les liens sont affectifs et ces liens
affectifs se manifestent dans des conditions exceptionnelles. Les
Français sont des Gaulois, ils sont parfois divisés mais, devant
des circonstances graves, ils se retrouvent. Les membres d'une nation sont
liés par un lien affectif. On parle également de nation
artificielle. C'était le cas de l'Union soviétique,
composée d'un groupe de nations réunies de manière plus ou
moins forcée qui ne partageaient pas cet élément affectif.
C'est la même chose pour l'ex-Yougoslavie, etc...
La notion de communauté est une notion fondamentale. La
communauté internationale n'existe pas. Le genre humain est une
" catégorie philosophique " mais en aucune manière une
catégorie politique. Il existe une société internationale.
Il existe des relations interétatiques, des relations transnationales.
Les entreprises multinationales ou mondiales opèrent sur des
théâtres d'opérations qui sont des théâtres
à l'échelle mondiale. Mais, il n'existe pas de communauté
internationale répondant à la définition de Max Weber.
La notion de " village mondial " vient d'un Canadien
visionnaire : Marshall Mac Luhan, l'un des précurseurs des
multimédias. Il a introduit cette notion en 1964. Cette expression est
frappante mais fausse. Malgré Internet, aujourd'hui, il ne faut pas
confondre le fait que les personnes intéressées et qui partagent
certaines préoccupations en commun peuvent correspondre à travers
la planète, avec l'existence d'une communauté au sens
précis que je tentais de définir à l'instant. Vous avez
même de bons esprits qui disent qu'Internet aboutit à une forme de
tribalisation. Les tribus réunies par internet sont dispersées
géographiquement, mais les Chinois d'outre-mer peuvent correspondre avec
les Chinois de Chine continentale dispersés dans le monde entier. On
peut dire que cela dépend beaucoup des communautés. Ce n'est pas
pour autant que l'on peut dire qu'il existe un village mondial. Il faut faire
extrêmement attention aux termes. Les relations transnationales se
développent énormément. La notion de frontière n'a
plus le même sens qu'auparavant. Ceci est indéniable. Mais il
n'existe pas pour autant de communauté internationale. Il existe une
société internationale.
Le système de l'ONU est une réalisation extrêmement
imparfaite de ce que pourrait être le Gouvernement mondial futur le jour
où, précisément, un sentiment d'appartenance à une
communauté sera développé à l'échelle
planétaire. Je ne sais si ce jour viendra, mais ce qui est sûr
c'est que ce n'est pas le cas aujourd'hui. Le système juridique de l'ONU
est en réalité une réalisation très pâle de
ce que pourrait être un Gouvernement futur et nous savons parfaitement
qu'au Conseil de sécurité, par exemple, avec ses membres
permanents et son système de pouvoirs, qui remonte aux lendemains de la
seconde guerre mondiale, les décisions se prennent par d'âpres
marchandages.
En ce qui concerne le Kosovo, pour prendre l'actualité la plus
récente, nous voyons bien que les éventuelles décisions
d'intervention se prennent, comme dans le cas de l'Irak, en contournant le
système de l'ONU.
Est-il concevable qu'une véritable justice internationale
indépendante se développe alors qu'il n'existe pas de
communauté internationale dans le sens précis que j'ai
donné à ce terme ? Là est la vraie question et c'est
ainsi qu'elle doit être posée.
Je reconnais que la réponse n'est pas facile. Il faut tenir compte de
l'interpénétration des influences de l'information, des
émotions.... Ce n'est pas parce que tout le monde se trouve
temporairement horrifié par des images qu'il y a un sentiment stable de
communauté.
S'agissant de la Cour pénale internationale, les difficultés se
sont manifestées tout de suite. De grands Etats comme les Etats-Unis,
Israël et la Chine n'ont pas signé le texte constitutif parce
qu'ils ont craint les inconvénients d'une dérive d'une justice
qui se prétendrait " internationale ", terme qui n'a pas de
sens du point de vue de la légitimité. Ces inconvénients
leur paraissaient l'emporter sur les avantages de la création de la CPI.
On a cherché à définir avec précision ce
qu'était un génocide, ce qu'était un crime contre
l'humanité et à les distinguer du crime de guerre. J'ai lu les
définitions en long, en large et en travers : elles ne sont pas
très claires.
Qu'est-ce qu'un massacre à grande échelle ? A propos de
l'affaire de Racak au Kosovo, qui a fait 45 victimes, il y a eu des
controverses, vite réglées, sur la question de savoir si
c'était les Serbes qui l'avaient commis. Plus personne ne met en doute
les auteurs du massacre en question.
Les plus éminentes sommités internationales ont
immédiatement parlé de crime contre l'humanité. Autant je
suis horrifié par le massacre en question et par d'autres horreurs dans
cette région du monde, autant je considère que si, sous le coup
de l'émotion, on classe des crimes de ce genre dans des
catégories qui ne sont pas appropriées, on va vers des risques de
détournement.
Un autre exemple : M. Robert Badinter m'avait demandé de tirer les
conclusions d'un colloque qu'il organisait sur les droits de l'homme à
Strasbourg le jour même où la Chambre des Lords rendait son
premier arrêt levant l'immunité du général Pinochet.
Quoiqu'on en pense, et au risque d'être impopulaire, j'ai dit que les
faits qui lui étaient reprochés ne tombaient pas dans la
catégorie des crimes contre l'humanité ou du génocide tels
que définis dans le cadre de la Cour pénale internationale.
Un certain nombre d'associations aux Etats-Unis considèrent que
M. Kissinger est un criminel contre l'humanité et le rendent
responsable de l'affaire des Khmers rouges. Le Président Mitterrand
aurait pu également être mis en cause pour le génocide au
Rwanda où la France a une certaine responsabilité dans le
massacre des Tutsis.
Dans un scénario virtuel, on pourrait imaginer qu'un ancien
président de la République française en voyage quelque
part soit arrêté parce que des processus se seraient mis en
mouvement pour l'accuser de crime contre l'humanité. La question est
posée dans le rapport Quilès. Le seul fait qu'elle le soit est
déjà un point.
Cela étant, je crois que cette CPI va dans le sens de l'histoire et
l'idée de créer une forme de menace permanente sur les criminels
contre l'humanité est fondamentalement liée à une
idée de progrès. Mon malaise tient, comme souvent dans ces
cas-là, au niveau extrême de difficulté que présente
son application. Mais s'arrêter sur ce risque pour justifier
l'immobilisme et la
real-politik
pure me paraît injustifiable.
Mon dernier mot sera pour revenir à l'Europe.
Autant je crois qu'il n'existe pas de communauté internationale au sens
précis du terme, autant commence à exister une
" communauté européenne ". Nous avons abandonné
l'expression de Communauté européenne pour adopter celle d'Union
européenne alors que cette dernière devient une vraie
communauté. Dans vingt ou trente ans, ce sentiment d'appartenance
à un ensemble et l'émergence d'une sorte de souveraineté
européenne, pas seulement sur le papier, sera possible. Le fait d'en
parler en est le signe. Que l'espace européen devienne une zone
homogène, une unité au niveau juridique et judiciaire, me
paraît dans la nature des choses avec la création véritable
d'une communauté, l'espace de légitimité commun allant de
pair.
Par conséquent, il faut anticiper le jour où l'ex-Yougoslavie
deviendra une partie de l'Union européenne. On considère d'ores
et déjà normal de s'ingérer dans des affaires qui, sur le
plan strictement juridique, sont des affaires intérieures d'un pays, le
Kosovo faisant partie sur le plan juridique de l'Etat serbe.
Dans ces notions de société, communauté,
légitimité, légalité, il y a des imbrications
très subtiles et des chevauchements d'échelles de temps dont il
faut tenir compte.
Merci, Monsieur le Président, de votre patience.
M. le Président
- Ma patience est largement partagée par
les commissaires. Je tiens à vous remercier car c'est un exposé
très intéressant.
M. André Dulait
- Merci, Monsieur de Montbrial, de cette approche
quelquefois iconoclaste des choses. Nous ne pouvons que remarquer la
cohérence de votre distinguo entre communauté internationale et
société internationale : communauté d'ordre affectif
et réunion d'intérêts. Je ne peux qu'approuver le fait
qu'avant 1945 ce qui rassemblait effectivement les nations c'était la
Société des Nations qui avait marqué la communauté
d'intérêts et qui a été remplacée par
l'Organisation des Nations unies, à la fois plus large mais aussi plus
vague.
Je m'arrêterai à deux questions un peu plus précises et
spécifiques :
1° Un sentiment que nous sommes un certain nombre à partager : des
pays sont parties à des opérations de maintien de la paix et
interviennent sur un certain nombre de territoires. L'existence de la CPI
n'est-elle pas de nature à ralentir les bonnes volontés sachant
que dans de telles missions diplomatiques on interdit aux militaires de porter
les armes ou d'intervenir quand les belligérants sont à quelques
kilomètres d'eux. ? Cela n'est-il pas de nature à les condamner
pour non-assistance à personnes en danger ?
2° Il est prévu dans le règlement de la CPI une
imprescribilité des crimes. Celle-ci n'est-elle pas de nature
également à ralentir la réconciliation nationale ?
Lorsqu'il y a eu un conflit entraînant un génocide ou de grands
drames comme en Afrique du Sud, le fait de ne pas pouvoir faire
réconcilier les parties prenantes n'est-il pas de nature à faire
durer un conflit larvé ? Quel est votre sentiment sur ce point ?
M. Christian de la Malène
- Je vous remercie, Monsieur de
Montbrial. Je reste un peu sur ma faim. Nous avons deux entités en
quelque sorte. D'un côté, le droit, très concret, qui exige
des définitions extrêmement précises puisqu'elles mettent
en cause la vie des hommes et, d'autre part, les notions de communauté
et de société internationales d'intérêts, notions
très vagues à propos desquelles M. de Montbrial a d'ailleurs,
pour échapper à la difficulté de les distinguer, fait
allusion au déterminisme et, au sens de l'histoire.
Pour le moment, nous voulons un droit pénal qui met en cause la
liberté et la vie des hommes. Au nom de quoi ? Au nom de quelque chose
qui n'existe pas encore, mais qui existera peut-être demain, ce que
chacun souhaite.
M. de Montbrial a fait remarquer que cette notion de communauté existait
un peu plus en Europe. Je ferai quelques réserves. Cette Europe
communautaire est incapable de définir sa politique au Kosovo
contrairement aux Américains.
M. le Président
- Les Etats-Unis n'ont pas signé l'accord
qui a eu lieu à Rome. Ne pensez-vous pas que l'absence d'une aussi
grande puissance va peser sur la CPI ? Car, si j'ai bien compris, l'une des
raisons de cette abstention est qu'ils ne veulent pas se trouvé
engagés à faire juger les militaires américains par
d'autres que par eux-mêmes, ce que je trouve tout à fait
respectable.
La France a initialement émis beaucoup de réserves sur cette CPI.
Qu'en pensez-vous ?
Que devient le Conseil de sécurité ? Comment voyez-vous le lien
entre un pays comme la France, membre du Conseil de sécurité, et
le rôle essentiel qu'a joué le Conseil de sécurité
jusqu'à présent ?
M. de Montbrial
- Face à des questions aussi difficiles, vous
l'avez constaté, je ne peux apporter toutes les réponses. Je ne
me place pas en militant, mais j'essaie de comprendre et d'analyser.
