TRAVAUX DE LA COMMISSION
I. AUDITIONS SUR LA COUR PÉNALE INTERNATIONALE

1. Audition de M. Mario BETTATI, Professeur à l'université Paris II (le 3 février 1999)

Mesdames, Messieurs, deux mots résument les difficultés rencontrées jusqu'à maintenant pour établir cette cour : " cinquante ans ". C'est le temps qu'il a fallu pour aboutir au texte que vous allez devoir examiner en vue de la ratification par la France du traité relatif à la Cour pénale internationale.

C'est sans doute une des gestations les plus longues d'un traité international, qui s'explique, bien sûr, par les difficultés de la guerre froide, mais aussi par la difficulté du sujet, qui mettait en cause et qui continue de mettre en cause la souveraineté des Etats. Il rencontrait la réticence de la communauté internationale à voir l'individu devenir sujet de droit international.

L'accélération s'est faite à partir des années 1990 à l'occasion des grands massacres que nous avons connus en Bosnie et au Rwanda, lesquels massacres ont donné lieu à la création de deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc. Cela a facilité l'achèvement du projet adopté en juillet dernier à Rome, au prix de compromis et de dispositions en trompe l'oeil, sous la pression d'une opinion publique internationale largement motivée et suscitée par les organisations non gouvernementales, phénomène que vous avez sans doute observé dans la diplomatie multilatérale récente : l'explosion du phénomène des ONG comme aiguillon de la diplomatie internationale.

Autre exemple : la convention d'Ottawa sur les mines anti-personnelles a pu être adoptée alors que les Etats étaient hostiles, sous la pression de mille ONG qui se sont organisées et qui ont reçu l'appui d'une princesse défunte.

C'est donc un phénomène très complexe qui aboutit à un texte dont vous mesurerez sans doute à la lecture la complexité, l'ambiguïté, le fait que des dispositions ont été adoptées pour satisfaire des tendances extrêmement divergentes : d'une part, celle des Etats favorables à l'instauration du mécanisme international de lutte contre l'impunité pour les crimes les plus graves et, d'autre part, celle des Etats qui souhaitaient préserver la souveraineté nationale contre l'intrusion d'une juridiction pénale internationale particulièrement équipée de moyens juridiques dont on ne parlera pas trop ici.

Finalement, ce texte, comme vous m'avez invité à le commenter, sollicite à la fois la diplomatie et la défense dans la mesure où, d'une part, à court terme, les diplomates vont avoir encore à agir de façon considérable sur des questions très importantes pour la mise en place de la cour. A moyen terme et à long terme, la diplomatie aura également à influencer les modifications inévitables de ce statut qui viendront dans quelques années. Sur le plan de la défense, les militaires sont au premier plan des préoccupations car ce n'est pas par hasard qu'ils ont depuis longtemps manifesté leurs inquiétudes et que le ministre de la défense s'est exprimé non seulement d'une manière générale, mais plus particulièrement à l'égard d'un des tribunaux existants dont il n'apprécient pas les attitudes et les comportements.

Mon exposé comportera deux aspects :

- les enjeux diplomatiques ;

- les effets de la future cour sur la défense.

1er aspect : Les enjeux diplomatiques liés à la future cour :

Il reste beaucoup à faire et il est certain que le Quai d'Orsay aura à suivre, dans quelques jours, très attentivement les travaux complémentaires. En effet, se réunira à New York en février et en juillet prochain la commission préparatoire qui va mettre en place l'institution. Cette commission préparatoire va être un lieu de négociations extrêmement important. Pour la mise en place de la Cour tout d'abord, cette commission aura à définir un certain nombre d'éléments qui ne l'ont pas été dans le texte du statut.

La diplomatie a déjà agi au niveau de la ratification. Vous savez sans doute que les Etats-Unis d'Amérique, depuis la conférence de Rome, ont tout essayé pour saboter le projet, y compris des manoeuvres de dernière minute qui ont échoué mais qui n'ont pas pour autant été abandonnées par Washington.

