E. CLARIFIER LA DÉLÉGATION D'AUTORITÉ : LA RÉGULATION
La
régulation, sans être forcément une des principales
questions pendantes de la communication audiovisuelle, reste l'objet d'un
débat permanent auquel les problèmes qui découlent de
l'internationalisation apportent de nouveaux arguments. Elle est
généralement abordée sous l'angle " pratique "
des commodités qu'elle offre pour gérer un secteur
économique complexe et fluctuant, et que la mondialisation rend par
ailleurs sans cesse plus difficile à appréhender par les moyens
traditionnels. Ainsi présentée, la notion est attrayante et les
nombreuses propositions d'extension de son champ d'application dans la
communication audiovisuelle paraissent ne se heurter qu'à une conception
rigide et rétrograde de l'administration économique. Elle est
cependant difficile à identifier sur le plan juridique. Cette
présentation ignore en outre largement le contexte institutionnel dans
lequel la régulation doit trouver sa place, un contexte dont le
législateur ne peut de son côté méconnaître la
portée et les difficultés.
Les développements qui suivent insistent donc sur les aspects
institutionnels et juridiques de la régulation. A cet égard, la
régulation de la communication audiovisuelle par le CSA n'est qu'un
aspect d'une problématique plus vaste dont il est indispensable de
prendre la mesure avant d'apprécier l'opportunité ou la simple
possibilité de faire évoluer le mode de gestion du secteur de la
communication audiovisuelle.
1. Une notion confuse
a) La régulation vue par le régulateur
Les
avocats les plus autorisés de la régulation de la communication
audiovisuelle définissent celle-ci par ses objectifs et par ses
mérites. C'est ainsi qu'Hervé Bourges, président du CSA,
exprimant son intention de
" poser d'emblée un certain nombre de
définitions claires "
lors d'une réunion des
régulateurs européens tenue le 8 mars dernier à l'Institut
international des communications de Londres, expliquait :
" qu'est-ce que la régulation ? La régulation est
une forme moderne de l'intervention de l'Etat dans un secteur
économique, afin de préserver les intérêts
supérieurs de la collectivité, et de remédier aux
dérives qui pourraient affecter le fonctionnement harmonieux et
équilibré d'un marché. La régulation, en
préservant un certain nombre de principes intangibles, qui ne doivent
pas être remis en cause par les lois du marché, permet
néanmoins de laisser la plus grande liberté et la plus grande
autonomie aux acteurs professionnels. C'est en cela que la régulation
est un choix moderne, libéral, raisonnable. Développer la
régulation, c'est se donner un cadre dans lequel il est possible,
progressivement, d'abandonner des réglementations trop
contraignantes "
. A la suite de cette définition
générale, M. Bourges notait que la régulation pouvait
être économique, pouvait porter sur les contenus et qu'il existait
une régulation mixte, économique et sur les contenus, sans
préciser où se situait, d'un point de vue juridique, la
différence entre la notion ainsi comprise et la réglementation
" à l'ancienne ", qui poursuit exactement les mêmes
objectifs dans les mêmes domaines... Force est alors de recourir à
une définition de type tautologique : la régulation est
l'activité bénéfique de l'organe de régulation,
quels que soient les instruments juridiques - réglementation et contrat
- qu'elle utilise. La notion de régulation apparaît ainsi
étroitement liée au phénomène des autorités
administratives indépendantes (AAI), dont le CSA est une manifestation
(article premier de la loi du 30 septembre 1986 :
" le Conseil
supérieur de l'audiovisuel, autorité indépendante,
garantit... "
).
Il convient cependant de ne pas négliger dans la définition
" téléologique " de M. Bourges un élément
de nature presque juridique, qui introduit une nuance entre l'action des
administrations classiques et l'idée de régulation :
l'objectif de celle-ci est de "
donner un cadre dans lequel il est
possible, progressivement, d'abandonner des réglementations trop
contraignantes "
.
Ceci permet de compléter notre essai de définition : la
régulation est l'activité, se démarquant de la
réglementation traditionnelle, de l'organe de régulation. Mais
cette précision n'apporte pas d'éclairage nouveau sur le contenu
juridique de la notion, dont on peut être tenté de suspecter a
priori la consistance, dans la mesure où le mot même de
" régulation " est l'équivalent anglais de
" réglementation ". Comment sortir, dans ces conditions, d'une
imprécision qui augure mal de l'avenir de la
régulation ?
b) A la recherche d'une définition juridique
L'étude du régime juridique des AAI devrait
permettre
de progresser dans l'analyse de la signification juridique de la
régulation.