Tout d'abord, je répondrai sur la première question de M. Dulait
liée à celle que vient de poser M. de Villepin.
En effet, ce genre de considération a dominé dans les
premières réactions françaises qui étaient des
réactions de conservation et d'indignation. Le ministre de la
Défense, Alain Richard, a eu une réaction d'indignation qui
l'honore face à certaines mises en cause de soldats français et
il a fait son devoir en les protégeant.
Il y a dans tout cela des aspects dialectiques. Malgré tout, la
manière qu'a eu la France d'intervenir en Afrique ces cinquante
dernières années depuis la décolonisation a toujours
manqué de transparence. Le rapport Quilès recommande d'ailleurs
de clarifier les conditions d'engagement de nos forces à
l'extérieur.
Le droit est à la fois précis et imprécis, Monsieur de la
Malène. Tout consiste à utiliser de manière vague des
notions précises. Guy de Lacharrière, juge à la Cour
internationale de justice, a écrit un livre : " La politique
juridique extérieure" qui montre comment le droit international
était utilisé comme un instrument de la politique parmi d'autres.
Aujourd'hui, chacun sait que l'on ne déclare plus la guerre, et pourtant
il y a autant de guerres qu'auparavant, le degré de bellicosité
n'ayant pas diminué. La façon dont les engagements militaires se
font est obscure. Qui prend les décisions entre le président de
la République, le Premier ministre, tel ou tel ministre, les conseillers
de X. ou ceux de Y, les services de renseignements, etc ? Je ne fais que
mentionner les questions soulevées par les parlementaires du rapport de
la commission Quilès.
Que l'on soit amené à clarifier un certain nombre de choses sous
une pression internationale ne me choque nullement. Si l'on se
réfère effectivement aux grands principes de la
démocratie, il faut reconnaître que, s'agissant de la France de la
Vè République, les conditions de nos interventions à
l'extérieur ne répondent pas à l'idée que l'on peut
se faire d'une démocratie. Aux Etats-Unis, le président Clinton
va devoir se battre devant le Congrès pour envoyer 4000 hommes au Kosovo.
Je suis d'accord, Monsieur de la Malène, avec l'esprit de votre remarque
concernant la notion d'avenir prévisible. Toutes les interventions dans
lesquelles l'Europe sera susceptible de s'engager doivent se faire dans un
cadre collectif. Je n'imagine pas la France intervenant seule en Algérie
aujourd'hui. L'Afrique du Nord, pour nous Français et Européens,
est aussi importante pour notre sécurité que l'ex-Yougoslavie, et
même plus à certains égards. Ces questions devraient
être pensées en termes beaucoup plus européens que
bilatéraux. Pour que ce genre de chose puisse se faire, un cadre de
légalité et de légitimité strict est
nécessaire.
A partir du moment où des coopérations internationales
renforcées et des coopérations militaires doivent avoir lieu dans
un cadre beaucoup plus international, des zones d'ombre doivent
disparaître. Bien clarifier les règles du jeu et les règles
militaires des différents pays pour éviter les excès ne me
paraît pas catastrophique.
Concernant l'imprescribilité et la réconciliation, une question
fondamentale se pose à propos des Khmers rouges à l'heure
actuelle : à quel moment les règles du jeu ont-elles
été établies ? Je ne suis pas sûr que le
jugement de Pol Pot, s'il avait survécu, ou de Khieu Samphan
compromettrait la réconciliation nationale. Au tribunal pour
l'ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, voir les " seconds
couteaux " arrêtés alors que les " premiers
couteaux " bénéficient d'une impunité de fait n'est
pas très satisfaisant.
Monsieur de Villepin, les Etats-Unis bafouent toute notion de droit
international. Ils se comportent comme une puissance impériale ou
néo-impériale. Ils n'acceptent pas l'idée d'un cadre
international restrictif quel qu'il soit. Cela est dommageable.
A la réunion de Munich, le secrétaire d'Etat William Cohen a
défendu le fait qu'il n'était pas nécessaire d'avoir un
mandat de l'ONU pour intervenir. Selon quels critères ? Nous
agissons dans l'esprit de la charte des Etats-Unis. Je lui demandé
quelle était sa politique vis à vis des Nations-Unies.
Naturellement, il a fait une réponse très vague. Mais le fond du
problème est là.
Je voudrais dire, pour terminer, que notre intérêt en tant que
Français est de jouer astucieusement et en finesse la carte des
institutions internationales et notamment celle du système de l'ONU. Le
temps où le Général de Gaulle pouvait parler de
" machin " nous paraît éloigné. Nous sommes
devenus, qu'on le veuille ou non, et ce terme avait beaucoup été
reproché à M. Giscard d'Estaing, une puissance moyenne. C'est une
des raisons pour laquelle nous voulions faire l'Europe. Une seule façon
de défendre nos intérêts et des points de vue qui se
distinguent de la puissance dominante est de le faire à travers un
système de droit international qui, aussi fragile qu'il soit, existe et
présente quelques éléments prometteurs.
Les Etats-Unis se comportent d'une manière unilatérale et leur
ignorance systématique du droit international est dangereuse et
déstabilisante. Nous ne pouvons régler notre conduite par
imitation de ce qu'ils font car leur position dans le système
international n'a rien à voir avec la nôtre.
M. le Président
- Monsieur de Montbrial, nous vous remercions
pour cette intéressante contribution.
3. Audition de M. Hervé CASSAN, Professeur à l'Université de Paris V-René DescartesConseiller spécial auprès du Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie (le 10 février 1999).
J'ai
rejoint M. Boutros Boutros Ghali à l'Organisation internationale de la
francophonie parce que j'ai été son collaborateur lorsqu'il
était Secrétaire général des Nations-Unies. Je
tiens à vous le préciser car dans le sujet que vous m'avez
demandé de traiter, c'est-à-dire les rapports entre la Cour
pénale internationale et le Conseil de sécurité de
l'ONU, je me placerai davantage dans l'optique dont j'ai été le
témoin, c'est-à-dire la manière dont le Conseil de
sécurité pourrait voir arriver l'avènement d'une cour
internationale chargée de régler les problèmes de maintien
de la paix.
La Cour pénale internationale, contrairement aux deux tribunaux
pénaux internationaux, résulte d'une convention internationale
signée à Rome le 17 juillet dernier. Cette Cour
pénale internationale, quoique que ces travaux aient eu lieu au sein de
l'ONU, n'est pas, contrairement à la Cour internationale de justice, un
organe de l'ONU. Les difficultés principales qui se sont posées
alors ont été, en premier lieu, la question de l'articulation de
cette cour avec les organes permanents des Nations-Unies, et,
singulièrement, avec le Conseil de sécurité et, en second
lieu, le problème du procureur sur lequel nous reviendrons.
Les partisans de la Cour pénale internationale craignent que
l'immixtion, l'ingérence du Conseil de sécurité dans les
procédures de la Cour puissent nuire à l'indépendance de
cet organe juridictionnel. Pour ceux qui sont davantage enclins à
préserver les pouvoirs et compétences du Conseil de
sécurité, le raisonnement inverse prévaut. Il est alors
souligné combien la désarticulation sur un même
problème entre une logique judiciaire et une logique politique risque
d'aboutir à des contradictions et à des incohérences.
C'est la raison pour laquelle les Etats, après beaucoup de
difficultés, sont arrivés à un certain nombre de compromis
dont je vais très simplement vous rendre compte.
La distinction, la dichotomie ou l'antagonisme que je viens de souligner est en
réalité politiquement très compliqué car selon les
périodes, selon les procédures, selon les situations, ce clivage
entre les partisans d'une cour indépendante et les partisans d'un
conseil de sécurité contrôlant la situation a changé
de nature. C'est un clivage qui a opposé les pays
développés et les pays en voie de développement, parfois
les membres permanents et les membres non-permanents, les membres permanents
entre eux, notamment les Etats-Unis et la Chine d'un côté et les
autres Etats, de l'autre... C'est un clivage qui, au sein de la
conférence, a opposé les Etats, d'une part, et les Organisations
non gouvernementales, d'autre part. L'une des grandes nouveautés de
l'élaboration de cette CPI a été d'ailleurs la forte
implication des ONG durant toute la phase de négociation, de
préparation, de rédaction, qui seront même parfois
associées aux enquêtes du procureur.
De ce compromis est sorti un certain nombre de procédures juridiques,
d'une part, et un certain nombre d'éléments que l'on pourrait
qualifier de politique juridique, d'autre part.
I. - En ce qui concerne les procédures juridiques, tout d'abord, dans la
mesure où l'articulation entre la cour et le conseil est née d'un
compromis, il en résulte deux procédures parfaitement
contradictoires en apparence. Le Conseil de sécurité est
doté par le traité de deux pouvoirs : un pouvoir d'action et
un pouvoir de blocage.
- S'agissant du pouvoir d'action, l'article 13, alinéa B du
traité dit : "
si une situation dans laquelle un ou plusieurs de
ces crimes paraît avoir été commis est
déférée au procureur par le Conseil de
sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des
Nations-Unies ".
Le Conseil de sécurité, et c'est une
victoire de ses partisans, peut directement saisir la Cour pénale
internationale, à côté des Etats parties et du procureur.
Ce pouvoir d'action est tout à fait nouveau. Jusqu'à
présent, le Conseil de sécurité n'a jamais eu directement
le pouvoir de saisine d'un organe juridictionnel. Il pouvait jusqu'à
présent demander des avis consultatifs mais pas être partie
à des arrêts.
Cette procédure nouvelle présente un certain nombre d'avantages
et un certain nombre d'inconvénients.
1er avantage : Le traité dit que le Conseil de sécurité
saisit la cour sur la base du chapitre VII de la charte de l'Onu qui permet
l'instauration de mesures coercitives. Cela signifie que, la cour étant
saisie sur cette base, tous les Etats ont l'obligation juridique de
coopérer à la procédure, ce qui n'est pas le cas quand
c'est un Etat partie ou le procureur qui saisit.
2ème avantage : Dans la mesure où les Etats ont l'obligation de
coopérer, le Conseil de sécurité n'a pas à
s'impliquer trop directement dans la recherche des preuves et des
prétendus coupables, voire dans leur arrestation. L'une des grandes
préoccupations des Etats fournisseurs de contingents de casques bleus a
toujours été que la création de cette Cour pénale
internationale, en les obligeant à rechercher, poursuivre, arrêter
les personnes poursuivies par la Cour, change le mandat des casques bleus, qui
n'apparaîtraient plus comme une forme indépendante mais partisane
de tel ou tel camp avec les conséquences politiques, militaires et de
sécurité que cela peut entraîner.
Cette première procédure a soulevé d'énormes
difficultés : la saisine par le Conseil de sécurité
était-elle une question de forme ou une question de fond ? Selon sa
forme cela implique ou n'implique pas l'usage du droit de veto par les membres
permanents du Conseil de sécurité. Ce n'est pas un
problème neutre puisque c'est le problème des grandes puissances
qui était évoqué.
- La deuxième procédure est une procédure de blocage
prévue par l'article 16 du traité qui s'intitule :
Sursis à enquêter ou à poursuivre
: "
Aucune
enquête, aucune poursuite ne pouvant être engagée ni
menée en vertu du présent statut pendant les douze mois qui
suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait
la demande à la cour dans une résolution adoptée en vertu
du chapitre VII de la charte des Nations-Unies. La demande peut être
renouvelée par le conseil dans les mêmes conditions "
.
