B. UN PROJET DE LOI PRÉSENTÉ COMME DESTINÉ À ASSURER L'INDÉPENDANCE DES DÉCISIONS DU MINISTÈRE PUBLIC MAIS QUI RENFORCE À BIEN DES ÉGARDS L'ORGANISATION HIÉRARCHIQUE DU PARQUET
Le
projet de loi adopté par l'Assemblée nationale propose une
nouvelle organisation des relations entre le ministre de la justice et les
magistrats du parquet qui a pour objectif de garantir l'impartialité et
la transparence de la politique pénale.
Selon la présentation qui en est faite par le Gouvernement, il tendrait
ainsi à assurer l'indépendance, à l'égard du
pouvoir exécutif, des décisions prises par les magistrats du
parquet.
Cependant, l'examen détaillé de ses dispositions fait
apparaître que la suppression des instructions du ministre de la justice
dans les affaires individuelles s'accompagnerait d'importantes contreparties
tendant à renforcer ses moyens d'action, telles que la création
d'un droit d'action propre lui permettant d'engager directement des poursuites
et la définition de directives générales de politique
pénale s'imposant aux magistrats du parquet. Le renforcement de
l'organisation hiérarchique du parquet sous l'autorité du
procureur général lui permettrait en outre de disposer de moyens
d'information accrus.
1. Une interdiction des instructions du ministre de la justice dans les affaires individuelles contrebalancée par la création d'un droit d'action propre lui permettant d'engager directement des poursuites
Si le projet de loi pose le principe de l'interdiction de toute instruction du garde des Sceaux dans les affaires individuelles, il prévoit néanmoins de lui ouvrir la possibilité de mettre lui-même en mouvement l'action publique, s'il estime que l'intérêt général l'exige.
a) Une mesure emblématique : l'interdiction de toute instruction du ministre dans les affaires individuelles
L'
article 1
er
du projet de loi
prévoit que le ministre de la justice ne pourrait désormais plus
donner aucune instruction dans les affaires individuelles (
cf. art. 30
- 2
nd
alinéa nouveau du code de procédure
pénale
).
Cette interdiction consacre la volonté, constamment
réaffirmée par Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux,
depuis son arrivée à la Chancellerie, de n'intervenir en aucune
façon dans les affaires individuelles, conformément à
l'engagement pris par le Premier ministre au cours de sa déclaration de
politique générale du 19 juin 1997
4(
*
)
.
Elle a pour objet de lever tout soupçon quant à une
éventuelle motivation politique des instructions susceptibles
d'être données par le ministre et revêt une valeur
symbolique forte.
Cependant, sa portée pratique doit être relativisée puisque
les instructions écrites et versées au dossier
conformément aux dispositions de l'article 36 du code de
procédure pénale, seules instructions légales dans le
droit actuel, semblent avoir été très rares. Quant aux
éventuelles instructions informelles qui pourraient résulter
d'échanges verbaux ou téléphoniques, aucune disposition
législative n'est susceptible de les interdire efficacement, en
l'absence de toute possibilité de contrôle.
b) Mais une possibilité nouvelle donnée au ministre de mettre lui-même en mouvement l'action publique
Nonobstant la volonté de mettre fin à toute
intervention du ministre dans les affaires individuelles,
l'
article 1
er
du projet de loi
prévoit
également la possibilité pour le ministre de provoquer
lui-même l'engagement de poursuites, à titre subsidiaire, en cas
de carence du parquet, s'il estime "
que l'intérêt
général commande de telles poursuites
" (
cf.
article 30-1 nouveau du code de procédure pénale
).
Dans cette éventualité, le ministre saisirait lui-même la
juridiction compétente par voie de réquisitoire ou de citation
directe. Cependant, il ne serait ni partie à la procédure ni
représenté par un avocat
5(
*
)
, le parquet étant appelé
à jouer le même rôle, dans la suite de la procédure,
que s'il avait engagé lui-même l'action publique.
