2. Souveraineté des Etats, justice et réconciliation nationale
Le
statut recèle des limitations ponctuelles à la
souveraineté étatique. On peut en distinguer trois,
d'inégale ampleur.
- Une
première limitation
découle des règles de
compétence de la Cour. Celle-ci peut en effet s'estimer
compétente, comme votre rapporteur l'a déjà
indiqué, si un crime international a été commis sur le
territoire d'un Etat Partie ou s'il l'a été par le ressortissant
d'un Etat Partie. Il se peut donc que le
ressortissant d'un Etat non partie
au Statut ayant par exemple commis un crime de guerre sur le territoire
d'un Etat partie soit attrait devant la Cour pénale internationale. De
sorte qu'un Etat qui n'a pas souscrit à la convention peut -à
travers le sort judiciaire réservé à son ressortissant
devant la Cour pénale internationale- être malgré tout
lié par un texte sans que cet Etat ait pourtant, à aucun moment,
accepté de souscrire au dispositif et donné son consentement
à être lié par le Traité.
Cette disposition, on le sait, a été déterminante dans le
refus des Etats-Unis de voter la Convention de Rome.
- Une
seconde limitation
concerne l'exercice de la souveraineté
judiciaire interne. En dépit de la priorité reconnue aux
juridictions nationales, un Etat a-t-il toute latitude pour exonérer
éventuellement les coupables de crimes internationaux ? Le statut
de la Cour répond à cette question par la négative. Il
peut donc en résulter une
forme
d'
atteinte à
certains principes de souveraineté nationale.
Elle découlerait de l'article 20 du statut, paragraphe 3
12(
*
)
. Comme l'a relevé le Conseil
constitutionnel dans sa décision n° 98-408 du 22 janvier
1999 :
" (...) il résulte du statut que la Cour
pénale internationale pourrait être valablement saisie du seul
fait de l'application d'une loi d'amnistie ou des règles internes en
matière de prescription (... ) ", et que " (...) la
France, en dehors de tout manque de volonté ou d'indisponibilité
de l'Etat, pourrait être conduite à arrêter et à
remettre à la cour une personne à raison de faits couverts, selon
la loi française, par l'amnistie ou la prescription ; qu'il serait,
dans ces conditions, porté atteinte aux conditions essentielles
d'exercice de la souveraineté nationale
".
Même si le Conseil constitutionnel entend ainsi marquer strictement,
comme c'est son rôle, les contours de la souveraineté nationale,
l'hypothèse d'une amnistie, par la France, de crimes relevant de la
compétence de la Cour par leur caractère particulièrement
odieux demeure hautement théorique.
En revanche, si, par exemple, un Etat ayant adhéré à la
convention de Rome, décidait, une fois la Cour entrée en
fonction, d'amnistier ou de prescrire certains actes relevant de sa
compétence judiciaire, cette décision, plaçant alors ses
tribunaux dans l'impossibilité légale de juger les auteurs de
tels crimes, pourrait entraîner,
ipso facto
, la compétence
de la Cour. La Cour ne doit pas être paralysée par la mauvaise
volonté délibérée d'un Etat partie, qui chercherait
à se défausser des obligations auxquelles il aurait
lui-même librement consenti en adhérant à la convention
instituant la cour pénale internationale, et en tentant de soustraire un
de ses ressortissants, auteur de crimes entrant dans la compétence de la
Cour, des poursuites qui devraient d'abord être engagées contre
lui par son propre appareil judiciaire.
Il résulte ainsi de la combinaison des articles 17 et 20 du Statut,
relatifs respectivement au
principe de complémentarité
et
au principe "
non bis in idem
", aux termes duquel nul ne peut
être jugé deux fois pour le même crime, que la Cour dispose
d'une faculté d'appréciation de la recevabilité d'une
affaire dont elle et saisie et qui aurait fait l'objet d'une décision
nationale d'amnistie.
Si celle-ci intervenait
avant
la condamnation par une juridiction
répressive nationale, le principe de complémentarité et
donc la compétence de la Cour s'appliquerait si celle-ci estimait que
l'amnistie aurait été prononcée "
dans le dessein
de soustraire la personne concernée à sa responsabilité
pénale
".
Si la loi d'amnistie intervenait
après
la décision d'une
juridiction répressive nationale, la Cour ne pourrait, en se saisissant
de l'affaire, faire exception au principe "
non bis in idem
"
de l'article 20
que si la procédure suivie
devant la juridiction
nationale
- "
avait pour but de soustraire la personne concernée à
sa responsabilité pénale
", ou
- "
n'a pas été menée de manière
indépendante ou impartiale (...) mais d'une manière qui (...)
démentait l'intention de traduire l'intéressé en
justice
" (article 20, paragraphe 3).
