EXAMEN EN COMMISSION
La commission des affaires européennes, réunie le jeudi 17 octobre 2024, a engagé le débat suivant :
M. Jean-François Rapin, président. - Nous examinons la proposition de résolution européenne (PPRE) n° 762 déposée le 17 septembre par notre collègue Pascal Allizard et cosignée par de nombreux collègues sur tous les bancs, concernant les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans. La condition des femmes est si terrible en Afghanistan que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a jugé il y a deux semaines que toute femme afghane peut prétendre au statut de réfugié dans l'Union européenne. Nous avons confié à nos collègues Elsa Schalck et Audrey Linkenheld le soin de nous présenter un rapport sur cette PPRE. Je vous propose de les écouter.
Mme Elsa Schalck, corapporteure. - La proposition de résolution européenne n° 762, déposée le 17 septembre dernier par notre collègue Pascal Allizard et cosignée par des collègues de l'ensemble des groupes politiques, lance un cri d'alarme sur la situation des femmes afghanes.
Je commencerai par présenter de manière très synthétique la situation actuelle de l'Afghanistan et la politique de répression des femmes menée par les talibans. Puis Audrey Linkenheld vous présentera les principales dispositions de la proposition de résolution européenne et les réflexions qui nous ont conduites à la préciser.
Quelle est la situation des femmes afghanes aujourd'hui ? Elle est tout d'abord celle de tous les Afghans, confrontés à de lourdes difficultés économiques, à une crise humanitaire et à des violences quotidiennes. Depuis le retour des talibans au pouvoir à Kaboul, en août 2021, les structures institutionnelles et administratives ont été fragilisées ou supprimées, un régime de sanctions internationales a limité la circulation de liquidités et le PIB s'est effondré de 30 % entre 2021 et 2022, sans compter une succession dramatique de catastrophes naturelles - séismes, inondations, sécheresse. En conséquence, le pays vit « sous perfusion » de l'aide humanitaire avec 23,7 millions d'Afghans - sur 42 millions - qui ont besoin d'une telle aide pour vivre et 67 % d'entre eux qui ont des difficultés d'approvisionnement en eau. De plus, si les talibans affirment avoir ramené la paix dans le pays, l'Afghanistan est marqué par leurs violences. En effet, ceux qui ne respectent pas leurs décrets sont menacés, font l'objet d'arrestations arbitraires et peuvent faire l'objet d'actes de tortures.
En plus de cette situation générale dégradée, les femmes afghanes subissent une politique « d'effacement de l'espace public », assumée par les talibans. Elles n'ont plus le droit d'occuper un emploi public - alors qu'elles représentaient 21 % des agents de l'État afghan avant 2021. Elles ne peuvent plus travailler dans les ONG ni pour l'ONU. Les jeunes filles âgées de plus de 12 ans sont privées d'enseignement secondaire et supérieur, droit dont elles bénéficiaient pourtant depuis 1947. Selon l'agence ONUfemmes, cette interdiction se traduit par le fait que les jeunes filles travaillent 12 heures par jour dans des ateliers de confection et que l'on constate une hausse de 25 % des mariages d'enfants, une hausse de 45 % des grossesses précoces et une augmentation de 50 % des mortalités maternelles. La pratique d'activités sportives et l'accès aux parcs et jardins publics sont également prohibés aux femmes. Et elles doivent être accompagnées d'un « tuteur » masculin lorsqu'elles sortent de leur domicile. Ces mesures répressives ont encore été renforcées en août dernier par une loi dite de « promotion de la vertu et de répression du vice » qui a contraint les femmes afghanes à se couvrir intégralement le corps et le visage, ce qui comprend le port d'un masque de type « anticovid », et à se voir interdire de faire entendre leur voix en public.
