EXAMEN EN COMMISSION
Réunie le mercredi 10 juillet 2024 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu une communication de Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur spécial, sur l'efficacité de la commande publique dans l'enseignement supérieur.
M. Claude Raynal, président. - La dernière communication de la matinée est celle de notre collègue Vanina Paoli-Gagin, rapporteur spécial de la mission « Recherche et enseignement supérieur », sur l'efficacité de la commande publique dans l'enseignement supérieur.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur spécial. - J'ai souhaité consacrer mon travail de contrôle budgétaire pour 2024 à la commande publique dans les universités. Ce sujet n'avait à ma connaissance jamais été documenté de façon synthétique, bien que la Cour des comptes consacre fréquemment quelques lignes aux achats publics dans ses rapports d'évaluation consacrés aux universités.
La commande publique est régie dans les établissements d'enseignement supérieur par les dispositions générales applicables à l'État et à ses opérateurs. En conséquence, mes travaux n'avaient pas pour enjeu le droit de la commande publique, mais la façon dont les universités gèrent leurs achats.
Mon premier objectif était de déterminer le montant global des achats effectués par les universités. Malheureusement, il est rapidement apparu que cet exercice serait loin d'être une formalité.
En effet, il n'existe pas de système d'information commun à tous les établissements permettant d'agréger les données relatives à leurs achats au niveau national. Cela ne constitue pas une surprise. Dans mon contrôle budgétaire portant sur la loi du 8 mars 2018 relative à l'orientation et à la réussite des étudiants (ORE), j'avais constaté à quel point le ministère souffrait d'un manque cruel de systèmes d'information aptes à consolider les données budgétaires au niveau national. Nous payons à mon sens aujourd'hui le péché originel d'avoir accordé l'autonomie aux universités sans avoir précédemment veillé à mettre en place des outils informatiques permettant au ministère d'exercer son rôle de tutelle. L'autonomie des universités est une bonne chose, mais elle ne doit pas déboucher sur une absence de contrôle.
En outre, les universités ne remplissent pas toujours leurs obligations réglementaires de transmission des informations relatives au montant et au volume de leurs achats à l'administration. La direction des achats de l'État (DAE) indique que seules 60 % des universités soumises à l'obligation de déclaration de la programmation de leurs achats ont transmis ces éléments à Bercy.
Dès lors, toute estimation du montant global des achats dans les universités ne peut être qu'approximative. La DAE estime que le total des achats des universités s'élève à 2,5 milliards d'euros par an. Cette évaluation paraît déjà importante : les universités représenteraient ainsi 1,4 % du montant total de la commande publique.
Le ministère de l'enseignement supérieur, quant à lui, évoque des montants annuels de l'ordre de 10 milliards d'euros. Mais ces chiffres doivent être pris avec la plus grande circonspection : les données de certaines universités sont manquantes, certaines valeurs paraissant aberrantes tandis que d'autres reflètent une évolution du simple au triple d'une année sur l'autre.
Dans ces conditions, il va sans dire que le ministère de l'enseignement supérieur n'est pas en mesure de tenir compte du montant des achats dans le mode de calcul des subventions pour charges de service public (SCSP) des universités.
Plus problématique encore, le manque de système d'information consolidé au niveau national reflète l'absence de véritable système d'information « achat » au sein de chacune des universités. Faute d'outils adaptés, les universités ont peu de leviers d'actions pour piloter leurs achats : les efforts doivent porter en priorité sur cet aspect.
Les universités ont recours de façon importante à des centrales d'achats, pour un volume total de près de 10 % du total de leurs achats. Deux centrales se partagent plus des deux tiers des achats mutualisés des universités. La première est l'Union des groupements d'achats publics (Ugap), qui regroupe la moitié des achats passés par les universités, soit 158 millions d'euros par an.
Établissement public, l'Ugap s'est presque vantée de ne pas recevoir de subvention pour charges de service public. Elle se rémunère par une marge prélevée sur les marchés mis à disposition des opérateurs publics ainsi que par une contribution des fournisseurs. Pour les établissements publics d'enseignement supérieur, ce taux de marge varie en 2023 entre 2,6 % pour les véhicules et 6,3 % pour le mobilier.