Cela veut dire que le Conseil de sécurité, à tout moment,
que ce soit au moment de la saisine ou à n'importe quel moment du
déroulement de la procédure, a la possibilité de bloquer
l'action de la CPI, de l'obliger à surseoir à
délibérer ou à statuer. Cela pour une durée de 12
mois renouvelable.
L'amendement qui figure dans le texte définitif est un amendement
présenté par Singapour et que la France a soutenu. Plusieurs
autres possibilités avaient été
évoquées :
- la 1
ère
possibilité, qui avait la faveur des pays en
développement, était de ne pas permettre au Conseil de
sécurité de s'immiscer dans la procédure une fois
déclenchée.
- la 2
ème
possibilité était que le Conseil de
sécurité puisse émettre un voeu de la Cour de se dessaisir
elle-même. Il y a une multitude de procédures mais c'est à
cette situation très radicale et très nouvelle à laquelle
nous sommes arrivés. Radicale parce que le Conseil de
sécurité a effectivement la possibilité de bloquer une
action judiciaire, et très nouvelle parce que, jusqu'à
présent, de nombreux cas dans la pratique internationale ont
montré comment articuler une action juridictionnelle et une action
politique. Mais jamais ce type de solution juridique n'avait été
choisi.
Lorsqu'il y a une action conjointe de la Cour internationale de justice et du
Conseil de sécurité, les deux actions peuvent être
menées de front à condition que le Conseil de
sécurité s'occupe de la situation en général et la
Cour internationale de justice des problèmes particuliers. C'est une
tout autre logique beaucoup plus juridique. C'est, au contraire, une solution
politique qui a été adoptée par la Cour pénale
internationale.
II. - Si l'on veut élargir le problème et évoquer les
questions de politique juridique, elles sont très nombreuses et
très souvent, à l'heure actuelle, sans réponse. La
première question qui a été posée par beaucoup
d'Etats et qui a été posée par les militaires
français et les Etats-Unis d'une autre manière est une question
liée à la nature des actes, à la nature des crimes
susceptibles d'être poursuivis par la cour. Dans l'énonciation,
ces crimes sont simples. Ce sont les crimes de génocide, les crimes
contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes d'agression. Dans
la formulation même, ce sont trois qualifications qui ne posent pas
énormément de difficultés et un certain nombre d'Etats se
sont encombrés de précautions, d'où des listes infinies de
qualifications, d'exemples, d'illustrations, d'éléments
constitutifs pour justement que chacun des Etats acceptant la compétence
de la Cour sache à quoi il s'engage.
Mais là où la question reste sans réponse c'est dans
quelques mots qui figurent dès les premières lignes de la
convention et qui sont dans le préambule même. Le 3è
alinéa du préambule dit "
reconnaissant que des crimes
d'une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le
bien-être du monde
". Cela veut dire donc qu'il y a dans le
texte même de la cour une présomption de liaison entre l'une de
ces quatre qualifications et la menace contre la paix. Ce qui veut donc dire
que lorsqu'un Etat partie saisit la cour pénale internationale, que la
cour pénale déclare la demande recevable et se déclare
compétente, elle qualifie par là même une situation de
menace contre la paix et la sécurité internationale. Or, par
là même, elle empiète naturellement sur les
compétences du Conseil de sécurité et cela est d'autant
plus grave et préoccupant que la logique de la cour pénale
internationale et la logique du Conseil de sécurité ne sont pas
de même nature.
La logique du Conseil de sécurité, de par sa composition et sa
procédure même, est une logique politique. L'idée de menace
contre la paix n'est pas une notion légale, c'est une notion d'ordre
public, donc liée à l'appréciation que les cinq grandes
puissances se font de l'idée de menace. Par conséquent confier
cette appréciation de l'ordre public international et de la menace de
l'ordre public international à un organe juridictionnel est
incontestablement une possibilité de dessaisissement des
compétences politiques du Conseil de sécurité. C'est une
préoccupation qui est au centre des extrêmes réticences des
Etats-Unis vis à vis de ce texte.
La deuxième question de politique juridique que l'on peut se poser
concerne la compétence
ratione temporis
. La Cour pénale
internationale ne peut juger que des crimes pour l'avenir.
C'est-à-dire que certes les crimes dont elle aura à faire sont
des crimes imprescriptibles, mais le caractère imprescriptible de ces
crimes ne lui donne pas pour autant une compétence rétroactive.
Donc, elle ne peut intervenir que pour l'avenir, ce qui sur le plan politique
est extrêmement angoissant, dans la mesure où ce texte
institutionnalise d'une certaine manière l'idée que demain
peuvent se produire de nouveaux génocides et de nouveaux crimes contre
l'humanité puisque la Cour pénale internationale est faite
pour juger les génocides à venir.
Outre cet aspect anxiogène du texte, il y a plus grave sur le plan
politique. Si demain un génocide se produit et des crimes contre
l'humanité ont lieu, cela veut dire que le Conseil de
sécurité a failli puisque son rôle est
précisément d'empêcher que des crimes de telle nature ne se
produisent. Il y a, et c'est une préoccupation des grandes puissances,
de la part d'un certain nombre d'Etats, la peur que la saisine par un Etat ou
par le procureur de la cour sur des crimes de génocide ne se traduise
naturellement par une remise en cause implicite ou même explicite de
l'action du Conseil de sécurité ou de l'action d'un certain
nombre de grandes puissances, d'Etats fournisseurs de troupes dans
l'avènement ou le non avènement de tel crime contre
l'humanité ou de tel génocide.
Il y a une poussée de l'opinion publique internationale qui est
très forte et qui va dans ce sens. Vous avez vu sans doute les
réactions politiques belges à la visite du secrétaire
général des Nations-Unies, Kofi Annan, auquel on a demandé
des comptes pour son action ou inaction au Rwanda et la volonté de lui
demander une commission d'enquête. On demande également à
un certain nombre de généraux commandant les casques bleus
pourquoi ils ne sont pas intervenus avec l'idée de les traduire devant
des commissions.
C'est cette idée que pourrait porter en elle la Cour pénale
internationale et qui inquiète naturellement un certain nombre
d'Etats.
Voilà, Monsieur le Président, les quelques remarques
générales que je pouvais vous faire sur ce texte.
M. le Président
- Je vous remercie beaucoup de cet exposé
très clair. Peut-être pourrait-on regrouper les questions qui sur
une sujet comme celui-là se recoupent.
M. André Dulait
- Merci, Monsieur le Professeur, de l'approche
que vous avez, très pragmatique, de la constitution de la CPI. J'aurai
deux questions directement liées à votre propos et une question
plus indirecte liée à vos fonctions précédentes.
1° Nous avons, pour le Rwanda et la Yougoslavie, créé deux
tribunaux
ad hoc
. Ces tribunaux, dont la compétence est plus
large que pour la Cour pénale internationale ne sont-ils pas de
nature à ralentir la mise en place de celle-ci et ont-ils une
réelle efficacité dans la sanction des crimes
particulièrement graves ?
2° Comment estimez-vous la viabilité d'une institution à
laquelle n'adhéreraient pas les grands pays tels que les Etats-Unis ou
la Chine ?
3° Quelles seraient les modifications que seraient à même de
demander les Etats-Unis ou la Chine pour adhérer au principe de la Cour
pénale internationale ?
4° Il est dans l'air du temps une réforme de la composition des
membres permanents du Conseil de sécurité. Qu'en est-il de cette
réforme : augmentation du nombre de ses membres et à quelle
échéance ?
M. Del Picchia
- Le veto est-il applicable ou pas dans certaines
conditions par certains Etats ? Pourquoi à ce moment-là un
pays qui a le droit de veto s'exclut-il de tout jugement de la Cour
pénale ?
Vous avez parlé de douze mois renouvelables. Si le Conseil de
sécurité demande de surseoir à la Cour, est-ce 12 mois
renouvelables indéfiniment ou seulement une fois ?
En cas d'agression, c'est à la Cour de juger si une plainte est
recevable ou non. Si elle juge qu'elle ne l'est pas, le pays
considéré comme agresseur ne se sentira-t-il pas libre de
continuer son agression ?
Ne risque-t-on pas de tomber dans le " gouvernement mondial des
juges " un jour ou l'autre ?
M. Christian de la Malène
- Il y a une contradiction entre la
fameuse phrase du préambule et la disposition qui donne le droit de
saisine au Conseil de sécurité. Pour quelle raison y a-t-il cette
introduction dans le préambule ? Est-ce un marchandage entre le
rôle du conseil et celui de la Cour et qui s'est prêté
à ce marchandage ?
Vous nous avez annoncé quelques mots sur le problème du
procureur, central dans cette affaire, son mode de désignation et ses
pouvoirs. Pourriez-vous nous en dire plus le concernant ?
Mme Bidard-Reydet
- Vous serait-il possible de m'éclairer sur les
définitions précises en matière de crimes,
génocides, crimes de guerre, agression... qui nous permettraient de ne
pas confondre ces différents termes ?
M. Xavier de Villepin, Président
- Le premier point que je
voudrais aborder concerne les ONG qui, il est vrai, dans le problème de
la Cour pénale, ont un rôle très important d'information,
je dirais même de groupe de pression. Dans vos anciennes fonctions,
comment faisiez-vous le tri dans ce monde complexe. Certains ONG sont
admirables de dévouement et de courage mais, pour d'autres, je
m'interroge.
Le deuxième point : vous avez dit dans votre conclusion que nous
étions dans monde où les opinions publiques devenaient
très sensibles aux problèmes de droits de l'homme. C'est bien
heureux, mais n'y a-t-il pas des oubliés ? Je pense à
l'Afrique aujourd'hui dont nous n'avons plus d'image et dont tout indique que,
dans certaines zones, notamment celle des grands lacs, il se produit beaucoup
d'abominations - je ne sais plus de quel terme les qualifier-. Je me demande si
nous ne sommes pas plutôt en face d'un monde où les médias
interviennent et ont un rôle important et un monde qui est oublié.
M. Hervé Cassan
- Je vous remercie infiniment, Monsieur le
Président. Je commence par la fin et vais vous répondre sur
l'Afrique oubliée et sur le rôle des médias en vous
racontant une histoire.
Lorsque le Président Bush a perdu les élections
présidentielles américaines et qu'il a été
remplacé par le Président Clinton, il s'est passé deux
mois, traditionnels aux Etats-Unis, durant lesquels le président sortant
conserve le pouvoir avant de le remettre au moment de l'investiture à
son successeur.
M. Bush s'était rendu célèbre, pendant son mandat, sur le
plan international durant la guerre du Golfe. Il a réuni un certain
nombre de ses conseillers pour leur dire que, dans les deux mois restant, il ne
pourrait mettre en oeuvre une action contrebalançant l'action offensive
de la guerre du Golfe. Les conseillers présidentiels lui ont
suggéré une action humanitaire en Afrique, lieu le plus
symbolique, au Soudan ou en Somalie. Le Soudan a été
écarté pour deux raisons : la guerre, à connotation
religieuse très puissante entre le nord islamique et les
chrétiens, et ses côtes trop abruptes pour expérimenter de
nouvelles barges de débarquement. C'est donc la Somalie qui a
été choisie pour des raisons de pure rationalité
politique. C'est la raison pour laquelle CNN a été envoyé
en Somalie et a rapporté les images que chacun sait d'enfants
trébuchant, le ventre gonflé et les yeux pleins de mouches. A la
suite de quoi, l'armée américaine a décidé
d'intervenir en Somalie avec les difficultés que l'on connaît,
d'où le relais par l'ONU.
