E. LA REVENDICATION D'UN ÉCHANGE ÉCONOMIQUE ET COMMERCIAL MOINS INÉGAL

1. Une inégalité structurelle persistante

L'aspect économique est rarement évoqué s'agissant des causes du « sentiment anti-français » en Afrique de l'Ouest. Il s'agit pourtant d'un volet important de la contestation menée au nom du « Sud global » contre l' « Occident », mobilisé par exemple par les autorités sénégalaises, mais pas seulement : dans de nombreux pays s'affirme une volonté de reprendre le contrôle sur les ressources et de construire des filières nationales pour sortir de l'extraversion économique.

Il est vrai que la France n'a plus d'intérêt majeur, par exemple, au Sahel. Ainsi, l'uranium utilisé en France n'est issu qu'à 20% du Niger. La production a d'ailleurs été suspendue en décembre 2024 à la suite de tensions avec la junte, qui, dans l'optique souverainiste déjà évoquée, souhaite modifier ses partenariats économiques. En conséquence, afin de diversifier encore ses approvisionnements, l'entreprise Orano négociait à la fin de 2024 un accord d'exploitation d'uranium avec la Mongolie.

En revanche, les échanges commerciaux entre la France et les pays africains, comme ceux entre l'ensemble des économies développées et l'Afrique, restent bel et bien marqués par une forme d'inégalité structurelle. La majorité des économies africaines est encore largement tributaire de l'exportation de ressources brutes (pétrole, gaz, minerais, produits agricoles), tandis que les pays occidentaux comme la France exportent en Afrique des produits manufacturés et des services à haute valeur ajoutée. Ce déséquilibre structurel entre exportations de matières premières et importations de produits finis, déjà en place pendant la période coloniale, continue de limiter les possibilités de développement économique autonome des pays africains, qui restent vulnérables aux fluctuations des prix des matières premières sur les marchés mondiaux. Ainsi, par exemple, le Gabon (pétrole et minerais), la Côte d'Ivoire (cacao et café) ou le Niger (uranium) dépendent fortement de l'exportation de leurs ressources naturelles vers les marchés européens et asiatiques.

De même, les investissements étrangers en Afrique sont souvent réalisés dans des secteurs où les pays africains ne parviennent à prélever qu'une faible part de la valeur ajoutée. L'essentiel de ces investissements se concentre en effet dans l'extraction des ressources naturelles, avec des bénéfices importants pour les multinationales occidentales et des retombées souvent décevantes pour les économies locales. Cette inégalité n'est d'ailleurs nullement l'apanage des relations entre l'Afrique et l' « Occident », comme peuvent le constater les populations de l'Est de l'est de la RDC avec l'exploitation des métaux rares par les entreprises chinoises.

Par ailleurs, les multinationales françaises jouent un rôle significatif en Afrique dans des secteurs clés tels que l'énergie, les infrastructures, la télécommunication, la finance, et les biens de consommation, ce qui leur donne une grande visibilité : Total, Orange, Bouygues, Vinci, Bolloré, Danone, Société générale, Véolia, Suez, Accor ou AXA sont très présentes en Afrique et offrent une cible facile aux critiques formulées à l'encontre de ce déséquilibre dans les relations économiques et commerciales entre l'occident et l'Afrique. À titre d'exemple, au Sénégal, la présence militaire française est sans doute moins critiquée que la présence économique, matérialisée par les très nombreuses entreprises françaises implantées localement. S'il convient en réalité de relativiser cet aspect, dans la mesure où nombre de ces entreprises se sont déjà transformées en joint-venture avec l'intégration de capitaux locaux et une grande majorité de salariés sénégalais, la perception persiste et peut faire l'objet d'instrumentalisations politiques.

