TRAVAUX DE LA COMMISSION
I. AUDITIONS SUR LA COUR PÉNALE
INTERNATIONALE
1. Audition de M. Mario BETTATI, Professeur à l'université Paris II (le 3 février 1999)
Mesdames, Messieurs, deux mots résument les
difficultés rencontrées jusqu'à maintenant pour
établir cette cour : " cinquante ans ". C'est le temps qu'il a
fallu pour aboutir au texte que vous allez devoir examiner en vue de la
ratification par la France du traité relatif à la Cour
pénale internationale.
C'est sans doute une des gestations les plus longues d'un traité
international, qui s'explique, bien sûr, par les difficultés de la
guerre froide, mais aussi par la difficulté du sujet, qui mettait en
cause et qui continue de mettre en cause la souveraineté des Etats. Il
rencontrait la réticence de la communauté internationale à
voir l'individu devenir sujet de droit international.
L'accélération s'est faite à partir des années 1990
à l'occasion des grands massacres que nous avons connus en Bosnie et au
Rwanda, lesquels massacres ont donné lieu à la création de
deux tribunaux pénaux internationaux
ad hoc.
Cela a
facilité l'achèvement du projet adopté en juillet dernier
à Rome, au prix de compromis et de dispositions en trompe l'oeil, sous
la pression d'une opinion publique internationale largement motivée et
suscitée par les organisations non gouvernementales,
phénomène que vous avez sans doute observé dans la
diplomatie multilatérale récente : l'explosion du
phénomène des ONG comme aiguillon de la diplomatie internationale.
Autre exemple : la convention d'Ottawa sur les mines anti-personnelles a
pu être adoptée alors que les Etats étaient hostiles, sous
la pression de mille ONG qui se sont organisées et qui ont reçu
l'appui d'une princesse défunte.
C'est donc un phénomène très complexe qui aboutit à
un texte dont vous mesurerez sans doute à la lecture la
complexité, l'ambiguïté, le fait que des dispositions ont
été adoptées pour satisfaire des tendances
extrêmement divergentes : d'une part, celle des Etats favorables
à l'instauration du mécanisme international de lutte contre
l'impunité pour les crimes les plus graves et, d'autre part, celle des
Etats qui souhaitaient préserver la souveraineté nationale contre
l'intrusion d'une juridiction pénale internationale
particulièrement équipée de moyens juridiques dont on ne
parlera pas trop ici.
Finalement, ce texte, comme vous m'avez invité à le commenter,
sollicite à la fois la diplomatie et la défense dans la mesure
où, d'une part, à court terme, les diplomates vont avoir encore
à agir de façon considérable sur des questions très
importantes pour la mise en place de la cour. A moyen terme et à long
terme, la diplomatie aura également à influencer les
modifications inévitables de ce statut qui viendront dans quelques
années. Sur le plan de la défense, les militaires sont au premier
plan des préoccupations car ce n'est pas par hasard qu'ils ont depuis
longtemps manifesté leurs inquiétudes et que le ministre de la
défense s'est exprimé non seulement d'une manière
générale, mais plus particulièrement à
l'égard d'un des tribunaux existants dont il n'apprécient pas les
attitudes et les comportements.
Mon exposé comportera deux aspects :
- les enjeux diplomatiques ;
- les effets de la future cour sur la défense.
1er aspect : Les enjeux diplomatiques liés à la future cour :
Il reste beaucoup à faire et il est certain que le Quai d'Orsay aura
à suivre, dans quelques jours, très attentivement les travaux
complémentaires. En effet, se réunira à New York en
février et en juillet prochain la commission préparatoire qui va
mettre en place l'institution. Cette commission préparatoire va
être un lieu de négociations extrêmement important. Pour la
mise en place de la Cour tout d'abord, cette commission aura à
définir un certain nombre d'éléments qui ne l'ont pas
été dans le texte du statut.
La diplomatie a déjà agi au niveau de la ratification. Vous savez
sans doute que les Etats-Unis d'Amérique, depuis la conférence de
Rome, ont tout essayé pour saboter le projet, y compris des manoeuvres
de dernière minute qui ont échoué mais qui n'ont pas pour
autant été abandonnées par Washington.
