CHAPITRE III - PERMETTRE AUX ENTREPRISES DE S'ADAPTER POUR SE DÉVELOPPER

Le premier facteur favorable à l'emploi est la croissance. La création de valeur et le développement des entreprises sont donc les objectifs à ne jamais perdre de vue pour lutter contre le chômage.

Afin de ne pas condamner les entreprises en période de crise, notamment les plus petites, le droit du travail doit les « accompagner » en prenant en compte les difficultés rencontrées. Il doit ensuite permettre leur développement et ne pas multiplier les contraintes qui pourraient freiner leur croissance.

Parce que les intérêts des petites entreprises sont souvent mal pris en compte dans les négociations de branches, le droit du travail doit favoriser le dialogue social en application du principe de subsidiarité.

Enfin il faut favoriser le rapprochement entre les besoins en main d'oeuvre des entreprises et les formations proposées. À ce titre, une réforme du cadre législatif de l'apprentissage permettrait de développer cette voie de réussite et de lutter plus efficacement contre le chômage des jeunes, tout en assurant la transmission des métiers et savoir-faire dans l'entreprise.

A. UN DROIT DU TRAVAIL QUI TIENT COMPTE DES DIFFICULTÉS ET N'ENTRAVE PAS LE DÉVELOPPEMENT DES ENTREPRISES

1. La prise en compte des difficultés des entreprises
a) Une situation spécifique à chaque entreprise

Bon nombre d'entreprises ont le sentiment que le droit du travail, au lieu de les aider à traverser des périodes de crise, les acculent davantage.

Il est donc intéressant de noter que l'article 30 du projet de loi « travail » a pour objectif de mieux prendre en compte les difficultés économiques et opère une modification en profondeur de la définition du motif économique de licenciement. Cette dernière, détaillée à l'article L.1233-3 du code du travail, est essentiellement de nature jurisprudentielle, ainsi que le rappelle l'étude d'impact 22 ( * ) annexée au projet de loi, détaillant la longue liste de décisions de la chambre sociale de la Cour de Cassation. L'article 30 fixe une série de critères qui caractérisent les difficultés économiques, en détaillant précisément la méthode d'évaluation d'une baisse significative des commandes ou du chiffres d'affaires (un trimestre pour une entreprise de moins de onze salariés ; deux trimestres consécutifs pour une entreprise de 11 à 50 salariés ; etc.). L'inscription dans la loi de deux motifs issus de la jurisprudence que sont la réorganisation de l'entreprise nécessaire à la sauvegarde de sa compétitivité et la cessation d'activité de l'entreprise, constitue une avancée indéniable dans la mesure où sont enfin prises en compte des réalités économiques jusque-là absentes de la loi.

Pourtant les témoignages recueillis par la Délégation indiquent que ces critères, s'ils peuvent sécuriser les entreprises dans certains cas et donc aller dans le bon sens, ne sont pas adaptés à la multiplicité des situations . Le chiffre d'affaires sera pertinent pour une entreprise, tandis que la perte du client principal pour l'avenir sera l'élément décisif pour une autre.

En outre, certains commentateurs ont indiqué qu'il eût été plus intéressant de retenir des critères de gestion tels que la marge brute, indicateur essentiel du compte de résultat, qui renseigne sur les gains réalisés par son entreprise sur une période donnée. Elle mesure la différence entre le prix de vente et le coût de revient d'un produit ou d'un service.

Il apparaît donc difficile de vouloir délimiter précisément par des critères universels et intangibles les multiples formes de difficultés que peuvent connaître les entreprises. Votre rapporteure a noté avec beaucoup d'intérêt l'idée évoquée, lors de l'audition au Sénat de la ministre du travail, par votre collègue M. Jean-Marc Gabouty, l'un des rapporteurs du projet de loi « travail » pour la Commission des affaires sociales», consistant à renvoyer à une expertise économique indépendante (comme la Banque de France) l'appréciation d'une situation particulière en cas de contentieux sur ce sujet .

b) Une charge parfois trop lourde pour l'employeur

Alors qu'il doit affronter une situation délicate économiquement et humainement pour son entreprise, l'employeur à la tête d'une entreprise en difficulté doit parallèlement remplir des obligations parfois très lourdes.

L'un des sujets évoqués est l'obligation de reclassement précisée à l'article L.1233-4 du code du travail, selon lequel « le licenciement pour motif économique d'un salarié ne peut intervenir que lorsque tous les efforts de formation et d'adaptation ont été réalisés(...) ».

