4. Audition de M. Ronny ABRAHAM, Directeur des affaires juridiques au ministère des affaires étrangères (le 31 mars 1999).
Je vais
m'efforcer de faire un exposé introductif aussi bref que possible et me
mettre à votre disposition pour répondre à toutes les
questions que vous souhaiterez me poser à propos de la Cour
pénale internationale.
Je dirai tout d'abord quelques mots pour rappeler les antécédents
de cette Cour pénale internationale dont la création est
prévue par la convention signée à Rome le 18 juillet
1998.
C'est la première juridiction pénale internationale de
caractère permanent. L'idée de sa création remonte
à l'entre-deux guerres. Dès 1947, la commission du droit
international des Nations-Unies, qui est un organe permanent composé
d'experts indépendants a été chargée
d'élaborer un projet de statut d'une éventuelle juridiction
pénale internationale.
Les réflexions sur ce sujet se sont poursuivies pendant un
demi-siècle. Il est vrai que les travaux sur cette question ont
été gelés pendant toute la période de la guerre
froide et qu'en fait ce projet de juridiction pénale internationale est
revenu à l'ordre du jour à partir de la fin des années 80
et du début des années 90.
Au cours des années 90, dans le contexte de la crise de l'ex-Yougoslavie
et du Rwanda, le Conseil de sécurité des Nations unies a
créé, non pas par voie de traités, mais par voie de
résolutions prises sur le fondement du chapitre VII de la Charte des
Nations unies, des tribunaux pénaux internationaux à vocation
spéciale et à caractère temporaire. La création de
ces tribunaux pénaux et leur fonctionnement a remis au premier plan
cette idée ancienne de la création d'une juridiction
pénale internationale qui aurait une compétence
générale sur le plan géographique et un caractère
permanent. C'est la raison pour laquelle les travaux de réflexion sur
l'institution d'une Cour pénale internationale permanente ont
été repris et accélérés.
La commission du droit international a remis en 1994 un avant-projet de statut
d'une Cour pénale internationale permanente sur la base duquel se sont
engagées des discussions intergouvernementales dans le cadre des Nations
unies. Le travail essentiel a duré deux ans. Dès 1996, une
commission préparatoire intergouvernementale a commencé à
travailler sur l'avant-projet établi par la commission du droit
international. Ses travaux ont été couronnés par la
conférence de Rome le 18 juillet 1998. Pour l'anecdote, le statut de la
CPI a été adopté dans la nuit du 17 au 18 juillet :
on lui attribue une date qui varie selon les documents.
Ce projet a été adopté à une large majorité,
cela ne veut pas dire que les Etats qui ont voté en sa faveur l'ont
ratifié ni même tous signé. 120 des Etats présents
à la conférence de Rome ont voté pour le texte, 7 Etats,
parmi lesquels la Chine, les Etats-Unis et l'Inde, ont voté contre et
21, les pays arabes, se sont abstenu.
Le texte de la convention arrêté le 18 juillet, immuable sous
réserve de quelques corrections essentiellement rédactionnelles
en cours, est aussi complet, clair et précis que possible sur la
description des procédures applicables devant cette future Cour
pénale internationale.
La définition de la compétence de la Cour pénale
internationale est un point essentiel qui se subdivise en deux parties :
la compétence
ratione materiae
, en fonction du genre de crime, et
la compétence
ratione loci
et
ratione personnae,
en
fonction du lieu de commission, et de la nationalité des auteurs ou des
victimes du crime.
Quatre types de crimes entrent dans la compétence
ratione
materiae
: le crime de guerre tel que défini par la convention
de 1949, le crime de génocide, le crime contre l'humanité et le
crime d'agression. Sur ces quatre catégories, deux sont soumises
à des règles spéciales :
- le crime d'agression se situe théoriquement dans le cadre de la
compétence de la Cour mais ce n'est qu'une compétence virtuelle.
Les négociateurs n'ont en effet pas pu se mettre d'accord sur sa
définition. Une autre conférence adoptera, le moment venu, la
définition du crime d'agression qui prendra la forme d'un avenant
à la convention de Rome.
La Cour ne pourra exercer sa compétence qu'après l'entrée
en vigueur de cette nouvelle convention et évidemment uniquement
à l'égard des Etats qui l'auront ratifiée, ces Etats
n'étant pas tenus de ratifier l'avenant.
