3. Audition de M. Hervé CASSAN, Professeur à l'Université de Paris V-René DescartesConseiller spécial auprès du Secrétaire général de l'Organisation internationale de la francophonie (le 10 février 1999).
J'ai
rejoint M. Boutros Boutros Ghali à l'Organisation internationale de la
francophonie parce que j'ai été son collaborateur lorsqu'il
était Secrétaire général des Nations-Unies. Je
tiens à vous le préciser car dans le sujet que vous m'avez
demandé de traiter, c'est-à-dire les rapports entre la Cour
pénale internationale et le Conseil de sécurité de
l'ONU, je me placerai davantage dans l'optique dont j'ai été le
témoin, c'est-à-dire la manière dont le Conseil de
sécurité pourrait voir arriver l'avènement d'une cour
internationale chargée de régler les problèmes de maintien
de la paix.
La Cour pénale internationale, contrairement aux deux tribunaux
pénaux internationaux, résulte d'une convention internationale
signée à Rome le 17 juillet dernier. Cette Cour
pénale internationale, quoique que ces travaux aient eu lieu au sein de
l'ONU, n'est pas, contrairement à la Cour internationale de justice, un
organe de l'ONU. Les difficultés principales qui se sont posées
alors ont été, en premier lieu, la question de l'articulation de
cette cour avec les organes permanents des Nations-Unies, et,
singulièrement, avec le Conseil de sécurité et, en second
lieu, le problème du procureur sur lequel nous reviendrons.
Les partisans de la Cour pénale internationale craignent que
l'immixtion, l'ingérence du Conseil de sécurité dans les
procédures de la Cour puissent nuire à l'indépendance de
cet organe juridictionnel. Pour ceux qui sont davantage enclins à
préserver les pouvoirs et compétences du Conseil de
sécurité, le raisonnement inverse prévaut. Il est alors
souligné combien la désarticulation sur un même
problème entre une logique judiciaire et une logique politique risque
d'aboutir à des contradictions et à des incohérences.
C'est la raison pour laquelle les Etats, après beaucoup de
difficultés, sont arrivés à un certain nombre de compromis
dont je vais très simplement vous rendre compte.
La distinction, la dichotomie ou l'antagonisme que je viens de souligner est en
réalité politiquement très compliqué car selon les
périodes, selon les procédures, selon les situations, ce clivage
entre les partisans d'une cour indépendante et les partisans d'un
conseil de sécurité contrôlant la situation a changé
de nature. C'est un clivage qui a opposé les pays
développés et les pays en voie de développement, parfois
les membres permanents et les membres non-permanents, les membres permanents
entre eux, notamment les Etats-Unis et la Chine d'un côté et les
autres Etats, de l'autre... C'est un clivage qui, au sein de la
conférence, a opposé les Etats, d'une part, et les Organisations
non gouvernementales, d'autre part. L'une des grandes nouveautés de
l'élaboration de cette CPI a été d'ailleurs la forte
implication des ONG durant toute la phase de négociation, de
préparation, de rédaction, qui seront même parfois
associées aux enquêtes du procureur.
De ce compromis est sorti un certain nombre de procédures juridiques,
d'une part, et un certain nombre d'éléments que l'on pourrait
qualifier de politique juridique, d'autre part.
I. - En ce qui concerne les procédures juridiques, tout d'abord, dans la
mesure où l'articulation entre la cour et le conseil est née d'un
compromis, il en résulte deux procédures parfaitement
contradictoires en apparence. Le Conseil de sécurité est
doté par le traité de deux pouvoirs : un pouvoir d'action et
un pouvoir de blocage.
- S'agissant du pouvoir d'action, l'article 13, alinéa B du
traité dit : "
si une situation dans laquelle un ou plusieurs de
ces crimes paraît avoir été commis est
déférée au procureur par le Conseil de
sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des
Nations-Unies ".
