CHAPITRE II - LA LOI DE " DÉMONOPOLISATION " DOIT ÊTRE UNE LOI DE CONSOLIDATION DU SERVICE PUBLIC ET DE RÉGLEMENTATION DE LA CONCURRENCE

Assurer le financement du service public des télécommunications dans le cadre d'un monopole est chose aisée. Il suffit de " taxer " les catégories d'usagers qui ne sont pas considérées comme prioritaires par les autorités de tutelle. Quel que soit le prix demandé, ces usagers n'ont pas la possibilité de changer de prestataire. Bien plus, ils peuvent rarement résilier leur contrat car le service fourni est le plus souvent indispensable à leur activité, ou à une vie quotidienne normale 29( * ) . Ils peuvent simplement diminuer leurs consommations.

Si le monopole n'existe plus, la situation change de manière significative. Les clients mécontents des prix ou du service rendu ont toute liberté de s'adresser à d'autres prestataires. Ils peuvent donc cesser de financer directement le service public. Gérer ce dernier devient moins facile car le consommateur n'est plus captif.

Cependant, contrairement à ce que d'aucuns prétendent, la continuation du service public n'en devient pas pour autant très compliquée.

Il suffit d'imposer à l'ensemble des entreprises en concurrence d'assurer les prestations correspondantes ou de les obliger à payer l'une ou plusieurs d'entre elles pour ce faire.

En matière téléphonique, il y a douze ans qu'un système de ce type fonctionne aux États-Unis et qu'il garantit aux populations américaines une correction satisfaisante des déséquilibres sociaux et territoriaux qui pourraient, à défaut, résulter du jeu désordonné des lois du marché.

Certes, aux États-Unis, le terme utilisé " universal service " n'est pas le même qu'en France et ce n'est pas un opérateur public mais plusieurs opérateurs privés qui sont chargés des prestations. Il n'en demeure pas moins que le niveau de service garanti aux citoyens n'est pas globalement inférieur à celui constaté chez nous. Les informations collectées sur place, par votre rapporteur, auprès de la FCC (Federal Communications Commission), du NTIA (National Telecommunications and Information Admimistration) et de la PSC (Public Service Commission) de l'Etat du Maryland sont, de ce point de vue, tout à fait probantes.

Maintenir le niveau et la qualité de notre service public téléphonique dans un cadre démonopolisé ne relève donc aucunement de la gageure. Il suffit d'en affirmer clairement le contenu et les enjeux, tout en prenant les moyens législatifs d'organiser une concurrence loyale.

LA DÉMONOPOLISATION DOIT ÊTRE ACCOMPAGNÉE DE MESURES DE CONSOLIDATION DU SERVICE PUBLIC

Appréhendée dans son ensemble, l'expression française de service public recouvre un concept complexe à définir et difficile à expliquer à des étrangers car elle a plusieurs sens. Elle est polysémique et peut, par la même, alimenter des polémiques jouant sur son caractère équivoque.

Comme l'indique, fort justement, le rapport de la commission sur les services publics qu'à présidée M. Christian Stoffaës 30( * ) : " On y trouve imbriqués une tradition juridique, un modèle social, et des compromis entre objectifs politiques et exigences d'efficacité économique. On peut donc l'approcher par des formulations juridiques ou des critères économiques, mais sans jamais l'exprimer complètement : ce serait la débarrasser d'ambiguïtés qui sont en fait constitutives de sa nature. Plutôt qu'un concept, le service public est une notion composite et englobante, dont la simplicité jette une trompeuse clarté. Elle amalgame des registres d'argumentation distincts, au point d'être invoquée dans les débats politiques et sociaux pour légitimer des points de vue divers, parfois contradictoires ".

Cette ambiguïté résulte, en définitive, du fait qu' une même locution sert à désigner, à la fois, un type d'organisation, un régime juridique particulier et des missions d'intérêt général dont le contenu évolue avec le progrès technique . Rien d'étonnant à ce que, parfois, il soit peu facile de saisir quel est l'objet du débat ! Mais, il doit être expressément souligné que ce n'est pas parce qu'on réforme le type d'organisation qu'il est porté atteinte aux missions.

Cette problématique d'ensemble n'entre bien entendu pas dans le cadre du présent rapport qui ne s'intéresse qu'au service public téléphonique et, pour le présent développement, à ce qu'un tel service apporte et doit continuer à apporter à la collectivité nationale.

Le sujet n'échappe toutefois pas entièrement à ladite problématique. A l'analyse, on s'aperçoit que ce qui est habituellement considéré comme le service public des télécommunications englobe des obligations très hétérogènes.

Il n'en demeure pas moins que l'ensemble des tâches correspondant à ces obligations pourront continuer à être exercées dans un environnement concurrentiel et dans le respect de nos engagements communautaires, sous la seule condition que certaines de leurs modalités de financement soient réformées.

AUCUN OBSTACLE JURIDIQUE NE S'OPPOSE AU MAINTIEN, EN ENVIRONNEMENT CONCURRENTIEL, DES MISSIONS DE SERVICE PUBLIC ASSURÉES AUJOURD'HUI DANS LE CADRE DU MONOPOLE

La démonopolisation ne signifie nullement le renoncement aux missions de service public confiées à France Télécom...