Selon les intentions des auteurs du projet de loi, cette nouvelle
procédure présenterait l'avantage d'assurer une plus grande
transparence à l'intervention du garde des Sceaux, le texte
prévoyant que celui-ci devrait exercer personnellement son droit de mise
en mouvement de l'action publique et en rendre compte annuellement devant le
Parlement (
cf. article 30-2 nouveau du code de procédure
pénale
).
Selon les explications fournies par Mme Elisabeth Guigou, garde des
Sceaux, à l'Assemblée nationale, elle ne devrait être mise
en oeuvre qu'à titre exceptionnel et pourrait servir de " soupape
de sécurité " dans certaines affaires concernant par exemple
la défense des intérêts nationaux, la défense
nationale, le terrorisme ou les discriminations raciales.
Au cours de son audition devant votre commission des Lois,
Mme Elisabeth Guigou a en outre cité plusieurs exemples
précis d'infractions qui lui paraîtraient susceptibles de
justifier l'engagement de poursuites par le ministre, à savoir l'action
des " commandos anti-IVG ", la conservation de documents
classés secret défense par un fonctionnaire ne respectant pas les
règles prévues en la matière, la livraison illégale
d'armes par une entreprise d'armement, ou encore des actes de bizutage.
L'institution d'une telle procédure, formellement novatrice par rapport
à la tradition juridique française, ne va cependant pas sans
soulever quelques interrogations. En effet, elle fait jouer au garde des
Sceaux, membre de l'exécutif, le rôle d'un magistrat, ce qui
pourrait être considéré comme portant atteinte au principe
de la séparation des pouvoirs, encore que la différence soit plus
formelle que substantielle entre l'ancienne et la nouvelle formule.
De plus, sa mise en oeuvre pratique, qui donnerait probablement lieu à
une forte médiatisation, risquerait de susciter des difficultés
tenant notamment au fait que le parquet, après avoir été
désavoué, serait tenu de reprendre à son compte une
poursuite qu'il n'aurait pas souhaité engager.
La possibilité de prolonger cette initiative ministérielle au
niveau des voies de recours, instituée par l'Assemblée nationale,
a pour résultat d'accuser la singularité de cette
poursuite.
2. L'affirmation de la définition par le garde des Sceaux des directives générales de la politique pénale
Si
Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, a entendu mettre fin aux
instructions dans les affaires individuelles, elle a en revanche
souhaité développer les instructions de caractère
général précisant les orientations de sa politique
pénale, ainsi qu'en témoigne la multiplication des circulaires
adressées aux magistrats depuis son arrivée à la
Chancellerie.
Le projet de loi tend à consacrer cette pratique dans le code de
procédure pénale en prévoyant la définition par le
ministre de la justice des "
orientations
"
générales de la politique pénale, que l'Assemblée
nationale a pour sa part préféré désigner sous le
terme de "
directives
".
a) Une consécration dans le code de procédure pénale des " directives générales " du ministre de la justice s'imposant aux magistrats du parquet
Dans sa
rédaction issue des travaux de l'Assemblée nationale,
l'
article 1
er
du projet de loi précise ainsi que
le ministre de la justice aura pour rôle de définir les directives
générales de la politique pénale destinées à
être adressées aux magistrats du parquet pour application et aux
magistrats du siège pour information (
cf. art. 30 -
1
er
alinéa nouveau du code de procédure
pénale
).
Selon l'exposé des motifs, les orientations générales
ainsi définies "
auront pour finalité essentielle de
déterminer les priorités à mettre en oeuvre dans la
conduite de l'action publique et la définition des conditions dans
lesquelles la loi pénale doit être appliquée de
manière coordonnée et dans le respect de l'égalité
des citoyens
".
Elles constituent l'un des fils directeurs de la nouvelle organisation du
ministère public proposée par le projet de loi, qui comporte de
nombreuses dispositions à leur sujet.
- Ainsi, les
procureurs généraux
auront pour mission de
coordonner et d'évaluer la mise en oeuvre des directives
générales du ministre par les procureurs de la République
après les avoir adaptées, le cas échéant, en
fonction des circonstances locales ; ils devront en outre rendre compte de
cette mise en oeuvre au ministre de la justice, par un rapport annuel, et en
informer l'assemblée des magistrats de la cour d'appel
(cf.
article 2
du projet de loi
).
