B. DES COÛTS « CACHÉS » DE PLUSIEURS MILLIONS D'EUROS
1. Les frais de gestion occasionnés par les dispositifs ne sont pas intégralement compensés aux fournisseurs
a) Des coûts cachés à la charge des fournisseurs qui sont difficiles à estimer
Les dispositions législatives ont prévu d'intégrer dans les compensations dues par l'État aux fournisseurs une part liée aux frais de gestion que ces mesures ont entraîné pour eux. La compensation de ces frais de gestion a été fixée à 1 % des pertes de recettes constatées par les fournisseurs dans une limite de 0,2 euros/MWh livré56(*). D'après les analyses réalisées par les fournisseurs, il semble que cette compensation ne soit pas à la hauteur de leurs frais de gestion réels et que, par conséquent, la mise en oeuvre des dispositifs occasionne également des « coûts cachés » au-delà des compensations financières versées par la puissance publique. Ces coûts (quelques millions d'euros tout au plus), qui peuvent être lourds pour certains fournisseurs, ne représenteraient cependant que des montants mineurs au regard des dépenses totales consacrées par l'État à ces mesures.
Les frais de gestion des fournisseurs ont été d'autant plus importants que le périmètre des aides s'adressait à des agrégats et des périmètres de clients qui souvent n'étaient pas nativement connus dans leurs systèmes d'information (SI). Cette situation explique notamment le besoin de recourir à des attestations. Au-delà des paramètres de ciblage des aides, les frais des fournisseurs ont également été majorés par le manque d'anticipation des pouvoirs publics dans la conception des dispositifs qui les a obligés à déployer dans un contexte défavorable et dans des délais très contraints des mesures extrêmement complexes dont les critères ont été définis tardivement (voir supra).
La conception très tardive des dispositifs d'amortisseur et de sur-amortisseur a notamment conduit les principaux fournisseurs à bloquer leur processus de facturation au cours des deux à trois premiers mois de l'année 2023 pour ne pas envoyer à leurs clients des factures qui ne prendraient pas en compte ces aides. Cette décision leur a occasionné d'importants coûts de trésorerie.
Alors même que le Gouvernement a explicitement demandé aux fournisseurs de ne pas facturer les clients tant que les dispositifs d'aide n'étaient pas mis en oeuvre, de façon étonnante, certains d'entre eux ont signalé au rapporteur spécial que des groupements d'achats publics incitent leurs bénéficiaires à leur appliquer des pénalités pour retard de facturation.
Les frais de gestion que les dispositifs ont engendré pour les fournisseurs sont protéiformes. Ils se sont traduits par des actions de communication et d'information renforcées auprès des clients, par une activité de conseil téléphonique qui a souvent été multipliée par deux ou encore par des développements SI, notamment pour intégrer les dispositifs dans les factures. Les modalités de recueil des attestations pour les dispositifs d'amortisseurs ont également été opérationnellement complexes et financièrement onéreuses pour les fournisseurs. La complexité extrême des dispositifs dédiés à l'habitat collectif a généré des frais supplémentaires.
S'agissant spécifiquement du processus des compensations pour CSPE, les consolidations et retours à effectuer dans des délais contraints à la CRE, pour chacun des « guichets » organisés ont également mobilisé des ressources importantes. La CRE a d'ailleurs reconnu que l'on aurait pu se passer du second guichet du mois de mars dont l'intérêt s'est révélé très limité57(*).
Par ailleurs, en plus des dispositifs de droit commun, certains fournisseurs ont mis en oeuvre des gestes commerciaux tels qu'une plus grande souplesse pour accorder des échéanciers de paiement, un report d'une part des factures d'hiver sur les factures d'été ou encore une extension de la « garantie 280 euros » à certaines PME.
À plus long terme les fournisseurs sont plus exposés aux risques de défaillance de clients dans la mesure où les pouvoirs publics leur ont demandé de proposer des contrats de fourniture même au plus fort de la crise des prix de l'électricité et donc à des tarifs élevés.