Pendant toutes les négociations, les Etats-Unis ont en particulier fait
pression sur les petits Etats, les menaçant de rétorsions
économiques s'ils votaient en faveur du texte. Pensant avoir convaincu
ces Etats, les Etats-Unis, au dernier moment, dans la nuit qui a
précédé le scrutin, ont réclamé le vote
à bulletin secret, estimant que les petits Etats seraient libres de
voter comme ils l'entendaient. Le contraire s'est produit : il y a eu 120
voix pour, 16 contre et 20 abstentions. Néanmoins, les tentatives
pour convaincre les mêmes petits Etats de ne pas ratifier le
traité relatif à la cour pénale internationale ont repris.
Par conséquent, sur l'échiquier diplomatique international, la
diplomatie française va devoir se positionner et il faudra qu'elle reste
vigilante.
D'une part, aussi bien dans la commission préparatoire qu'à
l'assemblée des Etats-parties, organe qui va gérer la cour sur le
plan administratif et donnera des orientations, ce sont les gouvernements et
non pas des magistrats qui vont siéger. Il y aura, et il y a
déjà, des stratégies à définir et des
vigilances à assurer pour éviter toute dérive qui pourrait
résulter de la mise en place de l'institution.
D'autre part, et cela est important, en dépit de la longueur du texte et
en dépit de la définition qui est donnée par le statut du
crime de génocide, du crime contre l'humanité et du crime de
guerre, les éléments constitutifs de ces crimes ne sont pas
clairs dans l'esprit de tout le monde. Ce sera précisément le
rôle de la commission préparatoire et de la future
assemblée des Etats-parties de les définir. Le viol et les abus
sexuels, par exemple, sont considérés comme des crimes de guerre.
Personne n'est d'accord sur la définition détaillée du
viol qu'il va falloir définir ainsi que bien d'autres
éléments en cause. La définition de l'agression reste
à établir.
Il est important de savoir que ces organes, et plus particulièrement
l'assemblée des Etats-parties, aura à long terme à
compléter la liste des crimes. La diplomatie interviendra là
encore parce que certains Etats voudraient faire entrer dans la liste des
crimes le trafic de drogue -c'est le cas des Etats latino-américains- ,
d'autres Etats voudraient faire entrer le terrorisme -c'est le cas de
l'Algérie et d'un certain nombre d'autres. L'Inde, qui a voté
contre le statut, mène une lutte diplomatique opiniâtre pour faire
entrer dans cette liste la menace ou l'emploi des armes nucléaires ou de
destruction massive.
Au niveau des travaux futurs ou des institutions mises en place en dehors des
magistrats et des procureurs, des négociations diplomatiques importantes
doivent avoir lieu et il n'est pas improbable que des difficultés
surgissent relativement vite.
Enfin, sur le plan préparatoire, reste à élaborer un
règlement de preuve et de procédure qui sera un document
hautement politique. On l'a vu avec le tribunal pénal international pour
l'ex-Yougoslavie dont le règlement a permis de récupérer
une partie des compétences que le statut ne lui avait pas donné.
La diplomatie va également jouer face au fonctionnement de la cour dont
j'entrevoie deux aspects :
Deux exigences contradictoires, que l'on a rencontré avec Augusto
Pinochet, entre la volonté des Etats de lutter contre l'impunité
et la volonté de favoriser la réconciliation nationale. Comment
sortir de ce dilemme ?
Je suis vice-président de la Commission nationale consultative des
droits de l'Homme. Nous avons été consultés par le
Gouvernement français sur cette contradiction qui pourrait mettre en
cause dans les deux cas les droits de l'homme. D'un côté,
l'impunité constitue une porte ouverte à la dictature ou au
massacre mais, d'un autre côté, la réconciliation nationale
est une manière d'essayer pour l'avenir de protéger les droits de
l'homme. La réponse de la Commission nationale consultative des droits
de l'homme est claire. Elle consiste à dire que l'on ne peut pas
construire une réconciliation nationale au détriment de la
vérité et de la justice parce que, tôt ou tard, cette
occultation de la vérité et de la justice peut faire ressortir
des phénomènes de vendetta. C'est donc une réconciliation
illusoire.
