C. DES DÉFAUTS STRUCTURELS QUI APPELLENT DES RÉFORMES
1. L'union africaine reste une organisation internationale à faible niveau d'intégration
Le pouvoir de l'Union africaine n'est pas comparable, vis-à-vis des États qui la composent, à l'Union européenne ou même à l'ONU. Les intérêts des États membres se neutralisent. Le pouvoir du président de la commission de l'UA, Moussa Faki, n'est que celui que les États membres lui laissent. La relation entre le président et les commissaires n'est guère hiérarchique.
En outre, il existe des blocs au sien de l'Union. L'Algérie et l'Afrique du Sud, qui contribuent le plus, tout comme les autres gros contributeurs que sont l'Égypte, le Congo, l'Éthiopie et le Nigéria, sont assez réticents à donner plus de pouvoir à l'UA et de contribuer encore davantage. Il existe aussi dans une certaine mesure un bloc des pays francophones qui s'oppose à un bloc des pays anglophones.
Par ailleurs, certains « leaders naturels » sont de plus en plus en retrait. En particulier, on observe depuis 10 ans un grand retrait, à la fois politique et militaire, du Nigeria, dont les autorités ont ainsi perdu une partie de leur expertise sur les pays voisins. De même, si l'Afrique du Sud manifeste toujours une forte volonté d'intervention dans les crises régionales, elle n'en a plus nécessairement les moyens militaires, sont armée étant sensiblement affaiblie depuis quelques années.
2. Les relations entre l'UA et les CER restent complexes au détriment de l'efficacité
La relation entre l'UA et les CER, bien qu'encadrée par le Protocole de 2008, censé établir un cadre de coopération, peut néanmoins virer à la compétition. Un obstacle à cette coordination est le mimétisme institutionnel qui existe entre les structures politiques, militaires et diplomatiques. En effet, chacune des CER dispose d'un organe politique, équivalent du CPS de l'UA, tels l'Organe de la troïka au niveau des chefs d'État, chargé de la coopération en matière de politique, de défense et de sécurité (SADC), le Conseil de médiation et de sécurité (CEDEAO) ou encore le Conseil de paix et de sécurité de l'Afrique centrale (CEEAC). Si elles existent, les coopérations sont sporadiques, la tendance étant plutôt au chevauchement des compétences et des activités.
Par ailleurs, l'application des trois principes (subsidiarité, complémentarité, avantage comparatif) censés régir la division du travail entre l'UA et les CER reste très difficile.
L'application du principe de subsidiarité est remise en cause par le manque d'impartialité des CER en raison de leur lien étroit avec les parties respectives à un conflit.
Le Protocole de 2008 contient également des paradoxes normatifs à l'origine d'imbroglios entre l'UA et les CER. S'il souligne expressément le principe de subsidiarité, il rappelle cependant que les initiatives régionales ne sauraient aucunement porter préjudice à la compétence principale de l'UA en la matière.
Ce manque de clarté empêche toute objectivation du sens et de la portée des trois principes dans la gestion des crises. La cacophonie entre l'UA et la CEDEAO dans la gestion du conflit ivoirien en 2011 et la contestation du leadership de l'UA par la Ligue arabe dans le cadre du conflit qui a éclaté en 2011 en Libye, en sont une illustration.
Enfin, la prolifération des organisations régionales et sous-régionales constitue un défi, tant d'un point de vue hiérarchique que du financement. Ainsi, bien qu'engagés dans le cadre de la FAC, le Burkina Faso, le Niger et le Mali privilégiaient (jusqu'aux coups d'État qu'ils ont connu) le G5 Sahel comme cadre de coopération militaire face aux menaces terroristes partagées. Étant donné les moyens que requiert la gestion des conflits, le recours aux coalitions ad hoc contribue à créer une surenchère humaine (recrutement et financement de postes par les partenaires techniques et financiers) logistique (achat de matériels), politique (recherche de visibilité) et financière, qui alimente la compétition entre les États et les institutions. Le recours à ces coalitions favorise in fine les intérêts des États, qui choisissent celle qui sert le mieux leur agenda politique. De fait, malgré leurs faibles capacités et leur léthargie, certaines organisations, à l'image de la CBLT, ont bénéficié d'une impulsion politique suffisante pour servir de cadre au déploiement de l'opération militaire conduite par la FMM.