Il y a naturellement des " conflits orphelins " comme les appelait M.
Boutros Ghali ou des conflits oubliés qui n'intéressent personne.
Au moment même où, à Sarajevo, avait lieu l'attentat sur un
marché -qui a favorisé l'entrée de l'Otan dans le conflit-
des incidents infiniment plus importants et plus sévères se
déroulaient à Kaboul dans l'indifférence
générale. Les progrès du droit international que traduit
cette Cour pénale internationale et dont on ne peut que se
féliciter ne sont pas pour autant une manière de faire avancer
les progrès de la conscience humaine à égalité sur
la planète.
Il y a une grande différence entre le tribunal pour la Yougoslavie, le
tribunal pour le Rwanda, d'une part, et la Cour pénale internationale,
d'autre part.
1° Les tribunaux pénaux jugent des faits rétroactifs tandis
que la Cour pénale internationale ne juge que pour l'avenir.
2° Les TPI sont des créations du Conseil de sécurité
par voie de résolution. Le Conseil de sécurité a donc la
maîtrise de la gestion et de l'utilisation de ces tribunaux. La logique
de l'articulation dans les deux cas est tout à fait différente.
L'action des TPI est considérée comme le prolongement judiciaire
d'une action politique. Le conseil de sécurité gère des
situations qui font apparaître des cas individuels de violation manifeste
des droits de l'homme qui sont pris en charge par les tribunaux. Il y a une
logique naturelle entre l'un et l'autre qui n'existe pas entre la cour
permanente et le Conseil de sécurité.
Que va devenir cette cour permanente sans les Etats-Unis ? C'est la
question que tout le monde se pose. Certainement pas grand chose sur le plan de
son efficacité. Il existe un exemple très net, dans un tout autre
domaine, celui du droit de la mer. Lorsque la convention de Montego Bay,
après vingt ans de négociations, a enfin été
adoptée, qu'elle est entrée en vigueur sans les Etats-Unis, elle
a perdu toute substance. Elle n'a véritablement pour effet, dans le
droit positif, que les procédures individuellement acceptées par
les Etats-Unis souvent après une modification du texte de Montego Bay
qui n'a rien à voir avec la logique juridique.
Cela rejoint la question de l'usage du droit de veto par les Etats-Unis
d'Amérique ou par la Chine qui rend aléatoires les poursuites
à tous les niveaux. D'autant que les douze mois sont indéfiniment
renouvelables, ce qui permet au Conseil de sécurité de bloquer
éternellement les procédures.
En ce qui concerne la qualification des crimes contre l'humanité, crime
de guerre, crime d'agression, crime de génocide, je serais bien en peine
de vous donner une définition pour la simple raison que les Etats
eux-mêmes ne sont pas d'accord sur chacune de ces notions, d'autant
qu'elles ne sont pas à égalité de niveau dans la mesure
où un génocide est aussi un crime contre l'humanité. Cette
distinction n'apparaît pas comme une partition de la qualification au
sens où le droit pénal l'entend. C'est la raison pour laquelle,
faute d'adopter une définition commune, les Etats, à
l'intérieur du texte, ont donné une suite d'exemples et de
possibilités. Par exemple, le paragraphe consacré aux crimes
contre l'humanité énonce une trentaine de possibilités
rentrant dans cette définition et, qui plus est, sont très
détaillées : par torture, on entend le fait d'infliger
intentionnellement une douleur insupportable, par douleur insupportable, on
entend une souffrance aiguë, par souffrance aiguë, on inclut
également l'idée de grossesse forcée, grossesse
forcée étant la détention illégale d'une femme mise
enceinte de force, ce qui implique l'idée de persécution, par
persécution, on entend... Voilà la manière dont l'article
est rédigé.
Il a d'ailleurs été décidé que les Etats parties
réuniraient une commission d'amendement destinée à
définir a posteriori la notion d'agression, ce qui n'avait pas
été fait dans le texte de la convention faute d'accord. D'autant
que l'Assemblée des Nations Unies avait mis trente ans à
définir la notion d'agression comme étant l'usage de la force
contre un Etat mettant en cause son intégrité territoriale et son
indépendance politique. Trente ans pour arriver à une
évidence, cela prouve que l'on n'a pas trouvé de solution.
A ce problème sémantique s'en ajoute un autre, plus politique,
qui est la question de savoir si c'est véritablement au statut d'une
cour permanente de définir l'agression. N'est-ce pas
précisément le pouvoir même du Conseil de
sécurité que de qualifier un acte d'agression ou non ?
Pour toutes ces raisons, je ne crois pas que, décemment, l'on puisse
attendre une réponse bouleversante de cette commission dans un avenir
proche.
Monsieur de la Malène, très simplement, c'est une évidente
contradiction qui est le fruit d'un non-compromis. De plus le texte
français et le texte anglais ne disent pas exactement la même
chose pour que les Américains et les Français puissent être
d'accord, ce qui est assez fréquent au sein de l'ONU.
Concernant le rôle du procureur, la question a été
largement débattue et a opposé les tenants de la tradition du
droit romain et les tenants de la tradition anglo-saxonne dans laquelle le
procureur est un enquêteur indépendant, tandis que dans la
tradition romaine il est soumis à des règles strictes des codes
de procédure civile ou pénale selon la nature de l'action. C'est
la logique anglo-saxonne qui l'a emporté et le procureur a
d'énormes pouvoirs dans ce domaine, mais il a une limite. C'est la
raison pour laquelle notre pays a laissé le procureur avoir ces
pouvoirs. C'est un procureur international qui n'a aucun appareil d'Etat
à sa disposition. Un procureur qui a besoin des Etats pour
l'enquête, pour la réunion des preuves... a en fait très
peu de pouvoirs.
Un certain nombre d'Etats réticents au pouvoir du procureur, et
singulièrement notre pays, se sont efforcés de faire en sorte que
l'obligation de coopérer au travail du procureur de la part des Etats ne
soit assortie d'aucune obligation très contraignante, ni d'obligation de
sanction. Si un Etat n'a pas, pour une raison ou une autre, envie de favoriser
l'action du procureur, il a très largement les moyens de le faire.
En ce qui concerne le Conseil de sécurité, je ne pense pas
qu'à brève échéance il change de nature, pour une
raison simple, et tous les cas de figure ont été
évoqués : augmenter le nombre de membres permanents, de membres
non permanents, supprimer le veto, doter certains Etats de demi-vetos,
créer des membres semi-permanents... Au delà de cette
diversité d'imagination, il y a des problème simples qui
empêchent politiquement d'avancer.
Tout le monde est d'accord pour que le tiers-monde soit mieux
représenté au sein des membres non permanents. Il suffirait qu'il
y ait un représentant de l'Afrique, un représentant de
l'Amérique latine et un représentant de l'Asie. A partir de
là les ennuis commencent. Vous imaginez la réaction des pays
hispanologues si c'est le Brésil, vous imaginez la réaction de
l'Argentine si c'est le Mexique...
En ce qui concerne les pays africains, on peut très facilement penser
à l'un des plus importants d'entre eux qui est soit l'Afrique du sud,
soit le Nigéria. Ce sont deux pays qui, pour des raisons
différentes, ne sont pas dans une situation ni de stabilité ni de
bonne réputation internationale.
Quant à l'Asie, c'est encore plus complexe du fait de l'affrontement
entre l'Inde et le Pakistan qui rend impossible le choix d'un Asiatique. Cela
est irréalisable.
De la même façon, du côté des grandes puissances,
l'idée simple est de dire qu'il faudrait que le Japon et l'Allemagne en
fassent partie. Nos meilleurs amis vont nous répondre qu'au moment
où l'on veut créer une politique européenne commune, trois
Etats européens vont être membres du Conseil de
sécurité : le Royaume Uni, la France et l'Allemagne. Il
vaudrait mieux faire une rotation et une position de l'Union européenne.
Le débat s'arrête rapidement sur cette question.
De la même façon, faire entrer le Japon, outre les
problèmes internes que cela pose, même si constitutionnellement
ils sont résolus, politiquement, ils ne le sont pas. Cela pose le
problème de la distinction entre une grande puissance politique et une
grande puissance économique qu'est le Japon. Même après la
crise, il n'est pas avéré qu'une grande puissance
économique est aussi une grande puissance politique puisque sa vocation
est de se sentir concernée par tous les problèmes du monde quel
que soit l'endroit ou ils se produisent, ce qui n'est pas la logique de la
diplomatie japonaise.
Lorsque l'Allemagne a posé officiellement sa candidature pour être
membre permanent, l'ambassadeur italien a aussitôt levé le doigt
en disant que l'Italie voulait également être membre permanent.
Devant la stupeur générale, l'ambassadeur avait regardé
tout le monde en disant : "oui, nous aussi on a perdu la
guerre " (sourires).
M. le Président
- Je vous remercie, Monsieur le Professeur, pour
cette contribution aux travaux de notre commission.
4. Audition de M. Ronny ABRAHAM, Directeur des affaires juridiques au ministère des affaires étrangères (le 31 mars 1999).
Je vais
m'efforcer de faire un exposé introductif aussi bref que possible et me
mettre à votre disposition pour répondre à toutes les
questions que vous souhaiterez me poser à propos de la Cour
pénale internationale.
Je dirai tout d'abord quelques mots pour rappeler les antécédents
de cette Cour pénale internationale dont la création est
prévue par la convention signée à Rome le 18 juillet
1998.
C'est la première juridiction pénale internationale de
caractère permanent. L'idée de sa création remonte
à l'entre-deux guerres. Dès 1947, la commission du droit
international des Nations-Unies, qui est un organe permanent composé
d'experts indépendants a été chargée
d'élaborer un projet de statut d'une éventuelle juridiction
pénale internationale.
Les réflexions sur ce sujet se sont poursuivies pendant un
demi-siècle. Il est vrai que les travaux sur cette question ont
été gelés pendant toute la période de la guerre
froide et qu'en fait ce projet de juridiction pénale internationale est
revenu à l'ordre du jour à partir de la fin des années 80
et du début des années 90.
Au cours des années 90, dans le contexte de la crise de l'ex-Yougoslavie
et du Rwanda, le Conseil de sécurité des Nations unies a
créé, non pas par voie de traités, mais par voie de
résolutions prises sur le fondement du chapitre VII de la Charte des
Nations unies, des tribunaux pénaux internationaux à vocation
spéciale et à caractère temporaire. La création de
ces tribunaux pénaux et leur fonctionnement a remis au premier plan
cette idée ancienne de la création d'une juridiction
pénale internationale qui aurait une compétence
générale sur le plan géographique et un caractère
permanent. C'est la raison pour laquelle les travaux de réflexion sur
l'institution d'une Cour pénale internationale permanente ont
été repris et accélérés.
La commission du droit international a remis en 1994 un avant-projet de statut
d'une Cour pénale internationale permanente sur la base duquel se sont
engagées des discussions intergouvernementales dans le cadre des Nations
unies. Le travail essentiel a duré deux ans. Dès 1996, une
commission préparatoire intergouvernementale a commencé à
travailler sur l'avant-projet établi par la commission du droit
international. Ses travaux ont été couronnés par la
conférence de Rome le 18 juillet 1998. Pour l'anecdote, le statut de la
CPI a été adopté dans la nuit du 17 au 18 juillet :
on lui attribue une date qui varie selon les documents.