Un minimum de justice peut être réduit à quelque chose de
symbolique. Le tribunal de Nuremberg n'a condamné que 19 personnes. Par
rapport à l'ampleur de l'holocauste, cela est peu. Mais le plus
important, dans le tribunal de Nuremberg et son jugement, c'est sa
portée symbolique : ce sont les 41 volumes des actes du tribunal de
Nuremberg qui constituent la meilleure riposte au négationnisme et au
révisionnisme car tout ce qui y figure a été établi
de manière contradictoire et, par conséquent, n'est absolument
pas contestable. Je regrette que les 41 volumes ne soient pas disponibles. Je
suggère, Monsieur le Président, si vous avez la
possibilité de le faire, de proposer une réédition ou la
reproduction en
fac simile
de ces documents.
C'est le caractère intrusif du fonctionnement de cette cour dans le
fonctionnement des Etats qui risque de poser des problèmes diplomatiques
dont on mesurera la portée au fur et à mesure de son
fonctionnement.
Actuellement, on peut considérer -et le Quai d'Orsay nous l'a fait
observer à différentes reprises- que le principe de
non-ingérence domine le statut, ne serait-ce que la compétence
ratione temporis
. La cour n'a pas compétence rétroactive.
Ratione personae
, elle n'a compétence que dans deux
hypothèses : si le crime a été commis sur le
territoire d'un Etat qui a reconnu la compétence de la cour ou si
l'accusé est un national d'un tel Etat, à l'exclusion d'un Etat
dont la victime est ressortissant ou sur le territoire duquel le
présumé coupable se trouve. Cela signifierait que si l'Espagne et
le Royaume Uni avaient ratifié le statut, Augusto Pinochet ne pourrait
pas pour autant être traduit devant la cour tant que le Chili n'aurait
pas ratifié également le statut.
C'est une question qui pose problème aux défenseurs des droits de
l'homme mais aussi à la diplomatie, qui devra prendre position à
l'égard des Etats qui n'auraient pas ratifié et à
l'égard desquels ont voudrait exercer quelques pressions.
En ce qui concerne la saisine de la cour -cela est important-, elle peut
être saisie par tout Etat-partie qui pourra déférer au
procureur une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de la
compétence de la cour paraît avoir été commis. Cela
ne va-t-il pas poser des problèmes diplomatiques ? La saisine par
un Etat ne sera-t-elle pas considérée comme un geste inamical
à l'égard de l'Etat suspecté ?
Il est important que le procureur puisse déclencher une enquête au
vu de renseignements qui lui seront fournis par des ONG, par des particuliers,
par des victimes. N'importe qui peut informer le procureur d'une situation et
ce dernier peut déclencher une enquête et des poursuites.
Sur les autres éléments intrusifs, je ne vous dirai rien dans la
mesure où tout a été dit par le Conseil constitutionnel
dans sa décision du 22 janvier 1999 concernant la responsabilité
du chef de l'Etat, du chef de Gouvernement, des ministres, des parlementaires.
L'article 27 du statut de la cour obligera à réviser la
Constitution française.
Concernant la prescription, tous les crimes prévus par le statut sont
imprescriptibles, y compris les crimes de guerre. Or, la loi française
indique que les crimes de guerre sont prescrits après dix ans. Une
modification de la loi s'impose et non pas de la Constitution. Une série
de lois d'adaptation sera à prévoir.
Enfin, la diplomatie sera sollicitée par des demandes de
coopération que la cour présentera aux Etats qui ont l'obligation
de coopérer avec elle.
Deuxième aspect : les effets de la future cour sur la
défense.
Nous connaissons la méfiance des militaires à l'égard de
cette cour et des tribunaux pénaux internationaux. Ils ont quelques
raisons d'être méfiants dès lors que le statut ne les
épargne pas beaucoup. Ils sont visés directement par le statut
pour ce qui concerne notamment les crimes de guerre.
Mais, et c'est également très important, je n'ai pas assez
insisté, concernant ce statut, sur le prérogatives du Conseil de
sécurité en ce qui concerne le maintien de la paix. Sur ce plan
là, j'ai le sentiment qu'un certaine bizarrerie des textes et des
formules ont obscurci le débat.