- Les
procureurs de la République
seront pour leur part
chargés d'appliquer les directives générales du ministre
de la justice qui leur auront été transmises par les procureurs
généraux, sous réserve, là encore, d'une
faculté d'adaptation en fonction des circonstances propres à leur
ressort ; ils devront en outre rendre compte de cette application au
procureur général, par un rapport annuel, et en informer
l'assemblée des magistrats du tribunal de grande instance
(cf.
article
3
du projet de loi
).
Par ailleurs, dans un souci de transparence, le projet de loi prévoit,
dans son
article 1
er
, que les directives
générales de la politique pénale seront rendues publiques
et que le
Parlement
sera tenu informé des conditions de leur mise
en oeuvre à l'occasion d'une déclaration annuelle du ministre de
la justice qui pourra être suivie d'un débat, ainsi qu'a
souhaité le préciser l'Assemblée nationale
(
cf. article 30-2 nouveau du code de procédure
pénale
). C'est sans doute l'élément le plus
substantiellement novateur du dispositif.
b) Des interrogations sur la valeur juridique de ces directives
La
consécration législative des orientations générales
de la politique pénales définies par le ministre, dont
l'Assemblée nationale a semble-t-il souhaité renforcer le
caractère impératif en les baptisant
"
directives
", soulève toutefois des interrogations
quant à leur valeur juridique.
En effet, s'il apparaît légitime que le Gouvernement
définisse les priorités de la politique pénale, il ne
saurait pour autant fixer des règles nouvelles en matière de
droit pénal sans empiéter sur le domaine du législateur
tel qu'il est fixé par l'article 34 de la Constitution.
Comme les circulaires actuelles, les directives générales
prévues par le projet de loi ne pourront donc avoir qu'une
valeur
interprétative et non normative
, une marge d'adaptation étant
d'ailleurs laissée aux magistrats du parquet chargés de les
appliquer. Interrogée sur ce point au cours de son audition devant votre
commission des Lois, Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, a
confirmé que la définition de ces directives ne participait pas
de l'exercice du pouvoir réglementaire.
Cependant, un magistrat du parquet qui se refuserait systématiquement
à les respecter encourrait très probablement des sanctions
disciplinaires, même si le projet de loi ne tranche pas clairement cette
question. Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux a, pour sa part,
estimé devant votre commission des Lois que le pouvoir disciplinaire
serait sans doute difficile à mettre en oeuvre dès la
première violation d'une directive générale, susceptible
d'être justifiée par l'invocation des circonstance locales, mais
qu'il pourrait, par exemple, s'exercer en cas de refus
réitérés de poursuivre les auteurs de propos racistes.
Par ailleurs, la mise en oeuvre des orientations générales de la
politique pénale passant nécessairement par le traitement
d'affaires individuelles, la distinction entre une directive dite
générale et ses applications individuelles peut s'avérer
ténue, ainsi qu'en témoigne l'exemple évoqué par
Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, devant l'Assemblée
nationale, de "
directives
pouvant être
adaptées
d'heure en heure
" destinées à
indiquer aux magistrats du parquet la conduite à tenir devant une
grève de routiers.
3. Une accentuation de l'organisation hiérarchique du parquet sous l'autorité du procureur général
Enfin, le projet de loi prévoit un renforcement du rôle des procureurs généraux qui seront désormais expressément chargés de coordonner l'action des procureurs de la République en vue d'une application cohérente de la politique pénale dans le ressort de leur cour d'appel. Il laisse en revanche pendante la question de la coordination de l'action des procureurs généraux.
a) Un renforcement du rôle du procureur général
L'
article 2
du projet de loi tend à
préciser et à renforcer les attributions du procureur
général près la cour d'appel qui, selon l'exposé
des motifs, se voit reconnaître "
un rôle de garant d'une
application réelle et uniforme de la politique pénale dans son
ressort de compétence
".