- Les crimes de guerre, soumis à un régime spécial, ne
sont pas exclus. Toutefois, l'article 124 du statut permet aux Etats, au moment
où ils ratifieront la convention de Rome, de faire une
déclaration spéciale excluant la compétence de la Cour
pénale internationale pour juger des crimes de guerre les
concernant pendant une période transitoire de sept années.
D'ores et déjà le Gouvernement français a indiqué
que son intention était de faire la déclaration prévue par
l'article 124 au moment de la ratification et donc d'exclure la France pendant
cette période transitoire pour ce qui concerne les crimes de guerre.
Bien que chacune de ces catégories de crimes soit définie avec
une certaine précision dans le statut même de la CPI, les
rédacteurs du traité ont prévu de préciser
ultérieurement ces définitions dans un document intitulé
" Les éléments des crimes ". Ce dernier, adopté
à la majorité des Etats intéressés, n'est pas
destiné à modifier la définition des crimes figurant dans
le statut mais à donner quelques indications à la future
juridiction pour guider son interprétation des infractions
définies par le statut lui-même. C'est en principe un document
établi à titre indicatif et non pas impératif
destiné, aux termes mêmes de la convention de Rome, à aider
la Cour dans son interprétation des définitions juridiques, des
qualifications pénales, prévues par la convention.
La compétence
ratione loci
et
ratione personae
a
donné lieu à des négociations très ardues dans le
cadre de la préparation de la convention. Il en résulte que la
cour est compétente dans trois cas :
- si la personne poursuivie, soupçonnée d'avoir commis l'un des
crimes entrant dans le champ de la convention a la nationalité d'un Etat
partie. C'est le critère de la nationalité de l'auteur du crime.
- si le crime a été commis sur le territoire d'un Etat partie.
C'est le critère territorial. Peu importe la nationalité de
l'auteur ou de la victime. Il peut avoir la nationalité d'un Etat qui
n'a pas ratifié. Il pourra tout de même être poursuivi par
la Cour dès lors que le crime est commis sur le territoire de l'Etat
partie.
- si la Cour est saisie par le Conseil de sécurité, sans
condition de lieu ni de nationalité, elle se trouvera
ipso facto
compétente.
Voilà comment se sont réglées ces questions de
compétence et, à cet égard, la France a eu longtemps une
attitude réservée. Dans un premier temps, elle avait
défendu une conception plus exigeante qui aurait consisté
à subordonner la compétence de la Cour internationale à la
réalisation cumulative de trois critères : le consentement de
l'Etat de la victime, de l'Etat de commission du crime et de l'Etat de l'auteur
du crime, tous trois devant être parties au statut.
La France a renoncé à cette disposition car elle était
minoritaire et parce que, dès l'instant où elle
bénéficiait de la disposition transitoire prévue par
l'article 124 il n'était pas nécessaire de maintenir sa position
restrictive. La principale inquiétude de la France tenait en effet aux
risques de poursuites infondées, destinées à produire
certains effets médiatico-politiques à l'encontre de personnes de
nationalité française, sur la base de supposés crimes de
guerre commis sur des théâtres d'opération
extérieurs. Non pas qu'elle craignît que de telles poursuites
aboutissent à une condamnation par la Cour pénale internationale,
mais quelles soient engagées par des particuliers auprès du
procureur à des fins purement politiques.
M. de Villepin, Président
- La France a-t-elle changé
d'avis ?
M. Ronny Abraham
- Oui, au début de 1998, progressivement, la
France s'est ralliée, dans la dernière phase de
négociation, à la rédaction telle qu'elle figure dans la
convention de Rome. Beaucoup d'autres problèmes ont d'ailleurs
trouvé leur solution pendant la conférence de Rome.
S'agissant de la procédure devant la Cour pénale internationale,
je voudrais dire quelques mots sur son déroulement et sur le
déclenchement des poursuites.
