N° 2703 |
N° 650 |
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ASSEMBLÉE NATIONALE |
SÉNAT |
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CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958 SEIZIÈME LÉGISLATURE |
SESSION ORDINAIRE 2023 - 2024 |
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Enregistré à la présidence de l'Assemblée nationale |
Enregistré à la présidence du Sénat |
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le 30 mai 2024 |
le 30 mai 2024 |
RAPPORT
au nom de
L'OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION
DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES
sur
La décarbonation du secteur de l'aéronautique
PAR
M. Jean-François PORTARRIEU, député,
et M. Pierre MÉDEVIELLE, sénateur
Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale par M. Pierre HENRIET, Premier vice-président de l'Office |
Déposé sur le Bureau du Sénat par M. Stéphane PIEDNOIR Président de l'Office |
Composition de l'Office parlementaire
d'évaluation des choix scientifiques
et technologiques
Président
M. Stéphane PIEDNOIR, sénateur
Premier vice-président
M. Pierre HENRIET, député
Vice-présidents
M. Jean-Luc FUGIT, député M. Victor HABERT-DASSAULT, député M. Gérard LESEUL député |
Mme Florence LASSARADE, sénatrice Mme Anne-Catherine LOISIER, sénatrice M. David ROS, sénateur |
DÉPUTÉS |
SÉNATEURS |
Mme Christine ARRIGHI M. Philippe BERTA M. Philippe BOLO Mme Maud BREGEON M. Hendrik DAVI Mme Olga GIVERNET M. Maxime LAISNEY M. Aurélien LOPEZ-LIGUORI M. Yannick NEUDER M. Jean-François PORTARRIEU Mme Mereana REID ARBELOT M. Alexandre SABATOU M. Jean-Philippe TANGUY Mme Huguette TIEGNA |
M. Arnaud BAZIN Mme Martine BERTHET Mme Alexandra BORCHIO FONTIMP M. Patrick CHAIZE M. André GUIOL M. Ludovic HAYE M. Olivier HENNO Mme Sonia de LA PROVÔTÉ M. Pierre MÉDEVIELLE Mme Corinne NARASSIGUIN M. Pierre OUZOULIAS M. Daniel SALMON M. Bruno SIDO M. Michaël WEBER |
SAISINE
SYNTHÈSE
Le secteur aéronautique joue un rôle de premier plan dans l'économie mondiale, puisqu'il facilite le commerce international, le tourisme et les échanges culturels. Il est cependant un contributeur significatif aux émissions de gaz à effet de serre, responsables du changement climatique. Faute d'une action résolue, l'impact du secteur aéronautique pourrait augmenter considérablement, tant en termes absolus que relatifs, du fait de la croissance du trafic aérien prévue dans les prochaines décennies. Malgré la baisse concomitante des émissions dans d'autres secteurs, ceci mettrait en péril les efforts de limitation du réchauffement climatique.
Saisi par les commissions des affaires économiques ainsi que du développement durable et de l'aménagement du territoire de l'Assemblée nationale, l'Office a évalué les avancées technologiques et les développements industriels et opérationnels susceptibles de faciliter la décarbonation du secteur de l'aéronautique. Le rapport1(*) formule plusieurs recommandations destinées à développer la production des carburants d'aviation décarbonés, à soutenir la recherche et l'innovation et à préparer les infrastructures nécessaires au développement de l'aviation décarbonée.
1. L'impact de l'aviation sur le climat
Le secteur aéronautique a connu un rapide développement depuis le début du XXe siècle. Le trafic aérien mondial devrait continuer à croître à un rythme soutenu, probablement supérieur à 3 % par an, dans les décennies à venir, notamment en Asie-Pacifique et au Moyen-Orient.
Les moteurs d'avions à turbine utilisent des carburants à base de kérosène. Celui-ci émet, tout au long de son cycle de vie, 3,75 kg de CO2 par kilogramme consommé. D'autres produits issus de la combustion du kérosène, comme la vapeur d'eau et les oxydes d'azote (NOx) ont également des impacts sur le climat, qui sont appelés « effets non-CO2 » et dont l'ampleur exacte n'est pas connue précisément.
Soumis à une forte concurrence, le secteur aérien a toujours cherché à baisser sa consommation de carburant. Toutefois, cette réduction a été plus que compensée par la croissance rapide du trafic aérien. Ainsi, depuis 1973, l'intensité énergétique de l'aviation a diminué de 79 % mais le trafic aérien a augmenté de 1 236 %, si bien que les émissions de CO2 se sont accrues globalement de 176 %.