Si l'administration reconnaît que les charges induites pour les fournisseurs n'ont pas toutes été compensées, elle n'est pas en mesure d'évaluer ces « coûts cachés » des dispositifs.
b) Des contrôles poussés de la CRE qui s'apparentent quasiment à une forme de régulation temporaire de l'activité de fourniture d'énergie
Du fait de la complexité des dispositifs de soutien et de leurs enjeux pour les comptes publics, la CRE est amenée à pratiquer des contrôles très poussés de l'activité des fournisseurs d'énergie. Pour certains acteurs du secteur, ces modalités de contrôle s'apparentent même à une forme de régulation publique temporaire de la fourniture d'énergie.
Dans le cadre des missions nouvelles qui lui ont notamment été confiées par l'article 181 de la LFI pour 2023, la CRE est conduite à analyser très finement l'activité de l'ensemble des fournisseurs bénéficiaires de compensations pour CSPE liées aux mesures d'aides aux consommateurs. Elle est ainsi amenée à analyser leur politique commerciale pour vérifier la bonne répercussion des aides perçues sur les factures de leurs clients. Elle est aussi tenue d'expertiser la stratégie d'approvisionnement des fournisseurs pour chacun de leurs segments de clientèle, et ce afin d'ajuster le niveau de compensations publiques au niveau strictement nécessaire.
L'article 181 de la LFI prévoit notamment que trois contraintes (présentées dans l'encadré ci-après), qui doivent être contrôlées par la CRE, peuvent venir limiter le niveau des compensations de CSPE dues à chaque fournisseur. Le régulateur en a précisé les principes dans une délibération du 23 mars 202358(*).
Les trois « contraintes »
qui limitent les compensations de CSPE
prévues par l'article 181
de la LFI pour 2023
et précisées par la
délibération n° 2023-78
du 23 mars 2023 de la CRE
Une première contrainte s'applique aux seuls boucliers tarifaires et prévoit que les compensations ne peuvent pas aller au-delà de ce qui serait nécessaire pour réduire le tarif des factures au niveau gelé des tarifs réglementés59(*). Il s'agit de veiller à ce que offre par offre, le fournisseur ne demande pas de compensations supérieures au montant nécessaire à ramener son offre au coût du tarif réglementé gelé, sauf s'il démontre qu'il le fait en s'appuyant sur des facteurs de compétitivité qui ne concernent pas son approvisionnement.
Une deuxième contrainte qui ne s'applique également qu'aux seuls boucliers tarifaires, limite le montant de compensation auquel un fournisseur peut prétendre pour le foisonnement des différentes offres de son portefeuille. La capacité de foisonnement autorisée par les dispositions de l'article 181 de la LFI pour 2023 permet, en fonction des portefeuilles de chaque fournisseur, de ramener un plus grand nombre de consommateurs au niveau du tarif règlementé gelé. Cela consiste pour un fournisseur à faire bénéficier, au sein de son portefeuille de clients, les consommateurs les plus défavorisés par leur contrat de fourniture, d'un surplus de compensation apporté par les consommateurs n'ayant pas eu besoin de l'intégralité du montant de compensation pour voir leur prix ramené au niveau du tarif réglementé gelé. La contrainte imposée par les dispositions de la LFI pour 2023 conduit à limiter la compensation totale du fournisseur au montant strictement nécessaire pour ramener l'ensemble des consommateurs de son portefeuille au niveau des tarifs réglementés gelés.
Une troisième contrainte, la plus complexe à appliquer, concerne les boucliers tarifaires ainsi que les amortisseurs et vise à limiter le montant des compensations auquel un fournisseur peut prétendre en fonction de ses coûts d'approvisionnement. Il s'agit pour la CRE de s'assurer que des coûts d'approvisionnement performants du fournisseur ne lui permettent pas, sans compensation ou avec une compensation réduite, d'assurer par lui-même une part de la réduction de tarifs à ses clients.