Ce projet a été adopté à une large majorité,
cela ne veut pas dire que les Etats qui ont voté en sa faveur l'ont
ratifié ni même tous signé. 120 des Etats présents
à la conférence de Rome ont voté pour le texte, 7 Etats,
parmi lesquels la Chine, les Etats-Unis et l'Inde, ont voté contre et
21, les pays arabes, se sont abstenu.
Le texte de la convention arrêté le 18 juillet, immuable sous
réserve de quelques corrections essentiellement rédactionnelles
en cours, est aussi complet, clair et précis que possible sur la
description des procédures applicables devant cette future Cour
pénale internationale.
La définition de la compétence de la Cour pénale
internationale est un point essentiel qui se subdivise en deux parties :
la compétence
ratione materiae
, en fonction du genre de crime, et
la compétence
ratione loci
et
ratione personnae,
en
fonction du lieu de commission, et de la nationalité des auteurs ou des
victimes du crime.
Quatre types de crimes entrent dans la compétence
ratione
materiae
: le crime de guerre tel que défini par la convention
de 1949, le crime de génocide, le crime contre l'humanité et le
crime d'agression. Sur ces quatre catégories, deux sont soumises
à des règles spéciales :
- le crime d'agression se situe théoriquement dans le cadre de la
compétence de la Cour mais ce n'est qu'une compétence virtuelle.
Les négociateurs n'ont en effet pas pu se mettre d'accord sur sa
définition. Une autre conférence adoptera, le moment venu, la
définition du crime d'agression qui prendra la forme d'un avenant
à la convention de Rome.
La Cour ne pourra exercer sa compétence qu'après l'entrée
en vigueur de cette nouvelle convention et évidemment uniquement
à l'égard des Etats qui l'auront ratifiée, ces Etats
n'étant pas tenus de ratifier l'avenant.
- Les crimes de guerre, soumis à un régime spécial, ne
sont pas exclus. Toutefois, l'article 124 du statut permet aux Etats, au moment
où ils ratifieront la convention de Rome, de faire une
déclaration spéciale excluant la compétence de la Cour
pénale internationale pour juger des crimes de guerre les
concernant pendant une période transitoire de sept années.
D'ores et déjà le Gouvernement français a indiqué
que son intention était de faire la déclaration prévue par
l'article 124 au moment de la ratification et donc d'exclure la France pendant
cette période transitoire pour ce qui concerne les crimes de guerre.
Bien que chacune de ces catégories de crimes soit définie avec
une certaine précision dans le statut même de la CPI, les
rédacteurs du traité ont prévu de préciser
ultérieurement ces définitions dans un document intitulé
" Les éléments des crimes ". Ce dernier, adopté
à la majorité des Etats intéressés, n'est pas
destiné à modifier la définition des crimes figurant dans
le statut mais à donner quelques indications à la future
juridiction pour guider son interprétation des infractions
définies par le statut lui-même. C'est en principe un document
établi à titre indicatif et non pas impératif
destiné, aux termes mêmes de la convention de Rome, à aider
la Cour dans son interprétation des définitions juridiques, des
qualifications pénales, prévues par la convention.
La compétence
ratione loci
et
ratione personae
a
donné lieu à des négociations très ardues dans le
cadre de la préparation de la convention. Il en résulte que la
cour est compétente dans trois cas :
- si la personne poursuivie, soupçonnée d'avoir commis l'un des
crimes entrant dans le champ de la convention a la nationalité d'un Etat
partie. C'est le critère de la nationalité de l'auteur du crime.
- si le crime a été commis sur le territoire d'un Etat partie.
C'est le critère territorial. Peu importe la nationalité de
l'auteur ou de la victime. Il peut avoir la nationalité d'un Etat qui
n'a pas ratifié. Il pourra tout de même être poursuivi par
la Cour dès lors que le crime est commis sur le territoire de l'Etat
partie.
- si la Cour est saisie par le Conseil de sécurité, sans
condition de lieu ni de nationalité, elle se trouvera
ipso facto
compétente.
Voilà comment se sont réglées ces questions de
compétence et, à cet égard, la France a eu longtemps une
attitude réservée. Dans un premier temps, elle avait
défendu une conception plus exigeante qui aurait consisté
à subordonner la compétence de la Cour internationale à la
réalisation cumulative de trois critères : le consentement de
l'Etat de la victime, de l'Etat de commission du crime et de l'Etat de l'auteur
du crime, tous trois devant être parties au statut.
La France a renoncé à cette disposition car elle était
minoritaire et parce que, dès l'instant où elle
bénéficiait de la disposition transitoire prévue par
l'article 124 il n'était pas nécessaire de maintenir sa position
restrictive. La principale inquiétude de la France tenait en effet aux
risques de poursuites infondées, destinées à produire
certains effets médiatico-politiques à l'encontre de personnes de
nationalité française, sur la base de supposés crimes de
guerre commis sur des théâtres d'opération
extérieurs. Non pas qu'elle craignît que de telles poursuites
aboutissent à une condamnation par la Cour pénale internationale,
mais quelles soient engagées par des particuliers auprès du
procureur à des fins purement politiques.
M. de Villepin, Président
- La France a-t-elle changé
d'avis ?
M. Ronny Abraham
- Oui, au début de 1998, progressivement, la
France s'est ralliée, dans la dernière phase de
négociation, à la rédaction telle qu'elle figure dans la
convention de Rome. Beaucoup d'autres problèmes ont d'ailleurs
trouvé leur solution pendant la conférence de Rome.
S'agissant de la procédure devant la Cour pénale internationale,
je voudrais dire quelques mots sur son déroulement et sur le
déclenchement des poursuites.
La procédure de déclenchement des poursuites, en dehors de
l'hypothèse particulière et exceptionnelle de la saisine de la
Cour à l'initiative du Conseil de sécurité, est
fondée sur la double compétence du procureur et de la Cour pour
décider d'ouvrir une procédure. Le procureur prendra
lui-même l'initiative d'ouvrir une procédure d'information
judiciaire mais non sans avoir obtenu au préalable l'accord de la
chambre préliminaire de la Cour. Le procureur pourra être
alerté par des personnes physiques ou morales se prétendant
victimes. Il ne sera pas tenu d'ouvrir une procédure sur la base d'une
simple plainte. Il faudra que celle-ci soit sérieuse et il dispose en
tout état de cause d'un pouvoir d'appréciation de
l'opportunité.
Par ailleurs, une procédure pourra également être ouverte
à l'initiative d'un Etat partie. Tout Etat partie peut dénoncer
au procureur les faits de nature à entrer dans le champ de la
convention, mais c'est toujours le procureur qui appréciera.
En ce qui concerne le déroulement de la procédure, le point
essentiel auquel les Français tenaient beaucoup, au cours des
négociations, était que la Cour elle-même, par
l'intermédiaire de l'organe spécialisé qu'est la chambre
préliminaire, ait un certain rôle dans le suivi des
procédures d'enquête précédant le jugement. C'est
une procédure différente de celle des deux TPI actuels qui est de
type anglo-saxonne : tout se passe entre le procureur et la défense. La
juridiction elle-même n'intervient qu'au dernier moment sur saisine du
procureur.
La chambre préliminaire aura un rôle général de
supervision du déroulement de l'enquête. Elle donnera son
autorisation à un certain nombre d'actes voulus par le procureur,
notamment des mesures d'arrestation. Enfin, lorsque la phase de l'enquête
sera terminée, la chambre préliminaire appréciera si les
charges rassemblées sont suffisantes pour renvoyer l'accusé en
jugement devant la juridiction. Elle jouera en quelque sorte le rôle de
notre chambre d'accusation. Par conséquent, la cour, dans sa formation
de jugement sur le fond, ne pourra être saisie sans que
préalablement sa chambre préliminaire ait estimé les
charges suffisamment sérieuses.
Le troisième point, sur lequel je dois insister, car il est essentiel,
est la question de la complémentarité et de l'articulation entre
la Cour pénale internationale, d'une part, et les juridictions
pénales internes, d'autre part, pour juger les crimes entrant dans le
champ de la convention.
Divers systèmes ont été envisagés au cours de la
préparation du texte.
On pouvait envisager que la Cour pénale internationale soit une
instance d'appel des juridictions internes, c'est-à-dire qu'après
que les juridictions internes auront jugé les personnes à raison
de crimes entrant dans la définition retenue par la convention, ces
personnes pourraient être traduites devant la Cour pénale
internationale dans l'hypothèse où elles n'auraient pas
été condamnées (ou pas suffisamment) par les juridictions
nationales. Cette solution a été écartée. La France
s'y est fortement opposée. Il n'aurait pas été
satisfaisant que la CPI soit une juridiction d'appel des juridictions
nationales.
Un autre système aurait consisté à dire que la
compétence de la Cour pénale internationale avait la
prééminence sur la compétence des juridictions nationales.
La CPI aurait pu dessaisir les juridictions nationales pour juger
elle-même en leur lieu et place les faits qu'elle aurait estimé
opportun de juger. C'est le système des TPI, qui repose sur la
primauté de la juridiction internationale sur la juridiction nationale,
la juridiction internationale pouvant dessaisir le juge national de certains
faits lorsqu'elle estime opportun d'exercer elle-même des poursuites. Ce
système n'a pas été retenu et n'aurait pas
été satisfaisant dans le cadre d'une juridiction internationale
permanente.
Le troisième système retenu est celui de la
complémentarité ou de la subsidiarité entre juridictions
internationales et nationales. La juridiction internationale ne peut engager de
poursuites que si les juridictions nationales n'ont pas elles-mêmes
exercé leurs compétences à l'égard de ces faits,
soit parce qu'elles sont hors d'état de le faire -Etats où le
système judiciaire est désorganisé ou inexistant-, soit
parce que les juridictions internes ne veulent pas engager sérieusement
des poursuites -systèmes dans lesquels les auteurs de certains crimes
seraient protégés par les autorités officielles-.
Il faut ajouter une 4
ème
hypothèse, celle dans
laquelle, en raison de règles nationales de prescription ou d'amnistie,
les juridictions internes ne peuvent pas légalement engager de
poursuites. A ce moment-là, il y a un obstacle légal, qui ne
tient ni à une incapacité matérielle ni à la
mauvaise volonté, en présence duquel la Cour pénale
internationale a compétence pour juger les auteurs de crimes.
Le corollaire de ce système est l'obligation de coopérer avec la
cour pénale internationale en lui livrant les personnes poursuivies.
Cette obligation de coopérer est tout à fait absolue. C'est la
Cour qui, en dernier ressort, a la compétence de sa compétence.
C'est à elle d'apprécier si elle a qualité pour se saisir
d'une affaire. Si elle décide qu'elle a qualité pour ouvrir une
procédure et juger les personnes accusées de crime, tous les
Etats parties sont tenus de coopérer. S'ils ne le font pas, la Cour
pourra dénoncer au Conseil de sécurité cette situation et
cela pourra entraîner des sanctions appropriées.