À ce jour, le secteur est directement responsable de 2 % à 3 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, ce qui est comparable aux émissions d'un pays comme l'Allemagne. Si rien n'est fait, avec la poursuite de la croissance du trafic et la décarbonation des autres secteurs économiques, cette part devrait augmenter fortement dans les années à venir.
Une prise de conscience des acteurs du secteur
Les acteurs du secteur aéronautique ont engagé des démarches de réduction des émissions de gaz à effet de serre. L'Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) a adopté en 2008 un objectif de croissance du trafic « neutre en carbone » à partir de 2020, puis en 2022 un objectif « net zéro » pour 2050. L'Union européenne s'est donné une feuille de route à travers le Pacte vert adopté en 2019 et le paquet climat « Fit for 55 » adopté en 2023.
En France, la loi du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets - dite loi Climat et résilience -a conduit à élaborer une « feuille de route de décarbonation de l'aérien », sous l'égide de la DGAC et du GIFAS, qui présente plusieurs scénarios et formule des recommandations pour la filière et pour l'État.
2. Les technologies et innovations pour la décarbonation
a. L'électrification de l'aviation
L'électrification de l'aviation présente plusieurs atouts : l'absence complète d'émissions en vol, des coûts d'exploitation limités en termes de carburant et de maintenance, la réduction du bruit et la possibilité d'une propulsion distribuée sur la voilure, qui permet de réduire la consommation de 20 % à 30 % et accroît la portance à basse vitesse.
Mais elle se heurte à un obstacle majeur : une densité énergétique massique des batteries trop faible, de 250 Wh/kg pour la technologie Li-ion, soit 48 fois moins que celle du kérosène. D'après une étude récente de la NASA, il faudrait qu'elle atteigne au moins 400 Wh/kg et 750 Wh/kg pour répondre aux besoins respectifs des aviations générale et régionale.
De ce fait, l'avion 100 % électrique sera, dans un premier temps, limité au transport d'un petit nombre de passagers sur de courtes distances. Les premiers avions électriques commercialisés sont d'ailleurs des biplaces destinés à la formation des pilotes.
Les taxis volants électriques (eVTOL ou Electrical Vertical Take-Off and Landing aircraft) sont un autre champ d'application de l'électrification. Mais ces aéronefs à décollage vertical sont surtout destinés à remplacer le transport terrestre et ne contribuent donc pas directement à la décarbonation de l'aviation.
Les avions hybrides associent propulsions électrique et thermique afin de s'affranchir des limites du « tout électrique » et de combiner les avantages des deux modes, par exemple en décollant et en atterrissant en mode électrique et en réservant la motorisation thermique au vol en régime de croisière.
Les avions hybrides en cours de développement par des start-up françaises et étrangères pourront emporter quelques dizaines de passagers sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres, à un coût par passager qui devrait être significativement inférieur à celui des avions actuels, ce qui favorisera le développement de l'aviation régionale.
b. Les perspectives de l'hydrogène
L'hydrogène peut être utilisé de deux façons pour propulser un avion. D'une part, il peut alimenter une pile à combustible qui génère de l'électricité pour entraîner un moteur électrique, en n'émettant que de l'eau. D'autre part, il peut être brûlé dans un turboréacteur, à la place du kérosène, auquel cas il émet de la vapeur d'eau mais aussi des oxydes d'azote (NOx).
À l'inverse des batteries, la densité énergétique massique de l'hydrogène est 3 fois supérieure à celle du kérosène. Toutefois, sa densité énergétique volumique est 3 000 fois inférieure. Il doit donc être stocké soit sous forme gazeuse à très haute pression, par exemple 700 bars, soit sous forme liquide à une température inférieure à - 253,6° C ; ceci nécessite des réservoirs lourds et encombrants.
De ce fait, les avions à hydrogène pourront difficilement franchir de très longues distances.
La conception d'un avion à propulsion hydrogène pose de multiples difficultés techniques, notamment sur le plan de la sécurité : intégration des réservoirs, confinement sûr de l'hydrogène, distribution du fluide au sein de l'avion, etc.
De plus, l'exploitation d'une flotte d'avions à hydrogène nécessiterait que celui-ci puisse être disponible non seulement dans quelques grands aéroports, mais aussi dans ceux vers lesquels des avions seraient susceptibles d'être déroutés en cas de difficulté.
