2. Les amendements adoptés par l'Assemblée nationale renforcent le caractère idéologique du projet de loi
A
débat idéologique, texte idéologique serait-on
tenté de répondre. Il apparaît en effet que l'adoption des
nombreux amendements présentés quelquefois conjointement par la
commission des Affaires culturelles, familiales et sociales de
l'Assemblée nationale, les membres du groupe socialiste et les membres
du groupe communiste a sensiblement durci le texte. Par ailleurs, des articles
additionnels ont été adoptés sans rapport avec la
réduction " négociée " du temps de travail, qui
réécrivent de nombreuses dispositions du code du travail.
Le plus emblématiques de ces ajouts " idéologique " est
sans doute l'amendement n° 164 à l'article premier
déposé par la commission et les membres du groupe socialiste qui
impose aux employeurs projetant un plan social d'engager préalablement
une négociation tendant à la conclusion d'un accord de la
réduction du temps de travail (amendement " Michelin ").
Ces durcissements sont perceptibles tout le long du texte. La définition
du travail effectif (article premier ter) a été modifiée
pour inclure
" le temps nécessaire à la restauration
ainsi que les temps consacrés aux poses ainsi que certains temps
d'habillage et de déshabillage ".
Les horaires d'équivalence ont été strictement
encadrés (article premier quater) de même que les astreintes
(article premier quinquies). Le délai de prise du repos compensateur a
été réduit de six mois par un amendement n° 1017
à l'article 2.
La durée maximale du travail hebdomadaire a été
abaissée par un article additionnel 2 bis.
Un repos hebdomadaire de 35 heures a été créé par
un article additionnel 2 ter, sans possibilité de dérogation,
contrairement à ce que prévoyait la directive européenne.
Le régime unique de modulation de l'article 3 a été durci
par un amendement n° 463 qui prévoit que l'accord doit
préciser les données économiques et sociales justifiant le
recours à la modulation.
Un article 4 bis a renforcé les modalités de contrôle du
repos dominical.
La catégorie des cadres dirigeants de l'article 5 a été
strictement délimitée par un amendement n° 471.
Par ailleurs, des conditions supplémentaires pour obtenir le
bénéfice des allégements de cotisations sociales
prévus à l'article 11 ont été introduites.
Les modifications apportées par l'Assemblée nationale ont toutes
privilégié le renforcement et le durcissement de l'ordre public
social de préférence à l'élargissement du champ
d'intervention des partenaires sociaux. " L'ancrage à gauche "
du texte revendiqué par Mme Martine Aubry et M. Gaëtan Gorce,
rapporteur pour l'Assemblée nationale, a donc été
confirmé et accentué par la première lecture à
l'Assemblée nationale.
M. Jean-Emmanuel Ray considère que la nouvelle loi pourrait être difficilement applicable par les entreprises dès le 1 er janvier 2000
Auditionné par le rapporteur le mercredi
22 septembre
1999, M. Jean-Emmanuel Ray, professeur des Universités à
l'IEP de Paris, a souhaité insister sur les problèmes relatifs
à la
sécurité juridique
posés par le projet
de loi.
Il a estimé que le très faible délai prévisible
entre le vote de la loi et le 1
er
janvier 2000 pourrait poser
des problèmes considérables pour l'application du texte par les
entreprises étant donné qu'il faut en moyenne deux mois pour
modifier les systèmes de paie
. Il a rappelé que la
modification de la paie constituait un motif de licenciement pour cause
réelle et sérieuse selon la jurisprudence de la Cour de Cassation.
M. Jean-Emmanuel Ray a considéré qu'une modification de
l'article L. 212-4 du code du travail telle qu'elle avait
été envisagée à l'Assemblée nationale posait
des problèmes importants au regard des accords prévoyant des
dispositions relatives aux heures d'équivalence.
Il a estimé que la suppression des heures d'équivalence aurait
des conséquences dans tous les secteurs d'activité, y compris les
hôpitaux, les maisons de retraite...
