C. UNE PROPOSITION FREINÉE PAR LES RÉSISTANCES DES LÉGISLATEURS EUROPÉENS

1. Un sujet peu présent dans le débat public et des négociations enlisées au Parlement européen
a) Une opinion publique européenne encore peu informée et un sujet propice à la désinformation

Le projet d'euro numérique n'a pas encore fait l'objet d'une réelle attention médiatique et ne fait pas aujourd'hui partie des sujets animant le débat public au niveau européen ou national. À la différence des Etats-Unis, où le e-dollar est présent dans les débats pour la campagne présidentielle, l'euro numérique n'a ainsi pas été un thème de campagne clairement identifié lors des élections européennes de juin 2024. Un sondage réalisé en 2024 par la Bundesbank indiquait que 60 % des Allemands n'avaient jamais entendu parler de l'euro numérique78(*).

Alors même que la BCE travaille sur un projet d'euro numérique depuis 2020, qu'un cadre législatif a été proposé en juin 2023 par la Commission européenne et qu'une « phase préparatoire » a été lancée par la BCE en octobre 2023, l'euro numérique reste ainsi cantonné à un débat de spécialistes79(*). Des organisations citoyennes tentent cependant d'inscrire le sujet dans le débat public, comme l'Institut Veblen80(*), entendu par les rapporteurs.

Quand il est débattu, le projet d'euro numérique fait par ailleurs souvent l'objet de désinformation permettant d'entretenir des thèses conspirationnistes81(*). L'euro numérique est ainsi accusé de viser à un traçage et à un contrôle généralisé de la population européenne. Le parallèle est notamment fait avec le système du crédit social chinois ou avec le projet d'e-Yuan, qui soulève des inquiétudes légitimes s'agissant de la surveillance numérique de la population. Selon un sondage de la Bundesbank d'octobre 2021, les principaux inconvénients possibles de l'euro numérique pour les répondants étaient la crainte d'un premier pas vers la suppression de l'argent liquide (61 %) et la possibilité d'une surveillance générale des habitudes d'achat (54 %).

Il convient pourtant de rappeler que, contrairement au e-Yuan, le projet d'euro numérique ne prévoit pas que la monnaie soit programmable (voir infra : II), ce qui est précisé expressément à l'article 24 de la proposition82(*), ni ne vise à remplacer les espèces83(*).

Le débat public ne peut pas rester seulement tributaire des campagnes de fausses informations entourant le projet d'euro numérique. Les rapporteurs jugent capital de favoriser un large débat public sur le sujet, d'autant que des questions légitimes s'agissant de la protection de vie privée ou de l'impact sur l'intermédiation financière peuvent se poser.

Recommandation 1 : Favoriser à l'échelle européenne une campagne d'information sur le projet d'euro numérique, afin de permettre un débat éclairé sur le projet.

b) Des négociations enlisées au Parlement européen

Après la présentation par la Commission européenne en juin 2023 de la proposition sur l'euro numérique, les co-législateurs (Conseil et Parlement européen) ont commencé l'examen du texte.

Du côté du Conseil de l'Union européenne, les discussions ont été nourries lors de la présidence espagnole (juillet 2023-décembre 2023). Lors des six réunions de groupe de travail technique sous présidence espagnole, les États membres ont rappelé leur soutien au projet mais ont également fait état de leurs points de désaccord avec la proposition de la Commission. Les discussions portent tout particulièrement sur les équilibres à garantir en matière de protection de la vie privée, sur la répartition des rôles entre les co-législateurs et la BCE, ou encore sur les enjeux de stabilité financière, d'impacts sur les banques et de coûts pour les commerçants.

Les discussions ne se sont pas poursuivies lors de la présidence belge du Conseil, qui a débuté en janvier 2024. La Belgique n'a pas inscrit le sujet de l'euro numérique dans ses priorités. L'euro ne figure pas dans le programme de travail présenté par la Belgique pour sa présidence84(*). Une seule réunion de groupe de travail technique s'est tenue et a abordé les sujets de fixation du plafond de détention, du modèle tarifaire ou encore de l'introduction d'une confidentialité sélective.

Les prochaines présidences du Conseil seront assurées par des pays non membres de la zone euro, à savoir la Hongrie, la Pologne et le Danemark. Les rapporteurs concluent de leurs entretiens à Bruxelles que les discussions ne devraient probablement pas se conclure lors de la présidence hongroise, pays qui n'a pas manifesté de grand intérêt pour le projet de l'euro numérique.

