L'autorité de régulation doit être indépendante mais adossée sur l'État
Les expériences étrangères
La Nouvelle-Zélande
a entrepris la
démonopolisation de ses télécommunications dès les
années 80. C'est alors à l'instance chargée de
contrôler le respect du droit commun de la concurrence qu'a
été donnée compétence pour assurer la
régulation du marché des télécommunications.
Depuis, les néo-zélandais ont décidé de confier
cette mission à un organisme spécifique car, après
plusieurs années d'application du dispositif initial, l'opérateur
historique continuait à occuper une position hégémonique
et ses concurrents n'étaient pas arrivés à s'imposer.
La leçon que les observateurs qualifiés tirent de cette
expérience est que le droit commun de la concurrence et les
autorités chargées de la mettre en oeuvre ne suffisent pas
à assurer la régulation d'un marché en voie de
démonopolisation.
Ils invoquent trois raisons à l'appui de cette thèse.
Le droit de la concurrence est habituellement conçu pour assurer
l'équilibre de marchés où coexistent déjà
plusieurs offres. Il est donc quelque peu inapproprié pour régler
les problèmes que pose un secteur contrôlé presque
entièrement par une seule entreprise.
L'intervention du régulateur de droit commun s'effectue a posteriori,
quand l'abus de position dominante est constaté, et non a priori pour
éviter qu'il ne s'exerce.
Surtout, le régulateur de droit commun dispose rarement des
compétences et des moyens lui permettant d'assurer un contrôle
efficace des conditions de l'interconnexion des réseaux, qui constitue
pourtant le facteur décisif de la réalité de l'ouverture
concurrentielle.
Pour toutes ces raisons, un tel mode de régulation n'est pas
considéré comme suffisamment viable et, bien que France
Télécom s'en soit longtemps fait le thuriféraire, il
apparaît difficile de l'envisager comme solution exclusive.
Aux États-Unis, la Commission fédérale des
communications (FCC)
, agence indépendante des pouvoirs
exécutif et législatif, a la charge de l'application des textes
de loi, sur lesquels elle s'appuie pour réglementer l'ensemble du
secteur des télécommunications et de l'audiovisuel. Elle a
été établie par la " Communication Act " de 1934.
Elle est dirigée par cinq commissaires dont un
" président ", nommés par le Président des
États-Unis. Tous les commissaires sont confirmés par le
Sénat. Les décisions sont prises de manière
collégiale.
Les effectifs de la Commission sont d'environ 2.000 employés, son
budget provient des impôts et des taxes prélevés par les
industries réglementées, et les ressources sont affectées
par le législatif.
Son indépendance est assurée par plusieurs dispositions du
Communication Act qui :
- interdit aux commissaires la pratique d'une activité
rémunérée parallèle durant leur mandat ;
- prévoit qu'au plus trois commissaires peuvent appartenir au même
parti politique ;
- interdit à tout employé de la FCC de détenir une
participation directe ou indirecte dans une société du secteur.
Le pouvoir de la FCC est considérable. Il va de l'attribution des
licences radio (pour les communications mobiles comme pour la diffusion de
programmes) au contrôle du respect des règles antitrust
prévalant dans les domaines de la téléphonie, en passant
par les communications spatiales, la télévision haute
définition et la mise aux enchères du spectre hertzien. Elle peut
fixer des tarifs, interpréter les principes généraux de la
concurrence, autoriser des fusions ou des prises de participation
capitalistique (ex. Global one), interdire des entrées sur le
marché ou les soumettre à conditions.
La commission
édicte des textes
(" rules ",
" guidelines ")
dont la nature, en droit français,
serait
réglementaire, mais qui, aux États-Unis relèvent
plutôt du pouvoir législatif. Comme un organe exécutif,
elle a des
pouvoirs de surveillance, de contrôle et d'injonction
.
Elle peut ainsi mener des enquêtes et organiser des auditions. Elle
exerce enfin des
missions préjuridictionnelles
, arbitrant ou
réglant des conflits avant jugement éventuel, sous le
contrôle des tribunaux et de la Cour suprême.
En Grande-Bretagne
, l'Oftel (Office des
télécommunications) a été créé en
1984 par le " Telecommunications Act ".
L'Oftel est un office indépendant du Gouvernement. Son directeur
général est nommé par le Secrétaire d'Etat pour le
commerce et l'industrie pour 5 ans. Il ne peut être
révoqué que pour incapacité ou faute
(
"
misbehaviour ").