La cour est compétente pour un crime particulier qui est un crime
d'agression. Le texte s'arrête là et renvoie à une
définition de l'agression donnée à l'occasion de la
première révision du statut. Pour le moment, la question ne se
pose pas. La diplomatie va être sollicitée sur cette question pour
plusieurs raisons :
1° le Conseil de sécurité est le seul organe
compétent pour qualifier un acte d'agression. Or la définition de
l'agression a donné lieu à un exercice diplomatique dont vous
vous souvenez sans doute : en 1974, l'ONU a donné une
définition du crime d'agression qui est assez convaincante et qui se
termine par une formule qui reviendrait à dire :
"
finalement, il y a peut-être d'autres cas et, dans ces autres
cas, ce sera au Conseil de sécurité de statuer ".
C'est
le serpent qui se mord la queue.
Le Conseil de sécurité apprécie des situations globales
interétatiques et la cour juge des individus. Les Etats-Unis ont eu
raison de dire que cette disposition était absurde. L'agression est-elle
le fait d'un individu ou d'un Etat ? Plutôt d'un Etat. C'est donc la
compétence du Conseil de sécurité qui intervient.
La question se pose de savoir si, parmi les éléments de la
définition, les bombardements des territoires d'un Etat par un autre
Etat qui n'auraient pas été autorisés par le Conseil de
sécurité, pourraient constituer un crime d'agression par rapport
aux statuts de la Cour. Les bombardements les plus récents n'avaient pas
été autorisés. Le Président Clinton pourrait-il
être traduit devant la Cour si elle existait déjà ?
2° Ne risque-t-il pas d'y avoir une interférence entre les actions
de la cour et le processus de rétablissement de la paix qu'engagerait le
Conseil de Sécurité ?
Le déclenchement de poursuites contre une personne directement
liée à des négociations ou à un processus de paix
pourrait mettre en péril cette opération entreprise par le
Conseil. L'article 16 du statut vise à prémunir le Conseil de
sécurité contre un tel risque.
C'est un point sensible et l'interprétation que donnent le gouvernement
et les ONG de l'article 16 du statut, aux termes duquel le Conseil de
sécurité peut suspendre pendant douze mois un processus
engagé par le procureur : enquête ou poursuites, dans
l'intérêt de la paix, me paraît erronée.
Les gouvernements, y compris le gouvernement français,
considèrent cette disposition comme un succès diplomatique
apportant une garantie de respect des prérogatives du Conseil de
sécurité et une limitation des pouvoirs du procureur.
Les ONG ont déclaré que cet article était scandaleux et
qu'il organisait la mainmise des politiques sur un organisme judiciaire.
Ces deux lectures sont fausses parce qu'elles ne tiennent pas compte des
règles de fonctionnement du Conseil de sécurité. Les Etats
membres permanents du Conseil, dont la France, ont eu le réflexe de se
sentir protégés par leur droit de veto mais, en
réalité, celui-ci aura pour effet de favoriser le procureur
plutôt que les gouvernements. Il suffira qu'une seule voix d'un membre
permanent soit hostile à une résolution destinée à
suspendre les poursuites et le procureur pourra continuer à travailler
tranquillement. Peu d'observateurs ont relevé ce fait.
En ce qui concerne l'incidence de la cour sur les politiques nationales de
défense, les choses sont assez évidentes et appellent des
réactions relativement simples. L'article 28 du statut de la Cour
pénal internationale organise la responsabilité des chefs
militaires. En d'autres termes, les chefs militaires et les autres
supérieurs hiérarchiques sont responsables des crimes commis par
des forces placées sous leur commandement.
De surcroît, comme je vous le disais tout à l'heure, les crimes de
guerre, qui sont en général commis plutôt par des
militaires, sont imprescriptibles en vertu de l'article 29 du statut, alors que
la législation française les prescrits après dix ans.