Les échanges commerciaux France-Afrique subsaharienne en 2023

En 2023, les échanges commerciaux entre la France et l'Afrique subsaharienne (48 pays) ont totalisé 24,5 Md€ (11 Md€ d'exportations et 13,5 Md€ d'importations) soit 1,9 % des échanges commerciaux de la France selon les Douanes. L'Afrique subsaharienne représente 1,8 % des exportations françaises et 1,9 % des importations françaises. Si cette part suit une tendance baissière depuis 10 ans, ces échanges sont comparables avec ceux réalisés entre la France et l'Amérique latine (2,0 % du commerce extérieur français et 26,3 Md€ en 2023). Les échanges avec l'Afrique subsaharienne connaissent une hausse en volume, au-dessus de la moyenne sur les dix dernières années (20,9 Md€), portée par la hausse des importations d'hydrocarbures (+70 % par rapport à la moyenne des dix dernières années), en provenance du Nigéria et de l'Angola. En 2023, les principaux partenaires de la France en Afrique subsaharienne sont le Nigéria (5,0 Md€), l'Afrique du Sud (3,3 Md€), la Côte-d'Ivoire (2,4 Md€), l'Angola (2,0 Md€) et le Cameroun (1,5 Md€).

En 2023, la France reste le 8ème pays fournisseur de l'Afrique subsaharienne avec 3,2% des parts de marché (contre 3,3 % en 2022), ce qui est légèrement inférieur aux parts de marché de la France au niveau mondial en 2023 (3,5 % en 2023). Par comparaison, sur les trois premiers trimestres de 2023, la Chine détenait 17,3 % des parts de marché à l'export en Afrique subsaharienne (55 Md$), en hausse continue depuis 10 ans.

L'Afrique subsaharienne reste une région importante pour certains approvisionnements de la France (hydrocarbures, produits agricoles et minerais stratégiques). La France a ainsi importé 11,6 % de son total d'hydrocarbures (7,6 Md€) du continent, principalement depuis le Nigéria et l'Angola qui étaient respectivement les 4ème et 11ème fournisseurs d'hydrocarbures au niveau mondial. La France importe 9 % de ses produits agricoles d'Afrique subsaharienne (9,4 % en 2022) pour 1,6 Md€ (1,7 Md€ en 2022), notamment en provenance de la Côte d'Ivoire (9ème fournisseur, 0,5 Md€) et d'Afrique du Sud (19ème fournisseur, 0,2 Md€). Enfin, 15,1 % des approvisionnements français de minerais stratégiques viennent d'Afrique (0,2 Md€) avec 3 pays subsahariens parmi les 10 premiers fournisseurs de la France.

Enfin, en termes d'investissements, la France reste le 2ème pays pour l'investissement en Afrique avec un stock d'IDE de 38,9 Md€ en 2022 et 2 440 filiales d'entreprises française (hausse de 60% en 10 ans) employant directement 235 000 personnes sur le continent.

Source : Direction générale du Trésor

2. Une dimension européenne en évolution

La question des échanges économiques et commerciaux inégaux doit également être inscrite dans le cadre de l'évolution des accords commerciaux entre l'UE et l'Afrique. Après les accords de Cotonou (2000), par lesquels l'UE accordait un accès préférentiel au marché européen pour les produits des pays ACP sans réciprocité, tout en mettant l'accent sur l'aide au développement, les accords de partenariat économique (APE), dont la négociation a été longue et difficile, se sont conformés aux règles de l'OMC en prévoyant la réciprocité, les pays africains devant progressivement s'ouvrir aux produits européens. Plusieurs communautés régionales africaines ont signé des APE, y compris la Communauté de l'Afrique de l'Est (EAC), la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC), et la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO).

Les APE sont toutefois été critiqués par les pays africains au motif qu'ils mettent en concurrence des économies asymétriques, empêchant le développement de la production de produits manufacturés sur le continent. Ils sont également accusés de réduire les recettes fiscales déjà très faibles en faisant baisser les droits de douane, et de contribuer à fragmenter le continent en instaurant des régimes séparés selon les régions, au détriment de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf).