En revanche, bien que non membres de la zone euro, la Pologne et le Danemark pourraient vouloir faire avancer le sujet, afin de disposer d'un modèle pour la mise au point de leur propre monnaie numérique de banque centrale. Il en est de même pour la Suède, qui se montre très intéressée par les modalités envisagées du projet d'euro numérique, alors qu'après avoir été précurseur avec un projet pilote d'e-krona, elle est aujourd'hui beaucoup plus prudente sur le sujet.

Du côté du Parlement européen, les discussions ont été très lentes. Depuis la présentation de la proposition de règlement par la Commission, la commission des affaires économiques et monétaires (ECON) a entendu à plusieurs reprises les membres de la BCE chargés du projet85(*). Le rapporteur du texte pour la commission ECON est le député allemand Stefan Berger, qui se montre opposé au projet, pointant l'absence de plus-value pour le consommateur européen. Comme ont pu le constater les rapporteurs lors de leur déplacement à Bruxelles, la procédure était en avril 2024 toujours bloquée au niveau du Parlement européen.

Déjà repoussé, le vote du projet de rapport porté par Stefan Berger sur la proposition de la Commission sur l'euro numérique n'a pas pu avoir lieu avant la fin de la législature. Il n'a alors pas pu être présenté en séance plénière et le Parlement européen n'a donc toujours pas adopté de position sur le projet d'euro numérique. Les discussions devront donc reprendre après la reconstitution du Parlement européen.

2. Une répartition des rôles à clarifier entre législateurs européens et BCE
a) Un débat juridique sur la responsabilité de l'émission de l'euro numérique et sur ses modalités de mise en oeuvre

Un des points cruciaux des discussions sur le projet d'euro numérique concerne la répartition des rôles entre la BCE et les co-législateurs. Plusieurs dispositions des traités peuvent être invoquées pour justifier l'intervention de l'un ou de l'autre de ces acteurs.

Avant même la présentation de la proposition de la Commission, il existait un débat juridique sur la base légale adaptée pour permettre l'émission d'un euro numérique.

L'article 3 du TFUE dispose que l'UE a une compétence exclusive dans le domaine de la politique monétaire. En vertu de l'article 127 du TFUE, la Banque centrale européenne est compétente pour définir et mettre en oeuvre la politique monétaire. L'article 128 du TFUE précise par ailleurs que la BCE est « seule habilitée à autoriser l'émission de billets de banque en euros dans l'Union ». Ces dispositions pouvaient dès lors plaider pour une intervention exclusive de la BCE pour l'émission d'un euro numérique.

Néanmoins, l'article 128 du TFUE précise également que les États membres peuvent émettre des pièces libellées en euros, dont la BCE ne contrôle que le volume d'émission86(*). Surtout, l'article 133 du TFUE prévoit que le Parlement européen et le Conseil sont habilités à prendre les « mesures nécessaires à l'usage de l'euro en tant que monnaie unique »87(*).

Ce débat juridique a été tranché avec le choix de la Commission de recourir à l'article 133 du TFUE comme base légale de sa proposition législative sur l'euro numérique. Dès lors, l'intervention exclusive de la BCE a été abandonnée et il a été décidé que l'euro numérique devait être établi et encadré par un règlement, nécessitant une approbation selon la procédure législative ordinaire.

b) La nécessité d'une implication des colégislateurs tout au long du processus, y compris via des clauses de révision

Le recours à l'article 133 du TFUE n'a pas pour autant levé toutes les ambiguïtés s'agissant de l'intervention des différents acteurs institutionnels que sont la Commission européenne, la BCE, le Parlement européen et les États membres.

Il reste à déterminer, parmi les décisions à prendre sur l'euro numérique, lesquelles se rapportent à « l'usage de l'euro » et nécessitent donc l'intervention des co-législateurs et lesquelles ont trait à la mise en oeuvre de « la politique monétaire » et sont donc du ressort de la BCE. Par ailleurs, la proposition prévoit l'adoption par la Commission d'actes délégués et d'actes d'exécution, qui peuvent avoir d'importantes conséquences sur les caractéristiques de l'euro numérique88(*).

La BCE veille à garder la main non seulement sur la décision d'émission de l'euro numérique mais également sur la détermination de certaines modalités de mise en oeuvre de l'euro numérique. Cela vaut tout particulièrement s'agissant de la fixation du plafond de détention d'euros numériques.

