II. UN SECTEUR MÉCONNU
Une distinction peut être établie entre les méconnaissances qui relèvent de la négligence (A) et celles qui sont excusables (B), car liées à des pratiques clandestines (appareils illicites) ou à des phénomène difficiles à évaluer (cyberjeux). Cependant, quelles qu'en soient les causes, les conséquences de cette ignorance sont graves (C). Elle prive le Parlement d'une information à laquelle il a droit et handicape les prises de décisions des pouvoirs publics.
A. LES NÉGLIGENCES DE LA SPHÈRE PUBLIQUE
Il
semble que l'Etat ait omis, depuis longtemps, de demander aux organismes
publics compétents de produire les données ou de procéder
aux études nécessaires à l'accomplissement de sa mission
d'encadrement des jeux.
Les informations, relatives aux joueurs, dont il dispose sont
périmées ou incomplètes (heureusement, il reste
l'initiative privée !). Il ne semble même pas en mesure
d'évaluer avec précision le total des recettes que lui procurent
ces activités.
1. Des connaissances périmées ou incomplètes sur les jeux
a) l'ancienneté des analyses de l'INSEE et du CREDOC
La
dernière publication complète (au demeurant remarquable) sur les
dépenses de jeux de hasard et d'argent en France date de 1993
96(
*
)
, soit d'il y a près d'une
dizaine d'années, et a été rédigée à
partir d'une enquête sur les loisirs effectuée en... 1988 !
En réponse à une demande expresse et renouvelée de votre
rapporteur, le Directeur Général de l'Institut national des
Statistiques n'a pu fournir que quelques résultats
97(
*
)
issus d'une enquête sur le
budget des familles de 1995 ;
Celle-ci révélait que la dépense moyenne annuelle des
ménages (y compris ceux qui ne jouent jamais) était, à
l'époque, de 600 F (mais nettement plus élevée chez
les ouvriers et les personnes âgées de 45 à 54 ans et
moins importante, en revanche, parmi les jeunes, les agriculteurs et les
cadres).
Il a également été signifié à votre
rapporteur que le secteur 927 A des statistiques économiques
« Jeux de hasard et d'argent » ne fait pas partie du champ
d'interrogation de l'enquête annuelle d'entreprises sur les services.
Cela est regrettable !
- La deuxième et seule source d'information publique, non fiscale, sur
les Français concernés par le sujet de ce rapport, est une
étude exploratoire, elle aussi remarquable et vieille de près de
dix ans, sur les joueurs dépendants
98(
*
)
. Elle a été
réalisée pour le compte du CREDOC
99(
*
)
par Armelle Achour, psychologue,
Fondatrice de « SOS joueurs », la seule association
française qui accueille ces personnes.
Dans sa conclusion, Mme Achour regrettait que la population concernée
n'ait fait l'objet d'aucune enquête épidémiologique ou
étude clinique d'envergure en France (rien n'a changé depuis
lors !) et constatait qu'en l'absence d'information sur la taille de ce
groupe, les résultats de ses travaux n'étaient pas extrapolables
à l'ensemble des joueurs dépendants.
b) les déficiences relatives au jeu pathologique
Selon la
présidente de « SOS joueurs », la dépendance
des joueurs n'est pas une pathologie mais un trouble du comportement qui
représenterait environ 1 % de la population (estimation
effectuée par extrapolation de données américaines).
Sortant du cadre habituel de ses travaux qui portent sur le contrôle de
l'utilisation des deniers publics, la Cour des Comptes aborde ce
« problème de société » dans son
dernier rapport public
100(
*
)
pour déplorer ainsi que Mme Achour et votre rapporteur, l'absence
d'analyse française de ce problème.
«
Aucune étude française, observe-t-elle, ne permet
de connaître l'évolution des effets nocifs ou pathologiques des
jeux
(phénomènes de dépendance, actes
délictueux
101(
*
)
...) ni
les risques créés dans ce domaine par le développement du
parc de machines à sous ».
Elle rappelle que des corrélations ont été mises en
évidence par des chercheurs américains entre le risque de
dépendance et le développement de l'offre de jeux en
général et des machines à sous en particulier (ce que
l'expérience associative de Mme Achour semble confirmer)
« en raison de leurs caractéristiques :
accessibilité, rapidité, illusion d'adresse et de contrôle
procurée aux joueurs ».
c) une carence seulement en partie comblée par l'initiative privée
La
déficience de données publiques est partiellement
compensée par des sondages ou des études de marché (qui
n'ont pas un caractère sociologique).
La Française des Jeux a ainsi passé commande à l'IPSOS, et
le PMU a fait effectuer l'étude
102(
*
)
sur « le marché des
jeux et sa clientèle » à laquelle votre rapporteur
s'est abondamment référé, ne disposant d'aucune autre
source de statistiques aussi complète sur l'ensemble des trois
composantes de ce secteur d'activités.
C'est, enfin, à une demande privée elle aussi (émanant de
Casinos de France) qu'a répondu M. Martignoni-Hutin, en réalisant
son étude sociologique précitée sur les machines à
sous.