Si aucun de ces obstacles n'apparaît a priori insurmontable, les résoudre demandera du temps, tout comme la certification d'un avion à hydrogène. Des entreprises de toutes tailles, du leader mondial Airbus aux start-up, en France comme à l'étranger, travaillent sur la conception d'avions à hydrogène et, pour certaines, font déjà voler des prototypes.
c. L'innovation dans la conception et l'efficacité des avions
Les propulsions électrique, hybride et hydrogène n'étant adaptées qu'aux liaisons court- et moyen-courriers, les technologies actuelles continueront à être utilisées pour les vols long-courriers, qui génèrent plus de la moitié des émissions de CO2 de l'aviation.
Pour décarboner ces liaisons, plusieurs solutions existent. Il est possible de diminuer d'à peu près un quart la consommation des avions, donc leurs émissions de CO2, en améliorant leur efficacité énergétique, notamment en réduisant leur masse, en perfectionnant leur aérodynamique ou en optimisant le rendement thermique et propulsif des moteurs.
Les avions peuvent être sensiblement allégés, tant pour les structures (fabrication additive, substitution de matériaux composites aux matériaux métalliques) que pour le câblage servant à la transmission de données (multiplexage, fibre optique ou technologies sans-fil).
L'aérodynamique peut être améliorée en réduisant la traînée induite par l'ajout de winglets en bout d'ailes ou l'allongement de ces dernières, et en diminuant la traînée de frottement, par la conception de voilures laminaires, améliorant l'écoulement de l'air, ou par l'intégration motrice à la carlingue.
Pour améliorer l'efficacité des moteurs, il est possible d'agir sur leurs rendements thermique et propulsif.
L'augmentation du rendement thermique peut être obtenue en modifiant la conception de la chambre de combustion ou par un accroissement de la température en sortie de celle-ci, qui suppose d'utiliser de nouveaux matériaux comme les composites à matrice céramique.
L'amélioration du rendement propulsif est obtenue principalement par l'augmentation du taux de dilution, notamment en agrandissant la taille de la soufflante. Le taux de dilution des turboréacteurs est ainsi passé de 2:1 dans les années 1970 à 12:1 dans les années 2010 et pourrait atteindre 25:1 à 30:1 pour la prochaine génération de turboréacteurs.
d. L'optimisation des opérations en vol et au sol
Enfin, l'efficacité énergétique globale des aéronefs peut être améliorée d'environ 10 % en optimisant les opérations en vol et au sol.
En vol, les travaux portent sur l'adaptation des trajectoires aux conditions internes et externes à l'avion. De nouveaux systèmes d'aide à la navigation faisant appel à l'intelligence artificielle seront à même de prendre en compte les paramètres pertinents et de proposer aux pilotes une trajectoire optimale.
Au sol, les principales pistes d'amélioration consistent à électrifier certaines fonctions lors du stationnement, comme le chauffage ou la climatisation, et à n'utiliser qu'un seul moteur en phase de roulage (SETI/SETO) ou à électrifier celle-ci.
3. Les carburants d'aviation durables (CAD)
a. Le rôle essentiel des carburants d'aviation durable
La mesure la plus importante pour réduire les émissions des avions à motorisation thermique consiste à substituer tout ou partie du kérosène d'origine fossile par des carburants d'aviation durables (CAD), aussi appelés SAF (pour Sustainable Aviation Fuel).
Il en existe deux grandes catégories, en fonction de l'origine du carbone et de l'hydrogène dont ils sont constitués :
· dans les biocarburants, le carbone et l'hydrogène proviennent de matières organiques, comme les plantes, les huiles ou les résidus forestiers ;
· dans les e-carburants (ou carburants de synthèse), le carbone provient du dioxyde de carbone capturé, directement dans l'air ou dans une installation industrielle ou agricole. L'hydrogène doit être généré, en particulier par électrolyse, à partir d'énergies décarbonées, comme l'éolien, le solaire ou le nucléaire.
b. Les mandats d'incorporation de l'Union européenne et la certification des CAD
Le 13 septembre 2023, l'Union européenne a adopté la réglementation ReFuel EU qui fixe des mandats d'incorporation des CAD pour les vols internes : leur part totale doit passer de 2 % en 2025 à 70 % en 2050, et pour le sous-ensemble des e-carburants, de 1,2 % en 2030 à 35 % en 2050.
ReFuel EU retient une définition restrictive des CAD, qui introduit des limitations sur la provenance des matières premières, afin de prendre en compte des enjeux éthiques et sociétaux.