Il dispose en propre de
services
(160 agents fonctionnaires ou contractuels). Il est doté d'un budget
voté par le Parlement. Dans ses domaines de compétence, l'Oftel
prend des décisions qui ne peuvent être contestées que
devant les tribunaux.
Le Secrétaire d'Etat chargé des télécommunications
est responsable de l'élaboration des lois et règlements et des
négociations internationales dans le secteur. L'Oftel exerce dans ces
domaines un rôle de conseiller. Il peut procéder à des
consultations publiques. Les licences individuelles sont
délivrées par le Secrétaire d'Etat après avis
conforme de l'Oftel qui dispose d'un pouvoir d'instruction et de
rédaction des cahiers des charges.
Les compétences propres de l'Oftel sont fixées par la loi. Elles
sont résumées ci-dessous :
- l'Oftel contrôle la mise en oeuvre et l'application des licences
délivrées. A ce titre, il veille notamment au respect des
obligations de service universel contenues dans la licence de BT. L'Oftel peut
amender le contenu des licences avec l'accord de l'opérateur
concerné et saisir la " Monopolies and Mergers Commission "
(MMC) en cas de contestation ;
- il peut prendre, à l'issue d'une procédure contradictoire, les
décisions temporaires ou définitives qu'il juge
nécessaires. Il arbitre les conflits entre opérateurs relatifs
à l'interconnexion ;
- il joue un rôle important en matière d'information des
utilisateurs et veille à ce que les opérateurs publient des codes
de conduite à l'usage des consommateurs. Il peut intervenir pour
trancher des litiges en matière de facturation ;
- il gère le plan national de numérotation et l'attribution des
numéros.
L'Office of Fair Trading est responsable de la surveillance de la concurrence
sur le marché britannique. Cette responsabilité est
partagée avec l'Oftel pour le secteur des
télécommunications.
En Allemagne
, le projet de loi actuellement examiné par le
Bundestag propose d'établir une "
autorité de
régulation des télécommunications et des postes en tant
qu'autorité fédérale suprême
dans le ressort
d'activité du Ministre Fédéral de
l'Économie
" (article 65 du projet).
Cette autorité est notamment chargée de veiller au respect des
règles de la concurrence et des obligations imposées aux
opérateurs par leurs licences (article 68 du projet). Elle dispose
à cette fin d'une palette de moyens et d'instruments, comprenant un
droit d'enquête et d'informations ainsi que des possibilités de
sanctions graduées (article 69).
La nature de l'autorité a fait l'objet de longues négociations.
Alors que le précédent projet prévoyait une
autorité ayant rang de ministère, le texte présenté
au Parlement prévoit simplement
l'institution d'une autorité
subordonnée au ministère de l'économie
. Cet arbitrage
conforte, en fait, l'Office fédéral des cartels avec qui la
nouvelle autorité devra traiter les questions de concurrence sur le
marché des télécommunications, ainsi que le
ministère fédéral de l'économie puisque la
dissolution du ministère des postes est prévue à la date
d'entrée en vigueur de la loi.
La régulation des tarifs constituera une mission essentielle de
l'autorité de régulation, ceux concernant le service vocal et les
voies de transmissions lorsqu'ils sont offerts au public par une entreprise en
position dominante ne pouvant pas être librement fixés. Pour les
services autres que la téléphonie vocale et les voies de
transmissions, le projet de loi prévoit un droit d'intervention de
l'autorité de régulation à l'égard des entreprises
occupant une position dominante, lorsqu'elles utilisent leur situation de
façon abusive en matière de prix.
Les exigences de nos traditions nationales
On le constate à la lecture des exemples
précédents, le choix d'une commission spécifique,
extérieure à l'appareil d'État, pour réguler un
marché monopolistique ouvert à la concurrence est typiquement
anglo-saxon et même, plus précisément, américain.
Ce choix s'explique par un certain nombre de traditions politiques : le culte
de la libre entreprise
46(
*
)
, une
philosophie de common law
47(
*
)
,
une relative défiance à l'égard de l'État central,
un système constitutionnel reposant sur une stricte séparation
des pouvoirs
48(
*
)
et, en
définitive, un arbitrage des antagonismes sociaux s'appuyant autant sur
le juge que sur le politique.