3. La dépendance économique et capacitaire de ces organisations vis-à-vis de la communauté internationale pose des questions quant à leur marge de manoeuvre.
Les capacités opérationnelles et expéditionnaires propres aux organisations africaines sont très limitées. Elles dépendent le plus souvent des bailleurs étrangers avec l'Union européenne et les Nations unies en tête.
L'Union Européenne (UE) joue un rôle crucial en tant que principal bailleur de fonds pour les initiatives de paix et de sécurité en Afrique. Son engagement se manifeste principalement à travers deux mécanismes majeurs la Facilité de soutien à la paix pour l'Afrique transformée en Facilité européenne de paix et le Programme d'appui en matière de paix et de sécurité (PAPS) (voir encadré ci-dessous).
Ainsi, l'UE est le principal contributeur au budget de l'UA et en 2023, plus de 60% du budget de celle-ci provenait de sources extérieures.
L'UA a certes commencé à développer ses propres capacités avec le Fonds pour la paix, inauguré en 2013 et qui s'est structuré suite à la décision de Kigali en 2016. Elle a permis de fixer l'objectif de 25% d'autofinancement, notamment en établissant un prélèvement de 0,2% sur certaines importations qui a été consenti par 16 pays de l'UA. Cependant, à ce jour, les États n'ont alimenté ce fonds qu'à hauteur de 60 millions de dollars par rapport à l'objectif de 400 millions de dollars. Par exemple, le manque de moyens logistiques n'a pas permis aux troupes déployées par l'UA pour veiller au processus de paix au Burundi d'assurer leur mission. C'est ainsi que l'ONU a pris le relais à partir de juin 2004 en déployant plus de 5000 casques bleus.
Les lacunes financières et capacitaires de l'UA sont aussi l'une des causes qui explique l'éparpillement des fonds destinés aux opérations de paix et de sécurité en Afrique. Ce sont les intérêts des bailleurs internationaux qui déterminent l'organisation qui sera financée, plaçant l'UA - et les CER - en position de faiblesse. De fait, la Facilité européenne de soutien à la paix permet de financer directement un large éventail d'opérations continentales de soutien à la paix, y compris celles qui ne sont pas autorisées par le CPS de l'UA. Il s'agit notamment de coalitions militaires africaines, d'armées nationales comme au Nigeria et au Mali, ainsi que d'armées de terre et de marines d'États côtiers du golfe de Guinée. Cette pratique rompt avec la norme qui consistait à faire transiter les fonds par l'UA.
Le même constat s'applique aux CER, dont le financement par les États membres ne permet pas de déployer des capacités opérationnelles d'ampleur et dans la durée. Ainsi, les échecs de la MICOPAX et de la MISCA, respectivement sous conduite de la CEEAC et de l'UA, à ramener la paix en République Centrafricaine ont poussé l'ONU à mettre en place une mission multidimensionnelle intégrée, la MINUSCA.
Dans ces conditions, les États africains ne sont pas en mesure d'agir de façon autonome. C'est ainsi que l'importance, la durée et le mandat des missions de paix africaines sont déterminées par le niveau et la nature du soutien externe. Il y a donc une tension liée au décalage entre les ambitions et objectifs portés par l'UA et les CER et leurs ressources et capacités.
Cependant, une étape importante, soutenue par la France, a été franchie avec l'adoption de la résolution 2719 (2023) qui prévoit la possibilité d'une contribution de l'ONU aux opérations de soutien à la paix menées par l'UA pouvant aller jusqu'à 75% de leur budget annuel. Cette réforme constitue potentiellement une avancée vers des opérations de la paix africaines bien plus efficaces.
