D. UN DISCOURS SUR LES « VALEURS » ET LA DÉMOCRATIE SOUVENT MAL REÇU PAR NOS PARTENAIRES
La question de l'attitude à adopter face aux coups d'État et aux régimes vieillissants est plus généralement liée à celle des « valeurs » défendues par la France dans le cadre de ses relations diplomatiques avec les pays africains.
S'agissant des valeurs démocratiques, deux aspects principaux doivent être soulignés.
Le premier problème aux yeux des opinions africaines n'est sans doute pas que la France défendrait trop la démocratie, mais plutôt qu'elle ne la défend pas assez (cf. ci-dessus). Pour résumer la situation, une grande partie des Africains, notamment en Afrique francophone, estime être gouvernée depuis des décennies par des dirigeants incompétents et corrompus (la preuve en est que leurs pays restent pauvres), dans le cadre de pseudo-démocraties pourtant soutenues par une France qui a toujours préféré le statu quo au nom de la stabilité à court terme : c'est la thèse très répandue du « complot de la France contre l'Afrique ».
Dès lors, même les initiatives françaises sincères pour promouvoir la démocratie risquent toujours de paraître suspectes.
D'un autre côté, l'article premier de la loi du 4 août 2021 de programmation relative au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales dispose bien que « la politique de développement solidaire et de lutte contre les inégalités mondiales a pour objectifs (...) la promotion des droits humains, en particulier des droits des enfants, le renforcement de l'État de droit et de la démocratie». Il convient également de rappeler que l'Acte constitutif de l'Union africaine prévoit dans son préambule que les membres conviennent de promouvoir les objectifs suivants : « (g) promouvoir les principes et les institutions démocratiques, la participation populaire et la bonne gouvernance ; (h) promouvoir et protéger les droits de l'homme et des peuples conformément à la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples et aux autres instruments pertinents relatifs aux droits de l'homme » et se réfèrent notamment au principe suivant : « Condamnation et rejet des changements anticonstitutionnels de gouvernement ».
Il est donc normal que la France s'efforce, dans ses relations avec les partenaires africains, de s'appuyer sur des valeurs et des principes juridiques qui sont les siens, d'autant qu'ils constituent également des ressources permettant aux sociétés civiles africaines d'exiger davantage de droits et de libertés.
En revanche, il est indispensable de reconnaître que l'application de ces principes requiert un effort de définition, une bonne intelligence des situations et un certain pragmatisme dans la mise en oeuvre.
S'agissant du premier point, il est nécessaire de reconnaître la diversité des traditions démocratiques africaines et, plus généralement, des formes que peuvent prendre la « participation populaire et la bonne gouvernance » selon les termes de l'Acte constitutif de l'Union africaine. Ainsi, pendant la période qui suit immédiatement un coup d'État, l'insistance quasi exclusive sur la tenue d'élections générales est parfois contre-productive, même si elles suivent l'habituel « dialogue national inclusif ». Pour preuve, le triste sort de plusieurs régimes issus de telles élections tenues rapidement à la suite de coups d'Etat :
- Ibrahim Boubacar Keïta a été renversé par le colonel Assimi Goïta en 2020, après avoir été élu président du Mali à l'issue des élections organisées en 2013, au terme de la transition mise en place après le coup d'État de 2012 mené par le capitaine Amadou Haya Sanogo ;
- Au Burkina Faso, Roch Marc Kaboré est devenu président après avoir remporté les élections de novembre 2015 organisées pendant la période de transition qui a suivi le soulèvement populaire de 2014 qui a chassé Blaise Compaoré après 27 ans au pouvoir et après l'échec d'une tentative de coup d'État en septembre 2015 ; il a lui-même été renversé en janvier 2022.
- En Guinée, Alpha Condé a été élu président en 2010 après que Moussa Dadis Camara avait pris le pouvoir en 2008, à la suite du décès du président Lansana Conté. Il a été renversé par un putsch en septembre 2021.
Ainsi, la persistance des coups d'État dans les trois pays en dépit d'élections démocratiques organisées à l'issue de transitions courtes, montre que cette approche traditionnelle échoue souvent à traiter les causes structurelles des crises, qui finiront par provoquer un nouveau coup d'État quelques années plus tard.
Porter une plus grande attention à la réalité de la participation populaire et du respect des droits tout en n'apparaissant pas comme porteur d'une tradition européo-centrée, toujours susceptible d'être considérée comme néo-coloniale, suppose ainsi de s'appuyer autant que possible sur les mouvements et sur les réflexions démocratiques préexistants au sein des pays africains, comme le suggèrent notamment les travaux d'Achille Mbembe, à l'origine de la fondation de l'innovation pour la démocratie issue du sommet de Montpellier en 2021.
S'agissant par ailleurs de la nécessité d'une approche plus pragmatique, elle est apparue clairement lors du récent coups d'État au Niger : la prudence et l'intérêt bien compris auraient dû motiver une réaction moins démonstrative.
Par ailleurs, dans plusieurs pays, notamment en Afrique de l'Ouest, certaines des initiatives françaises en matière de lutte contre les discriminations sont mal reçues par nos partenaires. Lors du déplacement de la mission au Gabon par exemple, le reproche a été fait à la France de tenter d'imposer des « valeurs » qui ne sont pas celles de la société gabonaise. Au Sénégal, le nouveau Premier ministre Ousmane Sonko, dans un discours très suivi à l'occasion de la visite de Jean-Luc Mélenchon, a exprimé des vues similaires en 2024. Au Cameroun, l'ambassadeur français pour les droits des personnes LGBT+ s'est même vu refuser son visa pour assister à une conférence annoncée sur ce sujet en juin 2023.
Au niveau européen également, l'Union européenne engage régulièrement le dialogue politique avec les pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) sur des questions portant sur la situation juridique des personnes LGBT. Par ailleurs, certains pays africains s'opposent actuellement au nouvel accord commercial de Samoa, signé le 15 novembre 2023 et qui succède à l'accord de Cotonou, au motif que certaines formulations relatives à l'inclusivité ou à la non-discrimination viseraient à forcer les pays africains à adopter des législation pro-LGBT.
Là encore, il est parfois reproché à la France d'appliquer un « double standard », étant donné la moindre mise en avant de ce type de sujets auprès d'autres partenaires diplomatiques en dehors de l'Afrique.
La nécessaire adaptation au contexte appelle sans doute à une plus grande prudence sur ces sujets. Il convient toutefois sans doute ici de distinguer, dans la réaction des partenaires africains, ce qui relève d'un discours traditionnel plus ou moins actualisé reflétant certains aspects culturels (respect dû à l'aîné et au chef, rôle éventuel des chefferies traditionnelles, etc) et un phénomène beaucoup plus moderne, désigné par Achille Mbembé sous le nom de « néosouverainisme », défini par l'historien et philosophe comme « une version appauvrie et frelatée du panafricanisme ». Selon lui, les adeptes de ce mouvement « s'opposent (...) à la démocratie qu'ils considèrent comme le cheval de Troie de l'ingérence internationale. Ils préfèrent le culte des « hommes forts », adeptes du virilisme et pourfendeurs de l'homosexualité. D'où l'indulgence à l'égard des coups d'État militaires et la réaffirmation de la force comme voies légitimes d'exercice du pouvoir. » Ainsi, au Sénégal, le rejet des minorités sexuelles est un phénomène de fond qui n'a pas attendu les programmes français de lutte contre les discriminations pour se manifester, alors même que ces minorités étaient moins discriminées par le passé dans ce pays. Ce second aspect du rejet des valeurs occidentales trouve un soutien complaisant auprès de la Russie.