Source : commission des finances du Sénat
Si les deux premières contraintes60(*) ne posent pas de difficultés et sont appliquées dès à présent puisqu'elles ont une incidence directe sur les offres proposées par les fournisseurs, la troisième contrainte, relative aux coûts d'approvisionnement des fournisseurs, beaucoup plus complexe et sensible, n'interviendra qu'ex-post. Cette dernière contrainte consistera, le cas échéant, en une diminution de la compensation due au fournisseur si la CRE estime que les coûts réels auxquels il a pu s'approvisionner pour livrer l'énergie nécessaire à ses consommateurs concernés par les dispositifs, parce qu'ils étaient suffisamment performants, peuvent lui permettre d'assurer une partie de la réduction des factures de ses clients en ne recourant qu'à une compensation de l'État minorée. L'évaluation définitive de la CRE relative à cette contrainte n'interviendra qu'en juillet 2024 faisant peser jusqu'à cette date une incertitude pour les fournisseurs quant au montant de compensation réel auquel ils pourront prétendre.
Si cette contrainte est cohérente dans une logique de bon usage des deniers publics et pour limiter le montant des compensations versées par l'État au strict nécessaire, en contrepartie, elle désincite les fournisseurs à conduire des stratégies d'approvisionnement performantes à des coûts réduits puisque ces gains seront en toute hypothèse déduits de leurs compensations.
La mise en oeuvre de cette troisième contrainte va par ailleurs s'avérer extrêmement complexe pour la CRE et les fournisseurs. Pour évaluer les coûts d'approvisionnement des fournisseurs, la CRE va leur demander des informations très détaillées qui aujourd'hui ne sont pas connues des fournisseurs eux-mêmes. D'après le contenu de sa délibération n° 2023-78 du 23 mars 2023, pour mener à bien sa mission d'analyse, la CRE entend demander aux fournisseurs le détail de leurs coûts d'approvisionnement pour chacun des quatre segments de clientèle suivants : les bénéficiaires du bouclier gaz, du bouclier électricité résidentiel, du bouclier électricité non résidentiel et des amortisseurs. Les fournisseurs devront donc élaborer une méthode d'affectation de leurs coûts d'approvisionnement comptables totaux à chacun de ces segments. Cette méthode, attestée par un commissaire aux comptes, sera ensuite analysée par la CRE dans le cadre de son travail d'évaluation du montant définitif de compensations dû à chaque fournisseur.
2. Une nouvelle méthode de calcul des TRVe pour tenir compte des nouvelles conditions de marché
En 2022, les fournisseurs estimaient que le niveau auquel avaient été fixés les TRVe non gelés ne reflétait pas la réalité de leurs coûts d'approvisionnement. Puisque le montant de compensation pour les dispositifs d'aide correspond au différentiel de prix entre le niveau des TRVe gelés et celui des TRVe non gelés, les fournisseurs considèrent qu'il sera insuffisant pour couvrir leurs coûts d'approvisionnement et qu'ils auront donc à assumer une part du coût réel du bouclier sur les prix de l'électricité en 2022.
Admettant cette réalité, la CRE a décidé de lancer une consultation publique61(*) dans le but de faire évoluer sa méthode de calcul des TRVe à compter de 2023. Cette consultation a abouti à la publication de la délibération n° 2023-03 du 12 janvier 202362(*) par laquelle la CRE présente, pour tenir compte du nouveau contexte d'extrême volatilité du marché de l'électricité, la nouvelle méthode de calcul des TRVe qu'elle a appliquée dès l'année 2023 à l'occasion de sa délibération n° 2023-17 du 19 janvier 2023 portant proposition des TRVe.
* 56 H du IX de l'article 181 de la LFI pour 2023.
* 57 Dans une délibération n° 2023-69 du 23 février 2023, la CRE a d'ailleurs décidé de simplifier le dispositif pour les fournisseurs.
* 58 Délibération n° 2023-78 de la CRE du 23 mars 2023 portant décision sur les modalités de déclaration des pertes de recettes, des coûts d'approvisionnement de l'activité de fourniture d'électricité et de gaz et de leur affectation pour les boucliers tarifaires et des amortisseurs électricité.
* 59 F du II et F du VIII de l'article 181 de la LFI pour 2023.
* 60 Qui limitent les réductions susceptibles d'être appliquées à chaque consommateur ainsi que les capacités de « foisonnement » utilisées par les fournisseurs.
* 61 Du 22 septembre au 17 octobre 2022.
* 62 Délibération n° 2023-03 de la CRE du 12 janvier 2023 portant communication sur la méthode de fixation des TRVe.