M. Volker Türk, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'Homme, a ainsi exprimé sa « répugnance » à l'égard de ces mesures, en septembre dernier. Et toujours en septembre, l'actrice américaine Meryl Streep, déclarait devant l'ONU alors qu'elle accompagnait une délégation de femmes afghanes, « un écureuil a plus de droits qu'une fille en Afghanistan aujourd'hui parce que les parcs publics ont été fermés aux femmes et aux filles par les talibans. »
Ces mesures discriminatoires ont aussi des effets néfastes sur les enfants afghans, qui subissent directement les privations, les discriminations et les violences faites à leurs mères. Dans un rapport d'avril dernier, l'Unicef recensait 12,3 millions d'enfants nécessitant un besoin d'aide humanitaire et indiquait qu'elle apportait un soutien psychosocial à 671 000 enfants, parents et soignants. En outre, les talibans diffusent leur vision de la charia aux jeunes enfants, aux jeunes garçons bien sûr mais aussi parfois aux jeunes filles, dans des milliers de « madrasas ».
Heureusement, les règles édictées par les talibans sont plus ou moins bien appliquées selon les provinces. Ainsi, dans certains cas, à Kaboul comme dans les villages. Les femmes afghanes et leurs proches mettent en place des stratégies de contournement discret des règles, parfois en ayant recours à des « arrangements » avec les responsables locaux pour atténuer la répression et continuer à vivre. De plus, les femmes peuvent continuer à travailler dans le secteur privé. Certaines d'entre elles tiennent des stands dans les marchés. Et elles se formeraient à nouveau aux pratiques médicales. Mme Hamida Aman, fondatrice de Radio Begum, radio à destination des femmes afghanes émettant depuis Kaboul, confirme que sa radio est animée par une trentaine de femmes journalistes. Parfois, ce sont même les talibans qui viennent requérir les femmes, à l'exemple de ces femmes professeurs qui sont appelées pour enseigner aux jeunes garçons, faute de personnel masculin en nombre suffisant.
Face à cette situation, quelle est la réponse de la France et de l'Union européenne ?
La plupart des actions de la France et de l'Union européenne s'inscrivent dans le cadre des Nations Unies, dont les agences sont toujours présentes sur le terrain afghan et aident des millions d'Afghans au quotidien : on peut mentionner la mission d'assistance de l'ONU à l'Afghanistan, les rapporteurs spéciaux sur les droits de l'Homme, l'agence ONUfemmes ou encore l'Unicef, pour les enfants.
Ensuite, la communauté internationale a largement condamné la situation des femmes en Afghanistan. À titre d'exemple, le 15 août dernier, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères condamnait « les violences intolérables des droits des femmes et des filles par les talibans ». Le 26 août dernier, le Haut-représentant de l'Union européenne pour la politique étrangère et de sécurité commune, M. Josep Borrell, a demandé instamment aux talibans de « mettre un terme à ces abus systématiques et systémiques à l'encontre des femmes et des filles afghanes. »
La communauté internationale a aussi choisi de mettre en oeuvre une politique de sanctions à l'égard des responsables talibans, qui sont qualifiés « d'autorités afghanes de fait » par l'ONU et ne bénéficient pas d'une reconnaissance internationale. Ce régime de sanctions, fondé sur des résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU, et, pour l'Union européenne, sur des décisions du Conseil de l'Union européenne, prévoit le gel des avoirs des talibans, et leur impose interdiction de voyager ainsi qu'un embargo sur les armes. Enfin, une enquête est ouverte contre les talibans par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) - lequel est compétent pour poursuivre les crimes de génocide, de crime contre l'humanité et de crimes de guerre.
Malgré ces sanctions et cette enquête, la position d'un certain nombre d'États à l'égard des talibans se veut plus modérée depuis trois ans par souci de « realpolitik », le plus souvent pour s'assurer de la stabilité de l'Afghanistan, afin d'éviter que le pays soit de nouveau un « sanctuaire » d'organisations terroristes. C'est pourquoi l'ONU a organisé un dialogue entre une vingtaine d'États et les talibans, dans le cadre du « processus de Doha », dont la troisième rencontre a eu lieu en juin dernier.
