C. LES DÉFAILLANCES D'UN SYSTÈME

1. La veille et l'alerte sanitaires prises en défaut

Le constat principal qui s'est imposé à la mission est tout d'abord celui de la faillite du système de veille et d'alerte sanitaires. Cette faillite tient à la fois au domaine d'intervention de l'Institut de veille sanitaire et à l'absence de remontée d'informations, les deux phénomènes n'étant d'ailleurs pas dépourvus de tout lien.

a) L'Institut de veille sanitaire ne surveillait pas le risque sanitaire lié aux phénomènes climatiques

Comme il a été précédemment indiqué, les missions de l'Institut de veille sanitaire sont particulièrement larges puisqu'il est censé surveiller tous les événements et toutes les menaces possibles concernant la santé. Ainsi que l'a indiqué son directeur général, M. Gilles Brücker, « cela ouvre un champ d'une ampleur et d'une diversité telles qu'il a été nécessaire de faire des choix. Aucune instance ne peut en effet commencer à tout surveiller : les risques peuvent avoir des conséquences d'une importance différente ; ils peuvent être rares, exceptionnels ou fréquents... Des choix ont donc été nécessaires. Ce point est important car il permet de mieux comprendre l'attitude de l'Institut face à la canicule ».

Une réflexion a ainsi été engagée lors de la mise en place de l'Institut pour définir ses axes prioritaires d'action. Dans le domaine particulier de l'environnement, des dizaines d'experts de santé publique, de l'environnement, des responsables d'administration de la santé et des milieux associatifs ont été réunis. Au total, sur les 80-90 acteurs consultés, M. Gilles Brücker a indiqué qu'un seul avait évoqué les phénomènes climatiques comme devant faire l'objet d'une veille sanitaire. Au moment de sélectionner les axes d'action prioritaires, les phénomènes climatiques n'ont dès lors pas été retenus.

« Voilà comment s'est construite, a indiqué M. Gilles Brücker, à travers un contrat d'objectifs et de moyens, l'organisation de la mission de l'InVS. Celui-ci a mis en place de très nombreux programmes de surveillance dans des différents domaines, 60 réseaux de surveillance par pathologie fonctionnent actuellement à l'Institut. Les phénomènes météorologiques ne faisaient cependant pas partie de notre champ d'action. Ils relevaient de Météo France et ne semblaient pas entrer dans le champ des préoccupations de l'Institut ».

Si la mission reconnaît naturellement la difficulté d'exercer une surveillance universelle, elle ne peut cependant que souscrire au constat dressé par le rapport du Docteur Françoise Lalande, inspecteur général des affaires sociales, qui relève que l'Institut de veille sanitaire n'a pas rempli toutes les missions qui lui étaient assignées par la loi ; il lui incombait en effet d'alerter les pouvoirs publics en cas de menace pour la santé publique et de mettre en oeuvre tout un système pour faire remonter les informations, proposer des programmes d'action et aider le gouvernement à évaluer l'impact de ces mesures.

Comme elle l'a indiqué lors de son audition, « historiquement, l'Institut de veille sanitaire est un héritier du réseau national de santé publique qui s'est constitué sur les maladies infectieuses et les problèmes de santé-environnement et il s'est bien développé dans ces domaines. On a vu que, dans l'affaire du SRAS, il a été très efficace, de même que dans les affaires de méningite ou de légionellose, mais que, dans les domaines de santé au travail, de santé-environnement ou de climatologie, il est très en dessous de ses missions et que sa montée en charge n'a pas pu se faire de la même manière. L'examen des actions qu'il a menées montre qu'il a agi toujours en réponse à la demande et non pas comme l'organisme prospectif de détection que la loi attendait de lui ».

Au-delà en effet de sa cécité initiale, qui a été commune à presque tous les acteurs concernés, la mission -elle y reviendra plus loin- regrette surtout la faible réactivité dont a fait preuve l'Institut au cours de cette crise. Il a non seulement agi en réponse aux demandes de la DGS, mais cette réponse n'a guère été rapide. Sans doute peut-on considérer que cette diligence relative reflète le fait que l'InVS a été pris au dépourvu face à cette crise. Sans doute peut-on également considérer qu'un système de garde effectif et permanent le week-end aurait permis une action plus rapide que celle qui a été constatée.

b) L'absence de remontées d'informations

Les défaillances de la veille sanitaire ne sont pourtant pas seulement imputables à l'InVS.

M. Jean-François Mattei, ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées, s'est ainsi interrogé devant la mission sur les acteurs qui auraient pu donner l'alerte : « Qui aurait pu donner l'alerte ? Les hôpitaux, les ARH, les DRASS et les DASS, les institutions de retraite, les médecins libéraux, les élus ? Aucun hôpital, à l'exception notable du centre hospitalier intercommunal de Créteil, n'a déclenché de « plan blanc » sur la France entière - déclenchement dont l'initiative, je le rappelle, revient au directeur. Quant aux ARH, aucune n'a signalé de situation particulièrement difficile. En Bourgogne et dans le Centre, on lit tout au plus sur deux jours seulement les mentions suivantes : « situation tendue » pour l'une et « situation très tendue mais maîtrisée » pour l'autre. Des documents existent à ce sujet. Il en est de même pour les DDASS et les DRASS. Aucune n'a fait remonter la notion d'un problème majeur. Quant à l'ARH des Pays de la Loire, elle indique même que, curieusement, ce sont les services de l'Etat qui sont allés au-devant des institutions, des hôpitaux, pour solliciter des renseignements, une fois la crise révélée ».

Plusieurs facteurs doivent être pris en compte pour comprendre les défauts de notre système de veille et d'alerte.

(1) Des signaux épars et non synthétisés

Il apparaît en premier lieu que les acteurs ne se rendaient pas forcément compte de l'ampleur de la crise. Il en va ainsi notamment dans les maisons de retraite, qui n'ont pas songé à alerter quiconque si trois décès survenaient pendant une période donnée, alors qu'il en survenait deux les années précédentes. Le phénomène pouvait de surcroît apparaître relativement normal lorsque les personnes étaient très âgées ou malades. Le caractère diffus du drame a ainsi en partie empêché la remontée des informations. Comme l'a indiqué M. Jean-Jacques Trégoat, directeur général de l'action sociale, « peu d'acteurs avaient conscience de l'ampleur de la situation et du nombre de décès. Rappelons qu'il y a 10 000 structures qui accueillent les personnes âgées -maisons de retraite ou foyers logements, 700 services hospitaliers, 1 700 services de SIAD et un nombre très élevé d'aides ménagères qui dépendent des départements. Cet extrême éclatement des structures ne permettait donc pas à chacun d'avoir conscience en temps réel du phénomène de surmortalité. La réactivité en cette période n'a donc pas été plus forte ».

Par ailleurs, il faut rappeler que nombre de personnes décédées chez elles étaient isolées et n'étaient pas forcément recensées, ce qui créait des difficultés supplémentaires pour avoir une vue globale du phénomène.

M. Jean-François Mattei a insisté devant la mission d'information sur le fait que la synthèse entre les différents signaux n'avait pas été effectuée : « Notre système centralisé et cloisonné est resté inopérant. Les quelques appels de la DDASS du Morbihan ou de telle ou telle institution (il y en a eu quelques-uns) ont toujours été considérés comme des cas isolés pour lesquels on trouvait une explication factuelle. Ils n'ont jamais été associés les uns aux autres pour constituer un ensemble de signes pouvant alarmer. Il n'est pas apparu anormal qu'en plein mois d'août, avec des températures élevées, il y ait quelques cas signalés d'hyperthermie maligne ou de déshydratation ».

Ce défaut de synthèse a joué un rôle essentiel dans la crise : l'InVS, en tant que tête de réseau, aurait dû percevoir et analyser ces signaux. Mais cela n'a pas été possible parce qu'il ne surveillait pas ces problèmes, parce que tous les signaux ne lui remontaient pas d'emblée, faute d'une visibilité suffisante, et parce que le diagnostic ne mettait pas immédiatement en évidence le phénomène d'hyperthermie. L'impréparation des pouvoirs publics et de notre société, précédemment évoquée et analysée, a ainsi joué un rôle fondamental dans la mauvaise analyse faite de la situation.