La procédure de déclenchement des poursuites, en dehors de
l'hypothèse particulière et exceptionnelle de la saisine de la
Cour à l'initiative du Conseil de sécurité, est
fondée sur la double compétence du procureur et de la Cour pour
décider d'ouvrir une procédure. Le procureur prendra
lui-même l'initiative d'ouvrir une procédure d'information
judiciaire mais non sans avoir obtenu au préalable l'accord de la
chambre préliminaire de la Cour. Le procureur pourra être
alerté par des personnes physiques ou morales se prétendant
victimes. Il ne sera pas tenu d'ouvrir une procédure sur la base d'une
simple plainte. Il faudra que celle-ci soit sérieuse et il dispose en
tout état de cause d'un pouvoir d'appréciation de
l'opportunité.
Par ailleurs, une procédure pourra également être ouverte
à l'initiative d'un Etat partie. Tout Etat partie peut dénoncer
au procureur les faits de nature à entrer dans le champ de la
convention, mais c'est toujours le procureur qui appréciera.
En ce qui concerne le déroulement de la procédure, le point
essentiel auquel les Français tenaient beaucoup, au cours des
négociations, était que la Cour elle-même, par
l'intermédiaire de l'organe spécialisé qu'est la chambre
préliminaire, ait un certain rôle dans le suivi des
procédures d'enquête précédant le jugement. C'est
une procédure différente de celle des deux TPI actuels qui est de
type anglo-saxonne : tout se passe entre le procureur et la défense. La
juridiction elle-même n'intervient qu'au dernier moment sur saisine du
procureur.
La chambre préliminaire aura un rôle général de
supervision du déroulement de l'enquête. Elle donnera son
autorisation à un certain nombre d'actes voulus par le procureur,
notamment des mesures d'arrestation. Enfin, lorsque la phase de l'enquête
sera terminée, la chambre préliminaire appréciera si les
charges rassemblées sont suffisantes pour renvoyer l'accusé en
jugement devant la juridiction. Elle jouera en quelque sorte le rôle de
notre chambre d'accusation. Par conséquent, la cour, dans sa formation
de jugement sur le fond, ne pourra être saisie sans que
préalablement sa chambre préliminaire ait estimé les
charges suffisamment sérieuses.
Le troisième point, sur lequel je dois insister, car il est essentiel,
est la question de la complémentarité et de l'articulation entre
la Cour pénale internationale, d'une part, et les juridictions
pénales internes, d'autre part, pour juger les crimes entrant dans le
champ de la convention.
Divers systèmes ont été envisagés au cours de la
préparation du texte.
On pouvait envisager que la Cour pénale internationale soit une
instance d'appel des juridictions internes, c'est-à-dire qu'après
que les juridictions internes auront jugé les personnes à raison
de crimes entrant dans la définition retenue par la convention, ces
personnes pourraient être traduites devant la Cour pénale
internationale dans l'hypothèse où elles n'auraient pas
été condamnées (ou pas suffisamment) par les juridictions
nationales. Cette solution a été écartée. La France
s'y est fortement opposée. Il n'aurait pas été
satisfaisant que la CPI soit une juridiction d'appel des juridictions
nationales.
Un autre système aurait consisté à dire que la
compétence de la Cour pénale internationale avait la
prééminence sur la compétence des juridictions nationales.
La CPI aurait pu dessaisir les juridictions nationales pour juger
elle-même en leur lieu et place les faits qu'elle aurait estimé
opportun de juger. C'est le système des TPI, qui repose sur la
primauté de la juridiction internationale sur la juridiction nationale,
la juridiction internationale pouvant dessaisir le juge national de certains
faits lorsqu'elle estime opportun d'exercer elle-même des poursuites. Ce
système n'a pas été retenu et n'aurait pas
été satisfaisant dans le cadre d'une juridiction internationale
permanente.
Le troisième système retenu est celui de la
complémentarité ou de la subsidiarité entre juridictions
internationales et nationales. La juridiction internationale ne peut engager de
poursuites que si les juridictions nationales n'ont pas elles-mêmes
exercé leurs compétences à l'égard de ces faits,
soit parce qu'elles sont hors d'état de le faire -Etats où le
système judiciaire est désorganisé ou inexistant-, soit
parce que les juridictions internes ne veulent pas engager sérieusement
des poursuites -systèmes dans lesquels les auteurs de certains crimes
seraient protégés par les autorités officielles-.