Dans ce contexte, la France et l'Union européenne conservent une position de fermeté conciliant soutien au peuple afghan et refus de reconnaissance des talibans. Le soutien au peuple afghan passe par l'aide humanitaire, qui, comme le rappelle la diplomatie française, est inconditionnelle. Cette aide doit être délivrée par des partenaires humanitaires fiables, guidée par les principes d'indépendance, d'impartialité et de neutralité, et elle doit bénéficier aux femmes. L'Union européenne a ainsi fourni près d'1,2 milliard d'euros d'aide humanitaire à l'Afghanistan depuis août 2021. La France, elle, a déboursé 160 millions d'euros, pour soutenir des projets d'intérêt général comme l'hôpital de la mère et de l'enfant de Kaboul, géré par l'association la Chaîne de l'Espoir, Radio Begum, ou encore les actions de Handicap international, qui offrent de la kinésithérapie, assurent le fonctionnement d'un atelier de prothèses et défendent les droits des personnes handicapées.
Le soutien aux femmes afghanes a conduit aussi la France et l'Union européenne à accueillir celles d'entre elles qui sont menacées en Afghanistan. Dès la chute de Kaboul en août 2021, la France et l'Union européenne ont lancé des programmes d'évacuation de ressortissants afghans. Après l'Allemagne, notre pays est le deuxième État membre de l'Union européenne pour l'accueil des réfugiés afghans. Et depuis 2018, l'Afghanistan est le premier pays de provenance des demandeurs d'asile en France. En trois ans, 17 000 Afghans et Afghanes qui étaient menacés en raison de leur lien avec la France ou leur engagement ont été accueillis sur le sol français et, au 31 décembre de cette même année, environ 53 000 ressortissants afghans bénéficiaient de la protection de la France. Parmi les ressortissants afghans accueillis, environ 20 % sont des femmes.
Le 16 janvier dernier, la CJUE a rendu un arrêt important, considérant les femmes comme un « groupe social » susceptible d'être victime de persécutions. En France, en juillet dernier, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA) a tiré les conséquences de cette jurisprudence en estimant que les femmes afghanes faisaient partie d'un « groupe social » persécuté et étaient fondées pour cela à demander le statut de réfugié. Le 4 octobre dernier, la CJUE a précisé que lorsqu'un État membre examinait la demande d'asile d'une femme afghane, il n'était pas obligé de vérifier si elle risquait de faire l'objet de persécutions dans son pays, mais pouvait prendre exclusivement en considération sa nationalité et son sexe. Cet arrêt pourrait favoriser l'arrivée de femmes afghanes dans l'Union européenne. Cependant, le taux de protection accordé aux femmes afghanes en France est déjà très élevé. Simultanément, les femmes afghanes sont aujourd'hui dans l'impossibilité pratique de quitter l'Afghanistan.
Mme Audrey Linkenheld, corapporteure. - Il me revient de vous présenter la proposition de résolution européenne déposée par Pascal Allizard, et les compléments que nous souhaitons lui apporter. Cette proposition a été co-signée par un grand nombre de groupes politiques et je pense qu'elle pourrait être présentée en séance publique.
Cette proposition a deux objectifs complémentaires.
En premier lieu, elle condamne sans ambiguïté la politique « d'invisibilisation » des femmes menée par les talibans qui se traduit par des « abus systématiques et systémiques à l'encontre des femmes et des filles afghanes » et dénonce le non-respect des obligations internationales de l'Afghanistan qui en résulte. Elle rappelle que ces abus sont susceptibles de « constituer une persécution fondée sur le genre, crime contre l'humanité au sens du statut de Rome de la Cour pénale internationale », auquel l'Afghanistan est partie depuis 2003, c'est l'alinéa 39 de la PPRE.
En second lieu, la proposition de résolution demande au Gouvernement d'examiner, en lien avec ses partenaires de l'Union européenne, « toute action supplémentaire concourant à faire cesser les violations graves et répétées des droits des femmes en Afghanistan. » Nous ne sommes pas entrées dans les détails de ce que pourraient être d'éventuelles actions supplémentaires utiles en faveur des femmes afghanes. Au regard du court délai qui nous a été imparti pour analyser la proposition et l'ensemble des mesures déjà en vigueur, l'identification de telles actions semble difficile. Il convient déjà d'assurer toute leur efficacité aux mesures en vigueur. En outre, l'issue de l'élection présidentielle américaine aura un impact important sur l'évolution du dossier afghan.
