B. L'INCERTITUDE ÉCONOMIQUE, UNE DIMENSION SOUS-ESTIMÉE DANS LE DROIT DU TRAVAIL

1. Les incertitudes économiques et les coûts cachés du licenciement
a) La dualité du marché du travail, conséquence des incertitudes économiques

Dans une tribune signée le 4 mars dans le journal Le Monde , de nombreux économistes ont soutenu la première version du projet de loi Travail : « Le chômage, désormais au plus haut niveau depuis l'après-guerre, ne frappe pas tout le monde de la même manière. Il se concentre sur les jeunes et les moins qualifiés. Un chômeur sur quatre a moins de 25 ans, un sur trois n'a aucun diplôme et 80 % n'ont pas dépassé le bac. Ces publics sont les grands perdants d'un marché du travail qui exclut les plus fragiles ou les relègue dans des emplois précaires, tant les entreprises craignent d'embaucher en CDI.

Ces inégalités sont insupportables. En réduisant l'incertitude qui entoure le CDI, le projet de loi El Khomri est de nature à changer la donne : c'est avant tout à ces publics défavorisés qu'elle va donner accès à un emploi durable.

Ayant adopté une loi similaire en 2012, l'Espagne a connu un surcroît de 300 000 embauches en CDI dès l'année suivante ».

Cette tribune fait écho aux propos du Président du Sénat, M. Gérard Larcher, concluant la journée des entreprises organisée au Sénat le 31 mars 2016. Il estimait que le droit du travail protège les protégés et fragilise les plus fragiles. Cette approche est également partagée par de nombreux économistes, tels que Pierre Cahuc, Stéphane Carcillo ou André Zylberberg, qui ont signé en février 2016 une tribune 19 ( * ) rappelant que « les accords signés par les partenaires sociaux depuis 2007 ont deux caractéristiques principales : l'immobilisme et la défense des « insiders », c'est-à-dire de ceux qui possèdent déjà un CDI . »

À trop vouloir protéger les bénéficiaires d'un CDI, on accroît la dualité du marché du travail. Pierre Cahuc et Yannick L'Horty, entendus par les rapporteurs de la commission des affaires sociales, ont expliqué, études microéconomiques à l'appui, que la protection sociale agit aujourd'hui comme un « bouclier qui préserve l'emploi existant au détriment de ceux qui arrivent sur le marché du travail ». 90 % des embauches se font en CDD, dont 70 % concernent un contrat de moins d'un mois. 60 % de ces CDD de moins d'un mois sont des retours dans la même entreprise. D'ailleurs la durée moyenne du CDD a chuté de 15 semaines en 1980 à environ 5 semaines aujourd'hui. Pourtant le coût d'un CDI est a priori moindre que celui d'un CDD ou d'un contrat de travail temporaire. Ce comportement s'explique par l'existence de « coûts cachés » particulièrement élevés, à l'embauche mais surtout au moment du licenciement. Pour relancer l'emploi, il faut donc réduire les coûts de transactions sur le marché du travail, et surtout ne pas surtaxer les CDD qui apparaissent comme des outils de flexibilité essentiels pour les petites et moyennes entreprises aujourd'hui contraintes de s'adapter aux baisses de leurs marchés.

Comme le rappellent Agnès Bénassy-Quéré et Hélène Paris 20 ( * ) , respectivement Présidente déléguée et secrétaire générale du Conseil d'analyse économique (CAE), « réduire le fossé entre CDD et CDI est un enjeu majeur pour la société française aujourd'hui coupée en deux, pour l'accès des jeunes au logement et de tous à la formation professionnelle. C'est aussi un enjeu économique. Empêcher une entreprise d'ajuster ses effectifs alors qu'elle est en difficulté récurrente de trésorerie ou connaît une baisse prolongée de son carnet de commandes, c'est au mieux la décourager à l'avenir d'embaucher en CDI, au pire l'acculer à la cessation d'activité. »

Il convient plutôt de s'attaquer aux causes structurelles de la dualité qui sont les coûts de la protection du CDI : ces coûts augmentent avec l'incertitude économique pesant sur les employeurs. Ainsi, ne connaissant pas à l'avance le coût d'un éventuel contentieux pesant sur chaque licenciement, l'employeur a tendance soit à freiner le recrutement, soit à négocier une rupture conventionnelle, souvent moins protectrice pour les salariés. Le risque prud'homal est réellement perçu comme un frein à l'embauche. Un entrepreneur de l'Hérault, entendu par votre Délégation lors d'un déplacement a même qualifié ce risque de « deuxième loterie nationale ». Cette appréciation fait évidemment écho aux incertitudes juridiques développées en première partie, dans la mesure où la jurisprudence ne permet pas d'exclure la requalification d'un licenciement malgré les précautions prises en amont pour respecter le code du travail.

