D. L'ACTIVISME MILITAIRE DU RWANDA : UNE MENACE POUR LA STABILITÉ RÉGIONALE ?

Le Rwanda contemporain résulte de la victoire de l'armée patriotique rwandaise (APR), commandée par Paul Kagame, sur le régime à domination hutue responsable du génocide des Tutsis. Renommée Forces Rwandaises de Défense (FRD) par l'incorporation de l'APR dans l'ancienne armée du Rwanda, l'armée du pays pèse encore lourd non seulement dans la légitimation du régime, mais encore dans sa politique étrangère dans son environnement régional. Le ministre d'État chargé de la Coopération régionale depuis septembre 2023 n'est d'ailleurs autre que James Kabarebe, ancien aide de camp de Paul Kagame, qui fut chef d'état-major de l'armée congolaise après le renversement de Mobutu, puis chef d'état-major de l'armée rwandaise après son éviction de l'entourage du président congolais, avant d'exercer les fonctions de ministre de la défense du Rwanda.

Les FRD, incarnation de la réunification, de la reconstruction et de la modernisation du pays après le génocide, sont ainsi un pilier du régime rwandais et de sa politique étrangère. Le pays dispose de son propre centre de formation militaire aux opérations de maintien de la paix, financée par le PNUD. Inaugurée en 2012, la Rwandan Peace Academy (RPA) forme au maintien de la paix les officiers rwandais ainsi que des militaires étrangers. Cet engagement a donné lieu à l'adoption des Principes de Kigali, adoptés par les principaux contributeurs aux OMP en 2015.

Les FRD, réputées pour leur discipline et leur efficacité, sont désormais présentes sur une partie significative du continent. Le Rwanda est ainsi le principal fournisseur de troupes pour les opérations de maintien de la paix en proportion de sa population : il talonne en effet, en valeur absolue, le Népal et le Bangladesh avec près de 6 000 militaires déployés, alors sa population est, respectivement, deux et douze fois moindre.

Classement des principaux pays contributeurs aux OMP (au 31 août 2024)

Source : Nations unies.

Le Rwanda s'est ainsi fortement impliqué dans la force d'interposition envoyée au Darfour en 2007, puis, en 2011, au sein de la MINUSS au Soudan du Sud et en 2014 en République centrafricaine au sein de la MINUSCA. Depuis 10 ans, plus de 40 000 soldats ont ainsi été déployés, dont plusieurs centaines de femmes. Les contingents rwandais sont souvent parmi les plus importants au sein des opérations où ils interviennent. Cet activisme leur fait bénéficier des programmes de formation des armées étrangères, tel l'Africa Contingency Operations Traigning and assistance program des Etats-Unis, ou bien le programme Reinforcement of Peacekeeping Capacities (RECAM) délivré par la France.

L'efficacité de la diplomatie militaire du Rwanda s'illustre aussi par sa faculté à projeter des forces dans le cadre d'accords bilatéraux. Ainsi, fin 2020, le président centrafricain Faustin Archange Touadéra a sollicité les forces spéciales rwandaises pour réduire la menace des groupes rebelles aux portes de Bangui. En 2021, le Mozambique a demandé l'aide du Rwanda face à l'avancée des Chebabs, effectivement contenue par le déploiement d'un millier de soldats. En avril 2023, un accord de coopération militaire a été signé avec le Bénin pour lutter contre les menaces djihadistes.

Déploiements des militaires rwandais en Afrique (février 2005 - juin 2024)

Source : Acled, 2024.

Mais cet activisme militaire est aussi un risque pour la sécurité régionale. D'une part, il n'est pas mu que par l'attachement à des principes ou le souci de faire profiter d'un savoir-faire, mais aussi par une volonté politique justifiée par une forme de nécessité. Le Rwanda, pays enclavé et le plus densément peuplé d'Afrique avec une densité environ quinze fois supérieure à la moyenne subsaharienne, cherche des débouchés et la sécurisation de ses voies d'approvisionnement. Les interventions militaires en Centrafrique et au Mozambique ont ainsi été aussi des moyens de servir ses intérêts économiques. Les gérants du fonds Crystal Venture, très proches du pouvoir rwandais, sont également désireux de diversifier leurs investissements59(*).

D'autre part, son interventionnisme, en particulier chez son voisin congolais, est une source de déstabilisation régionale majeure, à l'origine d'une crise humanitaire grave. Depuis les révélations de la presse, assises sur un rapport confidentiel des Nations unies de l'été 202260(*), le soutien apporté par l'armée rwandaise à certains groupes armés présents dans l'est de la RDC, à commencer par le M23, est désormais bien étayé. Le dernier document des Nations unies disponible, publié le 27 décembre 202461(*), estime que le M23 et l'Alliance Fleuve Congo - dernier avatar de la coalition armée des opposants au régime congolais - « ont activement poursuivi leurs objectifs expansionnistes », un « nombre croissant » de groupes armés s'étant rangés derrière eux ; qu'ils ont conquis la plus grande mine de coltan de la région et sont parvenus, en exportant frauduleusement 150 tonnes vers le Rwanda, à « la plus vaste contamination de la chaîne d'approvisionnement » de ce minerai jamais enregistrée dans la région ; qu'enfin « le soutien systématique de [l'armée rwandaise] au M23 et son contrôle de facto sur les opérations du M23 s'est poursuivi »62(*).