Pendant toutes les négociations, les Etats-Unis ont en particulier fait pression sur les petits Etats, les menaçant de rétorsions économiques s'ils votaient en faveur du texte. Pensant avoir convaincu ces Etats, les Etats-Unis, au dernier moment, dans la nuit qui a précédé le scrutin, ont réclamé le vote à bulletin secret, estimant que les petits Etats seraient libres de voter comme ils l'entendaient. Le contraire s'est produit : il y a eu 120 voix pour, 16 contre et 20 abstentions. Néanmoins, les tentatives pour convaincre les mêmes petits Etats de ne pas ratifier le traité relatif à la cour pénale internationale ont repris.

Par conséquent, sur l'échiquier diplomatique international, la diplomatie française va devoir se positionner et il faudra qu'elle reste vigilante.

D'une part, aussi bien dans la commission préparatoire qu'à l'assemblée des Etats-parties, organe qui va gérer la cour sur le plan administratif et donnera des orientations, ce sont les gouvernements et non pas des magistrats qui vont siéger. Il y aura, et il y a déjà, des stratégies à définir et des vigilances à assurer pour éviter toute dérive qui pourrait résulter de la mise en place de l'institution.

D'autre part, et cela est important, en dépit de la longueur du texte et en dépit de la définition qui est donnée par le statut du crime de génocide, du crime contre l'humanité et du crime de guerre, les éléments constitutifs de ces crimes ne sont pas clairs dans l'esprit de tout le monde. Ce sera précisément le rôle de la commission préparatoire et de la future assemblée des Etats-parties de les définir. Le viol et les abus sexuels, par exemple, sont considérés comme des crimes de guerre. Personne n'est d'accord sur la définition détaillée du viol qu'il va falloir définir ainsi que bien d'autres éléments en cause. La définition de l'agression reste à établir.

Il est important de savoir que ces organes, et plus particulièrement l'assemblée des Etats-parties, aura à long terme à compléter la liste des crimes. La diplomatie interviendra là encore parce que certains Etats voudraient faire entrer dans la liste des crimes le trafic de drogue -c'est le cas des Etats latino-américains- , d'autres Etats voudraient faire entrer le terrorisme -c'est le cas de l'Algérie et d'un certain nombre d'autres. L'Inde, qui a voté contre le statut, mène une lutte diplomatique opiniâtre pour faire entrer dans cette liste la menace ou l'emploi des armes nucléaires ou de destruction massive.

Au niveau des travaux futurs ou des institutions mises en place en dehors des magistrats et des procureurs, des négociations diplomatiques importantes doivent avoir lieu et il n'est pas improbable que des difficultés surgissent relativement vite.

Enfin, sur le plan préparatoire, reste à élaborer un règlement de preuve et de procédure qui sera un document hautement politique. On l'a vu avec le tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie dont le règlement a permis de récupérer une partie des compétences que le statut ne lui avait pas donné.

La diplomatie va également jouer face au fonctionnement de la cour dont j'entrevoie deux aspects :

Deux exigences contradictoires, que l'on a rencontré avec Augusto Pinochet, entre la volonté des Etats de lutter contre l'impunité et la volonté de favoriser la réconciliation nationale. Comment sortir de ce dilemme ?

Je suis vice-président de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme. Nous avons été consultés par le Gouvernement français sur cette contradiction qui pourrait mettre en cause dans les deux cas les droits de l'homme. D'un côté, l'impunité constitue une porte ouverte à la dictature ou au massacre mais, d'un autre côté, la réconciliation nationale est une manière d'essayer pour l'avenir de protéger les droits de l'homme. La réponse de la Commission nationale consultative des droits de l'homme est claire. Elle consiste à dire que l'on ne peut pas construire une réconciliation nationale au détriment de la vérité et de la justice parce que, tôt ou tard, cette occultation de la vérité et de la justice peut faire ressortir des phénomènes de vendetta. C'est donc une réconciliation illusoire.