Les craintes, relatives à la dépendance des joueurs, que
suscitent les appareils en question s'y trouvent confirmées. En effet,
il apparaît que si 74 % d'entre eux se fixent une somme à ne
pas dépasser lorsqu'ils les utilisent, 21 % excèdent souvent
cette limite fixée à l'avance (cela ne signifie pas que tous
aient pour autant une conduite addictive mais témoigne du pouvoir que
les machines en question peuvent exercer sur les individus).
2. Les lacunes des données relatives aux prélèvements publics
A
défaut de bien évaluer les caractéristiques de la
population des joueurs, et notamment la pathologie de ceux d'entre eux qui se
trouvent en situation de dépendance, on aurait pu espérer que
l'Etat ait du moins une connaissance très précise de ce que lui
rapportent les activités concernées.
Il n'en est, malheureusement, pas tout à fait ainsi !
a) certaines recettes sont bien évaluées...
Les
tableaux figurant dans la partie précédente de ce chapitre
montrent que les prélèvements publics non fiscaux sur les jeux et
paris sont certes correctement comptabilisés (y compris ceux
opérés au profit des communes
103(
*
)
sur le produit brut des casinos).
Les affectations diverses à différents fonds nationaux,
déjà mentionnés, sont, naturellement, elles aussi bien
mesurées.
De même, peuvent être appréciés, pour la
Française des Jeux, les produits des dividendes qu'elle verse à
l'Etat actionnaire majoritaire ainsi que ceux des impositions
spécifiques (droits de timbre) ou de droit de commun (impôt sur
les sociétés, TVA sur les frais d'organisation)
générés par ses activités.
Concernant les casinos, le rendement des droits de timbre, bien que non
distingué au sein de l'ensemble des recettes fiscales correspondantes,
est néanmoins connu, grâce aux relevés de la Direction
générale de la comptabilité qui sont établis
cependant, par saison (73,87 MF pour 1999-2000) et non au titre de chaque
exercice budgétaire.
b) ... des informations incomplètes sur les casinos
Votre
rapporteur n'a pu obtenir de la Direction générale des
Impôts un relevé des impôts de droit commun payés par
les établissements et sociétés de casinos.
De toute façon, le ministère de l'économie, des finances
et de l'industrie lui a fait savoir qu'
« il ne fixe pas de compte
consolidé des différents prélèvements et taxes
opérés sur le seul secteur des casinos, dans la mesure
où le besoin d'un tel compte synthétique ne s'est jamais fait
sentir
».
(sic !)
Toutefois, il a pu disposer, grâce à l'obligeance de Mme la
directrice du budget, des montants du produit des contributions sociales
assises sur le produit brut des jeux correspondants, soit, pour la saison
1999-2000, 731,90 MF pour la CSG ET 340,90 MF pour la CRDS.
3. L'absence de vue d'ensemble
Les
déficiences, qui viennent d'être évoquées, de ses
connaissances sur certains aspects du sujet (profil sociologique et
comportement des joueurs, somme exacte des recettes publiques correspondantes)
sont, à la fois, la cause et l'effet du manque de vision d'ensemble
qu'en a l'Etat.
Cette lacune résulte aussi de l'éclatement des compétences
relatives aux jeux entre plusieurs administrations, de l'insuffisante
coordination entre ces dernières et de l'inexistence ou de la
rareté des comparaisons internationales.
Le dévouement et le talent des fonctionnaires concernés ne sont
donc pas en cause.
a) l'éclatement des compétences
On
dénombre pas moins de trois ministères (sans compter ceux qui
gèrent certains comptes d'affectation spéciale) et sept services
intéressés.
L'encadré suivant donne un aperçu de la répartition de
leurs tâches.
JEUX : PRINCIPAUX SERVICES COMPETENTS
-
Ministère de l'économie, des finances et de
l'industrie
• Direction du budget (coordination, recettes, affectations)
• Direction générale des impôts (fiscalité)
• Direction générale de la comptabilité publique
(contrôle des casinos et encaissement des prélèvements sur
leurs recettes)
• Direction générale des douanes et droits indirects
(recouvrement de l'impôt sur les spectacles
(1)
, lutte contre
les machines clandestines)
-
Ministère de l'agriculture et de la pêche
• (sous-direction du cheval, tutelle de l'établissement public des
haras)
-
Ministère de l'intérieur
• Direction des libertés publiques et des affaires juridiques
(sous-direction des libertés publiques et de la police
administrative : autorisation des casinos)
• Direction centrale des renseignements généraux
(sous-direction des courses et des jeux : surveillance et police)
(1) Sur les cercles et maisons de jeux, les machines à sous et
appareils automatiques dans les bars.
Encore ce recensement est-il incomplet !
La Direction générale des collectivités locales peut
intervenir à l'occasion (contrôles budgétaires ou de
légalité).
Les nombreux comptes d'affectation spéciale (comptes spéciaux du
Trésor), alimentés par des prélèvements sur les
jeux de la Française
104(
*
)
ou du PMU
105(
*
)
, sont en outre parfois
employés par d'autres ministères.
