B. CETTE ARCHITECTURE A PROGRESSIVEMENT PERMIS AUX ORGANISATIONS AFRICAINES DE PRENDRE EN MAIN LEUR SÉCURITÉ COLLECTIVE.

1. Des interventions multiples aux mandats divers et avec des résultats contrastés.

À partir des années 2000, une nouvelle mutation des conflits à conduit les Nations unies et l'Union africaine à revoir leur doctrine d'intervention. En effet, des groupes terroristes, d'abord au Nigeria et en Algérie puis, à la suite des attaques du 11 septembre 2001 et du début de la « guerre contre la terreur », dans plusieurs régions d'Afrique, ont émergé, en faisant fonds sur les situations d'injustice, de conflit centre-périphérie, de sous-développement économique et de marginalisation politique. Leur objectif était généralement de contrôler des parties de territoires à cheval sur plusieurs États afin de pouvoir y bénéficier des trafics transfrontaliers, tout en exerçant une violence indiscriminée contre les civils.

En réponse à ce nouveau défi, les Nations unies et l'Union africaine ont autorisé un nouveau type d'opérations, plus offensives, comprenant l'emploi de forces spéciales. En général, ces opérations sont prises en charges par les acteurs africains eux-mêmes, que ce soit un pays ou une organisation régionale. Elles ne sont pas fondées sur un accord de cessez-le-feu, en général inexistant. Surtout, à l'inverse des opérations de maintien de la paix « classiques », elles ne peuvent plus être considérées comme impartiales, puisqu'elles défendent l'État contre des agresseurs.

À partir de 2008, avec la crise financière et un retour de la compétition entre grandes puissance, les opérations de maintien de la paix de l'ONU ont été réduites. Après la fin des grands déploiements onusiens en Côte d'Ivoire (2017), au Liberia (2018) et au Soudan (2020), les interventions de l'ONU ont eu lieu dans le cadre plus modeste du « programme 4P », avec un accent mis sur le politique plutôt que sur le militaire. L'accent a donc encore davantage été mis sur les opérations de paix et de sécurité menées par les acteurs africains. On observe parallèlement un mouvement d'autonomisation des CER par rapport à l'UA.

Depuis l'an 2000, 38 opérations de paix dirigées par des organisations africaines ont été déployées dans 25 pays, dont 25 qui ont été mandatées par l'UA (3 par l'OUA entre 2000 et 2002), 12 par des organisations régionales et une par une initiative de sécurité ad hoc, l'initiative d'Accra. Au fil des années, les opérations ont eu tendance à se régionaliser puisque sur les dix missions actuellement en cours, seules trois sont mandatées par l'UA.

Les opérations de paix en Afrique ont ainsi mis en oeuvre un large éventail de mandats et d'objectifs, qui peuvent se classifier en cinq catégories.

-obtenir un un cessez-le-feu ou favoriser/garantir des accords de paix. C'est le cas des opérations de la CEDEAO au Libéria (ECOMIL, 2003) et en Côte d'Ivoire (ECOMICI, 2003) et des opérations mandatées par l'UA au Soudan (AMIS 1 et 2, 2004-2007) ;

-soutenir des élections ou des processus de transition politique : mission de la CEDEAO en Guinée-Bissau (ECOMIB, 2012-2020) ; force multinationale en République Centrafricaine de la CEEAC (FOMUC, 2002-2008) ; mission d'assistance électorale et sécuritaire de l'UA aux Comores (MAES, 2007-2008) ;

-assurer la protection de dirigeants confrontés à des troubles internes : intervention de la CEDEAO en Gambie (ECOMIG, 2017-) ; mission de préventions de la SADC au Lesotho (SAPMIL, 2018) ;

-stabiliser ou imposer la paix contre des insurrections ou des groupes armés rebelles. La mission de l'UA en Somalie (AMISOM, 2007-2022), par son ampleur et sa durée, illustre ce volet, mais aussi la force conjointe du G5-Sahel, initiative de sécurité ad hoc qui a été mandatée par l'UA en 2017 ;

-lutter contre les crises sanitaires et les pandémies : missions de soutien de l'UA à l'épidémie d'Ébola en Afrique de l'Ouest (ASEOWA, 2014-2015) et en RDC (ASEDCO, 2019).