Les mécanismes de soutien financier aux opérations de paix africaines
Le premier mécanisme est la Facilité de soutien à la paix pour l'Afrique (APF). Créée en réponse à une demande de l'UA, l'APF a fourni 2,7 milliards d'euros entre 2004 et 2019. Les financements de l'APF sont répartis dans trois domaines essentiels sous l'égide de l'UA. Le premier concerne les opérations de soutien à la paix sous conduite africaine, qui ont reçu 93% des fonds déboursés. Ces financements ont permis de soutenir 16 missions, dont la Mission de l'UA au Soudan, la Mission de consolidation de la paix en République Centrafricaine, la Mission de la CEDEAO en Gambie et la Mission de l'Union Africaine en Somalie (AMISOM). L'AMISOM, en particulier, a bénéficié d'un soutien financier à hauteur de 1,9 milliard d'euros entre 2007 et 2019, faisant de l'UE le principal bailleur de fonds de cette mission.
L'APF a été remplacée par la Facilité Européenne pour la Paix (EPF). Cette nouvelle facilité est dotée d'un budget de 5 milliards d'euros pour la période 2021-2027 et ne se limite pas au continent africain. L'EPF, financée par les contributions annuelles des États membres de l'UE, vise à offrir davantage de flexibilité en soutenant directement des coalitions régionales sans passer par l'UA. Cette transition vise à réduire la dépendance des opérations de maintien de la paix au financement de l'UE tout en encourageant les États africains à engager davantage de moyens militaires et financiers. Le deuxième domaine de financement concerne l'APSA. Entre 2004 et 2018, l'UE a alloué 172 millions d'euros pour la formation, les salaires du personnel de la Commission de l'UA, l'infrastructure de communication et informatique, ainsi que l'appui technique au Système continental d'alerte rapide de l'UA. Le troisième domaine de financement est le Mécanisme de réponse rapide de l'APF, qui a mobilisé 28 millions d'euros entre 2009 et 2018 pour soutenir environ 40 initiatives africaines de prévention des conflits et de médiation.
En plus de l'APF, remplacée par l'EPF, l'UE a également financé les initiatives africaines de paix et de sécurité via le Programme d'appui en matière de paix et de sécurité (PAPS). Ce programme verse des fonds aux organisations sous-régionales africaines. Par exemple, dans le cadre du dixième Fonds Européen de Développement (FED), le PAPS a attribué une allocation de 14,2 millions d'euros à la CEEAC.
L'Organisation des Nations unies soutient financièrement plusieurs missions de maintien de la paix en Afrique. La résolution 2719 (2023) prévoit la possibilité d'une contribution de l'ONU aux opérations de soutien à la paix menées par l'UA pouvant aller jusqu'à 75% de leur budget annuel. L'ONU a souvent recours à des contributions obligatoires pour financer certaines missions africaines, telles que la mission de l'UA en Somalie. Par ailleurs, des efforts sont en cours pour autoriser l'utilisation des contributions statutaires de l'ONU afin de cofinancer les opérations de maintien de la paix menées par l'UA, ce qui permettrait de diversifier les sources de financement.
D'autres États jouent également un rôle significatif dans le soutien des initiatives africaines de paix et de sécurité. Les États-Unis, par exemple, ont fourni plusieurs dizaines de millions de dollars en équipements militaires entre 2004 et 2015, notamment via le programme African Contingency Operations Training and Assistance (ACOTA), pour soutenir des missions comme la MINUSMA (Mali) et la MINUAD (Darfour). La Turquie a également apporté une contribution financière en soutenant la mission AMISOM en Somalie. La France, de son côté, a mis en place le programme de Renforcement des capacités africaines de maintien de la paix. Ce programme a permis à la France de prendre en charge 30% du budget de la Mission de Consolidation de la Paix en Centrafrique (MICOPAX) et de fournir un soutien logistique et administratif.
4. Une contribution à la paix au total mitigée
En conclusion, le bilan de la contribution des organisations régionales africaines à la paix et à la sécurité sur le continent est mitigé. Il est indéniable que ces organisations ont développé des structures institutionnelles importantes, comme l'Architecture africaine de paix et de sécurité de l'Union africaine, et ont joué un rôle croissant dans la gestion des conflits. Elles ont également permis une meilleure appropriation africaine des enjeux sécuritaires. Il ne fait pas négliger, par ailleurs, le fait que ces communautés régionales ont par ailleurs connu un certain succès dans le domaine économique en termes de libre-circulation, de réduction des tarifs douaniers ou d'infrastructures énergétiques.