Un minimum de justice peut être réduit à quelque chose de symbolique. Le tribunal de Nuremberg n'a condamné que 19 personnes. Par rapport à l'ampleur de l'holocauste, cela est peu. Mais le plus important, dans le tribunal de Nuremberg et son jugement, c'est sa portée symbolique : ce sont les 41 volumes des actes du tribunal de Nuremberg qui constituent la meilleure riposte au négationnisme et au révisionnisme car tout ce qui y figure a été établi de manière contradictoire et, par conséquent, n'est absolument pas contestable. Je regrette que les 41 volumes ne soient pas disponibles. Je suggère, Monsieur le Président, si vous avez la possibilité de le faire, de proposer une réédition ou la reproduction en fac simile de ces documents.

C'est le caractère intrusif du fonctionnement de cette cour dans le fonctionnement des Etats qui risque de poser des problèmes diplomatiques dont on mesurera la portée au fur et à mesure de son fonctionnement.

Actuellement, on peut considérer -et le Quai d'Orsay nous l'a fait observer à différentes reprises- que le principe de non-ingérence domine le statut, ne serait-ce que la compétence ratione temporis . La cour n'a pas compétence rétroactive. Ratione personae , elle n'a compétence que dans deux hypothèses : si le crime a été commis sur le territoire d'un Etat qui a reconnu la compétence de la cour ou si l'accusé est un national d'un tel Etat, à l'exclusion d'un Etat dont la victime est ressortissant ou sur le territoire duquel le présumé coupable se trouve. Cela signifierait que si l'Espagne et le Royaume Uni avaient ratifié le statut, Augusto Pinochet ne pourrait pas pour autant être traduit devant la cour tant que le Chili n'aurait pas ratifié également le statut.

C'est une question qui pose problème aux défenseurs des droits de l'homme mais aussi à la diplomatie, qui devra prendre position à l'égard des Etats qui n'auraient pas ratifié et à l'égard desquels ont voudrait exercer quelques pressions.

En ce qui concerne la saisine de la cour -cela est important-, elle peut être saisie par tout Etat-partie qui pourra déférer au procureur une situation dans laquelle un ou plusieurs des crimes relevant de la compétence de la cour paraît avoir été commis. Cela ne va-t-il pas poser des problèmes diplomatiques ? La saisine par un Etat ne sera-t-elle pas considérée comme un geste inamical à l'égard de l'Etat suspecté ?

Il est important que le procureur puisse déclencher une enquête au vu de renseignements qui lui seront fournis par des ONG, par des particuliers, par des victimes. N'importe qui peut informer le procureur d'une situation et ce dernier peut déclencher une enquête et des poursuites.

Sur les autres éléments intrusifs, je ne vous dirai rien dans la mesure où tout a été dit par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 janvier 1999 concernant la responsabilité du chef de l'Etat, du chef de Gouvernement, des ministres, des parlementaires. L'article 27 du statut de la cour obligera à réviser la Constitution française.

Concernant la prescription, tous les crimes prévus par le statut sont imprescriptibles, y compris les crimes de guerre. Or, la loi française indique que les crimes de guerre sont prescrits après dix ans. Une modification de la loi s'impose et non pas de la Constitution. Une série de lois d'adaptation sera à prévoir.

Enfin, la diplomatie sera sollicitée par des demandes de coopération que la cour présentera aux Etats qui ont l'obligation de coopérer avec elle.

Deuxième aspect : les effets de la future cour sur la défense.

Nous connaissons la méfiance des militaires à l'égard de cette cour et des tribunaux pénaux internationaux. Ils ont quelques raisons d'être méfiants dès lors que le statut ne les épargne pas beaucoup. Ils sont visés directement par le statut pour ce qui concerne notamment les crimes de guerre.

Mais, et c'est également très important, je n'ai pas assez insisté, concernant ce statut, sur le prérogatives du Conseil de sécurité en ce qui concerne le maintien de la paix. Sur ce plan là, j'ai le sentiment qu'un certaine bizarrerie des textes et des formules ont obscurci le débat.