La BCE rappelle qu'elle est la seule compétente pour décider du montant d'émission des billets en euro (article 128 du TFUE) et considère que ce raisonnement doit s'appliquer par analogie au volume d'euro numérique. Elle appelle à respecter l'indépendance des banques centrales dans la mise en place, l'encadrement et la supervision de l'euro numérique.

Plusieurs États membres, dont la France, ont à l'inverse fait valoir lors des discussions au Conseil, que la stabilité financière est une compétence partagée entre la BCE et les co-législateurs. Or, les instruments choisis pourraient également affecter les établissements de crédits, et plus généralement leur compétitivité. Les co-législateurs doivent donc être impliqués dans la définition des caractéristiques d'utilisation de l'euro numérique.

Les rapporteurs soulignent l'importance d'une implication des co-législateurs dans toute l'étendue de leurs compétences juridiques. Le législateur européen devrait notamment pouvoir s'exprimer sur le calendrier retenu pour les décisions d'émission, comme cela avait le cas lors de l'introduction des pièces et des billets à la fin des années 1990 et au début des années 2000.

Ils estiment aussi que les États membres devraient également avoir un droit de regard sur les caractéristiques finales et sur les modalités de décision pour le lancement de l'euro numérique. Des mécanismes, tels que des clauses de révision, nécessiteraient d'être envisagés par le Conseil et le Parlement européen afin de permettre aux co-législateurs de se prononcer à intervalles réguliers sur les caractéristiques retenues de l'euro numérique.

Recommandation 2 : Renforcer l'implication des colégislateurs dans la procédure d'émission de l'euro numérique et dans les modalités retenues afin d'assurer le soutien démocratique et la réussite du projet d'euro numérique

Recommandation 3 : Prévoir des clauses de révision afin de permettre au Conseil de l'Union européenne et au Parlement européen de se prononcer régulièrement sur les caractéristiques retenues de l'euro numérique


* 78 Deutsche Bundesbank Monthly Report mai 2024.

* 79, « Le risque démocratique de l'euro numérique », Hubert de Vauplane, Le Grand Continent, décembre 2022 ou encore « La création de l'euro numérique devrait prendre toute sa place dans la campagne électorale européenne », Luciano Somoza, Le Monde, 25 mars 2024.

* 80 L'institut Veblen pour les réformes économiques a mis en place un Observatoire de l'euro numérique et a publié une étude sur la proposition de la Commission : « A digital Euro for the people - Position Paper », juin 2023.

* 81 Le Monde, « Comment l'euro numérique ravive de vieux fantasmes de l'extrême-droite », octobre 2023.

* 82 Article 24 (2) : L'euro numérique n'est pas une monnaie programmable.

* 83 Considérant 6 de la proposition : « L'euro numérique devrait compléter les billets et pièces en euros et ne devrait pas remplacer les formes physiques de la monnaie unique. En tant qu'instruments ayant cours légal, les espèces et l'euro numérique sont d'égale importance ».

* 84 « Be EU, Programme présidence belge du Conseil de l'Union européenne » - Premier semestre 2024. Aucune mention de la monnaie unique n'est faite.

* 85 Fabio Panetta puis Piero Cipollone, membres du directoire de la BCE, chargés du projet d'euro numérique.

* 86 Article 128 (2) TFUE : « Les États membres peuvent émettre des pièces en euros, sous réserve de l'approbation, par la Banque centrale européenne, du volume de l'émission. Le Conseil, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen et de la Banque centrale européenne, peut adopter des mesures pour harmoniser les valeurs unitaires et les spécifications techniques de toutes les pièces destinées à la circulation, dans la mesure où cela est nécessaire pour assurer la bonne circulation de celles-ci dans l'Union. »

* 87 Article 133 du TFUE : « Sans préjudice des attributions de la Banque centrale européenne, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissent les mesures nécessaires à l'usage de l'euro en tant que monnaie unique. Ces mesures sont adoptées après consultation de la Banque centrale européenne. »

* 88 Considérant 10 de la proposition : les dispositions de la proposition « peuvent être complétées par les actes délégués que la Commission est habilitée à adopter en vertu des articles 11, 34, 35, 36 et 38, et par les actes d'exécution que la Commission est habilitée à adopter en vertu de l'article 37. En outre, dans le cadre du présent règlement et de ses actes délégués, la Banque centrale européenne peut adopter des mesures, règles et normes détaillées en vertu de ses propres compétences ».

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