Certains économistes ont rappelé cette disposition en précisant qu'avec l'interprétation du juge, il est possible de penser que cette obligation n'est satisfaite que lorsque l'entreprise se voit acculée à mettre « la clé sous la porte ». La jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation a souvent précisé la portée de cette disposition en donnant à chaque fois un peu plus de consistance à la lourdeur de la tâche de l'employeur qui : doit solliciter les autres sociétés d'un groupe sans que celles-ci soient tenues de répondre ; ne doit pas limiter ses recherches de reclassement aux seuls souhaits exprimés par le salarié ; ne doit pas limiter son effort à l'accès à une base de données des postes à pourvoir, à la consultation d'un affichage, à l'invitation à joindre la maison mère ni à l'existence d'un plan social prévoyant les modalités de reclassement, lequel ne dispense pas d'offres individuelles personnalisées.

Votre Délégation estime qu'il serait plus juste et équilibré de viser une obligation d'« efforts raisonnables » dans l'article L.1233-4 du code du travail, ce qui permettrait de mieux prendre en compte la situation des entreprises et les difficultés auxquelles elles doivent faire face tout en protégeant les droits des salariés (proposition n° 7).

2. Les freins à la croissance des petites entreprises
a) Les charges de gestion

La quasi-totalité des entreprises rencontrées par la Délégation a souligné la charge croissante de gestion découlant des obligations légales et réglementaires. Elle résulte à la fois de la multiplication mais aussi de la complexification des normes créées en droit du travail.

Un chef d'entreprise du Bas-Rhin a ainsi déclaré qu'il avait besoin de trois fois plus de personnel dans son équipe dédiée aux ressources humaines en France qu'en Allemagne. Un autre entrepreneur de Saône et Loire a pointé du doigt les charges administratives : « celles-ci sont telles, d'un point de vue financier mais aussi en termes de complexité, que certains chefs d'entreprises en conçoivent une véritable démotivation pour entreprendre... »

Parmi les sujets particulièrement récurrents figure le « C3P » ou compte personnel de prévention de la pénibilité. Défini aux articles L.4162-1 et suivants du code du travail, ce compte permet aux salariés d'acquérir des droits, qui demeurent acquis jusqu'à leur liquidation ou jusqu'à la retraite. Une entreprise du secteur du bâtiment décrit un « mécanisme complexe qui va à l'encontre des efforts engagés par la profession en matière de prévention et de revalorisation de l'image des métiers ». Une autre entreprise, implantée dans le Nord, note qu'« il n'est plus possible de faire travailler un salarié, car tout est devenu prétexte à la pénibilité ». De nombreuses entreprises de Saône et Loire jugent le C3P « inextricable », et évoquent « une hérésie impossible à mettre en place ». Un employeur explique que ses salariés vont devoir porter des capteurs en permanence pour savoir ce qu'ils respirent toute la journée ; la pression est d'autant plus forte que les normes françaises seraient cinq fois plus élevées que les normes européennes en vigueur.

La question du compte pénibilité est d'actualité puisque l'article 21 du projet de loi « Travail » définit le compte personnel d'activité (CPA) qui a été créé par la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social. Il vise à assurer la continuité des droits des actifs appelés à changer régulièrement d'employeur comme de statut (salarié, auto-entrepreneur, etc.). Il regroupe le CPF (compte personnel de formation), le C3P et un nouveau compte dont beaucoup peinent à comprendre les contours et l'utilisation, le CEC (compte engagement citoyen). Ce nouveau dispositif effraie les entreprises qui craignent un nouvel accroissement de la charge de gestion.

Le rapport 23 ( * ) de France Stratégie s'interroge sur le CPA en évoquant la question du délitement de la relation employeur-salarié :

« Les employeurs redoutent principalement un accroissement des charges de gestion liées au CPA, notamment pour les services de ressources humaines s'ils devaient assurer l'alimentation et la mise à jour de certains droits sur ce compte personnel. Un autre risque mis en avant par les employeurs, déjà présent dans le CPF mais renforcé par le CPA, est de se voir « dépossédés » de certains aspects centraux de la relation de travail tels que la formation de leurs salariés .

Si le CPA est mobilisé pour une meilleure conciliation des temps entre travail et activités non marchandes (engagement civique, humanitaire, associatif, congé familial, sabbatique, parrainage, etc.), le risque de mise à distance du travail est également avancé par les employeurs. Pour le limiter, seuls les droits existants non financés par mutualisation (CET, épargne salariale, congés, etc.) pourraient être mobilisables pour ces congés et des règles de mobilisation devraient être élaborées de manière à ce que l'accumulation de droits dans le CPA ne soit pas un obstacle à l'embauche ».