La cour est compétente pour un crime particulier qui est un crime d'agression. Le texte s'arrête là et renvoie à une définition de l'agression donnée à l'occasion de la première révision du statut. Pour le moment, la question ne se pose pas. La diplomatie va être sollicitée sur cette question pour plusieurs raisons :

1° le Conseil de sécurité est le seul organe compétent pour qualifier un acte d'agression. Or la définition de l'agression a donné lieu à un exercice diplomatique dont vous vous souvenez sans doute : en 1974, l'ONU a donné une définition du crime d'agression qui est assez convaincante et qui se termine par une formule qui reviendrait à dire : " finalement, il y a peut-être d'autres cas et, dans ces autres cas, ce sera au Conseil de sécurité de statuer ". C'est le serpent qui se mord la queue.

Le Conseil de sécurité apprécie des situations globales interétatiques et la cour juge des individus. Les Etats-Unis ont eu raison de dire que cette disposition était absurde. L'agression est-elle le fait d'un individu ou d'un Etat ? Plutôt d'un Etat. C'est donc la compétence du Conseil de sécurité qui intervient.

La question se pose de savoir si, parmi les éléments de la définition, les bombardements des territoires d'un Etat par un autre Etat qui n'auraient pas été autorisés par le Conseil de sécurité, pourraient constituer un crime d'agression par rapport aux statuts de la Cour. Les bombardements les plus récents n'avaient pas été autorisés. Le Président Clinton pourrait-il être traduit devant la Cour si elle existait déjà ?

2° Ne risque-t-il pas d'y avoir une interférence entre les actions de la cour et le processus de rétablissement de la paix qu'engagerait le Conseil de Sécurité ?

Le déclenchement de poursuites contre une personne directement liée à des négociations ou à un processus de paix pourrait mettre en péril cette opération entreprise par le Conseil. L'article 16 du statut vise à prémunir le Conseil de sécurité contre un tel risque.

C'est un point sensible et l'interprétation que donnent le gouvernement et les ONG de l'article 16 du statut, aux termes duquel le Conseil de sécurité peut suspendre pendant douze mois un processus engagé par le procureur : enquête ou poursuites, dans l'intérêt de la paix, me paraît erronée.

Les gouvernements, y compris le gouvernement français, considèrent cette disposition comme un succès diplomatique apportant une garantie de respect des prérogatives du Conseil de sécurité et une limitation des pouvoirs du procureur.

Les ONG ont déclaré que cet article était scandaleux et qu'il organisait la mainmise des politiques sur un organisme judiciaire.

Ces deux lectures sont fausses parce qu'elles ne tiennent pas compte des règles de fonctionnement du Conseil de sécurité. Les Etats membres permanents du Conseil, dont la France, ont eu le réflexe de se sentir protégés par leur droit de veto mais, en réalité, celui-ci aura pour effet de favoriser le procureur plutôt que les gouvernements. Il suffira qu'une seule voix d'un membre permanent soit hostile à une résolution destinée à suspendre les poursuites et le procureur pourra continuer à travailler tranquillement. Peu d'observateurs ont relevé ce fait.

En ce qui concerne l'incidence de la cour sur les politiques nationales de défense, les choses sont assez évidentes et appellent des réactions relativement simples. L'article 28 du statut de la Cour pénal internationale organise la responsabilité des chefs militaires. En d'autres termes, les chefs militaires et les autres supérieurs hiérarchiques sont responsables des crimes commis par des forces placées sous leur commandement.

De surcroît, comme je vous le disais tout à l'heure, les crimes de guerre, qui sont en général commis plutôt par des militaires, sont imprescriptibles en vertu de l'article 29 du statut, alors que la législation française les prescrits après dix ans.

Que doit faire le gouvernement soucieux de protéger la défense nationale de ce type de poursuites ? A mon avis, prendre deux mesures :

- la première est tout simplement de renforcer la formation des militaires en matière de droit international humanitaire. Il faut que les militaires sachent à quoi ils s'exposent et ce qu'il vaut mieux ne pas faire. Le gouvernement français a pris les devants. J'ai reçu, à la Commission nationale consultative des droits de l'homme, les représentants du ministère de la Défense. Une directive ministérielle du 15 avril 1991 de M. Pierre Joxe invite les trois armes à organiser des enseignements. Ces enseignements se sont mis en place et se sont développés depuis 1991. Aujourd'hui, ils vont de une heure annuelle pour les hommes du rang à quinze heures annuelles pour les officiers brevetés. 27 000 officiers sont formés en cette matière chaque année. Il faudra maintenir cette pratique et la développer de façon à éviter tout désagrément dans le futur ;