Le Conseil de sécurité, et c'est une
victoire de ses partisans, peut directement saisir la Cour pénale
internationale, à côté des Etats parties et du procureur.
Ce pouvoir d'action est tout à fait nouveau. Jusqu'à
présent, le Conseil de sécurité n'a jamais eu directement
le pouvoir de saisine d'un organe juridictionnel. Il pouvait jusqu'à
présent demander des avis consultatifs mais pas être partie
à des arrêts.
Cette procédure nouvelle présente un certain nombre d'avantages
et un certain nombre d'inconvénients.
1er avantage : Le traité dit que le Conseil de sécurité
saisit la cour sur la base du chapitre VII de la charte de l'Onu qui permet
l'instauration de mesures coercitives. Cela signifie que, la cour étant
saisie sur cette base, tous les Etats ont l'obligation juridique de
coopérer à la procédure, ce qui n'est pas le cas quand
c'est un Etat partie ou le procureur qui saisit.
2ème avantage : Dans la mesure où les Etats ont l'obligation de
coopérer, le Conseil de sécurité n'a pas à
s'impliquer trop directement dans la recherche des preuves et des
prétendus coupables, voire dans leur arrestation. L'une des grandes
préoccupations des Etats fournisseurs de contingents de casques bleus a
toujours été que la création de cette Cour pénale
internationale, en les obligeant à rechercher, poursuivre, arrêter
les personnes poursuivies par la Cour, change le mandat des casques bleus, qui
n'apparaîtraient plus comme une forme indépendante mais partisane
de tel ou tel camp avec les conséquences politiques, militaires et de
sécurité que cela peut entraîner.
Cette première procédure a soulevé d'énormes
difficultés : la saisine par le Conseil de sécurité
était-elle une question de forme ou une question de fond ? Selon sa
forme cela implique ou n'implique pas l'usage du droit de veto par les membres
permanents du Conseil de sécurité. Ce n'est pas un
problème neutre puisque c'est le problème des grandes puissances
qui était évoqué.
- La deuxième procédure est une procédure de blocage
prévue par l'article 16 du traité qui s'intitule :
Sursis à enquêter ou à poursuivre
: "
Aucune
enquête, aucune poursuite ne pouvant être engagée ni
menée en vertu du présent statut pendant les douze mois qui
suivent la date à laquelle le Conseil de sécurité a fait
la demande à la cour dans une résolution adoptée en vertu
du chapitre VII de la charte des Nations-Unies. La demande peut être
renouvelée par le conseil dans les mêmes conditions "
.
Cela veut dire que le Conseil de sécurité, à tout moment,
que ce soit au moment de la saisine ou à n'importe quel moment du
déroulement de la procédure, a la possibilité de bloquer
l'action de la CPI, de l'obliger à surseoir à
délibérer ou à statuer. Cela pour une durée de 12
mois renouvelable.
L'amendement qui figure dans le texte définitif est un amendement
présenté par Singapour et que la France a soutenu. Plusieurs
autres possibilités avaient été
évoquées :
- la 1
ère
possibilité, qui avait la faveur des pays en
développement, était de ne pas permettre au Conseil de
sécurité de s'immiscer dans la procédure une fois
déclenchée.
- la 2
ème
possibilité était que le Conseil de
sécurité puisse émettre un voeu de la Cour de se dessaisir
elle-même. Il y a une multitude de procédures mais c'est à
cette situation très radicale et très nouvelle à laquelle
nous sommes arrivés. Radicale parce que le Conseil de
sécurité a effectivement la possibilité de bloquer une
action judiciaire, et très nouvelle parce que, jusqu'à
présent, de nombreux cas dans la pratique internationale ont
montré comment articuler une action juridictionnelle et une action
politique. Mais jamais ce type de solution juridique n'avait été
choisi.
