II. UNE STRATÉGIE RATTRAPÉE PAR LA PERSISTANCE DES QUESTIONS MILITAIRES ET SÉCURITAIRES

La volonté de diminuer la prégnance des aspects militaires dans les relations franco-africaines, incarnée dans l' « agenda transformationnel » présidentiel, s'est heurtée à la persistance des sujets « paix et sécurité » sur le continent. En particulier, dans le cadre de l'opération Barkhane, la France est restée massivement engagée en soutien du Mali, du Burkina Faso et du Niger de 2014 à 2022, soit une des plus longues et des plus coûteuses interventions militaires de la France en Afrique.

A. UN CONTINENT ENCORE PERCLUS DE FOYERS DE TENSION

Contrairement à certaines représentations qui sous-tendent le choix de se tourner davantage vers l'Afrique anglophone et de l'Est, cette région n'est pas une Afrique plus paisible où le diplomatique et l'économique pourraient prendre le pas sur le militaire. Au sein d'une Afrique subsaharienne qui reste la région du globe où l'intensité conflictuelle est la plus grande, puisqu'elle concentre environ la moitié des conflits à grande échelle recensés dans le monde chaque année21(*), les régions de l'Afrique de l'Est et d'Afrique australe comptent le plus grand nombre de personnes qui nécessitent chaque année une aide humanitaire.

Conflits armés par nombre estimé de morts liés au conflit en 2023

Source : SIPRI Yearbook 2024.

Outre les causes immédiates bien répertoriées - fréquence accrue des violences lors des consultations électorales, prévalence des coups d'État -, les progrès du djihadisme sont devenus fortement déstabilisateurs, notamment dans les sous-régions nouvellement investies par la diplomatie française. C'est le cas dans le quart sud-est du continent : le Kenya a eu à subir les attentats du mouvement Ansar Al-Sunna, ou « Chebabs », en 2011, 2013, 2015 et 2016, 2019 et 2020. Au printemps 2021, la région septentrionale du Mozambique de Cabo Delgado était presque entièrement contrôlée par les terroristes. D'après un rapport des Nations unies de janvier 2024, même si des actions contre-terroristes robustes ont réduit les djihadistes dans plusieurs pays, la menace y reste importante au Mozambique, au Nigeria, ou encore en Somalie22(*). Deux sous-régions au moins méritent une attention particulière.

· La Corne de l'Afrique présente une configuration politique et une situation géostratégique propices à l'instabilité. En janvier 2024, les tensions sous-régionales ont été ravivées par la signature d'un protocole d'accord par lequel le Somaliland accordait à l'Éthiopie, privée d'accès à la mer depuis l'indépendance de l'Érythrée en 1993, la possibilité de construire une base navale sur son territoire. La Somalie a signé en guise de rétorsion un accord de coopération militaire avec l'Égypte, laquelle entretient les plus mauvaises relations avec l'Éthiopie depuis que celle-ci a entrepris la construction d'un grand barrage en amont du Nil bleu. L'alliance militaire entre l'Égypte et la Somalie s'est étendue à l'Érythrée le 10 octobre 2024. Simultanément, une nouvelle force opérationnelle de l'Union africaine vient d'être agréée par les Nations unies23(*) pour soutenir le gouvernement somalien dans la lutte contre les Chebab, qui pourraient profiter de la situation.

L'inquiétude que suscite la sous-région est alimentée par le très fort risque de guerres par procuration. Les pays de l'alliance Égypte-Somalie-Érythrée, ainsi que le Soudan, sont dans la sphère d'influence de la Turquie et de l'Arabie saoudite, tandis que les Émirats arabes unis soutiennent l'Éthiopie, le Somaliland et le groupe paramilitaire soudanais qui conteste l'autorité de Khartoum. L'Éthiopie est encore soutenue par la Russie et la Chine au Conseil de sécurité, et militairement par l'Iran. La Mer rouge sert de base arrière aux États du golfe qui s'affrontent au Yémen et son statut d'autoroute maritime primordiale et de lieu de rencontre des militaires français, étatsuniens, italiens, chinois et japonais stationnés à Djibouti fait du contrôle de ses ports un enjeu pour beaucoup. La Russie nourrit depuis 2017 un projet de base navale sur ce littoral, que l'ancien président soudanais Omar el-Béchir lui promettait à Port-Soudan.

· L'Afrique des Grands lacs est depuis plus d'un tiers de siècle le théâtre de conflits d'une grande violence et d'une extrême complexité, laquelle est encore aggravée par le faible nombre de travaux permettant de la comprendre24(*). Ce conflit semble quoi qu'il en soit le plus meurtrier depuis la seconde guerre mondiale, puisqu'il aurait fait plusieurs millions de morts directs et indirects25(*), essentiellement des civils, et jusqu'à 7 millions de personnes déplacées à l'intérieur de la RDC, en 2024.

Déplacés internes à la RDC, en millions (1996-2020)

Source : Jason K. Stearns, d'après les rapports du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires, op. cit. p. 6.