Or, ces traditions sont fort éloignées des nôtres. En
France, l'État a construit la Nation et une part de son économie.
Le colbertisme est une notion étrange outre-Atlantique
49(
*
)
; il continue à
imprégner une part de notre culture. Surtout, dans notre pays, c'est
à l'État et aux élus du suffrage universel qu'incombe la
responsabilité primordiale d'arbitrer, dans le sens de
l'intérêt général, entre des intérêts
collectifs divergents.
Dans l'ordre politique français, l'idée que l'habilitation des
opérateurs proposant
au public
l'accès à des
réseaux ou à des services de télécommunications et
la détermination de leur cahier des charges puisse être
confiées, sans contrôle de l'Etat, à des instances
dépourvues de légitimité démocratique ne serait pas
acceptable ! La perspective que
le contenu et les tarifs du service
universel
puissent être décidés par d'autres que des
responsables élus le serait encore moins !
N'oublions pas que l'article 20 de notre Constitution dispose que :
"
Le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation
(...). Il est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant
les procédures prévues aux articles 49 et 50 ".
Certes, on pourrait objecter que le Conseil de la politique monétaire
constitue une " entorse " à cette exigence politique. Mais,
son instauration avait été rendue obligatoire par l'article 107
du Traité de Maastricht, en vertu de l'article 55 de la Constitution qui
précise que :
"... les traités ou accords
régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès
leur publication, une autorité supérieure à celle des
lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son
application par l'autre partie "
.
Il ne faut pas déduire de ce qui précède que nos
traditions juridiques interdisent toute attribution de prérogatives
à des instances ne procédant pas directement du pouvoir
politique. Les principes fondamentaux de notre droit excluent uniquement, pour
des raisons constitutionnelles, que le Gouvernement puisse
déléguer son pouvoir de réglementation
générale.
Depuis l'institution du médiateur, en 1973, le législateur a
créé plusieurs
autorités administratives dites
indépendantes
qui,
dans des champs limités de l'action
publique
, se sont vues reconnaître des compétences
significatives qu'elles exercent en propre. Dans le domaine qui nous
intéresse, on peut citer le Conseil supérieur de l'audiovisuel
(CSA)
50(
*
)
et le Conseil de la
Concurrence
51(
*
)
.
Le seuil d'acceptabilité d'une délégation de
compétence d'administration générale à une instance
extérieure à l'appareil d'État réside, en
définitive, dans le caractère de cette compétence. Si elle
est de nature régalienne, ce n'est pas recevable. Si elle ne l'est pas,
cela le devient.
Il reste donc tout à fait possible, pour la régulation du
marché des télécommunications, de
confier
des
tâches techniques qui ne relèvent pas des
responsabilités régaliennes de l'État à une
autorité administrative indépendante.
Cela n'implique nullement de désigner pour ce faire le CSA ou le
Conseil de la concurrence.
Les compétences du Conseil supérieur de l'audiovisuel sont
établies par la loi de 1986 et la future législation relative aux
télécommunications devra les respecter. Cependant, en
l'espèce, l'essentiel est d'assurer non pas une régulation
technique des " contenus " pour laquelle le CSA dispose
d'une
expérience incontestable, mais une régulation des
" contenants " -les réseaux- et de leur interconnexion.
En outre, à envisager une extension des attributions du CSA et à
viser, en quelque sorte, l'institution d'une FCC française on
s'engagerait, de facto, dans l'engrenage d'une régulation à
l'américaine dont on a signalé plus haut les inconvénients.
Aussi, pour votre Commission des Affaires économiques,
il ne saurait
être question
de transférer tout ou partie de la
régulation des télécommunications au Conseil
supérieur de l'audiovisuel.
Désigner le Conseil de la concurrence pour exercer la plénitude
de ces missions techniques ne serait guère pertinent au vu de
l'expérience néo-zélandaise dont on a rappelé le
bilan. Il n'y a, en revanche, aucune raison d'exclure de son champ de
compétence les problèmes de concurrence pouvant se poser, en
matière de télécommunications, dans des termes de droit
commun : abus de position dominante, refus de vente, ententes et
autres pratiques entravant la libre concurrence...