- en second lieu, l'usage de la clause de dérogation temporaire inscrite à l'article 124 permet aux gouvernements qui ratifient le statut de dispenser pendant sept ans leurs ressortissants ou ceux qui auraient agi sur leur territoire de poursuite pour crime de guerre. Cette clause a fait hurler les ONG. Il est clair qu'il sera difficile, si la France use de cette faculté (clause facultative), de la justifier à l'égard de l'opinion publique. Si elle a la vertu de protéger les militaires respectueux des lois de la guerre contre toute poursuite malveillante, elle présente l'inconvénient d'accorder l'impunité aux plus barbares que leur gouvernement complice souhaiterait soustraire à la justice.

Les compétences de la cour n'étant pas rétroactives, on voit mal comment le gouvernement pourra justifier aux yeux de l'opinion et des ONG la licence accordée en blanc à ses militaires de commettre des crimes de guerre pendant les sept ans qui suivront notre ratification.

En conclusion, il est certain que l'on exercera des pressions contre le Gouvernement. Une campagne s'ouvre actuellement, conduite par les ONG et une partie de l'opinion, pour que la France renonce à se prévaloir de cette clause de sauvegarde dans la mesure où ni la diplomatie, ni la défense n'y gagneront de bonnes relations avec la morale.

M. le Président - Je vous suis très reconnaissant de cet exposé parfaitement clair. Je vous propose de regrouper les questions.

M. André Dulait - Merci, Monsieur le Président, et merci, Professeur, de cet exposé qui donne un bon éclairage de ce que peut faire la Cour pénale internationale.

1° Vous avez souligné un certain nombre d'inquiétudes, notamment au niveau des militaires. L'expérience récente le démontre. Pour les pays fréquemment engagés dans des opérations de maintien de l'ordre, les militaires, sans commettre eux mêmes d'actions répréhensible, peuvent se trouver en situation d'empêcher ces actions. S'ils comparaissent un jour devant la Cour pénale internationale, les pays ne se désengageront-ils pas parce que les militaires ne souhaiteront pas être mis en cause, même s'ils ne sont pas directement répréhensibles ?

2° Sur les limites de la Cour pénale internationale, imaginons que les auteurs de crimes sur un territoire qui n'a pas ratifié le traité se réfugient dans un pays non partie au traité, ils ne pourront jamais être atteints par la cour pénale, sauf à sortir de leur territoire. N'est-ce pas une limite importante du poids de la cour ?

3° Une question de fond : dans la mesure où de grands pays comme la Chine, l'Inde, Israël ou les Etats-Unis continuent à ne pas adhérer et où, par ailleurs, les Etats arabes ont eu une position plutôt abstentionniste au moment du traité signé à Rome, un coup sérieux ne va-t-il pas être porté à la crédibilité de la cour pénale internationale ?

M. André Rouvière - Merci, Professeur, des éclairages que vous avez apportés.

Je ne vous poserai qu'une seule question sur la position prise par les Etats-Unis. Officiellement, expliquent-ils leur position ? Avancent-ils des jugements et lesquels ?

M. Christian de la Malène - Ma première question vise également les Etats-Unis. Nous sommes dans le domaine de l'hypocrisie la plus totale et je ne vois pas ce qu'ils comptent faire.

Je voudrais également savoir qui va nommer le procureur et en vertu de quelle politique il agira ? Est-il saisi essentiellement par des gens dont la représentativité est parfois contestable ? Quels vont être ses pouvoirs ? C'est un personnage central dans cette affaire.

Il est clair, d'autre part, que cette cour n'a pas compétence pour remonter dans le temps. L'affaire du génocide arménien en témoigne.

M. le Président - Je voudrais, Professeur, poser une question sur le fonctionnement des tribunaux de l'ex-Yougoslavie et du Rwanda. Qu'en pensez-vous et que pensez-vous des critiques faites, y compris à notre pays, sur la non-arrestation de criminels comme Karazic ?