Il a cité un arrêt du 4 mai 1999 de la Chambre sociale de la
Cour de Cassation qui considérait que les astreintes ne constituaient
pas un temps de repos. Il a estimé que la solution pourrait
résider dans le fait d'indemniser les astreintes et de les
considérer néanmoins comme un repos pour autant qu'elles ne se
traduisent pas par une intervention physique. On pourrait également
prévoir une compensation sous forme de jours de repos.
M. Jean-Emmanuel Ray a estimé que si la première loi
était d'inspiration " sociétale " à travers
notamment son objectif de création d'emplois, la seconde lui semblait
plus proche d'une vision sociale visant à améliorer les
conditions de travail des salariés en place (les " insiders ").
Il a souligné que le projet de loi conditionnait la
flexibilité à la signature d'un accord et mettait l'annualisation
au centre du débat.
Il a observé que ce texte
" faisait bomber les tabous "
comme le travail le samedi matin dans la sidérurgie et constituait
" une formidable boîte à outils "
pour les
partenaires sociaux.
M. Jean-Emmanuel Ray a déclaré au rapporteur que le recours
au forfait-jour pour certains cadres mettait un terme au contentieux apparu
entre les Inspecteurs du travail et les entreprises sur le contrôle du
temps de travail de cette catégorie de salariés.
Evoquant l'attentisme des partenaires sociaux, il a estimé qu'il
était justifié sur le plan juridique comme le montrait la remise
en cause de certaines clauses qui avaient fait l'objet d'un accord de branche.
Il a observé que l'immense majorité des accords avait
été le fait des PME au motif qu'elles avaient besoin de
flexibilité et des aides publiques.
M. Jean-Emmanuel Ray a estimé que cette loi serait en fait
financée par la croissance de l'économie et qu'elle n'aurait pu
être adoptée dans un contexte plus défavorable
que ce
soit pour des raisons budgétaires ou du fait de l'état des bilans
des entreprises.
Evoquant " la révolution des accords majoritaires ", il a
estimé qu'une telle disposition n'avait pas sa place dans un texte sur
la réduction du temps de travail
. Il s'est également
interrogé sur la logique politique qui sous-tendait le fait d'exiger un
accord majoritaire pour bénéficier des aides financières.
Il a considéré que le changement qui consiste à faire
primer le collectif sur l'individuel justifiait " une réflexion
forte ", ceci d'autant plus que cette modification contredisait la
jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de Cassation
171(
*
)
sur la modification du contrat de
travail.
A propos de l'article du projet de loi relatif aux cadres, il a estimé
qu'il n'était pas souhaitable de lier le recours au forfait-jour
à la signature d'un accord d'entreprise, considérant que cela
aurait pour effet de
" soumettre l'entreprise au bon vouloir du
salarié mandaté "
dans de nombreuses entreprises. Il a
considéré qu'il serait préférable de faire
" remonter " le forfait-jour au niveau de la branche.
Revenant sur les conséquences d'une modification du contrat de
travail
, il a souligné que les aides prévues dans le cadre de
la loi Aubry II étant sensiblement plus faible que celles du
dispositif Robien, il devenait tout à fait envisageable que des cadres
" profitent " de la situation pour être " licenciés
pour motif économique " (en l'absence d'accord majoritaire). Il a
observé que les tensions sur le marché du travail de certaines
catégories de salariés pourraient amener certains à
partir. Par ailleurs, ces salariés licenciés économiques
pourraient prétendre à des dispositions relatives au reclassement
et aux conventions de conversion. Ces licenciements pourraient également
amener l'entreprise à devoir s'acquitter de la contribution Delalande.
M. Jean-Emmanuel Ray a estimé qu'une solution simple pourrait
consister à considérer que ces licenciements individuels reposent
sur une cause réelle et sérieuse et n'emportent pas
l'application du livre III du code du travail.
En réponse au rapporteur, M. Jean-Emmanuel Ray a
considéré qu'un recours direct à la modulation par
l'entreprise sans passer par l'accord d'entreprise pourrait avoir un
intérêt, à condition d'avoir été prévu
par un accord de branche.
En conclusion, M. Jean-Emmanuel Ray a déclaré que le
principe de l'accord majoritaire signifiait que la CGT revenait dans le jeu et
marquait en quelque sorte
" la fin de la lutte des classes "
dans le fonctionnement de la négociation collective.