Audition de M. Dominique Carreau, professeur de droit international économique à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, le 26 juin 2003
M.
Dominique Carreau, professeur de droit international économique à
l'Université Paris I
Panthéon-Sorbonne
, a
débuté son exposé en expliquant que la mondialisation
actuelle était moins avancée que celle observée au
XIX
e
siècle. La mondialisation implique la liberté du
commerce, la liberté des mouvements de capitaux, la liberté des
paiements, et la libre circulation des personnes. Sur ces deux derniers points,
le XIX
e
siècle était plus libéral que le monde
d'aujourd'hui.
Il a fallu reconstruire un ordre économique international après
la guerre. Les Etats ont alors rétabli, par le biais de conventions, un
ordre international qui existait sans conventions au XIX
e
siècle. Au XIX
e
siècle, la faiblesse des Etats
laissait le champ libre au règne du contrat. Aujourd'hui la
mondialisation résulte de la volonté politique des Etats, qui
l'ont fait advenir en adoptant de traités et en créant des
organisations internationales. Les Etats-Unis jouent un rôle majeur dans
ce processus, en exportant tant des produits, que des idées ou des
concepts juridiques.
La mondialisation pose en termes nouveaux la question des relations entre
réglementations internes d'intérêt général
(droit fiscal, droit du travail, droit de l'environnement...), et règles
du commerce international. Ces réglementations internes freinent les
échanges de biens et de services, ainsi que les investissements directs
étrangers (IDE).
La négociation d'un Accord multilatéral sur l'investissement
(AMI) a représenté une tentative pour concilier les
réglementations nationales et la liberté des investissements
directs étrangers. Une affaire récente intervenue au sein de
l'Alena (Accord de libre-échange nord-américain) fournit un
exemple de conciliation possible entre réglementation nationale et
liberté des IDE. Il s'agit de l'affaire
« Ethyl » : le Gouvernement canadien a introduit, pour
protéger l'environnement, une réglementation des produits entrant
dans la composition de l'essence. L'introduction de cette réglementation
a conduit une firme américaine à fermer l'une de ses usines
implantée au Canada. La firme a porté plainte devant les
instances de l'Alena, et a obtenu une compensation ; l'introduction de la
réglementation environnementale a été
considérée comme l'équivalent d'une mesure de
nationalisation. Le droit administratif français permet ce type de
réparations,
via
la notion d'inégalité devant les
charges publiques.
Puis
M. Dominique Carreau
a abordé, plus
précisément, la question de la conciliation entre environnement
et commerce. L'article XX du GATT prévoit des exceptions aux
règles commerciales afin de protéger l'environnement. Admettre
trop largement des exceptions au titre de l'article XX du GATT conduirait
à une restriction des échanges commerciaux. Les
réglementations nationales deviendraient des obstacles
unilatéraux aux échanges, et les pays les plus faibles seraient
pénalisés. Ce serait une manière pour les pays
développés d'exporter leurs normes de protection,
façonnant ainsi une nouvelle forme « d'impérialisme
juridique ».
Le commerce international porte sur des produits finis. S'intéresser
aux processus de fabrication conduit à s'immiscer très loin dans
la souveraineté des Etats. La délocalisation de services
(
outsourcing
) vers les pays du Sud se produit parce que les entreprises
peuvent tirer parti des législations sociales peu exigeantes des pays
d'accueil. Les pays du Sud pourraient appliquer des normes sociales plus
élevées s'ils bénéficiaient de technologies
modernes. Sans cela, leur imposer des normes sociales plus
élevées entraverait leur développement.
M. Dominique Carreau
en est ensuite venu au problème de la
« cohabitation entre traités ». Il existe plusieurs
centaines d'accords multilatéraux environnementaux (AME), d'une
très grande diversité. Certains traités apportent des
restrictions au commerce pour protéger des espèces animales et
végétales, ce qui est admis par le GATT. Il n'en demeure pas
moins des sources de conflit potentielles entre l'OMC et les AME.