Si le ministère de l'agriculture gère, seul, le Fonds national
des courses et de l'élevage
106(
*
)
, en revanche, le ministère de
l'environnement est responsable, avec lui, du Fonds national de l'eau (mais
pour la partie -il est vrai- correspondant au sous compte « Fonds
national de solidarité pour l'eau », distinct du
« Fonds national de développement des adductions
d'eau » qui, seul, reçoit des subsides du PMU).
C'est, par ailleurs, un autre ministère non cité jusqu'ici, celui
de la jeunesse et des sports, qui utilise :
- le Fonds national pour le développement de la vie associative,
- celui pour le développement du sport (FNDS) qui
bénéficie de prélèvements sur les produits à
la fois de la Française des jeux et du PMU.
On remarquera que la relation entre les recettes, en provenance des jeux, de
ces Fonds et les dépenses concernées (vie associative, adduction
d'eau...) ne semble pas avoir le caractère direct exigé par
l'article 21 de la nouvelle loi organique relative aux lois de
finances
3
, sauf en ce qui concerne le Fonds national des courses et
de l'élevage.
Il ne saurait, en effet, y avoir de paris sans courses, ni de courses sans
élevage.
C'est la raison pour laquelle votre rapporteur a décidé de
traiter de ces activités dans son rapport (voir chapitre trois).
Il considère, pour cette même cause, qu'il doit mentionner ici les
haras nationaux, service doté, en 1999, du statut d'établissement
public administratif (qui lui confère une certaine autonomie et
dissocie, dans ce domaine, les fonctions opérationnelles de celles qui
relèvent de l'élaboration du cadre réglementaire des
activités concernées).
Cet établissement a pour mission de développer l'élevage
et les activités liées au cheval, y compris l'amélioration
des races qui est aussi du ressort des sociétés de courses.
Les ressources des haras ont été soustraites aux aléas
liés aux fluctuations des recettes provenant des enjeux des paris sur
les courses. Elles figurent donc désormais dans le budget du
ministère de l'agriculture et ne dépendent plus du compte
spécial du Trésor n° 902-19 dont l'intitulé a
changé en conséquence (il se nomme désormais
« Fonds national des courses et de l'élevage » et
non plus « Fonds national des haras et des activités
hippiques », et continue de financer les actions de
développement de l'élevage et des courses autres que les
interventions des haras nationaux).
L'organisation de la tutelle de l'Etat sur les jeux apparaît ainsi
comme complexe et quelque peu dispersée.
Il en résulte des difficultés de coordination.
b) le manque de coordination
La Cour
des comptes souligne, dans son rapport public annuel, la superposition
« sans véritable vue d'ensemble » de
prélèvements publics sur le produit brut des jeux des casinos et
l'« absence de coordination des contrôles » (entre le
ministère de l'intérieur et celui chargé du budget)
exercés sur ces établissements.
M. Bégin, dans la conclusion de son ouvrage précité
« Pour une politique des jeux », estime que
« l'organisation actuelle des jeux est régie par une
succession de dispositions prises
sans vue d'ensemble
».
Il faut reconnaître que la tâche de la direction du Budget,
responsable de la politique de l'Etat dans ce domaine, est
particulièrement difficile, en l'absence de structure de coordination
interministérielle.
« Les décisions sont néanmoins
partagées », a-t-il été cependant
prétendu à votre rapporteur par ce service qui a mis en avant le
fait qu'aux côtés de son propre représentant siège
désormais un fonctionnaire du ministère de l'intérieur, au
sein du conseil d'administration de la Française des jeux.
c) le défaut de comparaisons internationales
Les
comparaisons internationales en matière de jeux de hasard et d'argent
font cruellement défaut.
L'OCDE n'ayant absolument rien publié sur ce sujet, votre rapporteur a
dû se contenter de glaner quelques renseignements auprès de
certaines de nos ambassades.
Mais les informations qu'il a pu ainsi recueillir sont trop éparses pour
qu'il puisse en être fait une exploitation d'ensemble significative.
Rien non plus ne paraît exister au niveau européen, en dehors de
quelques considérations venant étayer les décisions
sus-mentionnées, de la Cour de justice européenne ou de la
commission.
L'organisation des jeux, pour s'en tenir à la France, s'avérant
déjà terriblement complexe,
votre rapporteur a l'intention de
procéder à des comparaisons internationales dans un rapport
d'information ultérieur
, si tant est que la commission des finances
veuille bien lui en confier la responsabilité.
En attendant, le manque d'analyses dans ce domaine n'est pas seulement
frustrant pour lui-même, il est très regrettable aussi en ce qui
concerne les pouvoirs publics dont il devrait éclairer les
décisions.
*
* *
Seuls les grands corps de contrôle de l'Etat que sont la Cour des comptes et l'inspection des Finances paraissent en mesure d'apporter aux pouvoirs publics la vue d'ensemble qui leur fait défaut. Encore le font-ils secteur par secteur (casinos, FDJ, PMU...), sans procéder à un audit de l'ensemble de la politique des jeux. Par ailleurs, leurs conclusions ne sont pas toujours rendues publiques (cf. rapport de l'inspection sur la Française ou certains référés ou rapports particuliers de la Cour généralement, communiqués cependant à votre commission des finances).