Les auteurs les moins contestés du monde universitaire n'ont pourtant jamais eu de mal à qualifier ce volet de la politique étrangère rwandaise. L'historien britannique Stephen Ellis estimait ainsi en 2012 que « le Rwanda a manipulé pendant des années la violence chez son voisin géant, le Congo, en soutenant et même en lançant des campagnes à grande échelle, dans ce qui a probablement été la guerre la plus meurtrière des soixante-cinq dernières années. Malgré cette agression, le Rwanda a reçu le soutien constant des Etats-Unis et du Royaume-Uni, tous deux gênés d'avoir fait si peu pour arrêter le génocide de 1994 et décidés à s'absoudre avec une politique de soutien inconditionnel en faveur du gouvernement de Kigali »63(*).

En 2009, l'africaniste René Lemarchand, s'appuyant pour étayer son propos sur des rapports variés du tournant des années 2000, notait que les « inquiétudes sécuritaires [de Kigali] sont de plus en plus supplantées par les énormes bénéfices tirés de l'exploitation de la richesse minérale du Kivu », et estime en dernière instance qu'« il est difficile d'éviter la conclusion qu'en fermant les yeux sur les profits tirés du pillage des richesses congolaises, la communauté internationale - c'est-à-dire non seulement l'Union européenne et les Etats-Unis, mais aussi la Banque mondiale et le FMI - encourage tacitement une entreprise coloniale dans la meilleure tradition de l'impérialisme européen »64(*).

Gérard Prunier n'hésitait pas, la même année, à voir dans la décision prise par les armées menées par le Rwanda de renverser le président zaïrois en 1996 « la première occurrence connue de conquête impériale postcoloniale en Afrique par un pays africain ». La singularité de la situation provenait de ce que les locuteurs kinyarwanda du Congo « n'étaient pas une tribu partagée entre deux États mais un groupe national issu d'un État-nation qui s'était étendu jusqu'au territoire d'un État voisin multiethnique ». Les allégeances des Banyarwanda du Congo étaient à la fois « étatiques et non étatiques, puisqu'une de leurs composantes venaient de se faire massacrer par une autre [...] Dans un tel contexte, le nouveau régime rwandais pouvait prétendre garantir la sécurité de ses frères non rwandais - mais Banyarwanda. Telle était la situation, rare à l'échelle mondiale et sans précédent en Afrique »65(*).

Cette complexité masque difficilement la ténuité de l'argumentaire du gouvernement rwandais au soutien de son engagement militaire chez son voisin. Jason K. Stearns fait observer que, la dernière incursion significative des FDLR en territoire rwandais remontant à 2001 - bien que des victimes civiles causées par des incidents aient été à déplorer depuis -, l'argument de la lutte contre les génocidaires ne peut être autre d'un autre ordre que symbolique, et renvoie pour expliquer l'activisme militaire rwandais à l'idéologie constitutive du régime ainsi qu'aux intérêts économiques servis par le désordre entretenu en territoire congolais66(*).

Quoi qu'il en soit au juste, et aussi bien fondées soient, du point de vue français, les justifications au resserrement des relations avec l'Etat rwandais, il demeure que le pourrissement de la situation sécuritaire à l'est de la RDC, auquel participe activement le Rwanda, fait peser une grave menace sur l'équilibre régional et la situation des populations civiles.

L'Union européenne a certes gelé à l'été 2024 son soutien financier à l'intervention rwandaise au Mozambique - avant toutefois de consentir une seconde tranche de 20 millions d'euros le 18 novembre -, elle a condamné « fermement »67(*) la présence militaire rwandaise dans l'est de la RDC, et a pris des sanctions individuelles contre neuf personnes et une entité responsables d'actes constituant de graves violations des droits de l'homme en RDC et accusées d'entretenir le conflit armé, l'instabilité et l'insécurité dans l'est du pays.

Il reste surtout que, vu de Kinshasa, l'Union européenne est aussi la signataire, en février 2024, d'un « protocole d'accord sur les chaînes de valeur durables pour les matières premières », à peine un mois après que le Rwanda eût signé un accord avec le géant minier anglo-australien Rio Tinto pour l'exploitation d'étain, de tantale, de tungstène, de lithium et de métaux associés. La prétention à vouloir exclusivement lutter contre les trafics, et la circonstance qu'un accord analogue a été signé avec la RDC ne peut lever le soupçon d'un soutien, par l'Union européenne, à l'exportation par le Rwanda de minerais qui sont réputés abonder surtout chez son voisin.

La faiblesse de l'intérêt stratégique manifestement conféré par la diplomatie française et européenne au soutien de la RDC dans son bras-de-fer avec le Rwanda pour recouvrer sa souveraineté dans ses trois régions orientales, semble aux rapporteurs très contestable compte tenu de la taille du pays, de sa situation géographique, de son importance en termes de ressources essentielles et, accessoirement, de son titre de premier pays francophone du monde.


* 59 Voir les dossiers consacrés par Jeune Afrique à ces questions en mai 2023 et décembre 2023.

* 60 Voir par exemple « RDC : un rapport confidentiel de l'ONU apporte des « preuves solides » de l'implication du Rwanda dans l'Est », dans Le Monde du 4 août 2022.

* 61 Letter dated 27 December 2024 from the Group of Experts on the Democratic Republic of the Congo addressed to the President of the Security Council, le 27 décembre 2024.

* 62 Ibid., pp. 12-13.

* 63 Stephen Ellis, La saison des pluies - L'Afrique dans le monde, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2023.

* 64 René Lemarchand, The dynamics of violence in central Africa, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2009, p. 255.

* 65 Gérard Prunier, op. cit., p. 333.

* 66 Jason K. Stearns, The war that doesn't say its name, Princeton University Press, 2022, chapitre 4.

* 67 Par exemple, le 7 juillet 2023, ou encore le 5 janvier 2025.

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