La position du directeur général de l'InVS est à cet égard particulièrement révélatrice. Il a ainsi déclaré devant la mission d'information que, « dans la gestion des alertes au quotidien, par exemple celles qui concernent les cas de méningite, les DDASS nous appellent directement ; l'équipe en charge du problème gère la situation en lien direct avec les DDASS. Nous informons également la DGS. Dans la gestion de phénomènes bien cadrés comme la méningite, il n'existe pas de dysfonctionnements. Concernant le phénomène non identifié qu'était la canicule, il n'y a pas eu de remontée générale d'informations ; celles-ci étaient éparses et parcellaires, ce qui ne nous a pas permis de mesurer l'ampleur de l'événement ».

De surcroît, un problème « culturel » doit également être pris en compte : certaines personnes agissaient sur le terrain mais n'avaient pas le réflexe de prévenir les autorités des difficultés qu'elles pouvaient rencontrer . Cet élément est clairement ressorti des échanges que la mission a pu avoir, lors de son déplacement à Lille, avec des acteurs de terrain. Ceux-ci étaient occupés à faire face aux difficultés qu'ils rencontraient, et non à prévenir quiconque. Si ce dévouement est tout à fait louable, il peut pourtant avoir des effets pervers en masquant l'ampleur de la crise et en empêchant une réaction en temps utile. M. Édouard Couty, directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins, a ainsi relevé que « la pratique hospitalière veut que les professionnels s'efforcent d'abord de répondre à la demande. Dans un premier temps, ils restent silencieux. Lorsqu'ils alertent, cela signifie qu'ils sont véritablement en grande difficulté et il est souvent trop tard ».

Enfin, les informations transmises, notamment par les services, ne sont pas toutes remontées vers l'InVS, comme l'a souligné son directeur général : « il nous est également apparu nécessaire de construire un système de veille sanitaire à partir de l'activité des urgentistes. La canicule de cet été a été révélatrice à cet égard : la presse recevait beaucoup d'informations émanant des urgences, mais pas l'InVS ». A cet égard, l'Institut a souffert d'un déficit de visibilité, voire d'autorité, comme l'ont montré les difficultés qu'il a rencontrées ultérieurement pour obtenir les données de surmortalité constatée par les pompiers de Paris.

(2) La lenteur du traitement des certificats de décès

La lenteur de la procédure de traitement des certificats de décès n'a pas permis de se rendre compte rapidement de l'ampleur de la crise.

LE LENT CHEMINEMENT DES CERTIFICATS DE DÉCÈS

Les certificats de décès établis par les médecins constatant le décès comportent deux parties : la partie supérieure contient des informations administratives ; la partie inférieure, anonyme et confidentielle, des informations médicales. Le certificat est ensuite transmis à la mairie, qui rédige deux documents, l'avis 7 bis et le bulletin 7 :

- l'avis 7 bis comporte le nom de la personne décédée et les informations d'état civil qui permettront à l'INSEE de mettre à jour le Répertoire National d'Identification des Personnes Physiques (RNIPP),

- le bulletin 7 comprend les mêmes informations individuelles sur la personne décédée mais sans le nom.

La mairie envoie l'avis 7 bis à l'INSEE et le bulletin 7, accompagné de la partie inférieure du certificat, toujours close, à la DDASS du département. Le médecin de la DDASS ouvre le certificat et prend connaissance des causes du décès. Le certificat est ensuite transmis à l'INSERM, toujours accompagné du bulletin 7. En parallèle à cette procédure, en cas de mort suspecte, le corps est envoyé dans un Institut médicolégal qui rédige le certificat médical de décès définitif.

Ce circuit relativement complexe a pour objectif de garantir la confidentialité des causes de décès : l'INSEE code les données d'état civil sans connaître les causes médicales de décès et l'INSERM code les causes médicales de décès sans connaître l'identité de la personne décédée.

A la fin du travail de codage, les données socio-démographiques codées par l'INSEE et les données médicales codées par l'INSERM sont fusionnées dans un seul fichier contenant à la fois des données d'état civil non nominatives et les causes médicales de décès. C'est ce fichier « définitif » qui est utilisé par la suite pour produire les statistiques de mortalité. L'INSERM et l'INSEE appliquent chacun leurs méthodes pour garantir la qualité et la complétude de leurs données propres, mais la fusion finale permet une vérification supplémentaire de la qualité des données (par exemple, vérification du sexe et de l'âge pour certaines causes de décès) et de leur complétude.

Source : Denis Hémon, Eric Jougla, Surmortalité liée à la canicule d'août 2003 - Rapport d'étape, Estimation de la surmortalité et principales caractéristiques épidémiologiques

Comme l'a souligné M. Denis Hémon devant la mission, « ce circuit, quel que soit le sérieux et le zèle des personnes qui en sont les maillons, demande du temps. En effet, plus de 40 000 décès sont traditionnellement enregistrés en août. 40 000 bulletins voyagent de 36 000 communes pour arriver de façon centralisée à l'INSERM ou à l'INSEE ». Au total, l'ensemble du processus de traitement, qui comprend le codage des causes médicales de décès d'environ 550 000 décès chaque année, se déroule sur plusieurs mois.

Cet outil, qui aurait été précieux, en particulier lors de phénomènes diffus comme celui des décès entraînés par la canicule, n'a donc pas permis de mesurer l'ampleur du drame.

(3) Un phénomène masqué par l'engorgement des urgences

En liaison avec les facteurs déjà évoqués, la réalité de la crise a, au départ, été masquée par l'engorgement des urgences et le problème des fermetures estivales de lits.

Comme l'a déclaré le Professeur Abenhaïm, ancien directeur général de la santé, devant la mission d'information, « " un train en cachait un autre ", pour ainsi dire. Le véritable problème des fermetures estivales de lits en urgence a masqué la réalité de l'épidémie. Les 7, 8 et 9 août, tous les acteurs voyaient le problème des urgences à Paris sous l'angle de l'organisation. La chaleur entraînait une augmentation des malaises, prévisible étant données les températures, et les hôpitaux peinaient à y faire face. Nous n'avons réalisé l'importance de l'épidémie que le mercredi 13 août, lorsque les Pompes funèbres générales nous ont fait parvenir leurs données. Avant cette date, l'Institut de veille sanitaire que nous avions saisi dès le 8 août n'avait pas envoyé de signal d'alerte relatif à la canicule. Le seul problème visible était celui de l'engorgement des urgences ». M. William Dab, son successeur, va même plus loin : « En ce qui concerne la coupure entre la ville et l'hôpital, le Docteur Pelloux a raison de nous dire que nous sommes trop loin d'eux, mais il ne faut pas oublier que la manière dont les urgentistes ont lancé l'alerte nous a mis sur une fausse piste. Le Docteur Pelloux disait « nous manquons de moyens aux urgences », mais il ne pose pas le problème en amont. Il aurait dû poser la question suivante : que se passe-t-il en ville pour qu'un tel afflux de malades arrive à l'hôpital ? »

(4) L'ignorance du danger de la chaleur

La mission soulignera enfin le rôle de l'absence de culture du danger représenté par la chaleur. Lancer un signal ne vaut que s'il est reçu et correctement interprété, or cela n'a pas été le cas au cours de cette crise , comme l'a souligné M. William Dab, directeur général de la santé, lors de son audition : « Une chose est de recevoir un signal, son interprétation en est une autre. Lors de la canicule, nous n'avions pas la représentation du cataclysme sanitaire que pouvait constituer la vague de chaleur. Vous avez dit qu'il avait fait chaud avant. Bien sûr, mais nous n'avions pas la représentation des conséquences de cette vague de chaleur. Tout le monde se souvient de la vague de chaleur de 1976. Il y avait également eu un excès de décès, mais personne ne s'y était intéressé à l'époque. Il a fallu exhumer les dossiers d'archives pour se rendre compte de l'excès de décès. Dorénavant, si une DDASS nous signale 3 décès par coup de chaleur, nous saurons comprendre ce signal. Le 8 août, nous ne connaissions pas le contexte d'interprétation qui permettait de donner toute la valeur d'alerte à une telle information ».

2. Une gestion administrative de la crise décalée par rapport à sa gravité

a) Une réaction tardive de l'Institut de veille sanitaire et de la direction générale de la santé

La confrontation du récit de la crise fait à l'occasion de leurs auditions par MM. Abenhaïm, Brücker et Pelloux souligne le décalage entre la situation vécue sur le terrain et la perception qu'en avaient les administrations centrales et les services rattachés. De fait, l'InVS et la DGS se sont mobilisés avec lenteur alors que la crise se développait très rapidement. Ce décalage donne le sentiment que les responsables de la DGS et de l'InVS ont pêché par excès de confiance dans leur représentation de la crise, dans leurs instruments de suivi , et n'ont pas été suffisamment à l'écoute du terrain.