Quel gain les universités retirent-elles du recours aux services de l'Ugap ? La DAE ne dispose pas d'estimation précise. Elle n'a toutefois pas identifié de difficultés quant à la qualité des prestations fournies par la centrale d'achats. Cela dit, les différents opérateurs y ayant recours ont des appréciations variables sur la qualité du service rendu, même si la plupart soulignent le gain de temps qui en découle. En tout état de cause, la majorité des personnes auditionnées met en avant un manque de transparence de l'Ugap.
J'en viens maintenant au sujet de l'organisation des achats au sein des universités elles-mêmes. L'une des spécificités de l'achat public universitaire est la multiplicité et la diversité des structures internes qui passent des achats, au-delà des seules directions financières des universités. Chaque directeur de laboratoire ou d'unité mixte de recherche (UMR) est compétent pour ses propres achats. Dans une même université, vous pouvez donc avoir plusieurs centaines de prescripteurs d'achats sur lesquels les directions financières ne disposent d'aucun droit de regard.
Cette organisation a évidemment un impact sur la conception de la fonction « achat » et surtout sur la façon dont les enjeux de maîtrise budgétaire sont plus ou moins pris en compte. Les enseignants-chercheurs sont souvent peu informés des règles et des objectifs liés à la commande publique ; celles-ci sont parfois perçues comme un frein à l'activité de recherche. Or la professionnalisation de l'achat passe par la sensibilisation des instances de direction, et, au-delà, des enseignants-chercheurs, aux enjeux de l'achat, notamment en tant que source d'économies budgétaires.
L'organisation centrale est elle-même très variable selon les établissements, en fonction du degré de maturité de la fonction achats de l'université. Le plus souvent, les achats ne sont pas rattachés à une direction spécifique, mais intégrés à la direction des finances, signe d'une faible reconnaissance d'une fonction achat indépendante. Il me semble nécessaire de promouvoir la création dans la plupart des universités d'une direction des achats.
Par ailleurs, les universités privilégient souvent davantage la sécurisation juridique de leurs achats afin d'éviter tout risque contentieux, au détriment du gisement d'économies que ceux-ci peuvent potentiellement représenter : cela explique en partie le recours fréquent aux centrales.
En outre, le renforcement de la prise en compte de la performance de l'achat public dans les universités se heurte également à des difficultés de gestion des ressources humaines. Lorsqu'elles recrutent des acheteurs publics, les universités font face à la concurrence d'autres opérateurs de l'État et surtout à celle des collectivités territoriales, qui offrent des rémunérations plus élevées - l'écart pouvant aller jusqu'à 30 %.
J'en viens maintenant à un sujet particulièrement important : l'intégration dans les marchés passés par les universités des clauses environnementales et sociales, ainsi que des clauses sur l'achat local ou innovant.
La loi Climat et résilience a fixé à 2026, au plus tard, l'obligation d'intégrer dans tous les marchés publics une clause environnementale. Nous en sommes encore loin. Les clauses environnementales ne sont présentes que dans 30 % à 50 % des marchés des universités, selon les sources. Le ministère reconnait d'ailleurs l'insuffisante prise en compte par les universités des critères environnementaux dans la commande publique. Par ailleurs, seules 10 % des clauses de marchés passés par les universités en 2022 comportaient des obligations ayant trait à la responsabilité sociale des entreprises.
D'après la DAE, 47 % des achats réalisés par les universités le sont auprès de PME. Faute de cartographie globale, il est toutefois impossible de déterminer la part des achats réalisés auprès d'entreprises locales. S'agissant des achats dits innovants, entre 4 % et 18 % des achats réalisés par des universités le sont auprès d'entreprises innovantes : là encore, la situation est floue. Les universités doivent s'emparer pleinement de ces clauses spécifiques pour faire de leur commande publique un véritable outil de leur politique ; c'est une priorité.
Vous l'aurez compris : le constat d'ensemble est loin d'être entièrement positif, alors que la commande publique des universités s'élève à 2,5 milliards d'euros - ou 10 milliards d'euros, selon les sources. Certes, nous observons des progrès et une prise de conscience dans les universités, mais cela ne suffit pas.