Cette convention a été soumise à l'examen du Conseil
constitutionnel qui, sur la base de trois motifs, a estimé qu'elle
comportait certaines dispositions contraires à la Constitution :
1° une incompatibilité entre le statut de Rome et les dispositions
constitutionnelles qui posent des règles spéciales de fond ou de
compétence en matière de responsabilité pénale du
Président de la République, des membres du Gouvernement ou du
Parlement. Le statut de Rome ne prévoit pas de régime
spécial ou d'immunité particulière pour ces personnes
exerçant des fonctions législatives ou exécutives. La
qualité officielle d'une personne ne la place pas dans une situation
particulière au regard de la compétence de la Cour. Celle-ci peut
exercer sa compétence auprès de toute personne investie au moment
des faits de fonctions officielles ;
2° le Conseil constitutionnel a estimé que, malgré le
principe de subsidiarité et de complémentarité, dans
certaines hypothèses, le transfert de compétences
résultant de la convention au profit du juge international portait
atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté
nationale. Il s'agit en l'occurrence des cas dans lesquels soit les
règles de prescription de notre code de procédure pénale,
soit l'existence d'une loi d'amnistie ferait obstacle au jugement par les
juridictions françaises et obligerait la France à admettre la
compétence de la juridiction internationale, voire à livrer
à la juridiction internationale des personnes de nationalité
française.
3° Le statut de Rome prévoit certains pouvoirs d'enquête au
bénéficie du procureur contraires aux principes essentiels de la
souveraineté nationale.
La France ne pourra donc ratifier cette convention qu'après
révision de la Constitution.
M. le Président
- Nous vous remercions pour votre exposé
très intéressant. Je donne la parole à mes
collègues qui souhaitent vous interroger.
M. André Dulait
- Merci infiniment, Monsieur Abraham, pour ces
éclaircissements.
J'aurai quatre questions :
- Depuis 1977, la France n'avait pas ratifié le premier protocole
additionnel aux accords de Genève concernant les victimes de conflits
internationaux. Nous avons fai savoir que nous allions ratifier. Pourquoi
avons-nous attendu si longtemps pour ratifier cet article additionnel ?
- Nous pouvons nous interroger sur les problèmes de financement et de
fonctionnement de cette Cour. La non-présence des Etats-Unis peut-elle
avoir des conséquences financières ? Ils ne paiement
déjà pas leur cotisation à l'ONU, cela peut ne pas
être rédhibitoire.
- Pouvez-vous nous donner un état actuel des pays qui comme la France
décideront de recourir à la déclaration prévue par
l'article 124 ?
- Le délai restrictif de sept ans ne s'applique qu'aux crimes de guerre.
La convention complémentaire n'aura-t-elle pas tendance à
élargir cette restriction aux crimes d'agression tels qu'ils auront
été définis ?
M. Del Picchia -
J'ai beaucoup apprécié ce que vous nous
avez dit. Mais croyez-vous au fonctionnement de cette cour sans les Etats-Unis,
la Chine et l'Inde, c'est-à-dire la moitié de
l'humanité ?
M. Durand-Chastel -
Connaît-on les raisons pour lesquelles les
Etats-Unis n'ont pas signé la convention portant Statut de la Cour
pénale internationale ?
Quelle est la situation des militaires qui, appartenant à une
armée, agissent sur les ordres qu'ils ont reçus ?
Peuvent-ils être considérés comme des coupables ?
M. de la Malène
- Je voudrais aller dans le sens du scepticisme.
Il faudrait une définition du crime qui soit partagée.
Aujourd'hui, nous faisons la guerre à la Yougoslavie. Du point de vue
des Yougoslaves, nous sommes des criminels et, par conséquent, les
Yougoslaves, s'ils le pouvaient, nous traîneraient pour crime de guerre
devant la Cour. De notre côté, nous considérons Milosevic
comme un criminel et nous pourrions le traîner devant la Cour. Il n'y a
pas d'accord sur le crime parce que chacun l'estime différemment. Nous
n'allons pas faire arbitrer notre débat avec Milosevic par un procureur
et une Cour internationale, ce n'est pas raisonnable !
M. Xavier de Villepin, président
- Pouvez-vous nous
préciser, Monsieur Abraham, à l'aide d'exemples, dans quelles
conditions un responsable politique ou un chef militaire français
pourrait être traduit devant la Cour pénale internationale ?
Comment analysez-vous la relation entre la souveraineté des Etats et
l'émergence d'une justice pénale internationale, d'une
manière générale et dans le cas particulier de la Cour
pénale internationale ? Je prends l'exemple assez troublant du
Général Pinochet. Serait-il aujourd'hui traîné
devant la Cour pénale internationale ? Je suis frappé dans
ce débat -et ce n'est pas pour prendre parti en faveur de Pinochet- de
la réaction extrêmement mécontente de l'Amérique
latine. On ne fait pas jouer la souveraineté des Etats. Le Chili
voudrait le juger sur son sol et n'admet pas que les Anglo-saxons et les
Espagnols se mêlent de leurs problèmes internes. Il y avait eu au
début de 1988 une sorte de consensus politique au Chili pour le maintien
d'un accord inter-partis sur les événements douloureux des
années précédentes.
Cette question est très importante car les actes des juges
internationaux peuvent aboutir à des problèmes politiques
internes. Le Chili va procéder à des élections très
sensibles à la fin de l'année et l'on sait déjà que
les discussions vont porter sur les problèmes internationaux et sur la
souveraineté nationale.
M. Ronny Abraham
- La question que vous venez de poser, Monsieur le
Président, touche au fondement même de ce système de
juridiction internationale.
Tout système de ce genre comporte une limitation de la
souveraineté des Etats. Je pourrais vous faire une réponse de
juriste en disant qu'en réalité les Etats ne se soumettent
à la juridiction internationale que par un acte de libre volonté
et que c'est encore une façon d'exercer sa souveraineté que de se
soumettre à la compétence d'une telle juridiction, l'Etat ne
renonçant jamais à sa souveraineté.
Ma réponse ne serait pas réaliste car une fois que l'Etat a
ratifié, il est soumis, dans les limites prévues par le
traité, à la volonté d'organes de caractère
international ou supra-national dont ils n'a pas la maîtrise des
décisions. Indiscutablement, c'est une limitation de la
souveraineté nationale que les Etats considèrent comme
nécessaire à l'édification d'un ordre juridique
international qui peut contribuer à la paix et à la
défense d'un certain nombre de principes fondamentaux de protection des
droits de l'homme sur lesquels repose la société internationale.
Tout le problème est de trouver un équilibre entre la
souveraineté des Etats et l'édification de cet ordre juridique
international.
Dans le cas particulier de la France, une personne de nationalité
française ne pourrait être poursuivie devant la Cour pénale
internationale et condamnée par cette cour que dans des circonstances
tout à fait extraordinaires. Il faudrait pour cela soit que les faits
soient couverts par une loi d'amnistie ou que les faits soient prescrits, or,
une partie des crimes qui entrent dans le domaine de compétence de la
Cour ne sont pas prescriptibles en droit français, soit que la justice
française ne veuille pas poursuivre sérieusement et punir les
auteurs de crimes graves -hypothèse à écarter-, soit que
le système judiciaire français soit hors d'état de
fonctionner. Pour un pays comme la France, nous devons partir de l'idée
qu'il n'y a pas d'atteinte réelle et sérieuse à la
souveraineté du système judiciaire français si, comme on
le pense, la justice française exerce normalement ses compétences
en poursuivant les auteurs de crimes d'une extrême gravité.
Le statut établit un équilibre acceptable entre la
souveraineté des Etats et les prérogatives de la Cour
pénale internationale. Mais le Conseil constitutionnel a souhaité
que la Constitution soit révisée pour tenir compte de certaines
dérogations à la souveraineté.
S'agissant, d'une part, des crimes commis par des militaires sur ordre de leurs
supérieurs et, d'autre part, de la responsabilité
éventuelle des supérieurs, ces questions ont été
expressément réglées par des dispositions du statut de
Rome.
S'agissant des militaires qui agissent sur ordre hiérarchique, l'article
33 du statut déclare que la responsabilité de celui qui a
accompli l'acte criminel n'est pas écartée du seul fait que cette
personne a obéi à l'ordre de son supérieur. Le
subordonné responsable d'un crime ne peut s'abriter derrière
l'ordre donné par son supérieur, à moins qu'il ait eu
l'obligation légale d'obéir aux ordres et qu'il n'ait pas su que
l'ordre qu'on lui donnait était illégal, et -troisième
condition recoupant la deuxième- que cet ordre n'ait pas
été manifestement illégal. Il doit, quoiqu'il en soit,
apporter la preuve qu'il était tenu d'obéir.
En ce qui concerne la responsabilité éventuelle des responsables
politiques et des chefs militaires, la convention retient un principe
essentiel : c'est l'auteur direct du crime qui voit sa
responsabilité engagée. La responsabilité en cause dans
cette matière est une responsabilité pénale classique et
une responsabilité individuelle. Ce n'est pas une responsabilité
politique qui pourrait remonter jusqu'aux responsables gouvernementaux ou aux
chefs hiérarchiques. Leur responsabilité ne serait pas
engagée du seul fait qu'ils auraient engagé des opérations
à l'occasion desquelles des actes criminels particuliers auraient
été commis, sauf s'il apparaît que ces responsables, en
toute connaissance de cause, aient ordonné des actes criminels, ou si
ayant connaissance de la commission de tels actes et ayant la
possibilité de les interrompre, ils se sont abstenus
délibérément de le faire.
La France a été très attentive, au cours de la
négociation du statut, à ne pas laisser dériver cette
responsabilité pénale individuelle vers une forme de
responsabilité collective ou politique. Ne seront donc pas mis en cause
les Gouvernements mais des personnes physiques à l'encontre desquelles
on pourra établir de façon précise qu'elles ont
individuellement participé à la commission de crimes.
L'avenant à la convention définissant le crime d'agression
prévoira-t-il une disposition transitoire analogue à celle de
l'article 124 qui s'applique aux crimes de guerre ? A ma connaissance,
cela n'est pas envisagé.
Les raisons pour lesquelles les Etats-Unis et quelques autres Etats n'ont pas
signé et n'ont pas l'intention de ratifier ce statut sont assez simples.
Les Etats-Unis, qui ont une conception très stricte de la
souveraineté, souhaitent éviter, autant qu'il est possible, que
des ressortissants américains relèvent de juridictions autres
qu'américaines.
M. le Président
- N'ont-ils pas entraîné les
Britanniques sur ce terrain ?
M. Ronny Abraham
- Non, il y a eu, sur le plan européen, une
cohérence des positions en présence.
Concernant la liste des pays qui ont actuellement l'intention de faire la
déclaration prévue à l'article 124, je ne peux
répondre à cette question car je ne sais pas si nous avons les
renseignements suffisants, à l'heure actuelle, pour dresser cette liste.
Le Gouvernement français a fait savoir publiquement qu'il ferait cette
déclaration mais la plupart des Etats réservent leur position et
l'indiqueront au moment de la ratification. Il est donc prématuré
de vouloir dresser une liste ou évaluer un nombre d'Etats qui feront
cette déclaration.
M. Christian de la Malène
- Où serait installée
cette Cour ?
M. Ronny Abraham - A la Haye.
M. le Président - Nous vous remercions très vivement car vous nous avez éclairés sur un problème très délicat et nous vous en sommes reconnaissants.
II. EXAMEN EN COMMISSION
Lors de
sa séance du 7 avril 1999, la commission des Affaires
étrangères, de la Défense et des Forces armées a
examiné le présent rapport.
A la suite de l'exposé du rapporteur, M. Robert Del Picchia s'est
déclaré peu convaincu par le projet de Cour pénale
internationale. Il a relevé que de nombreux Etats, parmi les plus
peuplés -la Chine, l'Inde, les Etats-Unis- s'étaient
opposés au statut, ce qui augurait mal de la viabilité de la
Cour. Il a rappelé que les crimes relevant de la compétence de la
Cour pouvaient faire l'objet de définitions différentes selon les
pays. Il s'est enfin inquiété de la nouvelle modification
constitutionnelle nécessitée par certaines dispositions du statut
de la Cour pénale internationale.