Il faut ajouter une 4
ème
hypothèse, celle dans
laquelle, en raison de règles nationales de prescription ou d'amnistie,
les juridictions internes ne peuvent pas légalement engager de
poursuites. A ce moment-là, il y a un obstacle légal, qui ne
tient ni à une incapacité matérielle ni à la
mauvaise volonté, en présence duquel la Cour pénale
internationale a compétence pour juger les auteurs de crimes.
Le corollaire de ce système est l'obligation de coopérer avec la
cour pénale internationale en lui livrant les personnes poursuivies.
Cette obligation de coopérer est tout à fait absolue. C'est la
Cour qui, en dernier ressort, a la compétence de sa compétence.
C'est à elle d'apprécier si elle a qualité pour se saisir
d'une affaire. Si elle décide qu'elle a qualité pour ouvrir une
procédure et juger les personnes accusées de crime, tous les
Etats parties sont tenus de coopérer. S'ils ne le font pas, la Cour
pourra dénoncer au Conseil de sécurité cette situation et
cela pourra entraîner des sanctions appropriées.
Cette convention a été soumise à l'examen du Conseil
constitutionnel qui, sur la base de trois motifs, a estimé qu'elle
comportait certaines dispositions contraires à la Constitution :
1° une incompatibilité entre le statut de Rome et les dispositions
constitutionnelles qui posent des règles spéciales de fond ou de
compétence en matière de responsabilité pénale du
Président de la République, des membres du Gouvernement ou du
Parlement. Le statut de Rome ne prévoit pas de régime
spécial ou d'immunité particulière pour ces personnes
exerçant des fonctions législatives ou exécutives. La
qualité officielle d'une personne ne la place pas dans une situation
particulière au regard de la compétence de la Cour. Celle-ci peut
exercer sa compétence auprès de toute personne investie au moment
des faits de fonctions officielles ;
2° le Conseil constitutionnel a estimé que, malgré le
principe de subsidiarité et de complémentarité, dans
certaines hypothèses, le transfert de compétences
résultant de la convention au profit du juge international portait
atteinte aux conditions essentielles d'exercice de la souveraineté
nationale. Il s'agit en l'occurrence des cas dans lesquels soit les
règles de prescription de notre code de procédure pénale,
soit l'existence d'une loi d'amnistie ferait obstacle au jugement par les
juridictions françaises et obligerait la France à admettre la
compétence de la juridiction internationale, voire à livrer
à la juridiction internationale des personnes de nationalité
française.
3° Le statut de Rome prévoit certains pouvoirs d'enquête au
bénéficie du procureur contraires aux principes essentiels de la
souveraineté nationale.
La France ne pourra donc ratifier cette convention qu'après
révision de la Constitution.
M. le Président
- Nous vous remercions pour votre exposé
très intéressant. Je donne la parole à mes
collègues qui souhaitent vous interroger.
M. André Dulait
- Merci infiniment, Monsieur Abraham, pour ces
éclaircissements.
J'aurai quatre questions :
- Depuis 1977, la France n'avait pas ratifié le premier protocole
additionnel aux accords de Genève concernant les victimes de conflits
internationaux. Nous avons fai savoir que nous allions ratifier. Pourquoi
avons-nous attendu si longtemps pour ratifier cet article additionnel ?
- Nous pouvons nous interroger sur les problèmes de financement et de
fonctionnement de cette Cour. La non-présence des Etats-Unis peut-elle
avoir des conséquences financières ? Ils ne paiement
déjà pas leur cotisation à l'ONU, cela peut ne pas
être rédhibitoire.
- Pouvez-vous nous donner un état actuel des pays qui comme la France
décideront de recourir à la déclaration prévue par
l'article 124 ?
- Le délai restrictif de sept ans ne s'applique qu'aux crimes de guerre.
La convention complémentaire n'aura-t-elle pas tendance à
élargir cette restriction aux crimes d'agression tels qu'ils auront
été définis ?
M. Del Picchia -
J'ai beaucoup apprécié ce que vous nous
avez dit. Mais croyez-vous au fonctionnement de cette cour sans les Etats-Unis,
la Chine et l'Inde, c'est-à-dire la moitié de
l'humanité ?
M. Durand-Chastel -
Connaît-on les raisons pour lesquelles les
Etats-Unis n'ont pas signé la convention portant Statut de la Cour
pénale internationale ?