La rigidité du droit du travail, conçue pour protéger le salarié, lui devient préjudiciable en ce qu'elle contrarie l'adaptation des entreprises aux évolutions de marché. Comme l'a résumé un entrepreneur vendéen rencontré par votre Délégation, « la France cherche à préserver des emplois au lieu de chercher à en créer ». Très inspirée, l'entreprise Amival, dans le Nord, a utilisé la sémantique de l'amour pour décrire le dilemme des entreprises entre CDD et CDI : « il est extrêmement délicat d'embaucher car dans un cas c'est du « court terme » et cela coûte en précarité. Dans l'autres cas, une fois passée la bague au doigt, la séparation est encore plus compliquée que celle d'un mariage d'amour. Augmentons la flexibilité et la demande sera plus forte, donc les salariés seront plus facilement recrutés ! »

Plusieurs pistes sont régulièrement évoquées pour réduire l'incertitude économique pesant sur les entreprises, dont le plafonnement des indemnités dues en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse.

b) Le plafonnement légal des indemnités: une tentative répétée qui doit aboutir

L'article 266 de la loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques prévoyait déjà un barème indicatif d'indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, établi selon deux critères : l'ancienneté dans l'entreprise et la taille de l'entreprise.

Effectif de l'entreprise

Moins de 20 salariés

Entre 20 et 299 salariés

À partir de 300 salariés

Ancienneté du salarié dans l'entreprise

Moins de 2 ans

Maximum : 3 mois

Maximum : 4 mois

Maximum : 4 mois

De 2 ans à moins de 10 ans

Minimum : 2 mois

Maximum : 6 mois

Minimum : 4 mois

Maximum : 10 mois

Minimum : 6 mois

Maximum : 12 mois

10 ans et plus

Minimum : 2 mois

Maximum : 12 mois

Minimum : 4 mois

Maximum : 20 mois

Minimum : 6 mois

Maximum : 27 mois

Par une décision en date du 5 août 2015 (n° 2015-715), le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition en jugeant que le critère de la taille de l'entreprise méconnaissait le principe d'égalité devant la loi : « Considérant toutefois, que, si le législateur pouvait, à ces fins, plafonner l'indemnité due au salarié licencié sans cause réelle et sérieuse, il devait retenir des critères présentant un lien avec le préjudice subi par le salarié ; que, si le critère de l'ancienneté dans l'entreprise est ainsi en adéquation avec l'objet de la loi, tel n'est pas le cas du critère des effectifs de l'entreprise ; que, par suite, la différence de traitement instituée par les dispositions contestées méconnaît le principe d'égalité devant la loi ».

La première version -officieuse- de l'avant-projet de loi actuellement examiné au Parlement contenait une disposition établissant un dispositif de barèmes indemnitaires que le juge ne pouvait pas dépasser :

- trois mois de salaire si l'ancienneté du salarié dans l'entreprise est inférieure à deux ans ;

- six mois si l'ancienneté est d'au moins deux ans et de moins de cinq ans ;

- neuf mois de salaire si l'ancienneté du salarié est d'au moins cinq ans et de moins de dix ans ;

- douze mois de salaire si l'ancienneté du salarié est d'au moins dix ans et de moins de vingt ans ;

- quinze mois de salaire pour au moins vingt ans d'ancienneté.

Cette disposition était saluée par tous les entrepreneurs, tant ceux rencontrés par la Délégation aux entreprises, que leurs représentants issus des organisations patronales. Beaucoup d'entrepreneurs ayant répondu au questionnaire en ligne ont d'ailleurs regretté les modifications apportées au projet de loi en mentionnant en premier lieu le retrait du plafonnement des indemnités.

Votre Délégation juge nécessaire de réintroduire le plafonnement et les barèmes d'indemnisation en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse (proposition n°5) .