M. Christian de La Malène s'est dit également plus que
réservé sur le projet de Cour pénale internationale. Il
s'est notamment interrogé sur la réalité de
l'équilibre entre les prérogatives du Conseil de
sécurité de l'ONU, d'un côté, et celles de la Cour
pénale internationale de l'autre. Il s'est déclaré, sur ce
point, en accord avec la position des Etats-Unis.
M. Xavier de Villepin, président
,
a alors rappelé que le
rapport d'information présenté par M. André Dulait, au nom
de la commission des affaires étrangères, de la défense et
des forces armées, avait pour objet d'éclairer le débat
qui s'ouvrirait au Sénat, d'abord à l'occasion de la
révision constitutionnelle, puis lors de l'examen du projet de loi de
ratification.
M. Emmanuel Hamel s'est inquiété des risques de mise en cause
pénale que pourraient encourir des responsables militaires
français en opérations extérieures.
Enfin, M. Serge Vinçon a fait part de ses réserves sur le projet
et a estimé qu'il ne fallait pas, à ce stade, anticiper sur le
vote autorisant la ratification de la convention de Rome.
Puis la commission a autorisé la publication du rapport d'information de
M. André Dulait.
ANNEXES
ANNEXE 1 |
Le dispositif judiciaire de la Cour pénale internationale |
ANNEXE 2 |
Comparaison entre les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex-Yougoslavie et le Rwanda et la Cour pénale internationale |
ANNEXE 3 |
Définition de l'agression par l'Assemblée générale des Nations Unies (annexée à la résolution 3 314 de l'AGNU, 14 décembre 1974) |
ANNEXE 4 |
Liste des Etats signataires de la Convention de Rome au 23 mars 1999 |
|
|
ANNEXE 1 -
LE DISPOSITIF DE LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE
A. LES ORGANES DE LA COUR
La Cour pénale internationale qui siégera à La Haye comprendra quatre organes distincts : la Présidence , les sections de jugement qui seront au nombre de trois : la Section des appels, la Section de première instance et la Section préliminaire ; le Bureau du procureur , le Greffe . Elle sera composée de 18 juges, élus pour neuf ans par l'Assemblée des Etats parties et ayant la disponibilité requise pour exercer leurs fonctions à plein temps.
1. La Présidence
Elle est composée de trois magistrats : le Président, le Premier et le Second vice-président. Tous trois sont élus pour trois ans et rééligibles une fois. La présidence ainsi composée est chargée des fonctions que lui confère le statut et de la bonne administration de la Cour, à l'exception du Bureau du procureur. Toutefois, pour toutes les questions d'intérêt commun, la Présidence est invitée à agir de concert avec le procureur et à rechercher son accord.
2. Les chambres
Trois
sections sont prévues :
La Section de
première instance
et la Section
préliminaire
sont chacune composées de six juges au
moins ; la Section des
appels
est composée du
Président et de quatre autres juges.
Cette répartition " administrative " des juges par section
sera opérée sur la base des compétences et de
l'expérience de chacun des juges, chaque section devant comporter la
" proportion voulue " de spécialistes du droit pénal et
de la procédure pénale et de spécialistes du droit
international. La Section préliminaire et la Section de première
instance seront principalement composées de juges ayant
l'expérience des procès pénaux.
Au sein de chaque section, des chambres permettront d'exercer les fonctions
judiciaires de la Cour. Une chambre d'appel sera composée de tous les
juges de la Section des appels (5 magistrats dont le Président) ;
trois juges de la Section de première instance exerceront les fonctions
de la chambre de première instance. Enfin, les fonctions de la chambre
préliminaire seront exercées soit par trois juges, soit par un
seul juge de la Section préliminaire, conformément au
Règlement de procédure et de preuve. Si la charge de travail de
la Cour pénale l'exige, plusieurs chambres de première instance
ou chambres préliminaires pourraient être constituées.
Enfin, si les juges affectés à la Section des appels y
siègent exclusivement et pendant toute la durée de leurs mandats,
il en ira différemment des juges affectés à la Section
préliminaire ou à celle de première instance : ils y
siégeront au minimum pendant trois ans, sauf si le règlement
d'une affaire dont ils ont eu à connaître nécessite le
prolongement de leur affectation ; de même les juges de la Section
de première instance pourront avoir une affectation provisoire à
la Section préliminaire ou inversement.
3. Le Bureau du procureur
Présenté comme un organe distinct de la Cour et
agissant indépendamment, le Bureau du procureur est chargé :
- de recevoir les communications et tout renseignement concernant les crimes
relevant de la compétence de la Cour ;
- de les examiner ;
- de conduire les enquêtes ;
- de soutenir l'accusation devant la Cour.
Le Bureau est dirigé par le procureur, élu au scrutin secret par
l'Assemblée des Etats parties à la majorité absolue de ses
membres. Il comprend un ou plusieurs procureurs-adjoints élus comme le
procureur sur une liste présentée par celui-ci.
4. Le Greffe
Le
Greffe de la Cour dirigé par le greffier assisté d'un
greffier-adjoint est responsable des aspects non judiciaires de
l'administration et du service de la Cour. Le greffier est élu pour cinq
ans par les juges à la majorité absolue et au scrutin secret. Il
est rééligible une fois.
Il a notamment la charge de créer, au sein du greffe, une division
d'aide aux victimes et aux témoins, destinée notamment à
assurer leur protection et leur sécurité.
B. LA SAISINE DE LA COUR ET LES CRIMES RELEVANT DE SA COMPÉTENCE
1. La saisine de la Cour
Trois
instances peuvent saisir la Cour pénale internationale :
- un Etat partie,
- le procureur de la Cour pénale internationale,
- le Conseil de sécurité des Nations Unies agissant dans le cadre
du chapitre VII de la Charte.
Dans les deux premières hypothèses, la compétence de la
Cour ne peut s'exercer que si l'un des deux Etats suivants est partie au
présent Statut :
- l'Etat où le crime ou le comportement en cause s'est produit,
-
ou
l'Etat dont l'accusé est ressortissant.
Dans la troisième hypothèse (saisine par le Conseil de
sécurité), ces règles limitatives de compétence ne
sont pas pertinentes. Ainsi, saisie par le Conseil de sécurité,
la Cour pénale internationale peut agir contre l'auteur d'un crime
ressortissant d'un pays non partie, même si ce crime a été
commis sur le territoire d'un pays également non partie.
2. Les crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale
La Cour
ne sera compétente pour les crimes définis par son statut que
pour autant qu'ils auront été commis après
l'entrée en vigueur de la Convention de Rome
.
L'article 5 du statut définit les quatre catégories de crimes
relevant de la compétence de la Cour, entendus comme "
les
crimes les plus graves qui touchent l'ensemble de la communauté
internationale
".
- le crime de génocide,
- le crime contre l'humanité,
- les crimes de guerre,
- le crime d'agression.
S'agissant du crime d'agression, sa définition est reportée
à une date ultérieure -au minimum sept ans après
l'entrée en fonction de la Cour pénale internationale, à
l'occasion d'une révision de son statut. En tout état de cause,
la définition du crime d'agression devra être compatible avec les
dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies.
C. LA RELATION ENTRE LA COUR ET LES ÉTATS
1. L'obligation de coopération
Les
Etats parties ont une
obligation de coopérer
avec la Cour et son
procureur. Cette coopération revêt les formes habituelles de la
coopération judiciaire : demande de renseignements et de documents,
demande d'arrestation et de remise. D'" autres formes de
coopération " sont également prévues (article 93),
concernant l'identification d'une personne, le recueil de preuves,
l'interrogation de personnes objets d'une enquête ou de poursuites, le
transfèrement temporaire, l'examen de sites, l'exécution de
perquisitions, etc...
Le refus, par un Etat partie, d'accéder à une demande de
coopération de la Cour justifie que celle-ci en " prenne
acte " et en réfère à l'Assemblée des Etats
parties ou au Conseil de sécurité lorsque c'est celui-ci qui l'a
saisie.
Cela dit, le refus total ou partiel par un Etat d'accéder à une
demande d'assistance de la Cour est possible si la demande a pour objet
"
la production de documents ou la divulgation d'éléments
de preuve qui touchent à sa sécurité nationale ".
Le Conseil constitutionnel a estimé qu'une des modalités d'action
de la Cour dans le cadre de cette coopération avec les Etats parties
pouvait "
porter atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la
souveraineté nationale
". En effet, l'article 99 § 4 du
Statut autoriserait le procureur à procéder dans des cas
précis, à certains actes d'enquêtes (auditions de
témoins ou inspection de site ou lieu public) hors la présence
des autorités françaises et sur le territoire
français.
2. La primauté de juridiction laissée au juge national : le principe de complémentarité
Le statut de la Cour, dans son préambule comme dans son dispositif, précise qu'il relève de la compétence judiciaire de chaque Etat de poursuivre et de juger les auteurs des crimes relevant des compétences de la Cour. Ce n'est qu'à défaut de l'exercice, par les Etats, de cette obligation, que la Cour pourrait exercer sa compétence et entreprendre elle-même les poursuites. Le défaut d'exercice, par un Etat partie, de cette obligation judiciaire peut avoir deux origines : l'impossibilité matérielle pour un système judiciaire détruit de procéder aux enquêtes et aux jugements ou la mauvaise volonté évidente d'un Etat désireux en fait de ne pas poursuivre les auteurs des crimes les plus graves résidant sur son territoire.
3. Les peines et les conditions de leur exécution
La Cour
peut prononcer une peine d'emprisonnement maximal de 30 ans ou une peine
d'emprisonnement à perpétuité "
si l'extrême
gravité du crime et la situation personnelle du condamné le
justifient
".
La Cour peut ajouter à ces peines une amende ou "
la
confiscation des profits, biens et avoirs tirés directement ou
indirectement du crime (...).
"
Les peines d'emprisonnement sont accomplies dans un Etat désigné
par la Cour sur une liste de pays candidats. Pour choisir l'Etat
d'exécution de la peine, la Cour prend en compte le principe de partage
des responsabilités des Etats en ce domaine et les règles
habituelles qui régissent le traitement des détenus, les vues de
la personne condamnée et sa nationalité. Le condamné peut
demander à la Cour à tout moment son transfert hors de l'Etat
initialement retenu.
4. Le fonctionnement matériel de la Cour
Le
financement de la Cour peut provenir de trois sources différentes :
- les contributions des Etats parties, calculées sur la base d'un
barème de quotes-parts calqué sur celui de l'ONU ;
- de l'ONU elle-même -sous réserve d'approbation de l'AGNU ;
- enfin, elle peut recevoir au titre de financements supplémentaires
" des contributions (...) " des particuliers, des entreprises et
" d'autres entités ", selon les critères fixés
par l'Assemblée des Etats parties
.