A contrario, des pays tels que les États-Unis, le Japon ou le Canada n'ont pas fixé de tels mandats, même s'ils partagent un objectif ambitieux d'incorporation de 10 % de carburants d'aviation durables en 2030.
Les carburants d'aviation durables doivent par ailleurs être certifiés par l'ASTM International, qui vérifie qu'ils sont compatibles avec les moteurs d'aviation. À ce jour, sept filières de production de CAD sont certifiées dans le cadre de la norme ASTM D7566, qui impose des contraintes de composition et de propriétés thermo-physiques (point de fusion, ébullition, etc.) et encadre l'origine des hydrocarbures synthétiques et le procédé de raffinage utilisé.
Dans ce cadre, l'incorporation de CAD dans le kérosène est limitée à 50 %, en raison de l'absence de molécules aromatiques, indispensables au maintien de l'étanchéité des joints des moteurs. Les moteurs de nouvelle génération seront conçus pour permettre une incorporation à 100 %.
Les molécules aromatiques étant les principales responsables des traînées de condensation des avions, l'usage des CAD devrait réduire les effets non-CO2. Les e-carburants étant exempts des impuretés présentes dans les biocarburants, cette réduction devrait être encore plus marquée dans leur cas.
c. L'impact sur les compagnies aériennes
Le coût des biocarburants matures sur un plan technique est 3 à 4 fois plus élevé que celui du kérosène d'origine fossile et celui des e-carburants est 4 à 10 fois plus élevé. D'après l'ADEME, à l'horizon 2050, le coût des CAD demeurerait environ 2,5 fois plus élevé que celui du kérosène. Le carburant représentant environ le quart des coûts opérationnels des compagnies aériennes, la substitution complète du kérosène par les CAD conduirait à une hausse du prix des billets des vols long-courriers de l'ordre de 35 %.
d. En France, une production de CAD limitée par les ressources disponibles
Les ressources disponibles en France pour la production de biocarburants devraient permettre de répondre à l'essentiel des besoins de l'aviation jusqu'en 2030-2035.
En effet, le gisement annuel des ressources durables lipidiques est de 0,5 million de tonnes (Mt), dont 0,3 Mt sont collectées, ce qui permettrait de produire 0,25 Mt/an de CAD. Le gisement de biomasse ligno-cellulosique représente quant à lui 67 Mt ; en mobiliser 10 % permettrait de produire 1,8 Mt/an de CAD.
Le complément nécessaire sera fourni par les e-carburants, qui deviendront majoritaires dans l'approvisionnement en CAD à partir de 2040. Dans ce domaine, la France bénéficie de deux atouts.
D'une part, c'est l'un des rares pays en Europe, avec la Norvège et la Suède, à disposer d'une électricité suffisamment décarbonée pour produire utilement des e-carburants : sur leur cycle de vie, les e-carburants français seront 10 fois moins émetteurs de gaz à effet de serre que le kérosène, alors que des e-carburants produits avec le mix énergétique européen moyen seraient plus émetteurs que le kérosène.
D'autre part, plusieurs entreprises françaises sont en pointe dans le domaine des électrolyseurs indispensables à la production d'hydrogène décarboné. Par contre, la France est en retard sur les technologies de capture du carbone, en particulier par rapport aux États-Unis et à l'Allemagne.
L'installation de 6,5 gigawatts d'électrolyseurs d'ici 2030 et de 10 gigawatts d'ici 2035, prévue dans le cadre du Plan hydrogène, devrait permettre de produire par électrolyse 0,8 Mt d'hydrogène dès 2030 et 1,3 Mt dès 2035, ce qui devrait très largement permettre de répondre aux besoins de l'aviation et des autres secteurs consommateurs d'hydrogène jusqu'en 2040.
Globalement, pour satisfaire ses besoins en CAD, la France devra disposer d'environ 2 TWh d'électricité en 2030 et 50 TWh en 2040 si elle peut mobiliser 6,7 Mt de biomasse sèche, ou de 2 TWh d'électricité en 2030 et 71 TWh en 2040 si seulement 4 Mt de biomasse sèche peuvent être mobilisés.
La mise en place de nouveaux moyens de génération d'électricité décarbonée en quantité suffisante sera donc indispensable à la production des carburants d'aviation durables à l'horizon 2040.
* 1 Assemblée nationale n° 2703 (16ème législature) - Sénat n° 650 (2023-2024).