Si la DGS a su remarquablement, dans un passé récent, suivre et juguler l'épidémie de pneumonie atypique venue d'Asie (moins de 5 décès en France) et faire face aux épidémies localisées de méningite ou de légionellose, cette administration centrale est totalement passée à côté de la crise de la canicule.

La lenteur de la réaction de la DGS a été aggravée par un problème technique : le défaut de fonctionnement, au moment des faits, du réseau de messagerie destiné aux professionnels de la santé : « DGS urgent ». Cet instrument, encore expérimental, aurait pu faciliter la circulation de l'information et accélérer l'alerte.

Il fallait pourtant agir vite : lors de son déplacement à Orléans, la délégation de la mission d'information a recueilli le témoignage d'une responsable de maison de retraite faisant état d'un décès intervenu en moins de 8 heures.

Conformément à sa démarche initiale, la mission a souhaité comprendre le fonctionnement et la réaction de l'ensemble des acteurs de notre système sanitaire et social. La confrontation des témoignages, repris ci-après, n'est pas inspirée par une quelconque « chasse aux sorcières » mais par le souci d'appréhender le déroulement de la crise et les raisons pour lesquelles la riposte a été désordonnée, tardive et insuffisante, laissant souvent les acteurs de terrain livrés à eux-mêmes. Il convient également de garder à l'esprit que la canicule a bien constitué alors un événement unique, totalement imprévu et d'une grande complexité. A ce titre, la mission d'information s'est gardée de tout jugement rétrospectif.

LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. LUCIEN ABENHAÏM,
ANCIEN DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA SANTÉ

Le Professeur Abenhaïm souligne qu'il s'agissait d'une catastrophe imprévisible, d'un type nouveau pour la France et estime que cette caractéristique explique la plus grande partie du retard de la réaction des pouvoirs publics. Il insiste également sur le fait que ses services ont tout d'abord pensé qu'il s'agissait d'un problème d'engorgement des urgences et de gestion des fermetures estivales de lits.

EXTRAITS DU TÉMOIGNAGE DE M. LUCIEN ABENHAÏM, DIRECTEUR GÉNÉRAL

DE LA SANTÉ JUSQU'AU 18 AOÛT 2003, DEVANT LA MISSION

« .. Le problème de la prévisibilité est fondamental dans ce genre de situation. Je ne jette la pierre à personne, tous ont été surpris, Monsieur le Président a bien voulu le rappeler. Ce fut le cas de la DGS, mais aussi des meilleurs experts français dans ce domaine. Contrairement aux informations diffusées par la presse, jusqu'au 15 août 2003, aucun expert n'avait prédit ce phénomène, ni alerté la DGS quant à l'ampleur de la catastrophe que pourrait provoquer la canicule. L'expert de Météo France qui avait émis un tel avis devant la Commission d'enquête parlementaire est depuis revenu sur ses propos. J'avais eu un entretien téléphonique avec lui le 15 août. Il ne prévoyait évidemment pas 15 000 décès à ce moment-là. Une certaine tendance à refaire l'histoire est ici manifeste, sans nécessairement être une preuve de mauvaise foi. Il est naturel, avec le recul, d'avoir un regard distinct, d'accorder plus d'importance aux intuitions éventuelles qu'on avait pu avoir. Il est extrêmement difficile rétrospectivement de retrouver l'état d'esprit dans lequel nous étions au moment où ce phénomène a surgi.

Nous n'avons eu aucun élément d'alerte quant à une canicule épidémique et meurtrière. Certes, les 6, 7, 8 août, certains membres de la DGS, du cabinet du ministre, de Météo France ont pensé que la chaleur pourrait produire des décès. Le personnel des DDASS nous avait signalé quelques cas épars. Le vendredi 8 août, nous avions connaissance de sept à dix personnes décédées dans le pays, du fait de la chaleur. Ces chiffres sont très largement dans la moyenne attendue chaque année pour un été chaud. » (...)

« Dans la matinée du 8 août, la DGS a appelé le SAMU de Paris, l'Assistance Publique Hôpitaux de Paris (AP-HP) et la brigade des sapeurs-pompiers de Paris qui n'ont pas signalé une situation anormale, ni une augmentation des décès. D'autre part, je pense qu'il y a eu une confusion entre deux phénomènes : la canicule et l'engorgement des urgences. Comme je le signale dans mon ouvrage, « un train en cachait un autre », pour ainsi dire» (...).

« Nous n'avons réalisé l'importance de l'épidémie que le mercredi 13 août, lorsque les Pompes funèbres générales nous ont fait parvenir leurs données. Avant cette date, l'Institut de veille sanitaire que nous avions saisi dès le 8 août n'avait pas envoyé de signal d'alerte relatif à la canicule. Le seul problème visible était celui de l'engorgement des urgences. L'AP-HP estimait à une cinquantaine les décès liés à la situation. Nous sommes passés brusquement de ce chiffre à une évaluation de 3 000 décès que j'ai élaborée avec l'Institut de veille sanitaire le 13 août au vu des données des Pompes funèbre générales. Une fois encore, ce phénomène nous a surpris.

En 25 ans d'épidémiologie, je tiens à vous signaler que je n'ai jamais relevé une telle corrélation entre un facteur de risque et la mortalité. Les courbes de température et de décès suivent une évolution absolument parallèle, tant à la hausse qu'à la baisse. Cette corrélation se vérifie dans toutes les régions, et est tellement frappante qu'elle apparaît à la limite du crédible. Un étudiant présentant de telles données me semblerait suspect de fraude. Cette analyse insiste bien sur le caractère exceptionnellement mortel de la température... ».

Même si ces arguments sont fondés, on ne peut qu'être frappé par l'éloignement de la DGS par rapport aux acteurs de terrain et par l'absence d'impact des initiatives qu'elle a prises pendant la crise : le communiqué de presse du 8 août est passé inaperçu et la recherche d'information jugée « inefficace » par le rapport Lalande. La DGS n'était manifestement pas habituée à « fonctionner en réseau » avec les autres administrations centrales concernées. On peut d'ailleurs se demander pourquoi la DGS, la DHOS et la DGAS ne communiquaient pas davantage entre elles.

LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INVS

Le rapport Lalande  met en cause le « manque d'anticipation » de l'InVS et souligne que son mode de fonctionnement s'apparente à celui d'un organisme d'observation et d'analyse a posteriori . Les propos de son directeur général confirment que l'Institut ne s'était pas préparé à jouer un rôle de vigie. A titre d'anecdote, le professeur Carli, directeur du SAMU de Paris, en réponse à une question du président Jacques Pelletier, a précisé qu'il ne disposait pas du numéro de téléphone direct de M. Brücker, même s'il connaissait ce dernier à titre personnel.

EXTRAITS DU TÉMOIGNAGE DE M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INVS, DEVANT LA MISSION

«... Je suis resté à l'InVS jusqu'au 5 août. Aucun signal d'alerte ne nous avait été transmis jusque-là. On a pu dire que l'Institut surveillait mal, voire pas du tout ; cela est inquiétant car pour ma part j'avais la faiblesse de croire qu'il surveillait l'essentiel. Visiblement, il ne l'a pas fait. De toute façon -j'y reviendrai- il n'était pas possible de tout surveiller. Personne ne voyait qu'une catastrophe était imminente à ce moment-là. (...)

Les effets de la canicule ont commencé à se manifester pendant cette période [pendant les trois jours de la fin de la semaine, du 6 au 8 août], de façon relativement rapide et sévère. L'Institut a reçu un premier message émanant de la DDASS du Morbihan et signalant trois décès dus à la vague de chaleur. A l'InVS, de nombreux messages sont reçus au quotidien, par exemple pour des cas de méningites. Ces messages doivent faire l'objet d'une vérification. Mme Pomarède a chargé une personne de coordonner les messages d'alerte relatifs à la canicule. Les informations ont ainsi été vérifiées, au niveau des caractéristiques des personnes et des décès, et validées. Pendant ces trois jours clefs, du 6 au 8 août, aucun autre message d'alerte n'est remonté à l'Institut. (...)