La portée de la notion de service public des télécommunications à la française

Votre rapporteur le soulignait dans le rapport d'information sur l'avenir du secteur des télécommunications en Europe qu'il a présenté, au nom de la Commission des Affaires économiques, en novembre 1993 31( * ) : France Télécom est assujettie à des obligations de service public qui jouent " à l'égard de la population (principes d'universalité, d'égalité et de continuité du service offert) mais aussi, d'une manière plus générale, à l'égard de la Nation (contribution à la politique de défense et de sécurité, participation à l'effort de recherche au travers du Centre national d'études des télécommunications, formation des ing&eacu te;nieurs en télécommunication).

La loi n° 90-566 du 2 juillet 1990 relative à l'organisation du service public de la poste et des télécommunications ne faisait pas ressortir clairement cette distinction.

L'article 3 de la loi indique sans précision particulière que : " France Télécom a pour objet, selon les règles propres à chacun de ses domaines d'activité, contenues notamment dans le code des postes et télécommunications : d'assurer tous services publics de télécommunications dans les relations intérieures et internationales et, en particulier, d'assurer l'accès au service du téléphone à toute personne qui en fait la demande ; ... "

A peine plus explicite, l'article 8 de la même loi dispose :

" Un cahier des charges approuvé par décret en Conseil d'État, après avis motivé et rendu public de la commission instituée à l'article 35, fixe, pour chacun des exploitants publics


32( * ) , ses droits et obligations, le cadre général dans lequel sont gérées ses activités, les principes et procédures selon lesquels sont fixés ses tarifs et les conditions d'exécution des services publics qu'il a pour mission d'assurer.

Il précise notamment les conditions dans lesquelles sont assurées : la desserte de l'ensemble du territoire national ; l'égalité de traitement des usagers ; la qualité et la disponibilité des services offerts ; la neutralité et la confidentialité des services ; la participation de l'exploitant à l'aménagement du territoire ; la contribution de l'exploitant à l'exercice des missions de défense et de sécurité publique.

Le cahier des charges précise les garanties d'une juste rémunération des prestations de service public assurées par chaque exploitant, notamment, pour la Poste, des prestations de transport et de distribution de la presse ".


En revanche, le cahier des charges de France Télécom 33( * ) met en évidence la distinction rappelée ci-dessus. Au sein du chapitre premier consacré aux " missions propres de France Télécom ", l'article 2 traite exclusivement des " conditions générales d'exécution des services publics ", alors que le chapitre II réservé à ses " contributions aux missions de l'État " définit un ensemble d'autres missions qui, par une interprétation juridique a contrario, ne relèveraient pas des services publics au sens strict 34( * ) .

Il s'agit de contributions : aux communications gouvernementales (article 15) ; aux missions de défense et de sécurité publique (article 16) ; à la sauvegarde des personnes et des biens (article 17) ; aux missions de réglementation et de normalisation (article 18) ; à la promotion de l'innovation et de la technologie française à l'étranger (article 19) ; à la coopération technique internationale et à l'aide au développement (article 20) ; à la politique générale de recherche (article 21) ; à l'enseignement supérieur (article 22).

A noter comme seule exception à la particularité de ces missions, les services d'appel téléphonique d'urgence mentionnés à l'article 17 qui relèvent, à l'évidence, du service public à la population.

Jusqu'à présent, cette démarcation juridique n'avait eu qu'une faible portée concrète puisque les missions propres de France Télécom ressortissant de la qualification de service public et celles se voyant parer de la qualité de contributions aux missions de l'État ont continué à être financées par l'opérateur national de la même manière, à savoir par les marges bénéficiaires que lui assure l'exploitation, sans concurrence, de services commerciaux rentables.

En bref, dans la pratique, nulle séparation n'a encore été faite entre les prestations d'intérêt général rendues à la population (aux habitants) et celles fournies à l'État (à la Nation). L'intervention du cadre réglementaire élaboré par l'Union européenne pour organiser la démonopolisation du secteur des télécommunications va imposer de mettre en oeuvre cette différenciation, sans pour autant remettre en cause l'exécution des différentes prestations concernées.

La portée de la notion de service universel communautaire

Le cadre juridique fixé par la Communauté européenne à l'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications intègre la préoccupation d'assurer, à la population, le bénéfice de prestations de télécommunications, à des conditions que ne permettrait pas de garantir le seul jeu des lois du marché.

Ceci a été énoncé à plusieurs reprises par le Conseil des Ministres des Télécommunications de l'Union européenne.

Dans sa résolution du 7 février 1994 sur les principes en matière de service universel dans le secteur des télécommunications (94/C 48/01) 35( * ) , le Conseil reconnaît :

" (...)