Lorsqu'il y a une action conjointe de la Cour internationale de justice et du
Conseil de sécurité, les deux actions peuvent être
menées de front à condition que le Conseil de
sécurité s'occupe de la situation en général et la
Cour internationale de justice des problèmes particuliers. C'est une
tout autre logique beaucoup plus juridique. C'est, au contraire, une solution
politique qui a été adoptée par la Cour pénale
internationale.
II. - Si l'on veut élargir le problème et évoquer les
questions de politique juridique, elles sont très nombreuses et
très souvent, à l'heure actuelle, sans réponse. La
première question qui a été posée par beaucoup
d'Etats et qui a été posée par les militaires
français et les Etats-Unis d'une autre manière est une question
liée à la nature des actes, à la nature des crimes
susceptibles d'être poursuivis par la cour. Dans l'énonciation,
ces crimes sont simples. Ce sont les crimes de génocide, les crimes
contre l'humanité, les crimes de guerre et les crimes d'agression. Dans
la formulation même, ce sont trois qualifications qui ne posent pas
énormément de difficultés et un certain nombre d'Etats se
sont encombrés de précautions, d'où des listes infinies de
qualifications, d'exemples, d'illustrations, d'éléments
constitutifs pour justement que chacun des Etats acceptant la compétence
de la Cour sache à quoi il s'engage.
Mais là où la question reste sans réponse c'est dans
quelques mots qui figurent dès les premières lignes de la
convention et qui sont dans le préambule même. Le 3è
alinéa du préambule dit "
reconnaissant que des crimes
d'une telle gravité menacent la paix, la sécurité et le
bien-être du monde
". Cela veut dire donc qu'il y a dans le
texte même de la cour une présomption de liaison entre l'une de
ces quatre qualifications et la menace contre la paix. Ce qui veut donc dire
que lorsqu'un Etat partie saisit la cour pénale internationale, que la
cour pénale déclare la demande recevable et se déclare
compétente, elle qualifie par là même une situation de
menace contre la paix et la sécurité internationale. Or, par
là même, elle empiète naturellement sur les
compétences du Conseil de sécurité et cela est d'autant
plus grave et préoccupant que la logique de la cour pénale
internationale et la logique du Conseil de sécurité ne sont pas
de même nature.
La logique du Conseil de sécurité, de par sa composition et sa
procédure même, est une logique politique. L'idée de menace
contre la paix n'est pas une notion légale, c'est une notion d'ordre
public, donc liée à l'appréciation que les cinq grandes
puissances se font de l'idée de menace. Par conséquent confier
cette appréciation de l'ordre public international et de la menace de
l'ordre public international à un organe juridictionnel est
incontestablement une possibilité de dessaisissement des
compétences politiques du Conseil de sécurité. C'est une
préoccupation qui est au centre des extrêmes réticences des
Etats-Unis vis à vis de ce texte.
La deuxième question de politique juridique que l'on peut se poser
concerne la compétence
ratione temporis
. La Cour pénale
internationale ne peut juger que des crimes pour l'avenir.
C'est-à-dire que certes les crimes dont elle aura à faire sont
des crimes imprescriptibles, mais le caractère imprescriptible de ces
crimes ne lui donne pas pour autant une compétence rétroactive.
Donc, elle ne peut intervenir que pour l'avenir, ce qui sur le plan politique
est extrêmement angoissant, dans la mesure où ce texte
institutionnalise d'une certaine manière l'idée que demain
peuvent se produire de nouveaux génocides et de nouveaux crimes contre
l'humanité puisque la Cour pénale internationale est faite
pour juger les génocides à venir.
Outre cet aspect anxiogène du texte, il y a plus grave sur le plan
politique. Si demain un génocide se produit et des crimes contre
l'humanité ont lieu, cela veut dire que le Conseil de
sécurité a failli puisque son rôle est
précisément d'empêcher que des crimes de telle nature ne se
produisent. Il y a, et c'est une préoccupation des grandes puissances,
de la part d'un certain nombre d'Etats, la peur que la saisine par un Etat ou
par le procureur de la cour sur des crimes de génocide ne se traduise
naturellement par une remise en cause implicite ou même explicite de
l'action du Conseil de sécurité ou de l'action d'un certain
nombre de grandes puissances, d'Etats fournisseurs de troupes dans
l'avènement ou le non avènement de tel crime contre
l'humanité ou de tel génocide.