2. De nombreux défis qui persistent

La diversité des opérations menées depuis vingt ans permet de faire un bilan significatif des réussites et des échecs de ces dernières.

D'un point de vue global, la régionalisation des opérations militaires s'est avérée efficace. En effet, les acteurs régionaux peuvent se déployer plus rapidement et à moindre coût que les forces internationales. Plusieurs opérations africaines se sont ainsi intégrées ou transformées en missions des Nations unies, dont l'opérationnalisation est plus longue. Ces missions ont permis de garantir le respect d'accord de paix en attendant qu'une mission internationale s'organise et prenne le relais. Ce fut notamment le cas de l'ECOMIL qui s'est transformée en une mission de l'ONU un mois plus tard et des opérations AMIS 1 et 2, tout comme de la MISCA en République centrafricaine en 2013-2014 et de la MISMA au Mali, qui ont permis des interventions rapides avant la relève des Nations unies. Le processus de génération de force peut en effet prendre trois mois pour UA ou les CER contre 6 ou 9 mois pour l'ONU : c'est là une vraie valeur ajoutée des organisations africaines.

La régionalisation des opérations a également permis davantage de souplesse doctrinale que les missions de maintien de la paix de l'ONU, qui se déploient rarement en l'absence d'un processus de paix. Ainsi, six des dix-sept opérations menées dans la dernière décennie ont été mandatées pour lutter contre des groupes terroristes qui s'étaient désengagés de tout règlement politique du conflit. La création de la Force multinationale mixte en 2015, sous les ordres de la CBLT et un mandat de l'UA, illustre cette flexibilité. De ce fait, les opérations régionales ont souvent adopté une doctrine de contre-insurrection visant à « gagner les coeurs et les esprits » en protégeant les civils contre les insurgés.

Ensuite, les initiatives de sécurité ad hoc ont permis une coordination entre des pays africains pour relever des défis transfrontaliers. Par exemple, la Force conjointe du G5S a créé un droit de poursuite afin de permettre à des forces de sécurité d'un des pays du G5S de poursuivre les groupes au-delà des frontières nationales. Enfin, certaines opérations ont contribué à la stabilisation politique et institutionnelle d'États africains, comme la mission de soutien de la CEDEAO en Gambie (ECOMIG) qui a permis une transition pacifique du pouvoir en sécurisant l'investiture de Adama Barrow en 2017.

Plus généralement, l'UA et les CER sont parvenues à régler les crises de petites tailles, à l'instar de l'action de la CEDEAO en Guinée Bissau en 2016, en Gambie en 2017, de la SADC au Lesotho en 2018 ou de l'UA aux Comores en 2007.

Cependant, la persistance des menaces dans le long-terme liée à la présence de groupes rebelles ainsi que le retour de l'instabilité politique tendent à nuancer le constat de réussite de ces opérations.

D'abord, l'UA s'est montrée incapable d'intervenir de manière décisive dans certains conflits majeurs du continent. La crise libyenne en 2011 a été prise en main par les Européens qui sont intervenus par le biais de l'OTAN et qui ont favorisé la Ligue arabe comme partenaire local. Les organisations africaines ont été incapables d'intervenir pour poser leurs conditions et pour endiguer la guerre civile. De même, l'UA et la CEDEAO n'ont pas su apporter une réponse au coup d'État au Mali en 2012 et à la progression des groupes islamistes au nord du pays (AQMI). C'est finalement l'intervention militaire de la France en janvier 2013 (opération Serval) qui a permis de reprendre le contrôle du nord du pays.