Bien au contraire, il serait dommageable d'instaurer deux droits distincts de
la concurrence, l'un pour les télécommunications, l'autre pour
les secteurs connaissant déjà une pluralité d'offres. Le
consommateur s'y perdrait. En outre, à l'achèvement du processus
de libéralisation, le Conseil de la Concurrence a, selon votre
rapporteur, vocation à être la seule instance de régulation
d'une branche de l'économie que rien ne distinguera plus des autres.
Reste à répondre à la question qui est parfois
posée : pourquoi une autorité administrative indépendante
plutôt qu'une autorité ministérielle ?
L'argument selon lequel les arbitrages techniques pouvant être
délégués seraient trop complexes ou trop délicats
pour relever d'un ministre est, bien entendu, à écarter
d'emblée. Au quotidien, l'activité politique fourmille d'exemples
de décisions techniques complexes et délicates prises par les
ministres en exercice.
La réponse est en définitive de nature bien plus politique. C'est
tout simplement parce qu'au travers des opérateurs historiques de
télécommunications ce sont, en définitive, les Etats
membres de l'Union européenne qui vont avoir à s'appliquer
à eux-mêmes les règles d'une concurrence loyale et
transparente. C'est pourquoi, il ne serait pas sain qu'ils soient, à la
fois, acteurs indirects du marché et arbitres de toutes les composantes
de son fonctionnement à l'intérieur de leurs frontières.
L'instauration d'un régulateur indépendant constitue d'ailleurs
le souhait de toutes les entreprises qui prévoient d'agir sur ce
marché, que ce soit comme prestataire ou comme client.
Les solutions envisageables
Pour votre Commission des Affaires économiques,
l'Autorité administrative des télécommunications (AAT)
doit être totalement indépendante des opérateurs et
n'être en rien soumise aux contingences politiques, mais elle n'en doit
pas moins être adossée sur l'Etat, notamment sur le Parlement.
Elle pourrait donc être composée de 5 ou 7 membres disposant d'un
mandat assez long (6 ans s'ils sont remplacés de manière
échelonnée) mais non renouvelable, et dont la nomination serait
assortie du respect de conditions garantissant leur liberté de
décision. Trois d'entre eux (si 5 membres) ou quatre (si 7 membres)
seraient désignés par le Gouvernement pour leurs
compétences juridiques, économiques, techniques et sociales dans
le domaine des télécommunications et deux (si 5) ou trois (si 7)
par les Présidents des assemblées (un par le Président du
Sénat, un par le Président de l'Assemblée nationale et -si
3 membres- un conjointement).
Son budget serait fixé par le Parlement et elle disposerait d'une partie
des moyens en personnels actuellement affectés au ministère de
tutelle de France Télécom.
L'AAT aurait à être
consultée
sur les textes
réglementaires intervenant en matière de
télécommunications, ainsi que sur les décisions
gouvernementales relatives au service public (tarifs notamment).
Elle apporterait son
expertise technique
au ministre chargé
d'attribuer les autorisations de services ou de réseaux de
télécommunications. Elle contrôlerait le respect des
prescriptions fixées par ces autorisations.
Ce serait à elle qu'incomberait la gestion de l'ensemble des
numéros de téléphone que pourront attribuer les
différents opérateurs.
Elle recevrait surtout pour
mission centrale de préciser les
règles, tant techniques que financières, applicables à
l'interconnexion des réseaux
. Elle arbitrerait les litiges pouvant
découler de la mise en oeuvre de ces règles.
La loi pourrait également lui conférer
compétence pour
sanctionner les infractions ou manquements
des opérateurs aux
dispositions légales ou réglementaires.
Les décisions de l'autorité administrative des
télécommunications resteraient bien entendu soumises à
recours devant les juridictions compétentes, le cas
échéant selon des procédures
accélérées.
Parallèlement, la
Commission supérieure du service public des
Postes et Télécommunications
serait consultée par
l'autorité de régulation, cette consultation pouvant
éventuellement être obligatoire, selon des procédures
accélérées, avant le prononcé des sanctions les
plus lourdes que l'AAT serait habilitée à prendre. A cette
occasion, et dans la logique du bicamérisme, la
représentation
parlementaire
assurée au sein de cette commission serait accrue
afin, notamment, de permettre un
rééquilibrage des
effectifs
de députés et de sénateurs.
*
Dans de telles conditions, la réalité et la transparence de la concurrence serait assurée sans que l'Etat renonce pour autant à celles de ses responsabilités dont l'exercice constitue, dans notre pays, un des fondements de la vie démocratique.