Il y a une poussée de l'opinion publique internationale qui est
très forte et qui va dans ce sens. Vous avez vu sans doute les
réactions politiques belges à la visite du secrétaire
général des Nations-Unies, Kofi Annan, auquel on a demandé
des comptes pour son action ou inaction au Rwanda et la volonté de lui
demander une commission d'enquête. On demande également à
un certain nombre de généraux commandant les casques bleus
pourquoi ils ne sont pas intervenus avec l'idée de les traduire devant
des commissions.
C'est cette idée que pourrait porter en elle la Cour pénale
internationale et qui inquiète naturellement un certain nombre
d'Etats.
Voilà, Monsieur le Président, les quelques remarques
générales que je pouvais vous faire sur ce texte.
M. le Président
- Je vous remercie beaucoup de cet exposé
très clair. Peut-être pourrait-on regrouper les questions qui sur
une sujet comme celui-là se recoupent.
M. André Dulait
- Merci, Monsieur le Professeur, de l'approche
que vous avez, très pragmatique, de la constitution de la CPI. J'aurai
deux questions directement liées à votre propos et une question
plus indirecte liée à vos fonctions précédentes.
1° Nous avons, pour le Rwanda et la Yougoslavie, créé deux
tribunaux
ad hoc
. Ces tribunaux, dont la compétence est plus
large que pour la Cour pénale internationale ne sont-ils pas de
nature à ralentir la mise en place de celle-ci et ont-ils une
réelle efficacité dans la sanction des crimes
particulièrement graves ?
2° Comment estimez-vous la viabilité d'une institution à
laquelle n'adhéreraient pas les grands pays tels que les Etats-Unis ou
la Chine ?
3° Quelles seraient les modifications que seraient à même de
demander les Etats-Unis ou la Chine pour adhérer au principe de la Cour
pénale internationale ?
4° Il est dans l'air du temps une réforme de la composition des
membres permanents du Conseil de sécurité. Qu'en est-il de cette
réforme : augmentation du nombre de ses membres et à quelle
échéance ?
M. Del Picchia
- Le veto est-il applicable ou pas dans certaines
conditions par certains Etats ? Pourquoi à ce moment-là un
pays qui a le droit de veto s'exclut-il de tout jugement de la Cour
pénale ?
Vous avez parlé de douze mois renouvelables. Si le Conseil de
sécurité demande de surseoir à la Cour, est-ce 12 mois
renouvelables indéfiniment ou seulement une fois ?
En cas d'agression, c'est à la Cour de juger si une plainte est
recevable ou non. Si elle juge qu'elle ne l'est pas, le pays
considéré comme agresseur ne se sentira-t-il pas libre de
continuer son agression ?
Ne risque-t-on pas de tomber dans le " gouvernement mondial des
juges " un jour ou l'autre ?
M. Christian de la Malène
- Il y a une contradiction entre la
fameuse phrase du préambule et la disposition qui donne le droit de
saisine au Conseil de sécurité. Pour quelle raison y a-t-il cette
introduction dans le préambule ? Est-ce un marchandage entre le
rôle du conseil et celui de la Cour et qui s'est prêté
à ce marchandage ?
Vous nous avez annoncé quelques mots sur le problème du
procureur, central dans cette affaire, son mode de désignation et ses
pouvoirs. Pourriez-vous nous en dire plus le concernant ?
Mme Bidard-Reydet
- Vous serait-il possible de m'éclairer sur les
définitions précises en matière de crimes,
génocides, crimes de guerre, agression... qui nous permettraient de ne
pas confondre ces différents termes ?