Cependant, leur efficacité reste limitée par des contraintes financières et opérationnelles, ainsi que par des difficultés de coordination entre les différents niveaux d'intervention (continental, régional, sous-régional). La dépendance envers les moyens attribués par des puissances extérieures constitue sans nul doute le plus gros talon d'Achille de la « Pax Africana ».
La dissonance entre le cadre normatif - parfois contradictoire - et les volontés des États affecte l'efficacité et la crédibilité des organisations existantes (UA, CER), aboutissant à un foisonnement d'initiatives.
De fait, les organisations régionales peinent encore à intervenir de manière décisive dans les conflits majeurs et à mettre en oeuvre pleinement leurs mécanismes, comme le montre l'échec récent de la CEDEAO face au coup d'État au Niger, ou encore l'échec de la prise de position lors des récentes élections au Tchad : alors que le communiqué de la 1152ème réunion du CPS indiquait que les responsables des autorités de transition ne pouvaient pas participer aux élections, ceux-ci n'en ont pas tenu compte (et les ont gagnées).
Les perspectives d'avenir reposent sur le renforcement des capacités propres de ces organisations, notamment à travers des mécanismes d'autofinancement comme le Fonds pour la paix de l'UA et le développement de fonds propres aux CER ainsi que le nouveau mécanisme issu de la résolution 2719 des Nations unies une meilleure coordination entre les différents acteurs, et une approche plus globale intégrant les dimensions politiques, économiques et sociales de la sécurité. L'évolution vers une véritable « Pax Africana » reste ainsi un défi majeur pour les années à venir.
Les effets potentiels de la perte de majorité absolue de l'ANC en Afrique du Sud sur la politique menée par la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC)
L'African national congress (ANC) a échoué à obtenir une majorité des voix lors des élections du 29 mai 2024 pour la première fois en 30 ans, ce qui pourrait bouleverser les dynamiques régionales et le fonctionnement de la SADC.
L'ANC, autrefois un pilier des mouvements de libération en Afrique australe, a joué un rôle clé dans le soutien à des régimes similaires dans la région, notamment la Zanu-PF au Zimbabwe. Cependant, l'incapacité de l'ANC à maintenir ses positions pourrait être vu comme un signe d'affaiblissement des mouvements de libération. Ce déclin s'inscrit ainsi dans une tendance observée précédemment en Zambie et au Malawi, où les partis issus des mouvements de libération ont également perdu de leur influence. Ces mouvements, autrefois essentiels dans la lutte pour l'indépendance, ont en effet progressivement perdu de vue leurs objectifs initiaux et ne parviennent plus à répondre aux attentes des populations.
Le déclin de l'ANC pourrait ainsi conduire à l'émergence d'une nouvelle génération de dirigeants en Afrique australe, moins attachés aux anciens mouvements de libération et plus ouverts à des réformes démocratiques dans les autres pays de la région.
La perte d'influence de l'ANC pourrait également entraîner un changement dans la manière dont la SADC aborde les questions politiques régionales. Jusqu'à présent, l'Afrique du Sud, en tant que moteur économique de la région, a pu imposer ses vues, notamment en soutenant des régimes contestés comme celui de la Zanu-PF au Zimbabwe. Par exemple, lors des élections de 2008 au Zimbabwe, Thabo Mbeki, alors président sud-africain et leader de l'ANC, a soutenu la formation d'un gouvernement d'unité nationale après des élections contestées, empêchant ainsi un changement politique significatif dans ce pays. En 2023, malgré les critiques de la mission d'observation électorale de la SADC concernant les élections au Zimbabwe, l'ANC, sous la direction de Cyril Ramaphosa, a félicité la Zanu-PF pour sa victoire.
Avec la chute de l'ANC, on pourrait ainsi observer un changement dans l'attitude de la SADC, qui pourrait devenir moins encline à soutenir ces régimes et plus proactive dans la promotion de la démocratie.