Nous sommes allés sur place. C'est tout juste si on ne nous a pas montré l'endroit où il résidait. N'y a-t-il pas une certaine crainte ? Le drame de Racak a ajouté aux inquiétudes sur l'ensemble de la région. Comment expliquez-vous cela ?

M. Mario Bettati - A Monsieur Dulait, je répondrai que le risque de voir cette cour dissuader les Etats d'envoyer des contingents dans une opération de maintien de la paix est réel. C'est la raison pour laquelle la France a pris toute une série de précautions et a négocié très fermement à Rome en vue de tempérer au maximum ce risque mais elle ne l'a pas annulé. Elle l'a réduit à sa plus inoffensive manifestation. Il est clair que l'on peut se trouver dans une situation paradoxale et absurde de voir traduits devant la cour des militaires qui auront participé à des actions de maintien de la paix et d'autres qui auront participé à des massacres seront tranquillement chez eux.

Mais cette hypothèse est infinitésimale parce que, parmi les précautions institutionnelles figure l'existence d'une chambre préliminaire, laquelle est composée de plusieurs magistrats représentant les pays les plus divers, parties au statut. Cette chambre préliminaire va exercer une surveillance destinée à éviter des dérives éventuelles du procureur. Cela n'existe pas dans les deux tribunaux pénaux internationaux actuels. Je réponds ainsi à la question de M. de la Malène qui redoute que, pour des raisons idéologiques diverses, le procureur puisse être porté à faire n'importe quoi.

En Somalie, des soldats italiens ont commis des viols. Ils devraient être jugés dans leur pays s'il y a une cour martiale.

Vous nous avez dit, Monsieur Dulait, qu'un individu qui se réfugie dans un Etat non partie échappe à des poursuites tant qu'il ne quitte pas son pays. Vous avez raison mais si la cour lance un mandat d'arrêt international pour le faire comparaître, il ne peut plus sortir de ce pays. Selon le procureur de La Haye : " on transforme le pays de résidence en prison à ciel ouvert ". Le capitaine Astiz, en Argentine, par exemple, ne peut plus sortir de son pays. S'il sort, il prend le risque de se faire arrêter. Un grand nombre de personnes traduites devant les tribunaux ad hoc sont des personnes qui ont commis l'imprudence de sortir de chez elles.

Vous m'avez ensuite demandé si le fait que de nombreux pays ne sont pas parties au statut ne réduit pas la crédibilité de la cour. Cela est certain. Pour autant, je crois qu'il faut juger l'efficacité et la crédibilité de la cour sur une longue période. Il n'a pas exclu que ces pays -qui aurait dit, il y a quelques années que la Russie allait accepter une telle institution et que la Grande-Bretagne deviendrait membre de l'Union européenne- reviennent sur leur position.

A la question de M. Rouvière sur les explications que donnent les Etats-Unis à leur refus, je répondrai que les Etats-Unis ont exposé leurs raisons le jour du vote dans une déclaration d'explication de votes -car on connaît le résultat des votes, mais on ne sait pas qui a voté pour ou contre, on procède par déduction après que les Etats aient expliqué leur vote-. Ils ont donné essentiellement deux arguments :

- le fait que l'agression n'est pas un crime individuel mais, le cas échéant, un crime d'Etat et donc qu'il est inapproprié de faire juger par cette cour des individus pour crime d'agression. C'est un argument mineur ;

- les Etats-Unis ont toujours refusé de voir leurs nationaux jugés ailleurs que sur leur territoire par des juridictions américaines. C'est l'argument le plus fort.

M. le Président - Suite à la question de M. Rouvière, pourriez-vous nous dire également quelle est la position de la France ? J'ai cru comprendre à travers les déclarations de nos représentants à Rome que notre pays avait émis beaucoup de réserves au sujet du texte.

M. Bettati - Par rapport au projet initial, la France était très en retrait. Elle a présenté au mois d'août 1996 un contre projet qui était très restrictif.

Elle considérait la cour comme un instrument trop intrusif.

Certains hommes et femmes politiques, l'opinion publique et la commission consultative ont conduit la France à essayer progressivement de trouver une voie médiane.