M. Xavier de Villepin, Président
- Le premier point que je
voudrais aborder concerne les ONG qui, il est vrai, dans le problème de
la Cour pénale, ont un rôle très important d'information,
je dirais même de groupe de pression. Dans vos anciennes fonctions,
comment faisiez-vous le tri dans ce monde complexe. Certains ONG sont
admirables de dévouement et de courage mais, pour d'autres, je
m'interroge.
Le deuxième point : vous avez dit dans votre conclusion que nous
étions dans monde où les opinions publiques devenaient
très sensibles aux problèmes de droits de l'homme. C'est bien
heureux, mais n'y a-t-il pas des oubliés ? Je pense à
l'Afrique aujourd'hui dont nous n'avons plus d'image et dont tout indique que,
dans certaines zones, notamment celle des grands lacs, il se produit beaucoup
d'abominations - je ne sais plus de quel terme les qualifier-. Je me demande si
nous ne sommes pas plutôt en face d'un monde où les médias
interviennent et ont un rôle important et un monde qui est oublié.
M. Hervé Cassan
- Je vous remercie infiniment, Monsieur le
Président. Je commence par la fin et vais vous répondre sur
l'Afrique oubliée et sur le rôle des médias en vous
racontant une histoire.
Lorsque le Président Bush a perdu les élections
présidentielles américaines et qu'il a été
remplacé par le Président Clinton, il s'est passé deux
mois, traditionnels aux Etats-Unis, durant lesquels le président sortant
conserve le pouvoir avant de le remettre au moment de l'investiture à
son successeur.
M. Bush s'était rendu célèbre, pendant son mandat, sur le
plan international durant la guerre du Golfe. Il a réuni un certain
nombre de ses conseillers pour leur dire que, dans les deux mois restant, il ne
pourrait mettre en oeuvre une action contrebalançant l'action offensive
de la guerre du Golfe. Les conseillers présidentiels lui ont
suggéré une action humanitaire en Afrique, lieu le plus
symbolique, au Soudan ou en Somalie. Le Soudan a été
écarté pour deux raisons : la guerre, à connotation
religieuse très puissante entre le nord islamique et les
chrétiens, et ses côtes trop abruptes pour expérimenter de
nouvelles barges de débarquement. C'est donc la Somalie qui a
été choisie pour des raisons de pure rationalité
politique. C'est la raison pour laquelle CNN a été envoyé
en Somalie et a rapporté les images que chacun sait d'enfants
trébuchant, le ventre gonflé et les yeux pleins de mouches. A la
suite de quoi, l'armée américaine a décidé
d'intervenir en Somalie avec les difficultés que l'on connaît,
d'où le relais par l'ONU.
Il y a naturellement des " conflits orphelins " comme les appelait M.
Boutros Ghali ou des conflits oubliés qui n'intéressent personne.
Au moment même où, à Sarajevo, avait lieu l'attentat sur un
marché -qui a favorisé l'entrée de l'Otan dans le conflit-
des incidents infiniment plus importants et plus sévères se
déroulaient à Kaboul dans l'indifférence
générale. Les progrès du droit international que traduit
cette Cour pénale internationale et dont on ne peut que se
féliciter ne sont pas pour autant une manière de faire avancer
les progrès de la conscience humaine à égalité sur
la planète.
Il y a une grande différence entre le tribunal pour la Yougoslavie, le
tribunal pour le Rwanda, d'une part, et la Cour pénale internationale,
d'autre part.
1° Les tribunaux pénaux jugent des faits rétroactifs tandis
que la Cour pénale internationale ne juge que pour l'avenir.
2° Les TPI sont des créations du Conseil de sécurité
par voie de résolution. Le Conseil de sécurité a donc la
maîtrise de la gestion et de l'utilisation de ces tribunaux. La logique
de l'articulation dans les deux cas est tout à fait différente.