Que doit faire le gouvernement soucieux de protéger la défense
nationale de ce type de poursuites ? A mon avis, prendre deux mesures :
- la première est tout simplement de renforcer la formation des
militaires en matière de droit international humanitaire. Il faut que
les militaires sachent à quoi ils s'exposent et ce qu'il vaut mieux ne
pas faire. Le gouvernement français a pris les devants. J'ai
reçu, à la Commission nationale consultative des droits de
l'homme, les représentants du ministère de la Défense. Une
directive ministérielle du 15 avril 1991 de M. Pierre Joxe invite
les trois armes à organiser des enseignements. Ces enseignements se sont
mis en place et se sont développés depuis 1991. Aujourd'hui, ils
vont de une heure annuelle pour les hommes du rang à quinze heures
annuelles pour les officiers brevetés. 27 000 officiers sont
formés en cette matière chaque année. Il faudra maintenir
cette pratique et la développer de façon à éviter
tout désagrément dans le futur ;
- en second lieu, l'usage de la clause de dérogation temporaire inscrite
à l'article 124 permet aux gouvernements qui ratifient le statut de
dispenser pendant sept ans leurs ressortissants ou ceux qui auraient agi sur
leur territoire de poursuite pour crime de guerre. Cette clause a fait hurler
les ONG. Il est clair qu'il sera difficile, si la France use de cette
faculté (clause facultative), de la justifier à l'égard de
l'opinion publique. Si elle a la vertu de protéger les militaires
respectueux des lois de la guerre contre toute poursuite malveillante, elle
présente l'inconvénient d'accorder l'impunité aux plus
barbares que leur gouvernement complice souhaiterait soustraire à la
justice.
Les compétences de la cour n'étant pas rétroactives, on
voit mal comment le gouvernement pourra justifier aux yeux de l'opinion et des
ONG la licence accordée en blanc à ses militaires de commettre
des crimes de guerre pendant les sept ans qui suivront notre ratification.
En conclusion, il est certain que l'on exercera des pressions contre le
Gouvernement. Une campagne s'ouvre actuellement, conduite par les ONG et une
partie de l'opinion, pour que la France renonce à se prévaloir de
cette clause de sauvegarde dans la mesure où ni la diplomatie, ni la
défense n'y gagneront de bonnes relations avec la morale.
M. le Président
- Je vous suis très reconnaissant de cet
exposé parfaitement clair. Je vous propose de regrouper les questions.
M. André Dulait
- Merci, Monsieur le Président, et merci,
Professeur, de cet exposé qui donne un bon éclairage de ce que
peut faire la Cour pénale internationale.
1° Vous avez souligné un certain nombre d'inquiétudes,
notamment au niveau des militaires. L'expérience récente le
démontre. Pour les pays fréquemment engagés dans des
opérations de maintien de l'ordre, les militaires, sans commettre eux
mêmes d'actions répréhensible, peuvent se trouver en
situation d'empêcher ces actions. S'ils comparaissent un jour devant la
Cour pénale internationale, les pays ne se désengageront-ils pas
parce que les militaires ne souhaiteront pas être mis en cause,
même s'ils ne sont pas directement répréhensibles ?
2° Sur les limites de la Cour pénale internationale, imaginons que
les auteurs de crimes sur un territoire qui n'a pas ratifié le
traité se réfugient dans un pays non partie au traité, ils
ne pourront jamais être atteints par la cour pénale, sauf
à sortir de leur territoire. N'est-ce pas une limite importante du poids
de la cour ?
3° Une question de fond : dans la mesure où de grands pays
comme la Chine, l'Inde, Israël ou les Etats-Unis continuent à ne
pas adhérer et où, par ailleurs, les Etats arabes ont eu une
position plutôt abstentionniste au moment du traité signé
à Rome, un coup sérieux ne va-t-il pas être porté
à la crédibilité de la cour pénale
internationale ?
M. André Rouvière
- Merci, Professeur, des
éclairages que vous avez apportés.
Je ne vous poserai qu'une seule question sur la position prise par les
Etats-Unis. Officiellement, expliquent-ils leur position ? Avancent-ils
des jugements et lesquels ?
M. Christian de la Malène
- Ma première question vise
également les Etats-Unis. Nous sommes dans le domaine de l'hypocrisie la
plus totale et je ne vois pas ce qu'ils comptent faire.
Je voudrais également savoir qui va nommer le procureur et en vertu de
quelle politique il agira ? Est-il saisi essentiellement par des gens dont
la représentativité est parfois contestable ? Quels vont
être ses pouvoirs ? C'est un personnage central dans cette affaire.
Il est clair, d'autre part, que cette cour n'a pas compétence pour
remonter dans le temps. L'affaire du génocide arménien en
témoigne.
M. le Président
- Je voudrais, Professeur, poser une question sur
le fonctionnement des tribunaux de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. Qu'en
pensez-vous et que pensez-vous des critiques faites, y compris à notre
pays, sur la non-arrestation de criminels comme Karazic ?