Ensuite, la non-conduite de certaines opérations montre que le principe fondateur de l'UA de non-indifférence à l'égard des dirigeants qui abusent de leurs citoyens est difficilement mis en oeuvre, aboutissant à un constat d'inaction de l'UA et des CER. Ainsi, beaucoup de critiques ont-elles été émises à l'encontre du CPS, incapable d'approuver une intervention à la suite de la crise déclenchée par la décision du président burundais Pierre Nkurunziza de briguer un troisième mandat en 2015. Le même constat s'applique aux CER et notamment à la CEDEAO qui s'est révélée impuissante face aux coups d'État successifs au Mali (2020 et 2021), au Burkina Faso (deux en 2022) et au Niger (2023).

La sécurité collective exige en effet que les États membres acceptent que les entités régionales et continentale agissent dans l'intérêt de la collectivité, ce qui suppose d'abandonner une partie de leur souveraineté. Ainsi, le Soudan, en proie à une guerre civile depuis 2021, a récemment rejeté une proposition de l'IGAD de déployer une force africaine, estimant qu'il s'agissait d'une atteinte à sa souveraineté.

En outre, les opérations militaires africaines n'ont pas toujours suscité l'adhésion des populations locales. Un manque de professionnalisme a souvent été relevé, notamment dans les opérations de lutte contre Boko Haram où des violences contre les civils ont été attribuées aux forces de sécurité, suscitant la colère des communautés et, dans certains cas, renforçant le soutien aux insurgés. Le Haut-commissariat des Nations unies aux droits de l'homme a ainsi estimé qu'en Somalie, 11% des victimes civiles entre 2016 et 2017 étaient attribuables aux acteurs étatiques somaliens et 4% à la mission de l'UA en Somalie (AMISOM).

Par ailleurs, le niveau d'intégration et d'efficacité des communautés économiques régionales est variable. La CEDEAO a montré une certaine efficacité, notamment au début des années 90 en Sierra Léone, au Libéria et en Gambie. Toutefois, le retrait politique et militaire du Nigeria l'a en partie dévitalisée et ses échecs lors des récents coups d'État au Sahel ont acté son affaiblissement. La SADC également, grâce au poids politique de l'Afrique du Sud, est apparue comme prometteuse, mais la baisse de qualité de l'armée sudafricaine obère son avenir. Quant à l'IGAD, ses États membres se neutralisent les uns les autres, de même que dans le cas de l'EAC et de la CEEAC.

De manière plus générale, les missions de paix et de sécurité menées par les Africains ont été, et de plus en plus en fil du temps, des opérations à dominante très nettement militaire, centrées sur la sécurité et la stabilité, au détriment des aspects civils de la résolution des conflits, et ce même lorsqu'elles ont été menées dans sous le chapeau de l'Union africaine et de sa Force africaine en attente, qui inclut en principe un large volet civil. La coordination de ces opérations avec les agences civiles, les acteurs humanitaires, les dirigeants locaux est restée jusqu'à présent limitée.

Dans plusieurs pays (Somalie, Mali, République centrafricaine ou RDC), les États sont faibles et dirigés par un groupe qui peine à représenter l'ensemble de la population et se voit contester par d'autres groupes. Les groupes périphériques y sont souvent marginalisés politiquement et économiquement, victimes d'institutions prédatrices et privés des services publics nécessaires. Ce sont ces groupes marginalisés qui forment le terreau des insurrections et des groupes terroristes. Par conséquent, les interventions de paix et de sécurité ne permettent pas d'agir sur les causes profondes du conflit, d'où une perpétuation des troubles et une absence de terme clair qui pourrait déclencher la fin de la mission.

Un autre élément entravant l'UA et les CER est leur manque de moyens financiers et opérationnels. Certains États participent sans doute à trop de missions sans en avoir pleinement les ressources et les capacités. Ainsi, le Tchad était membre à la fois de mission ad hoc ( G5 Sahel et MNJTF contre Boko Haram) mais aussi de la MINUSMA et de Takuba, outre sa coopération avec Barkhane !