Ainsi, le procureur général, qui a traditionnellement pour
mission de veiller à l'application de la loi pénale dans le
ressort de la cour d'appel (
cf. article 35 du code de
procédure pénale
), sera désormais plus
précisément chargé d'animer l'action des procureurs de la
République de son ressort et de coordonner l'application par ceux-ci des
directives générales du ministre de la justice, après les
avoir le cas échéant adaptées en fonction des
circonstances locales (
cf. article 36 nouveau du code de
procédure pénale
).
Pour exercer ces nouvelles attributions, il conservera, comme dans le droit
actuel, son autorité hiérarchique sur tous les magistrats du
parquet du ressort de la cour d'appel, ainsi que le pouvoir de donner des
instructions
aux procureurs de la République dans les mêmes
conditions que celles qui sont aujourd'hui prévues par l'actuel
article 36 du code de procédure pénale pour les instructions
du ministre, sous réserve des deux nouvelles précisions
suivantes :
- d'une part, ces instructions devraient être, non seulement
écrites et versées au dossier, mais encore
"
motivées
" ;
- d'autre part, les instructions "
faisant obstacle à la
mise en mouvement de l'action publique dans les affaires
individuelles
" seraient désormais explicitement
prohibées au lieu de l'être implicitement comme
précédemment (
cf. article 37 nouveau du code de
procédure pénale
).
De même qu'à l'heure actuelle, les procureurs de la
République resteront tenus de prendre des réquisitions
écrites conformes aux instructions données par le procureur
général (
cf. article 3 du projet de loi et
article 39-3 nouveau du code de procédure pénale
).
L'
article 3
du projet de loi les charge en outre dorénavant
de mettre en oeuvre les directives générales du ministre de la
justice qui leur seront transmises par le procureur général, sous
réserve de leur éventuelle adaptation aux circonstances
locales
(cf. article 39-2 nouveau du code de procédure
pénale
).
Enfin, le projet de loi organise la remontée de l'
information
,
d'une part du procureur de la République vers le procureur
général et, d'autre part, du procureur général vers
le ministre de la justice, ce qui n'était jusque là pas
expressément prévu dans le code de procédure
pénale.
Cette information concernera tant les conditions de mise en oeuvre des
directives générales du ministre de la justice, qui donneront
lieu à des rapports annuels, que les affaires particulières
jugées devoir être portées à la connaissance du
procureur général ou du ministre
(
cf.
articles 37-2 et 39-5 nouveaux du code de
procédure pénale
). En outre, de même que le procureur
général pourrait demander à être informé par
le procureur de la République de toute affaire individuelle dont
celui-ci serait saisi, le ministre de la justice pourrait demander à
être informé par le procureur général de toute
affaire individuelle traitée par le parquet dans le ressort de la cour
d'appel.
Si la possibilité pour le procureur général d'être
informé de toute affaire individuelle semble effectivement
nécessaire pour lui permettre le cas échéant de donner une
instruction, on peut en revanche s'interroger sur la nécessité de
prévoir la possibilité pour le ministre d'être
informé d'une affaire individuelle dans laquelle des poursuites seraient
déjà engagées, puisque toute réaction à
cette information lui serait en principe interdite du fait de la suppression de
la faculté d'instruction dans les affaires individuelles. N'y a-t-il pas
une certaine contradiction entre cette abstention et ce droit d'information qui
implique tout de même une certaine idée de contrôle ?
L'information recueillie pourra néanmoins être utile au garde des
Sceaux en vue de la préparation de ses instructions
générales.
b) Le problème de la coordination de l'action des procureurs généraux
Les
dispositions du projet de loi permettent donc d'assurer la cohérence de
l'application de la politique pénale à l'intérieur du
ressort de la cour d'appel, grâce au rôle de coordination
confié au procureur général doté de
l'autorité hiérarchique et du pouvoir de donner le cas
échéant des instructions aux procureurs de la République
pour mettre fin à d'éventuelles distorsions dans l'exercice de
l'action publique.
Le problème de
l'unité de l'application de la politique
pénale au niveau national
demeure néanmoins pendant,
puisqu'aucune autorité ne serait plus en mesure de remédier
directement à d'éventuelles discordances susceptibles de survenir
d'une cour d'appel à l'autre.