L'action des TPI est considérée comme le prolongement judiciaire
d'une action politique. Le conseil de sécurité gère des
situations qui font apparaître des cas individuels de violation manifeste
des droits de l'homme qui sont pris en charge par les tribunaux. Il y a une
logique naturelle entre l'un et l'autre qui n'existe pas entre la cour
permanente et le Conseil de sécurité.
Que va devenir cette cour permanente sans les Etats-Unis ? C'est la
question que tout le monde se pose. Certainement pas grand chose sur le plan de
son efficacité. Il existe un exemple très net, dans un tout autre
domaine, celui du droit de la mer. Lorsque la convention de Montego Bay,
après vingt ans de négociations, a enfin été
adoptée, qu'elle est entrée en vigueur sans les Etats-Unis, elle
a perdu toute substance. Elle n'a véritablement pour effet, dans le
droit positif, que les procédures individuellement acceptées par
les Etats-Unis souvent après une modification du texte de Montego Bay
qui n'a rien à voir avec la logique juridique.
Cela rejoint la question de l'usage du droit de veto par les Etats-Unis
d'Amérique ou par la Chine qui rend aléatoires les poursuites
à tous les niveaux. D'autant que les douze mois sont indéfiniment
renouvelables, ce qui permet au Conseil de sécurité de bloquer
éternellement les procédures.
En ce qui concerne la qualification des crimes contre l'humanité, crime
de guerre, crime d'agression, crime de génocide, je serais bien en peine
de vous donner une définition pour la simple raison que les Etats
eux-mêmes ne sont pas d'accord sur chacune de ces notions, d'autant
qu'elles ne sont pas à égalité de niveau dans la mesure
où un génocide est aussi un crime contre l'humanité. Cette
distinction n'apparaît pas comme une partition de la qualification au
sens où le droit pénal l'entend. C'est la raison pour laquelle,
faute d'adopter une définition commune, les Etats, à
l'intérieur du texte, ont donné une suite d'exemples et de
possibilités. Par exemple, le paragraphe consacré aux crimes
contre l'humanité énonce une trentaine de possibilités
rentrant dans cette définition et, qui plus est, sont très
détaillées : par torture, on entend le fait d'infliger
intentionnellement une douleur insupportable, par douleur insupportable, on
entend une souffrance aiguë, par souffrance aiguë, on inclut
également l'idée de grossesse forcée, grossesse
forcée étant la détention illégale d'une femme mise
enceinte de force, ce qui implique l'idée de persécution, par
persécution, on entend... Voilà la manière dont l'article
est rédigé.
Il a d'ailleurs été décidé que les Etats parties
réuniraient une commission d'amendement destinée à
définir a posteriori la notion d'agression, ce qui n'avait pas
été fait dans le texte de la convention faute d'accord. D'autant
que l'Assemblée des Nations Unies avait mis trente ans à
définir la notion d'agression comme étant l'usage de la force
contre un Etat mettant en cause son intégrité territoriale et son
indépendance politique. Trente ans pour arriver à une
évidence, cela prouve que l'on n'a pas trouvé de solution.
A ce problème sémantique s'en ajoute un autre, plus politique,
qui est la question de savoir si c'est véritablement au statut d'une
cour permanente de définir l'agression. N'est-ce pas
précisément le pouvoir même du Conseil de
sécurité que de qualifier un acte d'agression ou non ?
Pour toutes ces raisons, je ne crois pas que, décemment, l'on puisse
attendre une réponse bouleversante de cette commission dans un avenir
proche.
Monsieur de la Malène, très simplement, c'est une évidente
contradiction qui est le fruit d'un non-compromis. De plus le texte
français et le texte anglais ne disent pas exactement la même
chose pour que les Américains et les Français puissent être
d'accord, ce qui est assez fréquent au sein de l'ONU.