Nous sommes allés sur place. C'est tout juste si on ne nous a pas
montré l'endroit où il résidait. N'y a-t-il pas une
certaine crainte ? Le drame de Racak a ajouté aux
inquiétudes sur l'ensemble de la région. Comment expliquez-vous
cela ?
M. Mario Bettati
- A Monsieur Dulait, je répondrai que le risque
de voir cette cour dissuader les Etats d'envoyer des contingents dans une
opération de maintien de la paix est réel. C'est la raison pour
laquelle la France a pris toute une série de précautions et a
négocié très fermement à Rome en vue de
tempérer au maximum ce risque mais elle ne l'a pas annulé. Elle
l'a réduit à sa plus inoffensive manifestation. Il est clair que
l'on peut se trouver dans une situation paradoxale et absurde de voir traduits
devant la cour des militaires qui auront participé à des actions
de maintien de la paix et d'autres qui auront participé à des
massacres seront tranquillement chez eux.
Mais cette hypothèse est infinitésimale parce que, parmi les
précautions institutionnelles figure l'existence d'une chambre
préliminaire, laquelle est composée de plusieurs magistrats
représentant les pays les plus divers, parties au statut. Cette chambre
préliminaire va exercer une surveillance destinée à
éviter des dérives éventuelles du procureur. Cela n'existe
pas dans les deux tribunaux pénaux internationaux actuels. Je
réponds ainsi à la question de M. de la Malène qui redoute
que, pour des raisons idéologiques diverses, le procureur puisse
être porté à faire n'importe quoi.
En Somalie, des soldats italiens ont commis des viols. Ils devraient être
jugés dans leur pays s'il y a une cour martiale.
Vous nous avez dit, Monsieur Dulait, qu'un individu qui se réfugie
dans un Etat non partie échappe à des poursuites tant qu'il ne
quitte pas son pays. Vous avez raison mais si la cour lance un mandat
d'arrêt international pour le faire comparaître, il ne peut plus
sortir de ce pays. Selon le procureur de La Haye : "
on transforme
le pays de résidence en prison à ciel ouvert
". Le
capitaine Astiz, en Argentine, par exemple, ne peut plus sortir de son
pays. S'il sort, il prend le risque de se faire arrêter. Un grand nombre
de personnes traduites devant les tribunaux
ad hoc
sont des personnes
qui ont commis l'imprudence de sortir de chez elles.
Vous m'avez ensuite demandé si le fait que de nombreux pays ne sont pas
parties au statut ne réduit pas la crédibilité de la cour.
Cela est certain. Pour autant, je crois qu'il faut juger l'efficacité et
la crédibilité de la cour sur une longue période. Il n'a
pas exclu que ces pays -qui aurait dit, il y a quelques années que la
Russie allait accepter une telle institution et que la Grande-Bretagne
deviendrait membre de l'Union européenne- reviennent sur leur position.
A la question de M. Rouvière sur les explications que donnent les
Etats-Unis à leur refus, je répondrai que les Etats-Unis ont
exposé leurs raisons le jour du vote dans une déclaration
d'explication de votes -car on connaît le résultat des votes, mais
on ne sait pas qui a voté pour ou contre, on procède par
déduction après que les Etats aient expliqué leur vote-.
Ils ont donné essentiellement deux arguments :
- le fait que l'agression n'est pas un crime individuel mais, le cas
échéant, un crime d'Etat et donc qu'il est inapproprié de
faire juger par cette cour des individus pour crime d'agression. C'est un
argument mineur ;
- les Etats-Unis ont toujours refusé de voir leurs nationaux
jugés ailleurs que sur leur territoire par des juridictions
américaines. C'est l'argument le plus fort.
M. le Président
- Suite à la question de M.
Rouvière, pourriez-vous nous dire également quelle est la
position de la France ? J'ai cru comprendre à travers les
déclarations de nos représentants à Rome que notre pays
avait émis beaucoup de réserves au sujet du texte.
M. Bettati
- Par rapport au projet initial, la France était
très en retrait. Elle a présenté au mois d'août 1996
un contre projet qui était très restrictif.
Elle considérait la cour comme un instrument trop intrusif.
Certains hommes et femmes politiques, l'opinion publique et la commission
consultative ont conduit la France à essayer progressivement de trouver
une voie médiane.