Ce n'est donc que dans ces circonstances fort exceptionnelles et après
une interprétation assez audacieuse de sa part que la Cour pourrait se
déclarer compétente et se saisir d'une affaire
déjà jugée
par une juridiction nationale.
En revanche, dans les cas d'amnisties décidées, avant toute
condamnation, pour des crimes relevant de sa compétence, la Cour
pourrait plus facilement, en application du principe de
complémentarité -et sous réserve qu'elle estime
réunis les critères requis-, prendre le relais d'une juridiction
nationale.
Cette disposition pourrait cependant, dans certains cas, poser problème
dans le cadre de
processus de réconciliation nationale
engagés par de jeunes et fragiles démocraties. Elle
résulte certes d'un principe fort : la gravité, la
cruauté, l'inhumanité de certains crimes n'autorisent pas que
ceux-ci fassent l'objet de l'oubli. Ils imposent au contraire que justice soit
faite, quel que soit le temps écoulé depuis leur commission ou le
territoire sur lequel ils ont été perpétrés. En
fait c'est le
refus de l'impunité
qui se trouve ici
affirmé, quand bien même un Etat partie, dans le cadre d'une
démarche politique indépendante, et pour de mauvaises raisons, en
déciderait autrement.
Cependant, toutes les amnisties ne relèvent pas nécessairement de
mauvaises raisons.
Plusieurs pays ont tenté, et certains y sont parvenus, de passer d'un
régime de dictature, de violences politiques et d'absence de
libertés fondamentales à une démocratie, en concluant une
sorte de pacte préalable, prévoyant de ne pas poursuivre les
responsables de la dictature, en échange de leur retrait politique et de
la mise en place, dans les meilleurs délais, d'un Etat de droit.
Vécue et acceptée dans un premier temps comme la seule voie
possible pour remettre un pays sur la voie de la démocratie, cette
démarche ne saurait à l'évidence conduire à l'oubli
des souffrances endurées. Comme l'a rappelé le professeur Bettati
devant votre commission,
il ne peut y avoir de réconciliation
nationale durable sans justice
, celle-ci étant la voie
obligée pour établir, aux yeux de tous, la vérité
sur une période douloureuse de l'histoire du pays et sur ceux qui en ont
été les instigateurs.
Cela étant,
le travail de réconciliation choisi, par exemple,
par l'Afrique du Sud conduit à réexaminer ce rapport, difficile,
entre paix et justice
. Une commission spécifique dont
l'intitulé même, "
vérité et
réconciliation ",
démontrait l'ambition de concilier
l'inconciliable, est parvenue à obtenir des aveux, des repentirs,
à élucider des crimes ou des disparitions, à identifier
des responsables d'actes odieux, répondant ainsi à certaines des
aspirations essentielles des victimes. Ce faisant, cette démarche s'est
inscrite hors de toute procédure judiciaire,
stricto sensu
, une
instance
ad hoc
ayant par ailleurs, dans le cadre de cette commission,
à traiter des demandes d'amnistie.
La Constitution sud-africaine intérimaire de 1993 avait en effet
prévu que
" afin de progresser sur la voie de la
réconciliation et de la reconstruction, l'amnistie sera accordée
pour les actes, les omissions ou les délits liés à des
objectifs politiques et commis dans le cadre des conflits passés ".
"
Il existe
", précisait également le texte
" un besoin de réconciliation mais non de vengeance, un besoin
de réparation mais non de représailles (...) ".
C'est ce
document qui a servi de base à la constitution de la
Commission
vérité et réconciliation
, dont le rapport a
été rendu public en 1998. Sa commission d'amnistie a
proposé d'amnistier -sous certaines conditions- tous les actes illicites
commis à des fins politiques entre le 1
er
mars 1960 et le 10
mai 1994. En décembre 1998, sur 5 111 cas examinés, la Commission
avait accordé, totalement ou partiellement, 240 amnisties .
Pour
préserver ce type de situations
, le Statut comporte à
l'article 53, § 2 c) une disposition qui ouvre au Procureur la
faculté de ne pas ouvrir une enquête
"
parce que
poursuivre ne servirait pas les intérêts de la justice compte
tenu de toutes les circonstances, y compris la gravité du crime, les
intérêts des victimes (...).
Cette disposition, qui confie au Procureur une marge d'appréciation,
plus politique que judiciaire, de l'opportunité de poursuivre, devra
être de nature à ne pas empêcher, à l'avenir, la mise
en place de telles démarches de réconciliation qui sont souvent
des étapes indispensables vers la démocratisation.
- Enfin, une
troisième limitation
à la souveraineté
des Etats peut intervenir dans le cadre d'une saisine de la Cour par le Conseil
de sécurité.