Je formule donc neuf recommandations. Plusieurs ont trait à l'organisation interne des universités, avec la création de directions des achats, de référents performance des achats ou de systèmes d'information interopérables.
D'autres ont trait au contrôle exercé par la tutelle. Il me semble en particulier que les contrats signés entre l'État et les universités devraient contenir des indicateurs sur la performance des achats, voire des objectifs chiffrés d'économies. La tutelle doit davantage s'emparer de cette question.
Je ne serai pas plus longue sur ce sujet certes technique, mais qui, au-delà de son caractère parfois aride, soulève des questions beaucoup plus larges sur l'organisation des universités, sur la prise en compte des enjeux de performance des deniers publics, mais aussi sur l'impossibilité de disposer d'une vision d'ensemble en tant qu'élus de la nation. Faute d'outils de pilotage, l'État ne peut pas jouer son rôle de stratège.
Ce rapport a aussi été l'occasion de recueillir des témoignages de pratiques étranges dans le cadre d'achats publics, notamment en commandant plusieurs smartphones pour être sûr d'en recevoir au moins un. Il reste encore beaucoup à faire, car les inégalités sont manifestes entre les structures et les agents publics. Comment sortir de cette culture conduisant notamment certains à se prémunir d'une éventuelle privation de moyens à l'avenir ? Nous le constatons dans de nombreux domaines : notre pays souffre de ce type d'attitude. J'en appelle à vos initiatives.
M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je salue le travail de Vanina Paoli-Gagin, qui pose une question essentielle : comment faire évoluer la culture de la dépense dans notre pays ? Cela me rappelle quelques souvenirs liés à l'examen du dernier projet de loi de finances. Les rapports examinés ce matin en témoignent : dépenser l'argent public efficacement n'est pas un gros mot.
Un principe de base anime tout ou partie de nos assemblées lorsque l'on aborde la question des moyens des universités : jamais moins. Il nous est impossible d'entrer dans le détail des dépenses et les demandes qui remontent aux parlementaires peuvent se résumer ainsi : toujours plus. J'appelle chacun à la modération.
Je suis étonné par les écarts existant entre les différentes estimations en matière de commande publique des universités : la variable s'élève entre 2 et 10 milliards d'euros. Or, souvent, les hauts responsables du secteur nous font la leçon sur la qualité de la dépense publique. En outre, ils n'hésitent pas à tirer la sonnette d'alarme auprès des collectivités locales.
Je déplore l'absence de vision d'ensemble. Se mettre autour d'une table pour trouver des points de convergence est assez à la mode en ce moment. Pourquoi, d'ici à l'examen du prochain projet de loi de finances, ne pas essayer de traiter les sujets les plus irritants identifiés par les rapports de contrôle ? Ce serait déjà un pas dans la bonne direction. À la lecture de ce rapport, je constate que le chemin des économies n'est pas privilégié. Une partie de l'argent s'évapore : difficile de savoir dans ces conditions si certains crédits ne touchent pas réellement leur cible ou sont redondants.
Ces éléments sont particulièrement utiles pour le débat actuel. Nous devons nous en emparer pour formuler des propositions.
M. Michel Canévet. - Je remercie notre rapporteur spécial pour la qualité de ce rapport.
L'Ugap a été évoquée ; quelle est la seconde centrale d'achats ? L'importance de ces deux structures en matière de commande publique des universités est-elle similaire ?
Les dépenses relatives aux installations générales techniques et à l'entretien représentent, d'après la synthèse qui nous a été transmise, 27 % des dépenses en matière d'achat public universitaire. Comment se justifie ce montant élevé ?
La part des dépenses liées aux constructions s'élève à 40 %. L'amélioration thermique des bâtiments suppose sans doute des efforts considérables. Or les universités ne peuvent recourir à l'emprunt pour financer ces investissements. Dans ces conditions, comment peuvent-elles agir ?
M. Marc Laménie. - Les crédits de l'enseignement supérieur et de la recherche représentent l'un des premiers budgets de l'État. J'ai été surpris des propos concernant des pratiques contestables concernant certains achats : pourquoi gaspiller ainsi de l'argent ? Et pourquoi faut-il toujours plus de moyens ?
