B. L'OPÉRATION BARKHANE : UN CONFLIT AUX CAUSES COMPLEXES OÙ LE MILITAIRE N'A PU PALLIER L'ABSENCE DE SOLUTION POLITIQUE
Malgré des succès tactiques remportés contre les groupes djihadistes par l'armée française, ceux-ci ont poursuivi leurs attaques tout au long des huit ans et demi de l'opération Barkhane. L'inaction du gouvernement malien, qui ne souhaitait au fond réellement mettre en oeuvre ni l'accord d'Alger ni les profondes réformes de gouvernance que la situation aurait exigées, s'est soldée par un premier coup d'État, puis un second. Ces coups d'État ont conduit à un revirement d'alliance du pays, qui s'est rapproché de la Russie et a exigé le départ des forces françaises. Des scénarios similaires se sont produits au Burkina Faso et au Niger. Plusieurs enseignements peuvent être tirés de cette séquence.
1. L'insuffisante prise en compte de la complexité du conflit
Comme l'a souligné Nyagalé Bagayoko, directrice de l'African Security Sector Network (ASSN), lors de son audition par la commission, le conflit au Sahel a été constamment analysé au le seul prisme de la lutte contre le terrorisme international, grille de lecture très insuffisante qui ne pouvait conduire qu'à une stratégie lacunaire.
Selon le chercheur Alain Antil, il existe en effet en réalité, dans la crise sahélienne, trois conflits simultanés qui interfèrent entre eux :
-le premier conflit, quasiment le seul évoqué dans le discours politique et médiatique ordinaire, est celui dû à l'action des groupes terroristes porteurs d'une idéologie djihadiste et ayant pour ambition d'instaurer un nouvel ordre politique fondé sur une version fondamentaliste de l'Islam ;
-le second conflit consiste en une sorte d'insurrection des périphéries contre le centre, dans des pays où l'action de l'État central bénéficie souvent de moins en moins à la population à mesure que l'on s'éloigne de la capitale, devenant même prédatrice pour certains groupes sociaux ;
-le troisième conflit résulte d'un ensemble de révoltes sociales en cours dans des espaces donnés, dues au caractère très stratifié des sociétés sahéliennes, où persistent des formes de quasi-servage. Ce conflit est également alimenté par la jeunesse extrême de la population. Ainsi, le groupe Ansarul Islam, au Burkina Faso, recrute principalement parmi des couches marginalisées au sein des populations peules, avec pour première cible des chefferies et des imams eux-mêmes peuls.
Plutôt que de réduire l'approche au combat contre la radicalisation djihadiste, il s'agissait donc de lutter contre l'ensemble de ces facteurs de conflictualité susceptibles de faire basculer les individus dans la violence. Une telle lutte supposait un niveau élevé de coordination entre l'ensemble des acteurs et la participation active des Gouvernements locaux, ce qui n'a jamais été obtenu au Mali.
S'agissant plus particulièrement des groupes djihadistes, leur projet politique et leur vision fondamentaliste de la société, de l'école ou de la justice n'ont pas été suffisamment analysés, les autorités - et par conséquent leurs soutiens internationaux, dont la France - ne leur opposant à titre de projet politique que la pure et simple restauration de l'État, alors même que celui-ci était toujours perçu par une partie importante de la population comme une force hostile davantage que protectrice. En particulier, une large part des populations sahéliennes a continué à percevoir les armées locales comme prédatrices malgré les efforts de formation engagés, notamment au Mali par la mission de formation de l'Union européenne (EUTM). Ainsi, environ 47 % des 4 200 décès de civils documentés au Niger, au Burkina Faso et au Mali en 2020 et 2021 auraient été causés par les forces de défense et de sécurité sahéliennes ou les « groupes d'auto-défense communautaires », et non par les groupes djihadistes. Cette situation a contribué à alimenter sans cesse un flux de nouveau djihadistes venant compenser les pertes infligées par les armées locales et par l'armée française.
Les analyses plus récentes des conflits sahéliens ont parfois à nouveau tendance à surestimer les causes exogènes par rapport aux causes endogènes. Tout comme le « terrorisme international » était mis en avant comme unique facteur explicatif de la crise sécuritaire, les dynamiques géopolitiques, en particulier l'opposition de l'occident et de la Russie, sont parfois surestimés, conduisant à oblitérer à nouveau les facteurs explicatifs locaux déjà évoqués et négligeant également le « souverainisme » qui se développe actuellement de manière endogène dans toute l'Afrique de l'Ouest.
2. Une complexité qui n'est pas propre au Sahel
Il convient de souligner que cette complexité des causes du conflit n'est pas propre à celui qui se déroule au Sahel. Il en va de même du conflit autour du lac Tchad qui met aux prises les groupes issus de Boko Haram avec les armées des pays alentour, des conflits multiples dans le nord du Nigéria impliquant des terroristes et des groupes de « bandits », ou encore des conflits de l'est et de la corne de l'Afrique. De même, le conflit en RDC a atteint une complexité inouïe du fait de sa durée, du nombre de groupes armés qui y participent et de l'intrication des enjeux géopolitique - tous les États de la région sont impliqués à un titre ou un autre - et économiques, la RDC abritant les gisements les plus importants du monde de plusieurs minerais essentiels au fonctionnement de la nouvelle économie mondiale.