Le 7 et le 8 août, des échanges ont eu lieu avec la DGS, qui est l'interlocuteur de l'InVS dans son rôle d'alerte sur les risques. L'Institut n'a pas pour mission d'informer directement les services déconcentrés de l'Etat. C'est la tutelle -le ministre ou la direction générale de la santé-, qui prend la décision d'informer ces services. L'InVS était en contact avec M. Coquin car M. Abenhaïm, le directeur général de la santé, était en congés. Outre ces échanges d'information entre l'InVS et la DGS, quelques messages avaient été transmis à la DGS. Mais les informations reçues à ces deux niveaux étaient éparses et fragmentaires.

Météo France a fait paraître son premier avis : il faisait état d'une situation de canicule et soulignait les risques qui lui étaient associés pour les personnes vulnérables. La DGS a alors décidé de publier un communiqué de presse alertant la population sur l'existence d'une canicule et sur ses effets en termes de santé. A ce moment-là, aucune information n'existait sur l'ampleur du problème. On savait seulement qu'une canicule était survenue et que cette situation pouvait avoir des conséquences sur la santé. La DGS a demandé à l'InVS son avis sur le communiqué de presse qu'elle avait préparé. Celui-ci a été rendu public le 8 août.

Comme le phénomène n'était pas encore analysé dans toute son ampleur, la DGS et l'InVS ont décidé de mettre en place une enquête permettant d'en mesurer la portée et le périmètre. Le 8 août, les épidémiologistes et les collaborateurs de l'InVS ont préparé la méthodologie de l'enquête : un travail conceptuel a été mené afin de déterminer les modes de recueil de l'information, le type d'information recherché, etc. La méthodologie de l'enquête a été fixée au début de la semaine suivante. Comme le montre la chronologie des événements climatiques, on se situait là face à l'imminence d'une très forte vague de chaleur... »

Il est vrai que les missions de l'InVS étaient très vastes, que l'on ne pouvait peut-être pas surveiller tous les risques et que la responsabilité du fonctionnement de cet organisme ne doit pas occulter celle des autres acteurs. Il semble toutefois que l'Institut ait traversé la canicule à son rythme propre, alors même que la crise se développait avec une rapidité fulgurante.

Afin d'améliorer la réactivité de l'InVS, il apparaît indispensable pour la mission qu'un véritable système de garde soit mis en place, y compris en fin de semaine et lors des jours fériés.

SUITE DU TÉMOIGNAGE M. GILLES BRÜCKER,
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE L'INVS, DEVANT LA MISSION

« ... Pour corriger l'appréciation du rapport Lalande, si je peux me le permettre, je souhaite dire que l'InVS est en veille de façon permanente, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Dans ce rapport, il était indiqué que l'Institut n'assurait pas de permanence telle que celle des pompiers ou des hôpitaux. L'épidémiologiste de garde n'est pas sur place, mais avec les différents moyens de communication (portable par exemple), l'InVS est dans un état de veille permanente. La garde est doublée en cas de crise aiguë. M. Mettendorff est revenu de congés le 11 août. Des échanges ont eu lieu avec la DGS mais aussi avec le cabinet de Jean-François Mattei. La nécessité d'obtenir toutes les informations disponibles sur le phénomène a été soulignée. Nous ne disposions pas à ce moment-là de certaines informations qui nous semblaient importantes : celles qui concernaient la sécurité civile et les interventions des pompiers. Ces informations ont été difficiles à obtenir au départ. M. Mettendorff a réussi à débloquer la situation le mercredi 13 août en contactant le ministère de l'intérieur.

Les procédures d'enquête ont donc été mises en place entre le 11 et le 13 août. Nous avons essayé d'avoir les données de mortalité. Il faut savoir qu'en France, le système d'analyse de la mortalité diffuse des informations différées dans le temps. Le certificat de décès passe par l'état civil, est transféré à la DDASS puis à l'unité de suivi des décès de l'INSERM. Les données de mortalité ne sont souvent disponibles qu'au bout d'un an. Ce système doit évoluer. (...)

Dans la semaine du 11 au 15 août, l'enquête a donc été mise en place. Les informations provenant des pompes funèbres, des pompiers et du Samu nous sont parvenues. L'ensemble des données montrait bien l'existence d'une surmortalité relativement importante.

Le jeudi 14 août, une réunion a eu lieu avenue de Ségur, regroupant les acteurs de la DGS, du cabinet de Jean-François Mattei, de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris ainsi que de l'InVS. Une première estimation de la mortalité liée à la canicule y a été effectuée. Le cabinet avançait le chiffre de 1 500 décès. Pour l'InVS, ce chiffre devait être revu à la hausse. Le premier chiffre avancé, et relayé ensuite par France 2, était de 3 000 morts.

J'ai alors été informé ; après une discussion avec mon directeur adjoint, j'ai décidé de rentrer à Paris du fait de la gravité du problème et j'ai été de retour sur Paris à la fin de la semaine. Une polémique a alors eu lieu sur les chiffres de la mortalité. Le ministère restait sur le chiffre de 1 500 morts. Dès mon arrivée, j'ai informé la DGS d'une mortalité beaucoup plus importante, estimée à 5 000 décès. Une intervention de l'InVS était programmée le dimanche sur TF1. Le cabinet du Ministre en a été informé. Lucien Abenhaïm en était également informé car c'est lui-même qui avait souligné la nécessité d'une prise de parole publique de l'Institut sur ce sujet. Il faut dire que nous n'étions pas en ligne directe avec le ministre depuis la mise en place du nouveau cabinet. Les questions de sécurité sanitaire ont été placées très directement dans le champ d'action de la DGS. Mon interlocuteur naturel, quotidien était le directeur général de la santé. Nous avons donc annoncé le chiffre de 5 000 morts sur TF1 le dimanche soir.

Des travaux ont ensuite été finalisés. Un rapport, fondé sur toutes les données disponibles jusqu'à cette date, a été remis au ministre le 20 août. L'estimation était relativement complexe car certaines données de mortalité étaient difficiles à obtenir. Néanmoins, à part certaines estimations qui ont donné lieu à des supputations difficiles à gérer dans la presse, nous avons essayé d'avoir des données validées et consolidées. Un deuxième rapport a été remis le 29 août. Du fait de l'accélération très importante du flux d'informations en provenance des DDASS, nous avons pu avancer une estimation nettement plus précise, de 11 400 décès. Deux épidémiologistes de qualité ont été désignés par le ministre pour produire un bilan de la surmortalité en collaboration avec l'InVS. La période concernée par l'étude était plus large : elle s'étendait du 1 er au 20 août. Le chiffre consolidé de 15 000 décès a alors été avancé... »

LE RÉCIT DE LA CRISE PAR M. PATRICK PELLOUX

Le témoignage très direct du docteur Pelloux souligne le décalage entre la réaction de la base et celle des responsables de la santé publique, lors de la crise. Grâce à son intervention dans les médias et à l'action déterminée d'autres intervenants, comme le professeur Pierre Carli, directeur du SAMU de Paris, l'alerte a pu être donnée et les réponses mises en oeuvre.

EXTRAITS DU TÉMOIGNAGE DE M. PATRICK PELLOUX,
PRÉSIDENT DE L'ASSOCIATION DES MÉDECINS URGENTISTES DE FRANCE,
DEVANT LA MISSION

« ... Sur le terrain, nous avions déjà des signaux d'alerte, car nous ne disposions plus de lits disponibles pour hospitaliser les malades. Vers le 31 juillet et le 1 er août, des signaux importants nous ont alertés. Les sapeurs-pompiers et les policiers qui fréquentent souvent les urgences nous ont fait part d'une augmentation importante du nombre de morts. Les policiers nous ont emprunté une paire de gants jetables car ils en manquaient pour préparer les cadavres qu'ils trouvaient.

Le 1 er août, nous avions une telle affluence dans les urgences que j'ai demandé aux sapeurs-pompiers de transporter à titre exceptionnel un enfant qui s'était présenté dans nos services pour adultes, vers un hôpital pédiatrique. Nous ne trouvions déjà plus d'ambulances pour conduire les malades. (...)

Vers le lundi 4 et le mardi 5 août, la température était telle que nous n'arrivions plus à tenir. Le personnel hospitalier était épuisé. Il ne parvenait pas à se reposer la nuit. Cela m'a beaucoup inquiété. (...)

Le mercredi 6 août, nous avons constaté nos premiers décès et un encombrement des brancards. Une équipe de TF1 était venue la veille dans nos services dans le but de diffuser un message de prévention. Je savais qu'une trop forte médiatisation de ma personne pouvait être nuisible à l'association. J'ai donc demandé à mon collègue le Professeur Cohen, spécialiste en cardiologie, d'enregistrer ce message. Le week-end auparavant, mon message de prévention avait été diffusé 90 fois sur la radio Autoroute FM. J'avais choisi ce média car beaucoup de personnes l'écoutent quand elles sont sur l'autoroute. Nous avons donc tenté de prévenir la population.