La proposition de résolution européenne n° 762 invite le Gouvernement à examiner également la possibilité de saisir la Cour pénale internationale (CPI) de « potentiels crimes contre l'humanité ». Elle lui demande enfin d'intensifier l'aide humanitaire pour soutenir le peuple afghan. Si la France est au deuxième rang pour l'accueil de femmes afghanes, elle dispose encore, tout comme l'Union européenne, d'une marge de progrès quant au niveau de l'aide humanitaire accordée.
Nous avons pu procéder à plusieurs auditions de fond, comme celles de M. Timothée Truelle, sous-directeur Asie méridionale au ministère de l'Europe et des affaires étrangères, de la représentation permanente de la France à Bruxelles, de Mme Shoukria Haidar, du collectif Negar, et de Mme Hamida Aman, fondatrice de Radio Begum et de Begum TV, médias installés respectivement à Kaboul et à Paris dans le 18e arrondissement, dont les émissions sont destinées aux femmes afghanes.
Ces auditions ont confirmé la pertinence de la proposition de résolution européenne déposée. C'est pourquoi notre rapport vise d'abord à lui apporter le soutien de notre commission.
Nous avons aussi souhaité préciser ou approfondir la proposition de résolution par plusieurs amendements.
Nos ajouts concernent d'abord la présentation de la proposition : le texte examiné étant une proposition de résolution européenne, il nous a semblé pertinent d'ajouter des références à la charte européenne des droits fondamentaux et à l'article 2 du traité sur l'Union européenne, relatifs aux valeurs de l'Union européenne, dans les visas de la proposition (alinéas 6 et 7 nouveaux).
Nos suggestions portent aussi sur le contenu de la proposition. En premier lieu, nous vous proposons de réaffirmer le caractère universel des droits de l'homme et du principe d'égalité entre les femmes et les hommes (alinéa 29 nouveau). Pour rappel, ce principe d'égalité était inscrit dans la Constitution afghane du 26 janvier 2004, qui a été écartée par les talibans en août 2021. Il ne faut pas oublier que les femmes avaient plus de droits avant 2021.
En deuxième lieu, nous avons choisi, dès que cela se justifie, de mentionner « les talibans » et non l'Afghanistan lorsque la proposition de résolution définit les responsables des persécutions actuelles à l'égard des femmes afghanes (alinéas 30, 33, 36, 38, 40, 41 et 42 nouveaux).
En troisième lieu, il nous apparaît important de saluer, dans un considérant de principe, le courage de ces femmes et de ces filles afghanes, dont la liberté et, souvent, la vie, sont menacées par la politique de discrimination et les violences du mouvement taliban (alinéa 34 nouveau). Les images et les récits de violence et de mort que nous entendons au sujet de l'Afghanistan passent trop souvent sous silence le fait que des femmes et filles essaient de résister au quotidien, que des femmes travaillent encore et qu'elles sortent parfois encore seules à Kaboul et dans certains villages. Nous voulons saluer leur courage et leur détermination. Autre exemple, Radio Begum, composée de journalistes femmes, émet toujours mais elle est parfois rappelée à l'ordre quand les femmes rient un peu trop - car le rire n'est pas autorisé sur les ondes...
Il faut aussi bien sûr citer celles qui, depuis l'étranger, sont devenues des « porte-voix » de la cause des femmes afghanes, comme les sportives Zadia Khudadadi et Marzieh Hamidi, la chanteuse Sonita Alizadeh ou l'ancienne vice-présidente de l'Assemblée nationale afghane, Fawzia Koofi.
En quatrième lieu, nous souhaitons attirer l'attention sur la situation des enfants afghans (alinéas 35 à 37 nouveaux). Ces enfants, filles et garçons, sont victimes de la situation de crise humanitaire et des mesures qui touchent leurs mères. Ils subissent aussi un endoctrinement. Il faut donc les protéger pour éviter que se perpétuent la radicalité et l'inégalité enseignées dans les « madrasas » aux enfants.