Le 15 avril 2021, après plusieurs années de négociations, un nouvel accord, dit « l'accord de Samoa », a été signé. Cet accord, qui devrait entrer en vigueur après ratification en 2024, intègre des sujets comme le changement climatique, la gouvernance mondiale et la migration. Il cherche également à promouvoir des relations commerciales plus équitables et une coopération renforcée en matière de paix et de sécurité. Enfin, il vise à mieux aligner les objectifs de l'UE avec les efforts d'intégration régionale en Afrique, notamment en soutenant la mise en oeuvre de la ZLECAf. Par ailleurs l'article 74, qui traite de la coopération en matière de gestion des frontières et de lutte contre le trafic de migrants, prévoit une disposition sur la réadmission. Cet article réaffirme ainsi le droit de tout pays de l'UE ou ACP de renvoyer tout ressortissant de pays tiers en séjour irrégulier vers son pays d'origine, et surtout l'obligation pour tout pays de l'UE ou de l'OEACP d'accepter le retour et la réadmission de ses ressortissants.

Ce nouvel accord devait entrer en vigueur en 2024 mais 35 pays ACP ayant refusé de le ratifier, son efficacité est remise en cause.

Enfin, l'Union européenne soutient la ZLECAf par la « Facilité européenne d'assistance technique en appui à la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) et à l'intégration économique continentale », programme intégré à la stratégie « Global Gateway » qui vise à renforcer les capacités du continent africain en vue d'atteindre les objectifs de l'Agenda 2063 et de l'Agenda 2030. Elle propose ainsi aux partenaires africains un soutien ciblé pour consolider la mise en oeuvre de la ZLECAf. Ce financement a été engagé entre 2021 et 2024 pour 24.5 M€, fourni par l'Union européenne, l'Allemagne, la France et la Suède. S'agissant de la France, ce soutien technique est notamment mis en oeuvre par Expertise France.

3. Le retour de la dette : un symbole de la tutelle économique de l'Afrique

De nombreux pays africains sont aujourd'hui à nouveau en situation d'endettement excessif et plusieurs se sont même déjà trouvés en cessation de paiement.

À la fin des années 90, une crise de la dette systémique avait déjà frappé de nombreux pays africains, les obligeant à réduire la majeure partie de leurs dépenses sociales. À partir de 1996, le programme pays pauvres très endettés (PPTE) a concerné 42 pays, dont les trois quarts situés en Afrique subsaharienne, et a permis de supprimer une grande partie de cette dette.

On assiste cependant aujourd'hui à un retour de la crise de la dette. Plusieurs pays ont déjà tété obligés de se mettre en cessation de paiement (Zambie, Ghana, Éthiopie...). Les créanciers privés et la Chine, qui prête souvent au travers de banques publiques se comportant comme des créanciers privés, détenaient entre 17% et 32% de la dette totale et plus de la moitié de la dette externe dans deux cas sur trois. Ainsi, hormis le cas du Ghana, la Chine détenait entre les deux tiers et les trois quarts de la dette bilatérale externe, un tiers pour le Ghana.

En dehors du cas de l'Éthiopie, les créanciers multilatéraux détenaient en revanche des niveaux de dette relativement contenus. Les bilatéraux hors Chine (dont le club de Paris mais pas exclusivement) ne représentent ainsi jamais plus de 6% de l'encours total, en général à conditions concessionnelles.

Au total, on peut estimer que la tendance des emprunteurs à privilégier les créanciers privés (domestiques ou étrangers) et à favoriser la Chine parmi des créanciers bilatéraux a constitué un facteur de risque accru.

En raison de cette explosion de la dette, les dépenses publiques sont sous pression, les monnaies sont déstabilisées et l'inflation augmente. Dès lors, une grande partie de l'Afrique est, de nouveau, en train de perdre une partie de sa souveraineté et de sa liberté de mouvement à cause de la dette.

Au total, la perception d'un ordre économique mondial injuste reste, non sans raison, forte en Afrique et explique une partie des critiques anti-occidentales et anti-françaises, même si la situation est très variable selon les pays considérés.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page