La position française a été, me semble-t-il, assez habile pour verrouiller un certain nombre de points de la compétence du Conseil de sécurité : limiter les pouvoirs du procureur aux cas où celui-ci aurait voulu traduire devant la cour des militaires ayant participé à des opérations de maintien de la paix, la France étant très engagée dans ces opérations. Elle est parvenue à minorer les risques de voir des officiers ayant commandé des casques bleus traduits devant la Cour.

La diplomatie française a joué un rôle important dans la négociation. Elle a été parmi les plus actives, y compris pendant la nuit du 16 au 17 juillet 1998 au cours de laquelle tout s'est joué dans une relativement bonne entente avec le Président de la commission plénière, M. Philippe Kirsch, un Canadien assez habile car il fallait déjouer les pièges tendus par diverses délégations dont la délégation américaine.

Concernant le procureur, Monsieur de la Malène, non seulement les ONG peuvent le saisir mais également les Etats et, ce qui paraît naturel, le Conseil de sécurité. Ceci est important car là encore les prérogatives du Conseil de sécurité -qui a bien utilisé la justice pénale internationale comme élément de maintien de la paix en créant les tribunaux pénaux actuels-, s'en trouvent consolidées.

Je vous confirme que les compétences de la cour ne sont pas rétroactives. Le texte est clair à cet égard. Il n'y a aucune possibilité de tourner cette disposition quelle que soit la lecture que l'on fait du statut.

En ce qui concerne le fonctionnement des deux tribunaux pénaux, la presse n'en rend pas compte mais ces deux tribunaux travaillent beaucoup. Les sentences qu'ils prononcent sont extrêmement importantes pour les juristes et pour tout le monde dans la mesure où elles permettent, grâce aux actes de ces tribunaux et à une série d'arrêts extrêmement importants :

1° de mieux saisir, les composantes des crimes qui ont été définis dans les statuts ;

2° de constituer là encore pour l'Histoire, comme pour le tribunal de Nuremberg, la meilleure bibliothèque sur les massacres de Bosnie et du Rwanda avec des documents incontestables.

C'est une justice lente qui exige des recherches méticuleuses pour retrouver des preuves. Dans le droit interne, l'action se déclenche immédiatement : les relevés, les pièces à convictions et les témoignages sont recueillis aussitôt. Dans le droit international, c'est plusieurs années après le crime que l'on déterre les cadavres...

Enfin, ces deux tribunaux ne jugent pas que du menu fretin. Les grands criminels sont encore à l'abri. Mais il y a quand même de hauts chefs militaires, des ministres, des préfets, des journalistes. A Nuremberg a été jugé un journaliste qui avait fait une propagande antisémite d'une violence et d'une abjection écoeurante.

Au Rwanda, la propagande de haine génocidaire a été extrêmement forte : la presse a joué un rôle énorme pour organiser le massacre. La radio diffusait tous les matins la liste des gens à massacrer. Les enfants partaient la radio dans une main et la machette dans l'autre avec les noms et adresse des gens à massacrer. Les responsables sont sous les verrous actuellement. C'est important parce que cela veut dire que l'incitation à commettre le génocide est aussi grave que la commission de cet acte. Elle est la source principale du massacre. C'est essentiel pour l'avenir et il faudra en tenir compte dans le fonctionnement de la cour.

Monsieur le Président, vous m'avez demandé mon opinion sur le fait que la France ne participe pas suffisamment à l'extradition des criminels serbes. J'aurais tendance à dire qu'elle le fait un peu. La preuve en est que récemment un de ces criminels a été appréhendé. Malheureusement, cela s'est mal terminé pour lui à un poste de contrôle français.

Dans ce domaine, la volonté de poursuivre ces criminels est-elle assez forte pour prendre le risque de tuer des soldats français ? Je comprends que le ministre de la Défense ne veuille pas exposer nos soldats. La doctrine américaine à ce sujet est de " zéro mort ". Il n'est pas très commode d'arrêter un criminel en bombardant à 1000 mètres d'altitude !

M. le Président - Professeur, nous vous remercions.

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