La position française a été, me semble-t-il, assez habile
pour verrouiller un certain nombre de points de la compétence du Conseil
de sécurité : limiter les pouvoirs du procureur aux cas
où celui-ci aurait voulu traduire devant la cour des militaires ayant
participé à des opérations de maintien de la paix, la
France étant très engagée dans ces opérations. Elle
est parvenue à minorer les risques de voir des officiers ayant
commandé des casques bleus traduits devant la Cour.
La diplomatie française a joué un rôle important dans la
négociation. Elle a été parmi les plus actives, y compris
pendant la nuit du 16 au 17 juillet 1998 au cours de laquelle tout s'est
joué dans une relativement bonne entente avec le Président de la
commission plénière, M. Philippe Kirsch, un Canadien assez
habile car il fallait déjouer les pièges tendus par diverses
délégations dont la délégation américaine.
Concernant le procureur, Monsieur de la Malène, non seulement les ONG
peuvent le saisir mais également les Etats et, ce qui paraît
naturel, le Conseil de sécurité. Ceci est important car là
encore les prérogatives du Conseil de sécurité -qui a bien
utilisé la justice pénale internationale comme
élément de maintien de la paix en créant les tribunaux
pénaux actuels-, s'en trouvent consolidées.
Je vous confirme que les compétences de la cour ne sont pas
rétroactives. Le texte est clair à cet égard. Il n'y a
aucune possibilité de tourner cette disposition quelle que soit la
lecture que l'on fait du statut.
En ce qui concerne le fonctionnement des deux tribunaux pénaux, la
presse n'en rend pas compte mais ces deux tribunaux travaillent beaucoup. Les
sentences qu'ils prononcent sont extrêmement importantes pour les
juristes et pour tout le monde dans la mesure où elles
permettent, grâce aux actes de ces tribunaux et à une
série d'arrêts extrêmement importants :
1° de mieux saisir, les composantes des crimes qui ont été
définis dans les statuts ;
2° de constituer là encore pour l'Histoire, comme pour le tribunal
de Nuremberg, la meilleure bibliothèque sur les massacres de Bosnie et
du Rwanda avec des documents incontestables.
C'est une justice lente qui exige des recherches méticuleuses pour
retrouver des preuves. Dans le droit interne, l'action se déclenche
immédiatement : les relevés, les pièces à
convictions et les témoignages sont recueillis aussitôt. Dans le
droit international, c'est plusieurs années après le crime que
l'on déterre les cadavres...
Enfin, ces deux tribunaux ne jugent pas que du menu fretin. Les grands
criminels sont encore à l'abri. Mais il y a quand même de hauts
chefs militaires, des ministres, des préfets, des journalistes. A
Nuremberg a été jugé un journaliste qui avait fait une
propagande antisémite d'une violence et d'une abjection
écoeurante.
Au Rwanda, la propagande de haine génocidaire a été
extrêmement forte : la presse a joué un rôle
énorme pour organiser le massacre. La radio diffusait tous les matins la
liste des gens à massacrer. Les enfants partaient la radio dans une main
et la machette dans l'autre avec les noms et adresse des gens à
massacrer. Les responsables sont sous les verrous actuellement. C'est important
parce que cela veut dire que l'incitation à commettre le génocide
est aussi grave que la commission de cet acte. Elle est la source principale du
massacre. C'est essentiel pour l'avenir et il faudra en tenir compte dans le
fonctionnement de la cour.
Monsieur le Président, vous m'avez demandé mon opinion sur le
fait que la France ne participe pas suffisamment à l'extradition des
criminels serbes. J'aurais tendance à dire qu'elle le fait un peu. La
preuve en est que récemment un de ces criminels a été
appréhendé. Malheureusement, cela s'est mal terminé pour
lui à un poste de contrôle français.
Dans ce domaine, la volonté de poursuivre ces criminels est-elle assez
forte pour prendre le risque de tuer des soldats français ? Je
comprends que le ministre de la Défense ne veuille pas exposer nos
soldats. La doctrine américaine à ce sujet est de
" zéro mort ". Il n'est pas très commode
d'arrêter un criminel en bombardant à 1000 mètres
d'altitude !
M. le Président
- Professeur, nous vous remercions.