Comment mettre en oeuvre la quatrième recommandation du rapport, la création d'un poste de référent achats dans chaque université ?
La mission « Recherche et enseignement supérieur » fait appel à de nombreux opérateurs de l'État. Combien de personnes travaillent dans le domaine de la commande publique ? Comment mettre en place une mutualisation ?
Mme Ghislaine Senée. - Nous partageons le constat : nous devons réorienter les achats et la commande publique vers davantage de sobriété, qui n'est pas synonyme de moins de croissance. L'exemple des smartphones est à cet égard édifiant : il faut mesurer l'impact de telles pratiques sur les ressources de la planète.
L'enseignement supérieur, qui regroupe les universités et les grandes écoles, forme notamment nos cadres et notre élite. Il faut trouver un juste milieu : d'une part, permettre à ces institutions de poursuivre leurs missions ; d'autre part, identifier des leviers d'amélioration de la performance. Nous devons mener ce travail collectivement, au-delà de nos sensibilités politiques. Comment répartir l'effort, tout en continuant à investir dans l'enseignement supérieur ? Comme cela a été souligné, une plus grande transparence est nécessaire en matière de commande publique.
Mme Christine Lavarde. - La Cour des comptes a-t-elle déjà émis des observations sur le sujet ?
Le nombre important d'acheteurs dans les universités s'explique sans doute par le fait que les UMR disposent chacune de leur propre budget : ne faudrait-il pas revoir cette règle et modifier la gouvernance des universités ? En vue de faciliter les mutualisations, les UMR devraient être placées sous l'autorité d'une entité supérieure, sans budget propre.
Ce constat, formulé pour les universités, vaut aussi pour les grandes écoles disposant d'UMR en leur sein.
Mme Sylvie Vermeillet. - Merci pour ces constats, qui sont édifiants. La création d'une direction des achats au sein de chaque université ne risquerait-elle pas d'emboliser le niveau inférieur ? Certes, des contrôles sont nécessaires, mais nous devons veiller à maintenir l'agilité d'action des chercheurs.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur spécial. - La seconde centrale d'achat à laquelle les universités font appel est l'Agence de mutualisation des universités et établissements d'enseignement supérieur (Amue). L'Ugap regroupe 36 % des achats effectués au travers d'une centrale d'achat ou par des marchés mutualisés, contre 20 % pour l'Amue.
Comme vous l'avez indiqué, 27 % des dépenses portent sur les installations générales, à savoir notamment la sécurisation et l'entretien des bâtiments : ainsi, près d'un tiers des achats publics concernent des dépenses de fonctionnement, ce qui laisse peu de marges de manoeuvre pour mettre en place des dispositifs innovants et pose la question de l'efficacité de la dépense publique.
L'autonomie des universités nous empêche malheureusement de disposer de chiffres consolidés sur le nombre d'agents affectés à la commande publique. Cela varie selon les universités : on compte 10,5 emplois en équivalent temps plein à Strasbourg, 18 à Aix-Marseille ou encore 16 à Lille.
La Cour des comptes formule des observations à l'occasion de ses travaux université par université. Là encore, nous nous heurtons à cette logique de puzzle : la dissémination des données et l'incapacité à les consolider posent problème ; dans ces conditions, comment accomplir correctement notre rôle d'élus ? En réalité, nous ne savons pas exactement sur quoi nous nous prononçons, ce n'est pas normal.
Les UMR disposent souvent d'un budget mixte, relevant à la fois de l'université et d'autres établissements de recherche, tels que le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Cela complexifie la grille de lecture et renforce encore davantage l'impression de flou que j'évoquais au début de mon intervention.
Mme Vermeillet a posé une excellente question : le mieux est souvent l'ennemi du bien - en France, c'est un adage que nous connaissons bien !
Lorsqu'elles existent, les directions des achats des universités interviennent uniquement à partir d'un certain seuil, pour les achats d'un montant supérieur à 40 000 ou à 90 000 euros. Mon objectif n'est bien sûr pas d'emboliser le système : je ne souhaite pas que les chercheurs soient contraints de solliciter la direction des achats lorsqu'ils ont besoin de matériel courant. Cela dit, la présence de telles directions au sein des universités améliore la gestion de la commande publique.
La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.