EXPOSÉ GÉNÉRAL
Mesdames, Messieurs,
Au cours des dernières années, un large débat s'est
engagé dans notre pays autour de la question de l'indépendance de
la justice vis à vis du pouvoir exécutif, et plus
particulièrement de la nature des relations entre le ministre de la
justice et les magistrats du parquet.
Cette question constituait notamment l'un des principaux thèmes de
réflexion que le Président de la République avait
souhaité soumettre à la commission constituée en 1997,
à son initiative, sous la présidence de
M. Pierre Truche, alors Premier président de la Cour de
cassation.
Le projet de loi relatif à l'action publique en matière
pénale, aujourd'hui soumis au Sénat après son adoption par
l'Assemblée nationale le 29 juin 1999, s'inspire pour une
large part des propositions formulées par cette commission dans ce
domaine et prend place dans le cadre d'un projet de réforme d'ensemble
de la justice élaboré par Mme Elisabeth Guigou, garde
des Sceaux.
Il est en connexité étroite avec la révision
constitutionnelle relative au Conseil supérieur de la magistrature,
actuellement en instance d'adoption définitive par le Congrès.
L'accroissement des garanties statutaires des magistrats du parquet, auquel
tend cette révision constitutionnelle, ne peut en effet être
pleinement apprécié dans l'ignorance de la définition de
leurs prérogatives et de leurs relations avec le ministre de la justice.
Votre commission des Lois l'avait d'ailleurs souligné à
l'occasion du débat constitutionnel de l'an dernier.
Présenté, comme le projet de loi constitutionnelle, comme devant
renforcer l'indépendance et l'impartialité de la justice qui
constitue l'un des principaux thèmes du projet de réforme de la
justice présenté par le Gouvernement, le présent projet de
loi, relatif à l'action publique en matière pénale,
s'articule autour de trois volets concernant respectivement :
- l'organisation des relations entre le ministre de la justice et les
magistrats du parquet (chapitre Ier) ;
- le renforcement des garanties offertes aux citoyens en cas de classement sans
suite (chapitre II) ;
- et le contrôle de l'autorité judiciaire sur les services de
police judiciaire (chapitre III).
I. QUELLE INDÉPENDANCE POUR LE PARQUET ?
Le
chapitre Ier du projet de loi tend à mettre en place une nouvelle
organisation des rapports entre le pouvoir politique et le ministère
public qui a pour objectif, selon l'exposé des motifs, "
de les
placer sous le signe de la légitimité et de la
transparence
".
Il reprend à son compte pour une bonne part les propositions
formulées sur ce point par la commission de réflexion sur la
justice présidée par M. Pierre Truche, qui avait
préconisé une organisation de la politique d'action publique
articulée sur trois niveaux conformément aux principes
suivants :
Propositions de la commission de réflexion sur la justice
•
Le
garde des Sceaux
conserverait la responsabilité de la
politique d'action publique et fixerait publiquement ses orientations
générales ; il ne pourrait en aucun cas adresser des
instructions de quelque nature que ce soit aux procureurs
généraux dans des affaires particulières mais disposerait
d'un droit propre de saisine de toute juridiction et de présentation
d'observations par l'entremise d'un magistrat de la Chancellerie ou d'un
avocat
1(
*
)
.
• Le
procureur général
animerait et coordonnerait
la politique d'action publique dans son ressort, compte tenu des
réalités régionales.
• Le
procureur de la République
la mettrait en oeuvre
localement.
Le dispositif du projet de loi, qui s'inspire de ces principes, doit être
apprécié à la lumière d'un bref rappel de
l'organisation actuelle.
A. LA SITUATION ACTUELLE : UN MINISTÈRE PUBLIC TRADITIONNELLEMENT HIERARCHISÉ SOUS L'AUTORITÉ DU GARDE DES SCEAUX
Dans la
conception française, le ministère public, confié à
des
magistrats spécialisés
et chargé,
conformément à l'article 31 du code de procédure
pénale, d'exercer l'action publique et de requérir l'application
de la loi, constitue une articulation entre le pouvoir exécutif et les
juges.
Son organisation est en effet
hiérarchisée
sous
l'autorité du garde des Sceaux, ainsi que le prévoit
l'article 5 de l'ordonnance du 22 décembre 1958 relative
au statut de la magistrature, aux termes duquel : "
les magistrats
du parquet sont placés sous la direction et le contrôle de leurs
chefs hiérarchiques et sous l'autorité du garde des
Sceaux
".
Cette organisation trouve sa place dans un système
d'opportunité des poursuites
qui laisse aux magistrats du parquet
le soin d'apprécier au cas par cas l'opportunité de mettre ou non
en mouvement l'action publique.
Le principe de l'opportunité des poursuites permet des priorités
et des choix dans la conduite de l'action publique pour l'application de la loi
pénale. Ces priorités peuvent être définies au plan
national. Or, le Gouvernement est seul responsable de la politique
pénale, ce qui peut justifier que le garde des Sceaux soit placé
au sommet de la hiérarchie du ministère public et qu'un pouvoir
d'intervention lui soit reconnu.
1. Un droit reconnu au ministre de la justice de donner des instructions dans les affaires individuelles
Le droit actuel reconnaît au ministre de la justice, placé au sommet de la hiérarchie du ministère public, le droit de donner des instructions aux magistrats du parquet. Cependant ce droit est strictement encadré et les instructions fort rares dans la pratique.
a) Un pouvoir strictement encadré par le code de procédure pénale
La
faculté pour le ministre de la justice de donner des instructions
résulte de l'actuel article 36 du code de procédure
pénale, qui dispose que : "
Le ministre de la justice peut
dénoncer au procureur général les infractions à la
loi pénale dont il a connaissance, lui enjoindre, par instructions
écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager
ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction
compétente de telles réquisitions écrites que le ministre
juge opportunes
".
