2. L'application du concept de bien public à l'échelle internationale
Le
concept de bien public a d'abord été développé dans
un cadre de réflexion national : pointant une défaillance du
marché, il offre un point d'appui théorique à une
intervention de la puissance publique. L'application de la notion à des
problématiques internationales est récente, puisque le terme de
« bien public mondial » n'est devenu d'usage courant dans
les milieux académiques que dans les années 1990. Il reste encore
peu connu du grand public, même s'il tend à se diffuser dans le
discours politique.
L'emploi du concept de bien public mondial s'est imposé pour plusieurs
raisons. Il est apparu logique de transposer à l'échelle
internationale un concept développé dans le cadre national, dans
la mesure où l'économie s'est elle-même
internationalisée. Surtout, le concept de bien public présente
l'avantage d'apporter une justification à la coopération
internationale, sans remettre en cause le bien-fondé de la
libéralisation des marchés. En ce sens, la prise de conscience
croissante de l'existence de biens publics mondiaux représente bien une
seconde dimension de la mondialisation, et non une volonté d'apporter
des restrictions à l'ouverture aux échanges.
La compatibilité de la notion de bien public mondial avec les canons de
la théorie économique classique lui confère une force
persuasive particulière auprès des États et des
organisations internationales (OMC, OCDE) les plus attachés à la
libéralisation des marchés.
Charles Kindleberger, l'un des auteurs pionniers en la matière,
définit les biens publics mondiaux comme « l'ensemble des
biens accessibles à tous les États qui n'ont pas
nécessairement un intérêt individuel à les
produire »
19
(
*
)
.
Cette définition souligne le caractère universel de ces biens.
Elle indique également que les biens publics mondiaux soulèvent
une difficulté supplémentaire par rapport aux biens publics
« nationaux », celle de la coordination entre États.
On ne peut, en effet, comme on l'a vu, compter sur les seules forces du
marché pour assurer un niveau de production suffisant de ces biens, mais
on ne peut pas non plus, en l'absence de gouvernement mondial, se tourner vers
une autorité politique unique pour combler les défaillances du
marché. Seule la coopération entre États peut permettre de
produire les biens publics mondiaux. Or la coopération entre
États est obérée par les mêmes
phénomènes de « passagers clandestins » qui
rendent difficile la production des biens publics par les acteurs
privés. Elle est encore compliquée par la grande
hétérogénéité des préférences
des États, qui résulte des écarts de niveaux de
développement et des différences culturelles entre
sociétés. Ces difficultés de la coopération
interétatique expliquent que la gouvernance mondiale soit encore si
lacunaire.
Kindleberger cite comme exemples de biens publics mondiaux l'existence d'un
système monétaire stable, un régime commercial ouvert, des
changes fixes, une monnaie d'échanges internationale, ou encore
l'existence d'un prêteur international en dernier ressort. On pourrait
ajouter, dans le domaine de l'environnement, la préservation de la
couche d'ozone, ou la réduction des gaz à effet de serre.
Ces quelques exemples montrent le glissement qui s'est opéré par
rapport aux biens publics traditionnels, type signalisation maritime ou
éclairage public.
Ces biens publics globaux correspondent à
des objectifs publics complexes et généraux, qui ne peuvent
être atteints qu'à la suite d'un long processus de
négociation.
De plus, dans un récent article
20
(
*
)
, Henri Bourguinat insiste avec raison sur le point
suivant : la gestion des biens publics mondiaux suppose bien souvent de
prendre en compte une importante dimension inter temporelle :
«
Qu'il soit question de l'effet de serre, des CFC
3
ou
des grandes campagnes d'éradication de maladies endémiques comme
la variole ou le sida, les dommages à combattre et les solutions
à apporter dépendent de stocks s'accumulant en longue
période. Pour le réchauffement climatique, par exemple, c'est
parce que les gaz à effet de serre se sont accumulés par le
passé que les flux nouveaux sont particulièrement dangereux. En
sens inverse interviennent les stocks de capital (technique ou humain), les
stocks biologiques ou génétiques, ou encore les réserves
de crédibilité pour les systèmes monétaires. Les
dommages ou les bénéfices se manifestant le plus souvent par
accumulation lente et parfois irréversible, la gestion de ces biens
publics est particulièrement délicate en raison de ces
décalages temporels importants. En matière biologique, par
exemple, la disparition actuelle d'une espèce peut très bien
avoir une incidence future sur l'équilibre du biotope sans commune
mesure avec son impact immédiat. La gestion de ces biens publics doit
donc prendre en compte non seulement l'intérêt de la
génération présente, mais aussi celui des
générations futures
. »
Pour tenter de mettre un peu d'ordre dans la nébuleuse des biens publics
mondiaux, le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) a
proposé de regrouper les biens publics mondiaux en trois grandes
catégories :
- la première regroupe les biens publics mondiaux naturels, tels la
stabilité climatique ou la biodiversité. Le problème
auquel est confrontée la communauté internationale est la
surutilisation de ces biens,
- la deuxième catégorie correspond aux biens publics mondiaux
d'origine humaine, tels que les connaissances scientifiques. Pour ce type de
biens, l'enjeu principal est leur sous-utilisation,
- la troisième catégorie, dénommée
« résultats politiques globaux », inclut la paix, la
santé, la stabilité du système financier international...
Le problème d'action collective est dans ce cas un problème de
sous-production. Les biens de cette catégorie se distinguent en ce
qu'ils correspondent à un processus continu de production, alors que les
biens des deux autres catégories sont des variables de stock, comme
l'avait déjà noté H. Bourguinat.
Le concept de bien public mondial permet de rationaliser l'approche des
problèmes globaux auxquels est confrontée la communauté
internationale. Il met en évidence des imperfections de marché,
et rappelle l'évidente nécessité de l'action publique pour
gérer les retombées de la mondialisation. Une fois cette analyse
faite, le problème se déplace vers la question des
modalités de production des biens publics mondiaux, qui se heurte aux
difficultés de la coopération internationale.
* 19 C. Kindleberger, « International public goods without international government », American Economic Review, n° 76, 1, 1986.
* 20 H. Bourguinat, « Quand les biens « publics » deviennent « globaux » », Sociétal, n° 39, 1 er trimestre 2003.