En cinquième lieu, la proposition de résolution amendée veut réaffirmer la pertinence de la position française sur le dossier afghan, à savoir poursuivre le soutien au peuple afghan et aux femmes afghanes tout en refusant toute reconnaissance internationale du régime taliban (alinéa 31 nouveau). Cela implique de refuser de reconnaître toute personne envoyée par les talibans pour occuper l'ambassade d'Afghanistan à Paris et, simultanément, ne pas nommer de nouvel ambassadeur de France sur place. Le dernier en date, M. David Martinon, avait organisé l'évacuation des Français présents en Afghanistan lors de la victoire des talibans en août 2021, puis il est resté en poste depuis Paris jusqu'en 2023. Aujourd'hui, c'est un chargé d'affaires, en poste à Doha, qui suit les affaires afghanes.
Cependant, pour des raisons de « realpolitik », un certain nombre d'États s'interrogent aujourd'hui sur la nécessité d'être plus ouverts à l'égard des talibans. Avec un questionnement permanent : jusqu'où aller dans le dialogue sans aller jusqu'à la reconnaissance ?
L'ONU a lancé le « processus de Doha » afin de rétablir des échanges sur l'avenir de l'Afghanistan entre une vingtaine d'États et les talibans. La France participe à ce processus, mais tout comme l'Union européenne, conditionne toute avancée dans le dialogue à leur respect des cinq critères énoncés dans la résolution 2593 du Conseil de sécurité de l'ONU (en date du 30 août 2021). Je rappelle ces critères : la levée des entraves pour celles et ceux qui veulent quitter le pays, ce qui n'est pas possible aujourd'hui, alors que les femmes ont désormais un accès direct à l'asile européen ; l'accès libre et sécurisé de l'aide humanitaire sur le territoire afghan ; le respect des droits de l'Homme, en particulier ceux des femmes et des filles ; la formation d'un gouvernement représentatif des différentes composantes de la société afghane, aux sens politique, religieux et genré ; la lutte contre le terrorisme et la rupture de tout lien avec les groupes terroristes.
Dans ce contexte, et en sixième lieu, la proposition de résolution modifiée souhaite que la France et ses partenaires européens veillent à l'efficacité des sanctions imposées aux talibans et appuie toutes les actions possibles devant les juridictions internationales pour amener les talibans à rendre des comptes (alinéas 38 à 41 nouveaux).
L'enquête du procureur de la CPI pourrait conduire à l'inculpation des responsables talibans et à leur jugement par la Cour. Dans ce cadre, les actes de persécution qu'ils mènent contre les femmes afghanes pourraient être reconnus constitutifs de crimes contre l'humanité. Par ailleurs, l'ONU réfléchit à présenter un nouveau traité international qui définirait ce qu'est un crime contre l'humanité. Dans ces discussions, des délégations de femmes afghanes et iraniennes, appuyées par des militantes des droits des femmes, ont demandé l'inscription de la notion d'« apartheid de genre », c'est-à-dire d'une ségrégation systématique des femmes parce qu'elles sont des femmes, parmi les critères constitutifs d'un crime contre l'humanité. Ce point n'est pas tranché mais il est important de faire état de ce débat.
D'autres procédures contentieuses pourraient s'ouvrir, par exemple devant la Cour internationale de justice (CIJ). En effet, le 25 septembre dernier, l'Allemagne, le Canada, l'Australie et les Pays-Bas ont indiqué qu'ils envisageaient de poursuivre l'Afghanistan régi par les talibans pour leurs multiples violations de la Convention des Nations-Unies sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes.
En septième lieu, nous reprenons l'appel lancé à la France et à ses partenaires européens afin qu'ils puissent intensifier l'action humanitaire internationale en Afghanistan, en apportant deux précisions à la rédaction initiale (alinéa 42 nouveau).
D'une part, la proposition modifiée précise que cette aide doit soutenir la population dans l'ensemble du pays et pas seulement à Kaboul. Trop souvent en effet, l'aide humanitaire reste concentrée sur la capitale. D'autre part, alors qu'une partie de l'aide est détournée par les talibans, il faut insister sur le fait que cette aide humanitaire doit bénéficier au peuple afghan. Il faut donc renforcer le contrôle de l'acheminement et des destinataires de l'aide humanitaire française et européenne, afin que cette dernière bénéficie bien au peuple afghan.
Voilà, mes chers collègues, les compléments que nous souhaitions apporter à la proposition de résolution de notre collègue Pascal Allizard.