Cette rédaction est issue de la loi n° 93-1013 du 24 août
1993 qui, dans un souci de transparence, a précisé que les
instructions
devraient être
écrites et versées au
dossier
.
Par ailleurs, selon l'interprétation qui en est le plus souvent faite,
les instructions qui tendraient au
classement sans suite
d'une affaire
sont en principe
interdites
dans la mesure où la lettre du texte
n'autorise que les instructions tendant à "
engager des
poursuites
".
Enfin, il n'est pas inutile de rappeler qu'en vertu de l'adage "
la
plume est serve mais la parole est libre
", si les magistrats du
parquet sont tenus de prendre des réquisitions écrites conformes
aux instructions qui leur sont données, en revanche ils restent libres
de présenter à l'audience les observations orales qu'ils croient
"
convenables au bien de la justice
", ainsi que le
prévoit l'article 33 du code de procédure
pénale.
b) Des instructions fort rares dans la pratique
Au
demeurant, il semble que les instructions écrites et versées au
dossier conformément à l'article 36 du code de procédure
pénale aient été fort rares dans la pratique, les
instructions éventuelles résultant plutôt d'un dialogue
informel entre les magistrats du parquet et la Chancellerie sur quelques
affaires sensibles. Encore cette pratique de suivi par la Chancellerie de
certaines affaires dites signalées semble-t-elle être devenue de
moins en moins fréquente au fil des années.
Certains magistrats auditionnés par votre rapporteur ont même
regretté l'insuffisance des instructions données par la
Chancellerie, jugeant que celles-ci pourraient être utiles dans des
affaires posant des problèmes techniques complexes ou présentant
un caractère national, voire européen, du fait de l'existence de
plusieurs affaires similaires réparties sur l'ensemble du territoire.
Pour sa part, suivant l'exemple de M. Pierre Méhaignerie,
Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, a clairement affirmé,
dès son arrivée à la Chancellerie, qu'elle entendait ne
plus donner aucune instruction aux magistrats dans les affaires
individuelles.
2. Des orientations générales émises par voie de circulaires
Si le
droit du ministre de la justice de donner des instructions dans les affaires
individuelles est précisément défini par le code de
procédure pénale, en revanche, aucun texte ne prévoit
expressément à l'heure actuelle la possibilité pour le
garde des Sceaux de donner des instructions de caractère
général.
Cependant, dans la pratique, des circulaires sont parfois adressées aux
magistrats du parquet par le ministre de la justice ou par la direction des
affaires criminelles et des grâces, notamment pour commenter des lois
nouvelles (cf. par exemple la circulaire du 14 mai 1993 commentant le nouveau
code pénal) ou pour définir des priorités dans certains
domaines particuliers (cf. par exemple la circulaire du 29 février
1996 relative à la lutte contre les sectes).
Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, a considérablement
développé cette pratique depuis son arrivée à la
Chancellerie. En effet, alors que les circulaires relatives à la
politique pénale étaient jusqu'alors assez peu fréquentes,
pas moins de 39 circulaires ont été adressées aux
magistrats du parquet depuis la mi-1997. Ces circulaires ont porté sur
des priorités générales telle que l'aide aux victimes
d'infractions pénales (circulaire du 13 juillet 1998) ou la
lutte contre la délinquance juvénile (circulaire du
15 juillet 1998) mais aussi sur des problèmes plus ponctuels
comme l'organisation de la coupe du monde de football (circulaire du
3 mars 1998) ou les réponses à apporter aux actes de
violence urbaine dans la perspective des fêtes de fin d'année
(circulaire du 23 décembre 1998).
Ces circulaires n'ont qu'une
valeur interprétative
, ce que le
garde des Sceaux a confirmé lors de son audition par la commission.
Elles ne peuvent édicter de prescriptions nouvelles, ainsi que l'a
rappelé le Conseil d'Etat à propos d'une circulaire du 26
septembre 1995 relative à la lutte contre l'immigration clandestine
émanant du garde des Sceaux de l'époque
2(
*
)
.
En effet, le droit pénal
relève de la seule compétence du législateur,
conformément aux dispositions de l'article 34 de la
Constitution
.
3. Une organisation hiérarchisée
Soumis
à l'autorité du garde des Sceaux, le ministère
public
3(
*
)
a une organisation
interne hiérarchisée qui comporte deux niveaux :
- au niveau de la cour d'appel, le parquet général est
composé du procureur général entouré d'avocats
généraux et de substituts généraux ;
- au niveau du tribunal de grande instance, le parquet est composé du
procureur de la République assisté de procureurs adjoints et de
substituts.
Ainsi que le prévoit l'actuel article 37 du code de procédure
pénale, le procureur général a autorité sur tous
les membres du ministère public du ressort de la cour d'appel et peut
leur donner des instructions dans les mêmes conditions que celles
prévues par l'actuel article 36 du code de procédure
pénale pour les instructions susceptibles d'être données
par le ministre de la justice au procureur général. Les
procureurs de la République sont tenus de se conformer à ces
instructions dans leurs réquisitions écrites, conformément
aux dispositions précitées de l'article 33 du code de
procédure pénale.
En outre, le procureur général est chargé, aux termes de
l'article 35 du code de procédure pénale, "
de veiller
à l'application de la loi pénale dans toute l'étendue du
ressort de la cour d'appel
".
Cependant, les modalités d'exercice de cette mission ne sont pas
précisées et son rôle de coordination de l'action des
procureurs de la République de son ressort n'est pas explicitement
prévu. Les pratiques en la matière semblent actuellement
variables suivant les cours d'appel.