Le conflit est directement lié au génocide des Tutsis au Rwanda puisqu'il trouve son origine dans la poursuite, sur le territoire du Zaïre, des milices Interhamwe responsables du génocide par l'armée rwandaise victorieuse. « Le président Kagame a présenté dans ce contexte un scenario très convaincant : prévenir la commission d'un supposé génocide des Banyamulenge [Tutsis du Nord-Kivu] et supprimer la menace frontalière créée par les éléments de l'ancien gouvernement génocidaire rwandais. Les deux correspondaient à l'analyse occidentale de la situation et collaient raisonnablement bien à la réalité du terrain » 26(*).

Lorsque le président congolais installé par les armées des États voisins, Laurent-Désiré Kabila, a cherché à se défaire de cette tutelle, a éclaté la deuxième guerre du Congo, parfois qualifiée de première guerre mondiale africaine. Les armées étrangères se sont retirées de RDC en vertu de l'accord de paix de Sun City conclu en 2002, mais les caractéristiques de l'économie de guerre qui s'étaient alors mises en place sont demeurées dans le Nord-Kivu, le Sud-Kivu et l'Ituri. En 2024, l'armée congolaise s'oppose à plus d'une centaine de groupes armés composés d'opposants burundais, rwandais, ou ougandais, mais aussi de congolais, qui prennent la forme de milices formées par la population locale, sur une base souvent ethnique. Le mouvement du 23 mars, ou M23, qui avait pris la ville de Goma en 2012 avant de se faire plus discret, a repris depuis fin 2021 sa progression, avec le soutien de l'armée rwandaise. En janvier 2025, de nouvelles localités ont été conquises par le M23 en violation du cessez-le-feu signé le 30 juillet 2024 sous l'égide de l'Angola.

Mines, groupes armés et réfugiés en République démocratique du Congo

Source : Cécile Marin, dans Le Monde diplomatique de mai 2024.

Cette situation, ainsi que l'a expliqué Thierry Vircoulon devant la commission27(*), coalise les intérêts des seigneurs de guerre locaux, des autorités officielles de la région, des pays voisins comme l'Ouganda, le Burundi et le Rwanda, et s'autoalimente par l'exploitation largement illégale des ressources du sous-sol congolais. Les comportements des habitants de ces régions ont, depuis vingt ans, été largement déformés par les habitudes de la guerre, et les violences - enlèvements, meurtres, violences sexuelles - y sont endémiques. En juillet 2024, la cheffe de la Monusco décrivait « l'une des crises humanitaires les plus graves, les plus complexes et les plus négligées de notre époque »28(*). Les violations du droit international entravent l'acheminement de l'aide humanitaire. Les femmes et les filles sont les principales victimes des violences, et les incidents de violence sexuelle contre les enfants ont augmenté de 40 % en un an.

La France ne peut se désintéresser de ces conflits ouverts ou potentiels. En Afrique de l'Est, la base de Djibouti constitue un atout essentiel pour la stratégie indo-pacifique de notre pays, un point géostratégique crucial dans les actuels conflits du Moyen-Orient et un lieu d'entraînement exceptionnel pour les armées. Or tout faux pas au sein de l'enchevêtrement des alliances et des inimitiés dans la région pourrait remettre en cause la présence française dans un contexte de reflux général de ses bases militaires africaines. De même, la France se doit d'oeuvrer, avec ses partenaires de la communauté internationale, pour mettre fin au conflit en RDC.


* 21 Voir par exemple les rapports annuels de l'IISS, du SIPRI, ou encore le rapport Alert 2024 ! de l'Université autonome de Barcelone.

* 22 Eighteenth report of the Secretary-General on the threat posed by ISIL (Da'esh) to international peace and security and the range of United Nations efforts in support of Member States in countering the threat, 31 janvier 2024.

* 23 Résolution 2767 (2024) du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée le 27 décembre 2024.

* 24 Les ouvrages suffisamment généraux et récents sur ces conflits sont ainsi très peu nombreux en langue française. Voir par exemple Filip Reyntjens, La grande guerre africaine : instabilité, violence et déclin de l'État en Afrique centrale (1996-2006), Paris, Les belles lettres, 2012 ; en anglais, voir par exemple Gérard Prunier, Africa's World War, Oxford University Press, 2008, republié sous le titre From genocide to continental war, C Hurst & Co Publishers Ltd, 2009 ; René Lemarchand, The dynamics of violence in central Africa, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009 ; plus récemment : Jasons K. Stearns, The war that doesn't say its name : the unending conflict in Congo, Princeton University Press, 2022.

* 25 Le rapport Mapping des Nations unies, quoique controversé, estime à 4 à 5 millions le nombre de victimes du conflit jusqu'au début des années 2000.

* 26 Gérard Prunier, From genocide to continental war, C Hurst & Co Publishers Ltd, 2009, p. 333.

* 27 Audition du 13 décembre 2023.

* 28 Intervention de Bintou Keita au Conseil de sécurité des Nations unies, le 8 juillet 2024.

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