Concernant le rôle du procureur, la question a été
largement débattue et a opposé les tenants de la tradition du
droit romain et les tenants de la tradition anglo-saxonne dans laquelle le
procureur est un enquêteur indépendant, tandis que dans la
tradition romaine il est soumis à des règles strictes des codes
de procédure civile ou pénale selon la nature de l'action. C'est
la logique anglo-saxonne qui l'a emporté et le procureur a
d'énormes pouvoirs dans ce domaine, mais il a une limite. C'est la
raison pour laquelle notre pays a laissé le procureur avoir ces
pouvoirs. C'est un procureur international qui n'a aucun appareil d'Etat
à sa disposition. Un procureur qui a besoin des Etats pour
l'enquête, pour la réunion des preuves... a en fait très
peu de pouvoirs.
Un certain nombre d'Etats réticents au pouvoir du procureur, et
singulièrement notre pays, se sont efforcés de faire en sorte que
l'obligation de coopérer au travail du procureur de la part des Etats ne
soit assortie d'aucune obligation très contraignante, ni d'obligation de
sanction. Si un Etat n'a pas, pour une raison ou une autre, envie de favoriser
l'action du procureur, il a très largement les moyens de le faire.
En ce qui concerne le Conseil de sécurité, je ne pense pas
qu'à brève échéance il change de nature, pour une
raison simple, et tous les cas de figure ont été
évoqués : augmenter le nombre de membres permanents, de membres
non permanents, supprimer le veto, doter certains Etats de demi-vetos,
créer des membres semi-permanents... Au delà de cette
diversité d'imagination, il y a des problème simples qui
empêchent politiquement d'avancer.
Tout le monde est d'accord pour que le tiers-monde soit mieux
représenté au sein des membres non permanents. Il suffirait qu'il
y ait un représentant de l'Afrique, un représentant de
l'Amérique latine et un représentant de l'Asie. A partir de
là les ennuis commencent. Vous imaginez la réaction des pays
hispanologues si c'est le Brésil, vous imaginez la réaction de
l'Argentine si c'est le Mexique...
En ce qui concerne les pays africains, on peut très facilement penser
à l'un des plus importants d'entre eux qui est soit l'Afrique du sud,
soit le Nigéria. Ce sont deux pays qui, pour des raisons
différentes, ne sont pas dans une situation ni de stabilité ni de
bonne réputation internationale.
Quant à l'Asie, c'est encore plus complexe du fait de l'affrontement
entre l'Inde et le Pakistan qui rend impossible le choix d'un Asiatique. Cela
est irréalisable.
De la même façon, du côté des grandes puissances,
l'idée simple est de dire qu'il faudrait que le Japon et l'Allemagne en
fassent partie. Nos meilleurs amis vont nous répondre qu'au moment
où l'on veut créer une politique européenne commune, trois
Etats européens vont être membres du Conseil de
sécurité : le Royaume Uni, la France et l'Allemagne. Il
vaudrait mieux faire une rotation et une position de l'Union européenne.
Le débat s'arrête rapidement sur cette question.
De la même façon, faire entrer le Japon, outre les
problèmes internes que cela pose, même si constitutionnellement
ils sont résolus, politiquement, ils ne le sont pas. Cela pose le
problème de la distinction entre une grande puissance politique et une
grande puissance économique qu'est le Japon. Même après la
crise, il n'est pas avéré qu'une grande puissance
économique est aussi une grande puissance politique puisque sa vocation
est de se sentir concernée par tous les problèmes du monde quel
que soit l'endroit ou ils se produisent, ce qui n'est pas la logique de la
diplomatie japonaise.
Lorsque l'Allemagne a posé officiellement sa candidature pour être
membre permanent, l'ambassadeur italien a aussitôt levé le doigt
en disant que l'Italie voulait également être membre permanent.
Devant la stupeur générale, l'ambassadeur avait regardé
tout le monde en disant : "oui, nous aussi on a perdu la
guerre " (sourires).
M. le Président
- Je vous remercie, Monsieur le Professeur, pour
cette contribution aux travaux de notre commission.