ANNEXE 2 -
COMPARAISON ENTRE LES TRIBUNAUX
PÉNAUX INTERNATIONAUX POUR LA YOUGOSLAVIE ET LE RWANDA
ET LA COUR
PÉNALE INTERNATIONALE 20(
*
)
Tableau comparatif des dispositions relatives à la compétence et à la procédure applicables respectivement devant les deux tribunaux pénaux internationaux et devant la future cour pénale internationale
|
T.P.I. EX-YOUGOSLAVIE |
TPI RWANDA |
COUR PÉNALE INTERNATIONALE |
- I - COMPÉTENCE |
|
|
|
1. COMPÉTENCE MATÉRIELLE |
Génocide. Crimes contre l'humanité. Violations des lois et coutumes de la guerre. Infractions graves aux conventions de Genève de 1949. |
Génocide. Crimes contre l'humanité. Violations de l'article 3 commun aux conventions de Genève de 1949. |
Génocide. Crimes contre l'humanité. Crimes de guerre. Crime d'agression |
2. COMPÉTENCE TERRITORIALE ET COMPÉTENCE PERSONNELLE |
Territoire de l'ancienne République fédérative socialiste de Yougoslavie. Personnes physiques uniquement |
Territoire du Rwanda et territoires des Etats voisins si les crimes ont été commis par des citoyens rwandais. Personnes physiques uniquement. |
Compétence si le crime est commis, soit sur le territoire d'un Etat partie, soit par un ressortissant d'un Etat partie. Mais ces critères alternatifs disparaissent en cas de saisine par le Conseil de sécurité. Personnes physiques uniquement. |
3. COMPÉTENCE TEMPORELLE |
Crimes commis depuis le ler janvier 1991. |
Crimes commis entre le ler janvier et le 31 décembre 1994. |
Crimes commis après l'entrée en vigueur de la convention de Rome. |
4. COMPÉTENCES CONCURRENTES AVEC LES JURIDICTIONS NATIONALES |
Principe de primauté de juridiction |
Principe de primauté de juridiction |
Principe de complémentarité. |
OBSERVATIONS
(a) Les
TIP ont la possibilité de dessaisir toute juridiction nationale. Les
Etats sont dans l'obligation de satisfaire ces demandes de dessaisissement.
|
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T.P.I. EX-YOUGOSLAVIE |
TPI RWANDA |
COUR PÉNALE INTERNATIONALE |
- II - Procédure |
LES DEUX TPI OBÉISSANT SENSIBLEMENT AUX MÊMES RÈGLES DE PROCÉDURE, ELLES SERONT PRÉSENTÉES SOUS LA MÊME RUBRIQUE |
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1. SAISINE DU PROCUREUR |
Le Procureur, d'office ou sur la foi de renseignements obtenus de toutes sources. |
Le Conseil de sécurité ou un Etat partie. Le Procureur, de sa propre initiative, au vu des renseignements qui lui parviennent, à condition qu'il obtienne l'autorisation de la chambre préliminaire |
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2. OUVERTURE DE L'ENQUÊTE ET DÉCLENCHEMENT DES POURSUITES |
Compétence exclusive du Procureur, qui conduit l'enquête et décide ensuite d'établir ou non un acte d'accusation . |
Compétence du Procureur, mais, lorsqu'il décide
de ne
pas engager de poursuites, il doit en informer celui qui l'a saisi (Conseil de
sécurité ou Etat partie), ainsi que la chambre
préliminaire.
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3. RECUEIL DES PREUVES |
Système accusatoire : les parties recueillent les preuves (Procureur et accusés) et les échangent sous le contrôle des juges. Un " juge de la mise en état " a été mis en place récemment (changement du règlement de procédure en juillet 1998). |
Les parties - accusation et défense- rassemblent elles-mêmes les preuves, mais la chambre préliminaire dispose aussi de pouvoirs importants : elle contrôle le recueil des preuves qui ne pourront pas être " reproduites " lors du procès (témoignage d'une personne mourante, exhumation, expertise technique, etc.) ; elle aide les personnes mises en cause à obtenir la coopération des Etats pour recueillir les preuves dont elles ont besoin pour assurer leur défense. |
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4. POUVOIRS D'ENQUÊTE DU PROCUREUR SUR LE TERRITOIRE DES ETATS |
Le Procureur est habilité à procéder sur place à des mesures d'instruction. Il " peut ", et n'est donc pas obligé, de solliciter le concours des autorités des Etats concernés. |
Les Etats répondent aux demandes d'assistance de la Cour selon les procédures prévues dans leur droit national. Il leur appartient donc d'autoriser, ou de refuser, que le Procureur puisse enquêter sur leur sol. Le Procureur ne peut ainsi pas se rendre sur le territoire d'un Etat sans le consentement de celui-ci, sauf, d'une part, si les autorités nationales sont dans l'incapacité de répondre à ses demandes de coopération (il a alors besoin de l'autorisation de la chambre préliminaire), d'autre part, pour procéder à des investigations qui ne nécessitent aucune mesure de contrainte. |
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T.P.I. EX-YOUGOSLAVIE |
TPI RWANDA |
COUR PÉNALE INTERNATIONALE |
5. MESURES PRIVATIVES OU LIMITATIVES DE LIBERTÉ |
Elles sont demandées par le Procureur et décidée par un juge. Lorsque l'arrestation d'une personne est sollicitée, elle est effectuée par les autorités de l'Etat requis. |
Elles sont demandées par le Procureur et décidées par la chambre préliminaire. Lorsque l'arrestation d'une personne est sollicitée, elle est effectuée par les autorités de l'Etat requis. |
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6. CLÔTURE DE LA PHASE PRÉALABLE AU PROCÈS |
L'acte d'accusation établi par le Procureur est soumis à l'appréciation d'un juge, qui peut, soit le confirmer, soit le rejeter, soit demander des éléments supplémentaires, soit encore surseoir à statuer afin de permettre au Procureur de modifier l'acte d'accusation. C'est seulement après la confirmation de l'acte d'accusation qu'une personne peut être transférée au Tribunal. |
Après que la chambre préliminaire a délivré un mandat d'arrêt ou une citation à comparaître (cf. supra, point 2), la personne mise en cause est transférée à la Cour et comparaît devant elle. La chambre préliminaire décide des mesures à prendre pour s'assurer du maintien de cette personne à la disposition de la justice. Elle fixe une date à laquelle elle tiendra une audience permettant d'examiner contradictoirement les charges réunies par le Procureur et les preuves rassemblées par la défense. A l'issue de cette audience portant sur la " confirmation des charges ", la chambre préliminaire décidera ou non de la mise en accusation et du renvoi de la personne devant la formation de jugement. |
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OBSERVATIONS
C'est
probablement la phase préalable au procès qui distingue le plus
nettement la Cour pénale internationale des deux Tribunaux
ad hoc.
Ces différences tiennent avant tout au
" rééquilibrage " entre le rôle du Procureur et
celui des juges de la Cour, qui, par l'institution de la chambre
préliminaire, auront les moyens d'intervenir au cours de l'instruction
des dossiers. Deux aspects doivent ici être soulignés. En premier
lieu, les pouvoirs reconnus à la chambre préliminaire dans le
recueil des preuves. Contrairement aux juges des deux TPI, ceux de la Cour
pénale internationale ne se borneront pas à s'assurer de la
recevabilité des preuves ; ils pourront directement intervenir dans
la conduite des investigations, soit pour contrôler les actes du
Procureur, soit pour permettre aux personnes mises en cause -qui sont par
définition dans une situation d'infériorité- de rassembler
des éléments de preuve avec le concours des Etats.
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T.P.I. EX-YOUGOSLAVIE |
TPI RWANDA |
COUR PÉNALE INTERNATIONALE |
7. DÉROULEMENT DU PROCÈS EN PREMIÈRE INSTANCE |
Toujours
en présence de l'accusé. Aucun jugement par défaut n'est
possible (une audience en l'absence de l'accusé est parfois possible
pendant la phase préalable au procès, en cas d'inexécution
d'un mandat d'arrêt, mais elle ne porte jamais sur l'examen des
charges).
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Toujours
en présence de l'accusé. Aucun jugement par défaut n'est
possible (en revanche, l'audience sur la confirmation des charge, devant la
chambre préliminaire, peut se dérouler en l'absence de la
personne mise en cause).
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8. - TÉMOIGNAGES |
Témoignage au siège du tribunal, sauf
dépo-sitions par vidéoconférence ou dépositions
recueillies par écrit, dans des circonstances exceptionnelles
(nécessité de préserver l'anonymat du témoin, pour
des raisons de sécurité).
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Témoignage au siège de la Cour, sauf mise en
oeuvre
des mesures de protection des témoins et victimes (dépositions
recueillies par des "
moyens électroniques ou autres moyens
spéciaux "
).
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9. JUGEMENT |
Prononcé en audience publique.
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Prononcé en audience publique.
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T.P.I. EX-YOUGOSLAVIE |
TPI RWANDA |
COUR PÉNALE INTERNATIONALE |
10. - PEINES APPLICABLES |
Emprisonnement uniquement.
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Emprisonnement à vie ou à temps (30 ans maximum
dans
ce cas).
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11. - APPEL |
Appel possible seulement en cas d'erreur de droit ou d'erreur de fait ayant entraîné un déni de justice. |
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ANNEXE 3 -
DÉFINITION DE L'AGRESSION PAR
L'ASSEMBLÉE GÉNÉRALE DES NATIONS UNIES
(ANNEXÉE
À LA RÉSOLUTION 3314 DE L'AGNU, 14 DÉCEMBRE 1974)
ANNEXE 4 -
LISTE DES ETATS SIGNATAIRES DE LA
CONVENTION
DE ROME AU 23 MARS 1999
Afrique
du Sud
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Liberia
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1
Les Etats-Unis, l'Inde, le Pakistan et
la
France ne sont pas parties à ce Protocole n° 1, celle-ci
s'apprête à le devenir prochainement.
2
Pays d'Amérique latine et des Caraïbes.
3
Voir infra II, D : les questions liées à la
défense.
4
Sur la prohibition des attaques contre les civils et la
prohibition des attaques entraînant des dommages collatéraux
importants.
5
Voir infra II. D. les questions liées à la
défense.
6
Etats-Unis, Inde, Israël, Chine, Bahrein, Qatar, Vietnam.
7
M. Serge Sur, Professeur à l'Université
Panthéon-Assas, R.D.P.
8
Marie-Claude Smouts,
l'Observateur des Nations Unies
,
n° 1, 1996.
9
Du ler janvier 1991 jusqu'" après la restauration de
la paix " pour le TPY ; pour l'année 1994 pour le TPR.
10
Revue internationale de la Croix Rouge.
11
Le Nouvel Observateur, 17 juin 1998.
12
" Quiconque a été jugé par une autre
juridiction (...) ne peut être jugé par la cour que si la
procédure devant l'autre juridiction : a) avait pour but de
soustraire la personne concernée à sa responsabilité
pénale pour des crimes relevant de la compétence de la cour
(...) ".
13
Crime de génocide, crime de guerre, crime contre
l'humanité, crime d'agression.
14
La commission de crimes relevant de la compétence de la
Cour.
15
Intervention de M. Gilbert Guillaume, juge à la CIJ, au
cours de l'émission " Quelle justice internationale ? "
France Culture " Le grand débat ", lundi 25 janvier 1999.
16
Voir annexe n° 3 au présent rapport.
17
Incluant la notion de " groupe d'Etats ".
18
Cette disposition revêt
mutatis mutandis
une
certaine actualité avec la situation du général chilien
Pinochet qui fait l'objet de la part de la justice espagnole d'une demande
d'extradition adressée à la justice britannique pour crimes
internationaux commis par l'ex chef de l'Etat chilien à l'encontre de
ressortissants espagnols lorsqu'il était au pouvoir
19
Le Monde, 21 juillet 1998.
20
Source : ministère de la Justice.