Le mercredi soir, la situation devenait épouvantable. J'ai eu une conversation téléphonique avec Monsieur Carli, du Samu de Paris. Nous avons discuté de la situation, qui devenait de plus en plus effrayante. Dans la nuit du mercredi au jeudi, l'arrivée du nombre de malades s'amplifiait et nous n'avions plus de brancards à notre disposition. Dans Paris, aucun lit n'était disponible pour accueillir un malade. J'ai eu une altercation avec ma directrice qui souhaitait donner de l'eau du robinet aux malades, alors qu'elle était à 25 degrés. Un ouvrier de l'hôpital enregistrait alors une température au plafond de l'hôpital de 45 degrés. Il ne servait à rien d'arroser le bitume, qui était déjà à 35 degrés, car cela n'abaissait la température que de 3 degrés.

Nous avions donc ces indicateurs inquiétants et rien ne se passait.

J'ai donc téléphoné à Madame Toupillier, à la direction des hôpitaux, et je lui ai fait part de la situation. Je l'ai rencontrée lors des nombreux conflits que nous avons vécus aux urgences. Je l'ai alertée vers 17 heures. Nous avons décidée de rester en contact. Je rappelais ensuite Monsieur Carli, avec qui nous avons décidé de nous répartir le travail. Des personnes étaient déjà décédées dans mon service. (...)

Nous avons alerté mon institution par l'intermédiaire de Dominique de Roubaix [*]. (...) Il a beaucoup contribué à ce que de nombreux malades soient sauvés pendant cette canicule. Dominique de Roubaix a rédigé une note le vendredi, en insistant sur l'urgence de la situation et sur la nécessité de faire de la place dans les hôpitaux. Il a ajouté à la main la mention : « Je compte vraiment sur vous ».

[*] alors secrétaire général de l'AP-HP

Cette audition comporte également plusieurs mises en cause sévères de la DGS et de l'InVS, que le docteur Pelloux juge coupés des réalités du terrain et davantage animés par le souci de prévenir la panique que de donner l'alerte.

SUITE DU TÉMOIGNAGE DE M. PATRICK PELLOUX DEVANT LA MISSION

« ....Le vendredi, le nombre de morts avait encore augmenté. J'étais de garde dans la nuit du vendredi au samedi. Je croisais alors mon collègue du Samu 94 qui m'amenait un malade dont personne ne voulait et qui attendait dans l'ambulance depuis deux heures. Il m'a fait part de la situation de crise dans son département. Il avait dû intervenir dans la journée auprès de vingt personnes victimes d'un arrêt cardio-respiratoire. J'ai alors joint mes collègues par e-mail afin de connaître la situation dans leur département. Le lendemain, j'ai lu leurs réponses et j'ai pu me rendre compte de l'étendue de la catastrophe en ouvrant mes e-mails. (...)

A aucun moment, je n'ai cherché à avoir un contact avec les médias. J'étais dans mon travail. Deux journalistes du Parisien m'ont contacté car ils se rendaient compte que des événements extraordinaires se produisaient dans Paris. Ils ont publié leurs premiers articles sur la canicule le samedi. Je leur ai donné les chiffres dont je disposais, à savoir une cinquantaine de décès en région parisienne. Mais je ne pouvais pas faire le travail de l'administration. Les journalistes ont joint au téléphone des responsables de la direction générale de la santé, qui leur ont parlé de « morts naturelles ».

Je ne pouvais pas accepter qu'on parle de « morts naturelles ». Notre pays a essayé de bâtir un système de santé égalitaire et il ne peut trouver « normal » que des gens qui auraient dû mourir le vendredi décèdent le lundi d'avant. Si tel est le cas, notre société est entrée dans une période de barbarie effrayante. Nous ne pouvions pas nous résigner. Il fallait donc se battre. Le nombre de malades augmentait et la direction générale de la santé n'intervenait pas. Je pensais que l'article dans Le Parisien susciterait des réactions. Mais rien ne se produisait.

Le lundi matin, une réunion de crise s'est tenue à l'Assistance publique. Un représentant de M. le préfet de police de Paris était présent et désapprouva que nous ayons mentionné l'existence de décès. Il est évident que des informations collectées par les sapeurs-pompiers ont été gardées par leurs relais au ministère de l'intérieur, qui n'a pas communiqué avec le ministère de la santé. Il faut savoir que les deux ministères ne se parlent pas. Au cours de cette réunion, j'ai demandé le déclenchement immédiat du plan blanc. Les réactions furent réservées. (...)

Le mardi soir, je participais à l'émission « Le téléphone sonne » sur France Inter, avec M. Carli et M. Coquin, de la direction générale de la santé. Ce dernier essayait de minimiser l'ampleur de la crise et promettait l'arrivée de moyens supplémentaires. J'en profitais alors pour lancer des appels à tous les professionnels de la santé, même aux étudiants. Je les invitais à apporter leur aide aux hôpitaux proches de leur lieu de vacances. Je vais vous raconter une anecdote significative de l'état de l'administration. Une de mes collègues urgentiste à Gap était alors en vacances à Martigues. Voyant la situation, elle décida de venir m'aider à l'hôpital Saint-Antoine. Ma directrice m'annonçait alors que cette personne ne pouvait pas travailler à Saint-Antoine car elle ne dépendait pas de cet hôpital. Des personnes sur des brancards attendaient les médecins et l'on empêchait ces derniers d'intervenir. Heureusement, les choses se sont améliorées avec l'intervention du Premier Ministre. Mais vous voyez ici à quel niveau nous avons eu besoin d'intervenir pour que la situation évolue (...)

Enfin, le mercredi soir, le Premier ministre a déclenché le plan blanc sur l'Ile-de-France. Il a eu raison de le faire. Les directeurs d'hôpitaux auraient pu déclencher ce plan auparavant. Seulement deux hôpitaux en France l'avait lancé : l'hôpital intercommunal de Créteil et l'hôpital d'Orléans, qui avait même fait appel à des infirmières de l'armée... »

b) Des responsables de la santé publique coupés de la réalité extérieure

Le rapport de la « mission d'expertise et d'évaluation du système de santé pendant la canicule 2003 » présenté par Mme Françoise Lalande et publié en septembre 2003 avait émis de vives critiques à l'encontre de :

- l'InVS dont le « manque d'anticipation, sans doute dû (à son) mode de fonctionnement ne lui a pas permis de jouer pleinement le rôle que la loi lui a confié » ;

- la DGS qui « s'est épuisée dans la recherche d'information, mais sans réelle efficacité » ;

- la DGAS qui « s'est mobilisée mollement » ;

- et plus généralement des ministères de la santé et des affaires sociales dont les « liens avec les autres ministères ont été faibles et inorganisés ».

S'agissant de la DHOS, la mission Lalande constatait toutefois qu'elle avait mis en place un réseau avec les ARH permettant de faire remonter l'information.

Interrogée sur ces points lors de son audition par la mission d'information, le Docteur Françoise Lalande, a renouvelé les termes sévères figurant dans son rapport établi deux mois plus tôt : « Les liens étaient-ils suffisants entre l'Institut de veille sanitaire, le cabinet et la DGS ? D'une manière générale, on a vu que les gens communiquaient tout à fait insuffisamment. Cependant, en dehors de cet aspect de communication, il est utile de décloisonner quand on a des informations à communiquer. Or la DGS n'en avait quasiment pas et, alors qu'on a posé la question à de nombreuses personnes pour savoir pourquoi elles n'avaient pas appelé le siège, elles ont toutes répondu : "Pourquoi ? Nous n'en voyions pas l'intérêt". Ce problème d'absence de réseau et d'expérience est terrible et, de ce point de vue, les restructurations permanentes qu'on a fait subir à la DGS ne sont pas un élément favorable pour créer des réseaux. »

Au total, prévaut l'impression que les responsables de la DGS et de l'InVS étaient coupés de la réalité extérieure. Dans ce contexte, les interventions dans les médias de M. Patrick Pelloux ont rencontré un écho très important et ont conduit à déclencher enfin l'alerte.

LES CRITIQUES FORMULÉES PAR LE DOCTEUR. PATRICK PELLOUX
À L'ENCONTRE DE LA DGS ET L'INVS LORS DE SON AUDITION...