Des conflits peuvent surgir autour des questions agricoles, comme l'ont
montré des litiges relatifs aux pesticides ou au boeuf aux hormones.
L'OMC admet des restrictions au commerce pour protéger l'environnement
ou la santé des consommateurs si les interdictions sont fondées
sur des preuves scientifiques.
Des conflits peuvent se nouer autour de l'Accord sur les droits de
propriété intellectuelle et le commerce (ADPIC), dans
l'hypothèse où le dépôt d'un brevet menacerait
l'environnement.
Des conflits peuvent apparaître dans le secteur des services. Les
services gouvernementaux sont aujourd'hui hors commerce. Il a été
suggéré de placer les services environnementaux dans la
même catégorie que les services gouvernementaux.
Des conflits peuvent enfin surgir entre des décisions rendues par
différentes instances de règlement des différends :
arbitres internationaux, Cour internationale de Justice, Organe de
règlement des différends de l'OMC,
etc
.
M. Serge Lepeltier, sénateur,
a alors demandé s'il
paraissait souhaitable de modifier l'article XX du GATT.
M. Dominique Carreau
a rappelé que l'exception de l'article XX
était très qualifiée. Les restrictions au commerce ne sont
admises que si la mesure envisagée est nécessaire, si elle
n'entraîne pas de discrimination arbitraire, et si elle ne constitue pas
une restriction déguisée au commerce. Ces conditions rigoureuses
expliquent que, dans presque tous les conflits, l'OMC ait fait prévaloir
la liberté du commerce.
Il a suggéré quelques pistes de réflexion : les normes
(relatives, par exemple, au climat, ou à la protection de la couche
d'ozone) qui visent à sauvegarder le patrimoine commun de
l'humanité, pourraient se voir reconnaître une autorité
supérieure à celle des règles commerciales. Il a cependant
admis que les autorités américaines actuelles s'opposeraient
à une telle évolution.
Une autre voie pourrait être explorée : la
négociation, sous l'auspice des Nations-Unies, d'une convention
internationale spécialisée sur l'environnement. Cette convention
définirait les grands principes à respecter. On pourrait placer
hors commerce international certains produits dangereux pour l'environnement,
ou les soumettre à une réglementation particulière, en
s'inspirant, par exemple, de la réglementation appliquée aux
armes ou aux matières nucléaires. Les Etats seraient libres de
définir leurs normes environnementales nationales, tant que celles-ci ne
mettraient pas en péril l'environnement global. Un Tribunal
international serait chargé d'arbitrer les conflits entre Etats.
On pourrait enfin s'inspirer de la notion de
jus cogens
, en l'appliquant
aux questions d'environnement. La Convention de Vienne sur le droit des
traités de 1969 définit le
jus cogens
comme un ensemble de
règles objectives et impératives à respecter. La France a
cependant toujours été réticente à
reconnaître la notion de
jus cogens
.
Pour terminer,
M. Serge Lepeltier, sénateur,
a soulevé le
problème du non-respect des conventions environnementales.
M. Dominique Carreau
a d'abord rappelé que le droit ne se
résumait pas à la seule question de sa sanction. Le droit dispose
d'un dynamisme et d'une force persuasive propres, qui peuvent lui assurer une
certaine effectivité, indépendamment de l'existence d'un
mécanisme de sanction.
Il s'est ensuite interrogé sur l'éventualité d'une
utilisation du Chapitre VII de la Charte des Nations-Unies pour protéger
l'environnement. Le Conseil de Sécurité a déjà
autorisé, sur la base du Chapitre VII, le recours à la force
à des fins humanitaires dans plusieurs instances. On ne peut donc
totalement exclure une nouvelle extension de l'usage qui est fait du Chapitre
VII, afin de protéger cette fois l'environnement. Pour
M. Dominique
Carreau
, les relations internationales sont en train de changer : le
droit international, qui a longtemps été jugé
quantité négligeable, vient aujourd'hui limiter la
souveraineté des Etats d'une manière inconnue dans le
passé.