- que le maintien et le développement d'un service de télécommunications universel, assuré par un financement adéquat, sont un facteur clé pour le développement futur des télécommunications dans la Communauté ;

- que les principes d'universalité, d'égalité, de continuité sont à la base du service universel pour permettre l'accès à un ensemble minimal de services définis d'une qualité donnée, ainsi que la fourniture de ces services à tous les utilisateurs, indépendamment de leur localisation et, à la lumière des conditions spécifiques nationales, à un prix abordable ;

(...)

- que, en raison d'obligations de service universel, le service de base de téléphonie vocale ne peut être fourni qu'à perte ou à des conditions s'écartant des normes commerciales habituelles ; ce service peut, si cela est justifié et sous réserve de l'approbation de l'autorité réglementaire nationale, être financé au moyen de transferts internes, de redevances d'accès ou d'autres mécanismes tenant dûment compte des principes de non-discrimination et de proportionnalité, tout en assurant le respect des règles de la concurrence, afin d'apporter une juste contribution à la charge que représente la fourniture d'un service universel ;.

(...)

- la notion de service universel doit évoluer au rythme du progrès technique, des développements du marché et de l'évolution des besoins des utilisateurs ".


A cette résolution était annexée une déclaration de la Commission (94/C 48/08) précisant les éléments de service constituant le service universel, à savoir : le réseau public commuté et le service de téléphonie vocale, avec des critères de disponibilité, continuité et qualité de service ; un service de renseignements et d'annuaire ; des cabines publiques ; l'accès aux services d'urgence ; des conditions spécifiques pour les handicapés ou personnes ayant des besoins spécifiques.

Des résolutions postérieures ont repris ces éléments. On notera dans la résolution du 18 septembre 1995 sur la mise en place du futur cadre réglementaire des télécommunications (95/C 258/01) que :

" le Conseil reconnaît comme éléments clés de l'élaboration du futur cadre réglementaire des télécommunications dans l'Union (...) le maintien et le développement d'un service universel, et pour ce faire :

- l'obligation faite à certains opérateurs, par les Etats-membres, d'assurer la fourniture d'un ensemble minimal de services de télécommunications définis, d'une qualité donnée, et, à la lumière de conditions spécifiques nationales, à un prix abordable... ".


Les propositions de directives du Parlement européen et du Conseil , tout comme les projets de directives (article 100 A du Traité) de la Commission (article 90-3 du Traité) qui visent à fixer les règles de fonctionnement d'un marché libéralisé -et qui sont en voie d'adoption- traduisent cette préoccupation en termes de droit positif. Ces textes retiennent des formulations variant avec leur objet, mais ils concourent au même objectif : donner aux États membres les moyens juridiques d'organiser le service universel dans des conditions compatibles avec la concurrence.

La proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l'interconnexion dans le secteur des télécommunications et à la garantie du service universel et de l'interopérabilité par l'application des principes de fourniture de réseau ouvert (Communication publiée au JOCE 95/C 313/04 ou COM (95) 379 final) traite en particulier des modalités de financement du service universel.

Elle prévoit, notamment à son article 5.1, que : " Seuls les réseaux publics de télécommunications et les services publics de télécommunications définis à l'annexe I partie 1 peuvent être financés par un partage des coûts avec les autres acteurs du marché  ". Cela comprend le réseau public commuté classique (permettant la transmission de la voix, la communication par télécopie ou la transmission de données avec modem) et le service de téléphonie vocale, y compris les renseignements, annuaires, cabines publiques et aide aux handicapés.

La Commission a également adopté, en août 1995, le projet de directive modifiant la directive 90/388/CEE et concernant l'ouverture complète du marché des télécommunications à la concurrence (communication publiée au JOCE : 95/C 263/07).

Ce projet traite du service universel à l'article 4 quater, et prévoit notamment que : " tout régime national qui est nécessaire pour partager le coût net de fourniture d'un service universel résultant des obligations imposées aux organismes de télécommunications, avec d'autres organismes qui fournissent des réseaux et/ou des services de télécommunications(...) ne s'appliquera qu'aux fournisseurs de services concurrentiels de téléphonie vocale et de réseaux publics de télécommunications ".

Un recouvrement partiel mais sans exclusive

En d'autres termes, la notion communautaire de " service universel " recouvre celle de " service public à la population " exposée précédemment mais n'englobe pas celle de " service public à la Nation " que met également en oeuvre France Télécom.

Ainsi, le droit communautaire de la concurrence régissant les services de télécommunications autorise les États membres à obliger les entreprises du secteur à assurer ou à financer les prestations correspondant au premier volet -le plus important- du service public des télécommunications à la française. Les prestations relevant de ce volet, qui correspond à la définition du service universel, sont soumises au principe dit du " Pay or Play ". Mais, si la législation européenne n'interdit nullement de continuer à mettre en oeuvre le second volet de notre service public des télécommunications, elle ne permet pas de le soutenir par les mêmes moyens.

Il est donc totalement erroné d'affirmer, sous prétexte que les notions de service public et de service universel ne coïncident pas complètement, que la démonopolisation impulsée par Bruxelles remet en cause le service public " à la française " dans le domaine des télécommunications.

En revanche, les règles qui s'appliqueront à compter du 1er janvier 1998, nous imposent de clarifier et de diversifier ses modes de financement.

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