«... Les urgentistes n'ont jamais eu de contact avec la direction générale de la santé. (...)

Par ailleurs, la santé publique doit cesser d'être une discussion de salons parisiens de personnes bien informées. La santé publique concerne tout le monde. Il est intéressant de constater que le directeur de l'Institut de veille sanitaire, que M. Abenhaïm et le nouveau directeur général de la santé sont tous issus du même service, à savoir celui des maladies infectieuses de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ces personnes ont une vision de santé publique réduite à la constatation d'épidémies et de maladies infectieuses. Or, la santé publique est un problème global. Elle doit aussi prendre en compte l'environnement. J'ai interpellé l'Institut de veille sanitaire à plusieurs reprises pendant la crise. L'environnement est inscrit dans le cahier des charges de l'InVS. Elle doit prendre en compte dans ses analyses l'environnement, la pollution mais aussi les climats.

L'encombrement des urgences n'a pas caché l'ampleur du phénomène. Malgré cette saturation, nous avons été les premiers à dépister cette crise. J'ai invité récemment M. Brücker, directeur de l'Institut de veille sanitaire, dans mes services, afin qu'il se rende compte de la réalité sur le terrain. Il a trouvé que la situation était catastrophique alors qu'elle était parfaitement gérée et que c'était une situation habituelle de fonctionnement. Nous sommes des professionnels des urgences. Il est clair que dans la culture médicale française, les urgences n'ont jamais existé. Il a fallu attendre le rapport du Conseil économique et social de 1988, deux autres rapports en 1991 et en 1993, ainsi que les votes de l'Assemblée et du Sénat en 2002, pour que la médecine d'urgence soit reconnue comme une spécialité. Dans la culture médicale et dans celle notamment du Professeur Abenhaïm, les urgences n'existent pas...»

... ET LES RÉPONSES, LORS DE SON AUDITION, DU PROFESSEUR LUCIEN ABENHAÏM
DIRECTEUR GÉNÉRAL DE LA SANTÉ JUSQU'AU 18 AOÛT 2003

«... Lorsqu'on accuse la DGS de ne pas avoir réagi après les appels qui annonçaient des décès, je tiens à préciser que ce n'est pas à la DGS de recevoir ces appels mais à l'Institut de veille sanitaire. Les gens ont appelé le Docteur Yves Coquin précisément pour sa capacité d'écoute. La DGS a en quelque sorte payé le prix de cette écoute. Alors que l'Institut de veille sanitaire aurait dû recevoir ses données des DDASS et des praticiens, les médecins ont appelé le Docteur Coquin. Il a réagi avec les sept ou huit aides qu'il avait et je n'aurais pas fait mieux. Le problème en France est d'avoir un système d'information. L'Institut de veille sanitaire n'a été mis en place par le Parlement que le 1 er juillet 1998, alors que le CDC [*] américain a été fondé en 1951. Ces 47 années de différence ne peuvent être écartées (...).

Patrick Pelloux n'a jamais appelé la direction générale de la santé mais a appelé la DHOS le 7 août. Je pense que cet appel a été rattaché au problème des urgences qu'il signalait tous les jours, par téléphone ou dans la presse, et ce depuis le 28 juillet. Je ne le lui reproche pas, car ceci était un vrai problème. Au 28 juillet, lorsqu'il déclare que la situation est plus catastrophique que l'an passé, aucun cas de mort liée à la canicule n'avait encore eu lieu. Aussi, quand il appelle le 7 ou même le 10 août, la DHOS est persuadée qu'il parle des urgences, et non qu'il alerte sur une épidémie majeure. Les estimations à ce jour sont d'une cinquantaine de décès au plus, je le rappelle.

Par ailleurs, je pense qu'il a commis un certain nombre de déclarations qui sont des contrevérités, mais ce n'est pas très important... »

[*]Centers for Disease Control and prevention

Tout est dit...

3. La mise en évidence de multiples cloisonnements administratifs

a) Les cloisonnements propres au ministère de la santé

La crise sanitaire liée à la canicule, au-delà des insuffisances relevées plus haut, a révélé les nombreux cloisonnements existant à l'époque au ministère de la santé.

Si les directeurs d'administration centrale du ministère ne l'ont pas tous ouvertement reconnu devant la mission, M. Jean-François Mattei s'est pour sa part montré très direct : « Concernant la communication entre les directions, il est probable qu'entre la DGS et la direction de l'hospitalisation les relations n'étaient pas au beau fixe. J'ajoute que cette situation est spontanément rentrée dans l'ordre avec le changement de directeur général de la santé. Toutefois, ce problème a-t-il modifié la situation ? La DHOS a magnifiquement géré tout le problème hospitalier avec la mise en place d'une cellule de crise. L'AP-HP a fait face, de même que les hôpitaux franciliens, parfois dans des conditions de médecine de catastrophe. Il n'y a pas eu de véritable problème entre les directions. La DGS, en réalité, aurait pu tirer des conclusions, si les systèmes avaient été prévus, à partir du nombre d'urgences pour les personnes âgées. Cependant, elle n'a pas été alertée. Ce sont deux domaines relativement séparés même si je me félicite que les administrations, à l'avenir, envisagent de communiquer davantage ». La mission ne peut que souscrire à ce jugement.

Les liens entre la DGS et la DHOS ont en effet été très ténus au cours de cette crise : « La coordination avec la direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins s'est faite par un appel téléphonique le 10 août et une réunion le 11 », a indiqué M. Lucien Abenhaïm, même s'il a estimé que la coopération entre les deux directions était satisfaisante et qu'il s'agissait davantage d'une « erreur de modèle » : « ces administrations réagissaient au problème des fermetures de lits en été, à l'engorgement des urgences, pas à une épidémie. La DGS a appelé l'AP-HP le 8 août qui n'a pas parlé d'épidémie mais de tension au niveau de l'offre de lits ».

De même, la direction générale de l'action sociale est restée à l'écart des autres directions, ce qui apparaît en filigrane dans les propos de son directeur, M. Trégoat : « Les communiqués de la DGS n'apparaissent plus uniquement sur le site du ministère mais sont envoyés sur la messagerie des autres services. (...) Nous avons tiré les conséquences de la parcellisation des administrations et nous travaillons ensemble sur les dossiers importants ».

Comme l'a indiqué le docteur Françoise Lalande, « le cloisonnement et la non transversalité des services du ministère de la santé, de même que ceux des autres ministères, est évidemment une bouteille à l'encre. On a fait vingt réformes pour essayer d'améliorer cette transversalité, mais c'est toujours un échec. Nous avons constaté à nouveau que la DGS, la DHOS et la DGAS ont travaillé complètement verticalement avec peu de passages d'information entre les DDASS, les DRASS et la DGS, le seul passage final étant le cabinet, qui ne peut pas être celui qui fait fonctionner tous les jours tous les ministères et assurer à lui seul toute la coordination. Il faudrait un système beaucoup plus permanent et beaucoup plus stable ».

b) Les faiblesses du dialogue entre le ministère de l'intérieur et les ministères sociaux
(1) Le ministère de l'intérieur, mobilisé sur de multiples fronts

• Le ministère de l'intérieur devait gérer simultanément plusieurs difficultés

Comme l'a rappelé M. Nicolas Sarkozy au cours de son audition, son ministère dispose du centre opérationnel de gestion interministérielle des crises (COGIC) et « dès lors que la crise atteint une certaine ampleur (...) a également la responsabilité opérationnelle des sapeurs-pompiers. Nous avons eu à gérer un grand nombre de conséquences de la canicule de cet été : pollution de l'air, réserves en eau, activités agricoles ou bon fonctionnement de l'activité nucléaire ». Les préfets relèvent également de l'autorité du ministre de l'intérieur. Enfin, comme il a été dit, le ministère a été concerné par la canicule au titre de la réglementation des activités funéraires.

• Du 5 au 12 août, le ministère de l'intérieur ne prend pas la mesure de la crise

M. Nicolas Sarkozy a précisé, devant la mission, que l'on pouvait distinguer « du point de vue du ministère de l'intérieur deux périodes. Celle qui court au début du mois, jusqu'au 12 août, durant laquelle la crise sanitaire n'a pas été mesurée et celle qui débuta le 12 août au cours de laquelle les difficultés funéraires ont permis de prendre conscience de l'ampleur de la crise sanitaire ». Du 5 au 12 août, le ministre alors en vacances en Gironde, a toutefois visité une brigade de gendarmerie le 8 août, puis à Toulouse, le 13 août, afin de régler les problèmes posés par l'organisation du « Technival ». Précisant que son directeur-adjoint, M. Daniel Canepa, était présent tout le mois d'août, il a indiqué « qu'il n'aurait pas hésité à revenir à Paris pour faire face à cette crise sanitaire » s'il en avait été informé.