Enfin, la participation des États voisins dans les opérations est parfois problématique, comme la mission AMISOM en Somalie l'a montré, ces États voisins pouvant ne pas être neutres dans le conflit concerné et être engagés dans d'autres conflits régionaux.

Le conflit en cours dans l'est de la RDC cumule une grande partie de ces différents obstacles au succès d'une intervention de l'UA. Deux processus de médiation régionaux ont été expérimentés depuis novembre 2022 : celui dit de Nairobi, impulsé par la Communauté d'Afrique de l'est (CAE) et focalisé sur les groupes armés ; et celui de Luanda, visant à restaurer le dialogue politique entre la RDC et le Rwanda. Sur le terrain toutefois, la force détachée par la CAE a été critiquée dans sa composition et accusée par le président congolais Tshisekedi de passivité à l'égard du M23, et son mandat a pris fin au bout d'un an, en septembre 2024.

L'avancée des négociations politiques dans le cadre du processus de Luanda achoppe, d'une part, sur l'absence dans les discussions des acteurs régionaux de second plan, à commencer par les voisins, l'Ouganda et le Burundi. Plusieurs milliers de soldats burundais sont en effet engagés sur le terrain du côté de Kinshasa, et l'Ouganda est également un allié militaire de la RDC, tout en jouant un jeu plus ambigu sur le plan opérationnel. Le rapprochement de Kinshasa et de Kampala nourrit les craintes, et donc la détermination au soutien du M23, de Kigali, qui redoute l'instrumentalisation par la RDC des troupes de la Sadc, déployées en remplacement de celles de la CAE. D'autre part, le processus de Luanda fait l'impasse sur la dimension économique du conflit : celui-ci s'alimentant par l'exploitation frauduleuse des ressources minières congolaises, la sécurisation des corridors commerciaux de la région semble aux yeux de beaucoup un impératif pour parvenir à une issue.

Faiblesse des États, inadéquation du format des enceintes de dialogue aux intérêts en cause, opérations militaires mal calibrées, absence de prise en compte des intérêts économiques et des populations civiles... Le cessez-le-feu signé le 31 juillet 2024 sous l'égide du président angolais a été rompu en janvier 2025.

L'exemple de la réaction de l'UA au coup d'État nigérien (26 juillet 2023)

Le Conseil de paix et de sécurité de l'Union africaine (CPS) a mis huit jours, après sa réunion du 14 août 2023, pour publier un communiqué condamnant sans équivoque le coup d'État au Niger du 26 juillet 2023, exprimant sa préoccupation face à la résurgence des coups d'État en Afrique de l'Ouest. Le CPS a décidé de suspendre immédiatement la participation du Niger à toutes les activités de l'UA jusqu'au rétablissement de l'ordre constitutionnel.

Les débats lors de la réunion du 14 août ont duré plus de sept heures. Les membres du CPS ont divergé sur les sanctions et l'option militaire proposées par la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (Cedeao). Certains pays d'Afrique australe et centrale ont estimé que les sanctions étaient trop larges et risquaient d'affecter davantage les Nigériens que les membres de la junte. Le Burundi, par exemple, s'est opposé à une intervention militaire. La diplomatie burundaise avait déjà exprimé ses réticences lors des sommets de la Cedeao.

Dans son communiqué du 22 août, le CPS a ainsi exprimé son soutien aux efforts de la Cedeao tout en demandant une application progressive des sanctions pour minimiser leur effet sur les citoyens. Il n'a pas tranché sur l'intervention militaire, préférant encourager les efforts diplomatiques comme première option.

Le CPS a ensuite demandé à la Commission de l'UA d'évaluer les implications économiques, sociales et sécuritaires d'un déploiement de la Force en attente au Niger. Le CPS a prévu de tenir une nouvelle réunion si les efforts de médiation échouent et que l'intervention militaire devient une option sérieuse.

Au total, cette crise a illustré la complexité des processus de l'UA et les divisions internes du CPS face au coup d'État au Niger, ainsi que les défis de coordination avec une organisation régionale telle que la Cedeao.

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