Pour alléger le coût du dispositif relatif à la pénibilité et sécuriser juridiquement les entreprises, certains préconisent un système individualisé basé sur une approche médicale du salarié. Pourtant c'est un autre domaine sur lequel le projet de loi laisse planer une nouvelle incertitude avec la réforme de la médecine du travail. En effet, l'article 44 supprime la visite médicale d'aptitude à l'embauche et lui substitue un suivi personnalisé post-recrutement. Cette réforme répond à une situation de pénurie de médecins du travail mais fait peser une nouvelle responsabilité sur l'employeur. Cette responsabilité est par ailleurs renforcée avec l'extension de l'obligation de reclassement aux salariés déclarés inaptes à la suite d'un accident ou d'une maladie non professionnels.

Plusieurs témoignages recueillis évoquent cette multiplication des obligations, qui ne semblent pas près de se stabiliser avec la perspective de la mise en oeuvre de l'impôt à la source.

Votre Délégation juge prioritaire la diminution de la charge administrative des employeurs, et souhaite que la refonte annoncée du code du travail prenne en compte ce critère afin de ne pas décourager l'entreprenariat en France (proposition n° 8).

b) Les effets de seuil

La Délégation sénatoriale aux entreprises a déjà abordé la question des effets de seuil en 2015. Elle avait contribué au débat sur le projet de loi relatif au dialogue social et à l'emploi en évoquant la possibilité de doubler le seuil social de 50 salariés . Cette proposition faisait écho à une étude de l'IFO de mai 2015 sur les seuils sociaux, qui concluait que :

« Dans notre analyse empirique des Petites et Moyennes Entreprises du secteur de la manufacture, nous trouvons des preuves d'effets de distorsion sur la taille des entreprises seulement en France. Les entreprises françaises sont de plus en plus concentrées en-dessous des seuils sociaux correspondant aux 10, 20, et 50 employés. En particulier, notre évaluation des effets au seuil de 50 employés est une réduction d'environ 15 points de pourcentage de la probabilité de recruter de nouveaux employés. En outre, les entreprises qui ne croissent pas en taille augmentent leur investissement en capital comme facteur de production. Ceci indique une substitution de la main d'oeuvre par le capital de manière à éviter les coûts marginaux croissants de la main d'oeuvre. Ainsi, nous estimons que le seuil de 50 employés génère des distorsions significatives et freine la croissance de l'emploi dans les entreprises affectées . »

Évidemment la question des seuils sociaux mérite d'être abordée avec prudence dans la mesure où les règles du dialogue social sont par ailleurs réformées et que la commission des affaires sociales du Sénat n'a pas encore modifié le texte du projet de loi « Travail ».

Il est toutefois important de ne pas oublier la spécificité française des entreprises qui consiste à ne pas se développer sur notre territoire mais à se multiplier ou à se délocaliser pour éviter le poids financier et la charge de gestion directement lié au dépassement des seuils sociaux . C'est le cas d'une entreprise de l'Hérault, qui après avoir réalisé des simulations, a jugé qu'il serait coûteux et donc désavantageux dans un contexte concurrentiel accru, de se développer davantage. L'entrepreneur a donc opté pour la création de nouvelles sociétés. Un entrepreneur rencontré lors du déplacement dans le Bas-Rhin a quant à lui expliqué aux sénateurs qu'il avait fait le choix de s'installer en Allemagne plutôt qu'en France après avoir fait une analyse financière comparée des deux législations ; le « coût d'opportunité » pour notre pays, sur ce simple exemple, s'est élevé à 50 emplois.

Les effets de seuil se multiplient dans le droit français . Bon nombre de mesures, visant à aider les petites entreprises, font naître un effet pervers qui freine leur développement . L'article 29 bis du projet de loi, introduit à l'initiative de l'Assemblée nationale, a ainsi instauré une mesure de déduction fiscale des provisions constituées pour faire face à d'éventuelles indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Compte tenu des risques assez forts pesant sur tous les employeurs, il est évident qu'une telle disposition pourrait constituer une nouvelle incitation à ne pas franchir le seuil des 50 salariés. On notera que le Gouvernement, par la procédure de l'article 49-3, a d'ailleurs réécrit cet article pour limiter cette possibilité aux seules entreprises de moins de dix salariés.

Enfin notons que 7 % des entreprises sondées ont spontanément demandé la suppression ou la progressivité des seuils sociaux.

Votre Délégation souhaite que la question des seuils ne soit pas oubliée et que l'opportunité d'une réforme des seuils sociaux puisse être appréciée au regard des nouvelles dispositions du code du travail qui seront prochainement adoptées ( proposition n°9 ).


* 22 Étude d'impact, p.263 et 264.

* 23 Compte personnel d'activité. Synthèse des débats. Note d'analyse, mardi 5 mars 2016.

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