Or, « aucune information » n'a alors permis au ministère de l'intérieur de saisir l'ampleur de la catastrophe. Les rapports d'activité de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris soulignant une augmentation du nombre d'interventions ont été reçus tous les jours au cabinet du ministre, mais les fluctuations d'activités importantes sont récurrentes à la brigade. Selon le ministre, « les interventions des sapeurs-pompiers de Paris sont en moyenne de 800 par jour sur l'année. Le 8 août, 1 000 interventions ont été recensées. (...) Les chiffres de la semaine passée révèlent 950 interventions à victime par jour. (...) A aucun moment, il n'a été signalé à mon cabinet des cas de surmortalité importante, ni même que les sapeurs-pompiers aient rencontré des difficultés particulières pour assurer leur mission ».

La canicule a été brève et brutale, mais aucun signal d'information n'a fonctionné au ministère de l'intérieur qui, par conséquent, n'était pas en mesure de diffuser des alertes pertinentes.

(2) Les faiblesses du COGIC

• Crise sanitaire ou crise de sécurité civile ?

La loi « fondatrice » du 22 juillet 1987 indique que « la sécurité civile a pour objet la prévention des risques de toute nature ainsi que la protection des personnes, des biens et de l'environnement contre les accidents, les sinistres et les catastrophes » 52 ( * ) . Cette définition est large et la responsabilité de la politique de prévention des risques incombe à différents acteurs ministériels : celle des risques sanitaires incombe bien aux experts du ministère de la santé. Mais l'organisation des secours relève théoriquement du ministre de l'intérieur et de la sécurité civile dont il a la charge.

En toute logique, ces missions complémentaires entre administrations sanitaires et sociales et direction de la défense et de la sécurité civiles du ministère de l'intérieur devraient, en pratique, être formalisées par des relations quotidiennes et des échanges d'informations. Le centre opérationnel de gestion interministériel des crises (COGIC), chargé de la veille opérationnelle et de la coordination interministérielle en cas de crise, devrait en particulier être au centre de cette collaboration et animer le réseau de veille de l'Etat face aux risques.

• Le COGIC n'a pas décelé la catastrophe

Selon les déclarations de M. Nicolas Sarkozy devant la mission, « le COGIC (...) a montré son efficacité à plusieurs reprises . » En effet, il faut souligner que l'organisation des secours et la coordination des différents acteurs lors des tempêtes de 1999 ou encore des pollutions maritimes de l'Erika et du Prestige ont été assurées avec succès par le COGIC. Ce dernier dispose d'une veille opérationnelle qui informe en permanence le ministre de l'intérieur de tout événement pouvant occasionner la mise en place d'un dispositif de défense ou de sécurité civile et surtout fournit théoriquement aux ministres les informations et analyses nécessaires à l'exercice de leurs compétences.

Dans le cadre des procédures d'alerte et de vigilance météorologiques sur le territoire métropolitain, le COGIC est « l'échelon privilégié de relation avec les prévisionnistes de la direction de la prévision de Météo France à Toulouse » 53 ( * ) . Toutefois, avant l'été 2003, ces procédures n'envisageaient que les phénomènes de vents violents, fortes précipitations, orages, neige, verglas, avalanches et non les fortes chaleurs.

Intervenant soit dans le champ propre du ministère de l'intérieur, soit à la demande d'autres ministères, il « n'a été saisi par aucun des ministères concernés pour ce type de crise », selon le ministre. Cet isolement a pu être conforté par un certain flou dans la définition du concept de sécurité civile et par l'absence de relations avec le réseau de veille sanitaire et social, en particulier avec l'Institut de veille sanitaire. Par ailleurs, le COGIC était en « formation renforcée » l'été dernier dans le cadre de la lutte contre les incendies de forêts.

M. Christian de Lavernée, directeur de la défense et de la sécurité civiles, a ainsi indiqué à la mission que la « prise de conscience d'un phénomène quantitativement très grave est arrivée tard, en tout cas trop tard pour y remédier immédiatement ». Le COGIC a ainsi été alerté par « le cri d'alarme du docteur Pelloux » sur la surcharge des services d'urgences des hôpitaux le 10 août, puis « la saturation de la chaîne funéraire » le 12 août. Le système de veille de la sécurité civile n'a pas anticipé la crise de l'été dernier, sa détection n'étant pas strictement prévue. Ceci est d'autant plus dommageable qu'il pourrait contribuer à un véritable réseau de veille en raison du nombre et de la qualité de ses correspondants.

• L'absence de coordination interministérielle par le COGIC

A partir de cette prise de conscience, le COGIC a établi, à partir d'une enquête menée auprès des états-majors de zone, que la surcharge d'activité des urgences hospitalières était spécifiquement parisienne. Il a en outre organisé les réponses aux demandes de soutien des préfets d'Ile-de-France et des sociétés de pompes funèbres pour répondre à la situation funéraire.

Il serait donc injuste d'affirmer que le COGIC est resté inactif. En revanche, il n'a pas assuré son rôle de coordination interministérielle qui est théoriquement le sien dans l'hypothèse d'une crise grave. C'est le Premier ministre lui-même qui a demandé le 13 août aux préfets des départements d'Ile-de-France, par l'intermédiaire du ministre de l'intérieur, d'activer « le plan blanc » avant de l'étendre, le lendemain, à l'ensemble du territoire national.

Dans les crises telles que les inondations de 2002 ou les tempêtes de 1999, l'autorité du COGIC s'imposait de fait en tant que structure opérationnelle, unique dans son genre, ayant la capacité d'organiser les secours et de coordonner en son sein, le temps de la crise, les moyens des différents ministères. Par ailleurs, ces évènements étaient des crises « classiques » de sécurité civile, n'appelant pas d'éventuelles interrogations, comme pour la canicule, sur le partage des compétences avec les administrations sanitaires.

(3) La communication difficile entre la brigade des sapeurs-pompiers et la préfecture de police de Paris

Si la brigade des sapeurs-pompiers de Paris a su, sur un plan général, adapter son dispositif pour faire face à l'accroissement de son activité, elle a été « un mauvais indicateur des conséquences sanitaires de la canicule », selon les propos du colonel Thibault. Il en va de même pour la préfecture de police de Paris, qui est l'autorité de tutelle de la BSPP.

• La brigade des sapeurs-pompiers de Paris aurait-elle pu donner l'alerte dès le 8 août ?

Le vendredi 8 août 2003, le colonel-adjoint Grangier, commandant la brigade par intérim, est contacté par la presse ( Le Parisien et TF1 ) sur son activité opérationnelle et en réfère au chef de cabinet du préfet de police de Paris, M. Pierre Lieutaud. A cette occasion, il fait état de sept décès constatés. Instruction est alors donnée à la brigade de diffuser les statistiques de l'activité du secours à victimes et des conseils de prévention mais « d'éviter une dramatisation inutile de la situation en évoquant directement un nombre incertain de sept morts » 54 ( * ) .

Selon le préfet Proust, la brigade « n'avait pas les moyens d'appréhender l'ampleur du phénomène de surmortalité, du moins pas avant le 12 août », car elle « n'avait qu'une vision très partielle de la situation, empêchant toute communication d'information fiable ».

Cette interprétation, confirmée par l'actuel état-major de la brigade, diffère de celle du général Debarnot et du commandant Jacques Kerdoncuff, respectivement ancien commandant et ancien officier de presse de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris. Ceux-ci ont indiqué, lors de leur audition devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, que la consigne de la préfecture de police le 8 août était de « ne pas diffuser de message alarmiste et de ne pas donner le nombre de morts ».

Dès le 22 août, dans son rapport 55 ( * ) adressé au préfet Proust, le général Debarnot indiquait que « le choix de ne pas communiquer sur des chiffres paraissant alarmants a (...) peut-être enlevé la possibilité de prévenir la population du risque plus en amont ».

M. Nicolas Sarkozy a écarté, devant la mission du Sénat, les accusations de dissimulation formulées contre la préfecture de police, rappelant « qu'en situation de crise, on ne publie un bilan, fût-il d'étape, que lorsque l'on est sûr de la situation », et que cela ne semblait pas le cas à propos des sept décès constatés par la brigade. Il a ajouté : « a posteriori, on peut regretter cette décision, mais peut-on la condamner pour autant ? ».