Quelle est la situation des militaires qui, appartenant à une
armée, agissent sur les ordres qu'ils ont reçus ?
Peuvent-ils être considérés comme des coupables ?
M. de la Malène
- Je voudrais aller dans le sens du scepticisme.
Il faudrait une définition du crime qui soit partagée.
Aujourd'hui, nous faisons la guerre à la Yougoslavie. Du point de vue
des Yougoslaves, nous sommes des criminels et, par conséquent, les
Yougoslaves, s'ils le pouvaient, nous traîneraient pour crime de guerre
devant la Cour. De notre côté, nous considérons Milosevic
comme un criminel et nous pourrions le traîner devant la Cour. Il n'y a
pas d'accord sur le crime parce que chacun l'estime différemment. Nous
n'allons pas faire arbitrer notre débat avec Milosevic par un procureur
et une Cour internationale, ce n'est pas raisonnable !
M. Xavier de Villepin, président
- Pouvez-vous nous
préciser, Monsieur Abraham, à l'aide d'exemples, dans quelles
conditions un responsable politique ou un chef militaire français
pourrait être traduit devant la Cour pénale internationale ?
Comment analysez-vous la relation entre la souveraineté des Etats et
l'émergence d'une justice pénale internationale, d'une
manière générale et dans le cas particulier de la Cour
pénale internationale ? Je prends l'exemple assez troublant du
Général Pinochet. Serait-il aujourd'hui traîné
devant la Cour pénale internationale ? Je suis frappé dans
ce débat -et ce n'est pas pour prendre parti en faveur de Pinochet- de
la réaction extrêmement mécontente de l'Amérique
latine. On ne fait pas jouer la souveraineté des Etats. Le Chili
voudrait le juger sur son sol et n'admet pas que les Anglo-saxons et les
Espagnols se mêlent de leurs problèmes internes. Il y avait eu au
début de 1988 une sorte de consensus politique au Chili pour le maintien
d'un accord inter-partis sur les événements douloureux des
années précédentes.
Cette question est très importante car les actes des juges
internationaux peuvent aboutir à des problèmes politiques
internes. Le Chili va procéder à des élections très
sensibles à la fin de l'année et l'on sait déjà que
les discussions vont porter sur les problèmes internationaux et sur la
souveraineté nationale.
M. Ronny Abraham
- La question que vous venez de poser, Monsieur le
Président, touche au fondement même de ce système de
juridiction internationale.
Tout système de ce genre comporte une limitation de la
souveraineté des Etats. Je pourrais vous faire une réponse de
juriste en disant qu'en réalité les Etats ne se soumettent
à la juridiction internationale que par un acte de libre volonté
et que c'est encore une façon d'exercer sa souveraineté que de se
soumettre à la compétence d'une telle juridiction, l'Etat ne
renonçant jamais à sa souveraineté.
Ma réponse ne serait pas réaliste car une fois que l'Etat a
ratifié, il est soumis, dans les limites prévues par le
traité, à la volonté d'organes de caractère
international ou supra-national dont ils n'a pas la maîtrise des
décisions. Indiscutablement, c'est une limitation de la
souveraineté nationale que les Etats considèrent comme
nécessaire à l'édification d'un ordre juridique
international qui peut contribuer à la paix et à la
défense d'un certain nombre de principes fondamentaux de protection des
droits de l'homme sur lesquels repose la société internationale.
Tout le problème est de trouver un équilibre entre la
souveraineté des Etats et l'édification de cet ordre juridique
international.
Dans le cas particulier de la France, une personne de nationalité
française ne pourrait être poursuivie devant la Cour pénale
internationale et condamnée par cette cour que dans des circonstances
tout à fait extraordinaires. Il faudrait pour cela soit que les faits
soient couverts par une loi d'amnistie ou que les faits soient prescrits, or,
une partie des crimes qui entrent dans le domaine de compétence de la
Cour ne sont pas prescriptibles en droit français, soit que la justice
française ne veuille pas poursuivre sérieusement et punir les
auteurs de crimes graves -hypothèse à écarter-, soit que
le système judiciaire français soit hors d'état de
fonctionner. Pour un pays comme la France, nous devons partir de l'idée
qu'il n'y a pas d'atteinte réelle et sérieuse à la
souveraineté du système judiciaire français si, comme on
le pense, la justice française exerce normalement ses compétences
en poursuivant les auteurs de crimes d'une extrême gravité.