Comme le montre le chercheur Jonathan Guiffard29(*), le vocabulaire de la « crise », omniprésent dans les discours officiels comme médiatiques pour évoquer ces conflits, a tendance à effacer cette complexité au profit de la recherche d'une « solution » qui pourrait « résoudre » la crise, généralement, pense-t-on, en quelques mois ou au plus quelques années. Cette « solution » se focalisant sur les causes conjoncturelles des conflits, généralement en privilégiant l'approche militaire, elle ne permet pas d'améliorer la situation sur le long terme, d'où des conflits qui s'éternisent.
3. Une approche globale 3D « diplomatie, défense, développement » qui n'a pas fonctionné
L'approche dite « 3D » au Sahel avait pour objectif d'apporter une réponse globale à la crise à travers l'articulation des acteurs de la défense, de la diplomatie et du développement, en phase de prévention, stabilisation et développement. La mise en place de cette approche a été formalisée à partir de 2016 avec le rapprochement entre l'état-major des Armées (EMA) et l'AFD, à travers la signature d'un accord-cadre de partenariat et d'un accord de terrain, complétés par des échanges de personnels. Sur le fond, elle a visé dans un premier temps à répondre aux besoins dans les services essentiels (eau, santé et éducation), tout en renforçant les autorités locales et en dynamisant l'économie. Devait suivre un effort en faveur du retour de l'État à travers l'instruction de projets de gouvernance, afin de renforcer les liens entre les autorités et les populations.
Intéressante sur le papier, cette approche n'a pas permis de transcender les difficultés rencontrées et d'avoir un effet suffisamment transformateur sur les espaces concernés pour arracher à la racine les facteurs de conflit.
Sur le plan de la diplomatie, notamment, la position de la France s'est progressivement dégradée, jusqu'à la brouille avec les trois pays du Sahel central. Les autorités françaises n'ignoraient pas l'état de la démocratie malienne, très corrompue malgré la tenue régulière d'élections. La France a dû néanmoins, sans doute faute d'alternative, poursuivre sa coopération avec les autorités. Cependant, rien n'incitait en réalité les dirigeants maliens ni leurs opposants à aller de l'avant dans la mise en oeuvre de l'accord de paix, chacune des parties s'accommodant très bien du statu quo. En outre, la France a été accusée d'être hostile à l'unité et la souveraineté du Mali par complaisance envers les Touaregs.
Après Serval en 2013, la poursuite de l'intervention militaire française sous une forme nouvelle (Barkhane) est ainsi devenue suspecte pour de nombreux Maliens, d'autant plus que cette opération a beaucoup fonctionné en enclave, sans associer systématiquement l'armée malienne (considérée, non sans raisons, comme peu fiable). Par la suite, après la période du premier putsch, au cours duquel les relations avec la France sont restées correctes, le Mali a décidé de rompre unilatéralement non seulement avec la France, mais aussi avec l'ensemble des autres partenaires engagés auprès du pays.
Les moyens dont disposait la diplomatie française pour mettre en oeuvre l'approche 3D tout en luttant contre la désinformation anti-française sur les réseaux sociaux étaient par ailleurs très limités, du fait de la réduction des effectifs et des moyens au fil des années tant en administration centrale que dans les ambassades des pays concernés.
Il est apparu en outre que le mandat spécifique de chacun des 3 « D » devait être mieux respecté afin d'éviter une confusion entre les missions des différents acteurs. Ainsi, la continuité entre les actions militaires et les actions de développement pouvait présenter des risques pour l'activité des ONG et des autres acteurs du développement, la neutralité par rapport aux parties en conflit constituant la clef de voute de la capacité à intervenir de ces acteurs.
En dépit des moyens significatifs débloqués dans le cadre de l'Alliance Sahel par les pays européens et leurs agences de développement, via le programme d'investissements prioritaires (PIP) du G5 Sahel et le programme de développement d'urgence (PDU) du Sahel, les effets sur le terrain n'ont pas été « à l'échelle » dans les zones de crise. Plus généralement, les actions de développement sont restées trop centrées sur les aspects économiques alors que les causes du conflit étaient plutôt de l'ordre de la demande de justice ou encore d'un égal accès aux services publics30(*).
Enfin, l'accent n'a pas été suffisamment mis sur la restauration des forces de sécurité civiles. Le « continuum sécurité-développement » est resté trop souvent un « continuum défense-développement », les missions qui devraient être dévolues à des forces de police étant généralement exercées par les militaires.
Au total, l'opération Barkhane s'est soldée par une perte sans précédent des positions françaises dans la région, d'autant que le Tchad a demandé à son tour fin 2024 le départ des militaires français. Cette perte a été aggravée par la décision inédite, largement incomprise, de cesser toute aide au développement en direction du Mali, du Niger et du Burkina Faso, y compris l'aide transitant par la société civile et la coopération décentralisée, et de suspendre temporairement les mobilités étudiantes. Ceci est en effet apparu comme une mesure de rétorsion touchant davantage les populations que les dirigeants putschistes.
* 29https://www.institutmontaigne.org/expressions/de-la-crise-la-prospective-pour-une-politique-etrangere-de-temps-long
* 30 Par exemple un accès adapté à l'éducation pour les nomades.