2. Les propositions des entreprises pour réduire l'incertitude

L'incertitude pèse certes sur les entreprises mais également sur tous les actifs. Les règles de recours au contrat à durée déterminée illustrent cette contrainte pesant doublement sur l'emploi. En effet, la durée des CDD aujourd'hui paraît trop courte pour tenir compte des besoins des salariés comme des employeurs : les premiers ne peuvent être réembauchés par la même entreprise au-delà de la durée légale de 18 mois 21 ( * ) , ce qui dans de nombreux cas se traduit par une condamnation au chômage dans les zones géographiques particulièrement touchées; pour les seconds, cela se traduit par une recherche difficile de salariés qualifiés et compétents. Ainsi le droit du travail, au lieu d'apporter la flexibilité nécessaire pour compenser l'incertitude de l'évolution des marchés et des carnets de commandes, vient au contraire contraindre davantage tous les acteurs du marché du travail en ajoutant une incertitude dans la recherche d'un emploi pour les salariés, et dans la recherche de personnes compétentes pour les employeurs.

Lors du déplacement dans le Nord, les sénateurs de la Délégation aux entreprises ont rencontré plusieurs employeurs regrettant de ne pas pouvoir réembaucher des demandeurs d'emploi locaux ayant déjà travaillé dans leur entreprise, et connaissant parfaitement le métier. Le représentant d'Alstom a jugé que ce défaut de flexibilité et le recours à l'intérim qui en découle représentent une difficulté centrale pour l'industrie ferroviaire, la formation des nouveaux intérimaires ne permettant pas de conserver un niveau satisfaisant de savoir-faire. Chez Toyota, on regrette également de ne pas pouvoir réembaucher les personnes précédemment recrutées pendant 18 mois, et d'être contraint de chercher de nouveaux salariés à l'extérieur de Valenciennes où le taux de chômage est pourtant de 15 %. Car si 4 000 personnes sont en CDI, les équipes de nuit qui permettent d'ajuster le travail à la demande sont, elles, embauchées en CDD.

Plusieurs solutions alternatives ou complémentaires ont été évoquées par les entreprises :

- l'allongement de la durée du CDD (certains préconisent un doublement à 36 mois),

- l'instauration d'un CDI à « droits progressifs », facilitant le licenciement en début de période (pouvant aller jusqu'à 3 ans selon les propositions) puis offrant ensuite toutes les garanties d'un CDI classique. Cette réforme est considérée comme prioritaire pour 15 % des sondés ;

- un CDI prédéfinissant les conditions et causes de rupture (fin de projet, fin de fabrication d'un produit, etc.). 28 % des chefs d'entreprises interrogés par la Délégation ont ainsi identifié cette réforme comme prioritaire. Comme l'avaient expliqué les représentants de Croissance Plus à votre rapporteure, une telle mesure vise précisément à lutter contre la segmentation du marché du travail, aujourd'hui inhérente aux incertitudes économiques dont les entrepreneurs doivent tenir compte. Certains experts, tels que Maître Franck Morel, avocat associé du cabinet Barthélémy, spécialisé en droit social, proposent d'ailleurs que les clauses de rupture figurant dans le CDI soient homologuées par la Direccte afin de garantir que la procédure a été effectuée dans des conditions de forme équilibrées, sur le modèle de l'homologation requise pour toute rupture conventionnelle.

Votre Délégation souhaite que puissent être étudiées ces différentes pistes (proposition n° 6).

Le schéma suivant montre les priorités des entreprises sondées parmi une liste de propositions :

Dans le questionnaire, les entreprises étaient libres de proposer spontanément des sujets qu'elles estimaient essentiels et pas pris en compte dans le projet de loi. Voici le résultat de cette rubrique du sondage :

Ce graphique montre bien que, au-delà de l'amélioration de la sécurité juridique et économique, les entreprises attendent globalement que le droit du travail ne les freine pas dans leur développement et leur permette au contraire de saisir toutes les opportunités pour s'adapter, créer de la valeur ajoutée, et contribuer à la croissance.


* 19 Les Echos , « Loi travail : les syndicats doivent bouger ! », 29 février 2016.

* 20 Tribune du 2 mars 2016 publiée dans Les Echos . http://www.lesechos.fr/02/03/2016/LesEchos/22141-027-ECH_arretons-de-taper-sur-la-loi-el-khomri--une-reforme-de-bon-sens.htm

* 21 Cette durée peut être de 9 ou de 24 mois dans des cas bien précis énumérés à l'article L.1242-8 du code du travail.

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