Le statut établit un équilibre acceptable entre la
souveraineté des Etats et les prérogatives de la Cour
pénale internationale. Mais le Conseil constitutionnel a souhaité
que la Constitution soit révisée pour tenir compte de certaines
dérogations à la souveraineté.
S'agissant, d'une part, des crimes commis par des militaires sur ordre de leurs
supérieurs et, d'autre part, de la responsabilité
éventuelle des supérieurs, ces questions ont été
expressément réglées par des dispositions du statut de
Rome.
S'agissant des militaires qui agissent sur ordre hiérarchique, l'article
33 du statut déclare que la responsabilité de celui qui a
accompli l'acte criminel n'est pas écartée du seul fait que cette
personne a obéi à l'ordre de son supérieur. Le
subordonné responsable d'un crime ne peut s'abriter derrière
l'ordre donné par son supérieur, à moins qu'il ait eu
l'obligation légale d'obéir aux ordres et qu'il n'ait pas su que
l'ordre qu'on lui donnait était illégal, et -troisième
condition recoupant la deuxième- que cet ordre n'ait pas
été manifestement illégal. Il doit, quoiqu'il en soit,
apporter la preuve qu'il était tenu d'obéir.
En ce qui concerne la responsabilité éventuelle des responsables
politiques et des chefs militaires, la convention retient un principe
essentiel : c'est l'auteur direct du crime qui voit sa
responsabilité engagée. La responsabilité en cause dans
cette matière est une responsabilité pénale classique et
une responsabilité individuelle. Ce n'est pas une responsabilité
politique qui pourrait remonter jusqu'aux responsables gouvernementaux ou aux
chefs hiérarchiques. Leur responsabilité ne serait pas
engagée du seul fait qu'ils auraient engagé des opérations
à l'occasion desquelles des actes criminels particuliers auraient
été commis, sauf s'il apparaît que ces responsables, en
toute connaissance de cause, aient ordonné des actes criminels, ou si
ayant connaissance de la commission de tels actes et ayant la
possibilité de les interrompre, ils se sont abstenus
délibérément de le faire.
La France a été très attentive, au cours de la
négociation du statut, à ne pas laisser dériver cette
responsabilité pénale individuelle vers une forme de
responsabilité collective ou politique. Ne seront donc pas mis en cause
les Gouvernements mais des personnes physiques à l'encontre desquelles
on pourra établir de façon précise qu'elles ont
individuellement participé à la commission de crimes.
L'avenant à la convention définissant le crime d'agression
prévoira-t-il une disposition transitoire analogue à celle de
l'article 124 qui s'applique aux crimes de guerre ? A ma connaissance,
cela n'est pas envisagé.
Les raisons pour lesquelles les Etats-Unis et quelques autres Etats n'ont pas
signé et n'ont pas l'intention de ratifier ce statut sont assez simples.
Les Etats-Unis, qui ont une conception très stricte de la
souveraineté, souhaitent éviter, autant qu'il est possible, que
des ressortissants américains relèvent de juridictions autres
qu'américaines.
M. le Président
- N'ont-ils pas entraîné les
Britanniques sur ce terrain ?
M. Ronny Abraham
- Non, il y a eu, sur le plan européen, une
cohérence des positions en présence.
Concernant la liste des pays qui ont actuellement l'intention de faire la
déclaration prévue à l'article 124, je ne peux
répondre à cette question car je ne sais pas si nous avons les
renseignements suffisants, à l'heure actuelle, pour dresser cette liste.
Le Gouvernement français a fait savoir publiquement qu'il ferait cette
déclaration mais la plupart des Etats réservent leur position et
l'indiqueront au moment de la ratification. Il est donc prématuré
de vouloir dresser une liste ou évaluer un nombre d'Etats qui feront
cette déclaration.
M. Christian de la Malène
- Où serait installée
cette Cour ?
M. Ronny Abraham - A la Haye.
M. le Président - Nous vous remercions très vivement car vous nous avez éclairés sur un problème très délicat et nous vous en sommes reconnaissants.