La loi du 6 janvier 1978 a créé pour la première fois,
avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL),
une structure administrative qualifiée d'autorité administrative
indépendante car soustraite à tout pouvoir
hiérarchique
.
D'autres créations du même type ont
suivi, parfois qualifiées d'AAI par la loi, c'est la cas de la
Commission nationale pour la transparence et la pluralisme de la presse (1984),
de la CNCL (1986), du CSA (1989), de la Commission nationale de contrôle
des interceptions de sécurité (1991). D'autres AAI ont
reçu cette qualification après leur création, c'est le cas
du Médiateur, crée en 1973 et reconnu comme autorité
indépendante en 1989, ou de la Commission de la concurrence,
créée en 1977 et qualifiée d'AAI en 1985, peu avant
d'être remplacée par le Conseil de la concurrence qui n'a
reçu aucune qualification législative en dépit de ses
pouvoirs renforcés par rapport à ceux de la Commission.
Les missions et les compétences des AAI sont extrêmement
variées, la seule caractéristique commune de ces organismes
paraissant être l'absence de pouvoir hiérarchique des ministres
à leur égard. La notion est parfaitement
hétérogène pour le reste. Les compétences des AAI,
qui diffèrent notablement d'un organisme à l'autre, couvrent en
effet tout le spectre des fonction de l'administration active :
conseiller, décider, contrôler.
Conseiller. Comme les innombrables conseils, commissions et comités qui
parsèment tous les secteurs de l'administration, les AAI
élaborent des analyses et des rapports, donnent des avis sur les projets
de loi ou de règlement intéressant leur secteur de
compétence, ainsi que sur des projets de décision individuelle.
Décider. Les AAI disposent d'un pouvoir de décision individuelle
multiforme : pouvoir d'autorisation ou de nomination. Nous verrons
ci-dessous les problèmes de principe que pose l'exercice par ces
organismes d'un pouvoir réglementaire. Notons simplement à ce
stade les AAI disposent d'un pouvoir de décision réel mais
limité. La CNIL peut définir des normes simplifiées pour
les catégories les plus courantes de traitements informatiques et
édicter des règlements types pour assurer la
sécurité des systèmes, le CSA définit les
règles relatives à la campagne électorale sur les
chaînes publiques et celles relatives au téléachat, la
Commission des sondages peut définir les clauses qui doivent
obligatoirement figurer dans les contrats de vente des sondages, la COB peut
largement réglementer le fonctionnement des marchés placés
sous son contrôle et les pratiques professionnelles des places
financières, pouvoir qu'elle partage avec le ministre de
l'économie et des finances qui doit homologuer ces normes.
Contrôler. La plupart des AAI peuvent effectuer des enquêtes et
adresser des recommandations ou injonctions aux organismes qu'elles
contrôlent. Elles exercent en outre parfois un pouvoir répressif,
que l'on peut rattacher à la notion de contrôle dans la mesure
où, bien qu'exercé dans des conditions quasi-juridictionnelles,
il ne donne pas lieu à des décisions émanant de corps
judiciaires. Le Conseil de la concurrence et le CSA, notamment, peuvent
infliger des amendes aux organismes qu'ils contrôlent. La palette des
sanctions dont dispose le CSA est particulièrement diversifiée.
Quelles conclusions tirer de ce bref examen ? La régulation
n'apparaît guère en tant que telle dans le tableau des
compétences des AAI, qui n'ont aucun caractère spécifique
par rapport à celles des administrations traditionnelles. Le contenu
juridique de la notion n'est guère mis en lumière par l'examen du
droit positif
61(
*
)
. Seule en
définitive l'indépendance à l'égard du gouvernement
démarque véritablement les AAI.
Dans ces conditions la régulation ne serait-elle pas essentiellement la
dénomination d'un procédé biaisé de dessaisissement
de l'autorité politique au profit d'une structure administrative ?
Il convient, avant d'examiner les implications institutionnelles de cette
hypothèse, d'évoquer les raisons de sa réelle
popularité.