Au-delà de polémiques contingentes, force est de constater que la communication de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris pendant la canicule a été hésitante, en raison d'un système statistique imparfait et de procédures lourdes.

• La brigade n'avait pas pour mission d'assurer un suivi de la mortalité

Selon le préfet Proust, cette mission consiste, « après avoir pris les premières mesures d'urgence, à transporter les victimes dans les services d'urgences hospitalières si cela s'avère nécessaire, sans savoir, le plus souvent, ce que deviennent les victimes transportées et admises à l'hôpital (...). Ni les sapeurs-pompiers ni les services de police n'ont connaissance des décès intervenus dans les maisons de retraite ou à l'hôpital. Leur échappe également la majorité des décès intervenus à domicile et constatés par les médecins de ville ».

Le médecin-chef Kowalski a rappelé à la mission d'information que la brigade traitait « d'événements et non de diagnostics ». Les médecins des sapeurs-pompiers ne sont mobilisés sur les interventions qu'à la demande du Samu, seul responsable de la régulation médicale. Les sapeurs-pompiers ne savent pas ce que deviennent les personnes secourues et transportées à l'hôpital, sauf exception (personnes médicalisées en ambulances de réanimation ou victimes d'arrêts cardiaques).

M. Sarkozy a noté pour sa part que, « même si, dans le cadre de leurs missions, les sapeurs-pompiers peuvent constater des décès, ils n'ont ni les moyens ni la responsabilité d'assurer un suivi exhaustif de la mortalité, que ce soit à Paris ou ailleurs ».

• Les insuffisances du système statistique de la brigade

Afin d'éviter toute interprétation erronée des faits, la mission rappellera que les statistiques de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris n'étaient qu'un outil d'évaluation quantitatif (nombre d'interventions quotidiennes réparties en fausses alertes, incendies, circulation, secours à victimes, assistance à personnes, animaux, eau, gaz, électricité, protection des biens, lutte contre la pollution, reconnaissances et recherches, centres de secours les plus sollicités) de son activité opérationnelle et non un outil de veille avant la canicule. La catégorie « secours à victimes » où ont été recensées les multiples interventions liées à des malaises lors de la canicule est très hétérogène.

Comme l'a rappelé M. Nicolas Sarkozy devant la mission, les commentaires accompagnant les statistiques d'intervention avant le 12 août ne semblent pas plus pertinents pour déceler les effets dramatiques de la canicule : « Le mardi 5 août, il nous est signalé une personne décédée dans le RER. Le mercredi 6 août : rien de particulier à signaler. Le jeudi 7 août : un militaire décédé, une intoxication au chlore dans une piscine et deux feux d'entrepôts. Le vendredi 8 août : deux feux signalés. Le samedi 9 août : deux feux signalés. Le dimanche 10 août : un feu signalé. Le lundi 11 août : rien à signaler ».

L'indicateur utilisé par la BSPP n'est donc qu'un « outil artisanal pour une activité industrielle », selon le médecin-chef Kowalski. Il ne permet pas d'évaluer globalement la situation en temps réel, la brigade opérant une comptabilisation manuelle des données.

• Une communication perfectible en situation d'urgence

La brigade des sapeurs-pompiers de Paris a eu des relations avec les acteurs de l'urgence (Samu et urgences médicales) pendant la canicule comme elle en a chaque jour. Selon les propos du professeur Pierre Carli comme du colonel Thibault, les relations entretenues sont bonnes au quotidien et ont permis, le 9 août en particulier, de mettre en place un protocole de refroidissement des personnes secourues.

Toutefois, les faiblesses précitées du système de statistique de la brigade et la procédure d'information systématique au préfet de police qui contrôle sa communication témoignent d'un certain cloisonnement administratif. Elles ont ralenti la recherche d'informations de l'Institut de veille sanitaire alors que la loi de 1998 devait permettre à ce dernier d'obtenir directement toutes les informations utiles des services de l'Etat. L'InVS a appelé la brigade le 11 août afin d'obtenir ses statistiques d'intervention, qui, à l'issue de plusieurs validations hiérarchiques, n'ont été envoyées à l'Institut que deux jours plus tard.

Le maintien de telles procédures pendant la canicule, qui peuvent trouver leur justification dans la nécessité d'obtenir des informations fiables, doit sans doute susciter une réflexion sur l'amélioration de la communication de la brigade, dont les imperfections constatées semblent résulter des circonstances exceptionnelles, mais également d'un formalisme excessif en cas de crise.

c) Une coordination insuffisante des acteurs locaux

Les cloisonnements observés au niveau national ne doivent pas faire oublier l'insuffisante coordination des acteurs au niveau local qui, on l'a vu précédemment, sont très éclatés. En effet, les rapports entre les structures locales, communes, centres communaux d'action sociale (CCAS) ou conseils généraux, et les administrations d'Etat, pourraient sans nul doute être améliorés.

Par ailleurs, ainsi que l'a relevé M. Jean-Jacques Trégoat, directeur général de l'action sociale, « à l'heure actuelle, l'enchevêtrement des responsabilités et surtout la multiplicité des statuts juridiques des maisons de retraite sont un facteur majeur de complexité. En effet, à la différence des hôpitaux, il n'y a pas de direction nationale des maisons de retraite. Celles-ci se divisent en une multitude de statuts, entre autres celles gérées par les congrégations, par les CCAS, par les mutuelles, par les associations ou par l'hôpital pour certaines maisons publiques. De ce fait, le contact est difficile avec ces 10 000 structures différentes, ces 1 700 SIAD et de nombreux services d'aide à domicile ».

Enfin, ainsi que la mission a pu le constater lors de certains de ses déplacements, notamment à Lille, les différents interlocuteurs rencontrés ont fait part du besoin de coordination des acteurs et du renforcement des liens entre le secteur social et le secteur sanitaire au niveau local, afin de croiser les données et d'apprécier de la manière la plus adaptée les événements qui peuvent se produire.

Le Docteur Patrick Pelloux a fourni un témoignage allant dans le même sens : « L'hôpital n'a jamais su avoir une réelle symbiose avec la Cité. Les services sociaux de la ville sont parfaitement étrangers aux services sociaux de l'hôpital. Lorsqu'un plan de catastrophe est déclenché, les élus locaux n'ont pas à être prévenus, ce que je trouve regrettable. Je trouve aussi regrettable le fait que les Agences régionales d'hospitalisation n'ont de comptes à rendre à personne ».

M. François Fillon, ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité, a également insisté, au cours de son audition, sur le manque de coordination dans le domaine de la prise en charge des personnes âgées au moment de la crise : « la réactivité des interventions de proximité qu'appelait la poussée thermique de début août a été à mon sens ralentie par le partage des compétences dans le domaine des personnes âgées, où interviennent ensemble ou séparément les communes et les centres communaux d'action sociale ; les départements, au titre de l'aide sociale traditionnelle et, plus récemment, de l'allocation personnalisée ; l'Etat, par le biais des DDASS, au titre de la tarification des établissements et services médicalisés et des conventionnements tripartites des établissements pour personnes âgées dépendantes ; l'assurance maladie au titre de financeur, ainsi que l'assurance vieillesse et les régimes complémentaires au titre de l'action sociale en faveur des retraités. Cet émiettement des responsabilités et cet enchevêtrement des compétences sont contraires aux besoins d'un pilotage de proximité ».

Au total, cette crise a été révélatrice des faiblesses d'un système sanitaire et social, fragmenté et cloisonné. C'est à partir de ce constat, sévère mais sans doute fondé, qu'il convient de tracer des pistes pour qu'une telle catastrophe ne se reproduise pas. Il ne s'agit pas seulement de considérer l'épisode de la canicule en tant que tel, mais bien de songer aux moyens d'adapter notre système à toute crise sanitaire susceptible de se produire.

* 52 Loi n° 87-565 du 22 juillet 1987 relative à l'organisation de la sécurité civile, à la protection de la forêt contre l'incendie et à la prévention des risques majeurs.

* 53 Circulaire NOR/INT/E/01/00268/C des ministres de l'intérieur et de l'équipement, des transports et du logement, en date du 28 septembre 2001 sur la refonte de la procédure d'alerte météorologique.

* 54 Rapport de M. Pierre Lieutaud, chef de cabinet, à M. le préfet de police de Paris, 20 septembre 2003.

* 55 Rapport du 22 août 2003 sur les effets de la canicule.

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