La vie des femmes afghanes est aujourd'hui marquée par les contraintes et les persécutions. Mais ces femmes ne se résignent pas. Elles se battent. Il est donc important que nous puissions exprimer le soutien de notre commission à la défense de leur liberté.
M. Jean-François Rapin, président. - Merci pour votre présentation, chères collègues. Je veux saluer notre collègue Dominique Vérien, qui suit attentivement ces questions en tant que présidente de la Délégation aux droits des femmes. Je veux aussi réagir aux propos de nos collègues en signalant que certaines femmes afghanes ont suivi le chemin de l'exil et sont entrées illégalement en France, et, qu'au cours de ce périple, plusieurs d'entre elles ont perdu la vie dans ce parcours. C'est un drame terrible.
M. Pascal Allizard, auteur de la proposition de résolution. - Je salue ce travail important que vous avez conduit dans un délai restreint. J'accepte très volontiers vos apports et je vous remercie de m'en avoir informé avant notre réunion d'aujourd'hui. Sur la méthode, il me semble que c'est un bon principe que l'auteur d'une proposition de résolution n'en soit pas ultérieurement le rapporteur, car cette diversité des regards sur les textes permet des ajouts qui en améliorent la qualité.
L'Afghanistan vit une régression épouvantable, qu'il avait déjà connue entre 1996 et 2001. En août 2021 à son retour, le pouvoir taliban a dit qu'il ne reviendrait pas à ses pratiques discriminantes envers les femmes, c'est ce qui se passe pourtant. On ne peut pas laisser le régime taliban triompher à ce sujet car ce serait un exemple funeste pour le monde entier, et pour les théocraties qui ne demandent qu'à aller dans ce sens. J'ai souhaité une proposition de résolution trans-partisane et je me félicite du nombre et de la qualité de ses cosignataires. D'autant que la situation n'est pas figée : depuis plusieurs jours, les talibans veulent appliquer les dispositions de la loi dite « pour la promotion de la vertu et de la répression du vice » interdisant toute publication d'images d'êtres vivants. Cela n'est pas acceptable. Il faut réagir, je trouve nécessaire que le Sénat prenne position.
Mme Dominique Vérien, au nom de la Délégation aux droits des femmes. - J'ai lu votre rapport, je suis très honorée de pouvoir m'exprimer devant vous sur cette proposition de résolution européenne que j'ai bien évidemment cosignée, sur les atteintes aux droits fondamentaux des femmes en Afghanistan commises par le régime des talibans. J'ajouterai d'ailleurs à ces atteintes, celles aux droits fondamentaux des petites filles afghanes car elles sont parmi les premières victimes de la tyrannie exercée par les talibans à l'encontre des femmes.
Comme vous le savez, la délégation aux droits des femmes du Sénat est particulièrement attentive à la situation des femmes et des filles en Afghanistan, notamment depuis l'été 2021 au cours duquel les talibans reprirent le contrôle de Kaboul.
Dès le 23 août 2021, notre délégation exprimait, par voie de communiqué de presse, sa profonde inquiétude quant au sort de ces femmes, premières cibles des talibans, et en appelait à la mobilisation de la communauté européenne et internationale pour protéger celles condamnées à revivre les heures les plus noires de l'histoire de l'Afghanistan.
Le 25 novembre 2021, à l'occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes, nous organisions un grand colloque international sur la situation des femmes et des filles en Afghanistan, au cours duquel s'exprimèrent notamment Shoukria Haidar, présidente de l'association Negar - Soutien aux femmes d'Afghanistan, qui oeuvre en faveur des droits des filles et femmes à travers des actions pour l'éducation, et que vos rapporteures ont auditionnée ; mais aussi David Martinon, alors ambassadeur de France en Afghanistan, et Alison Davidian, responsable du bureau d'OnuFemmes en Afghanistan.
Nous avions également entendu le témoignage bouleversant de Liseron Boudoul, grand reporter de guerre pour TF1et autrice d'un reportage filmé dans la province d'Herat sur des familles contraintes de vendre leurs petites filles pour survivre à la famine. Elle nous avait alors confié : « depuis, ces images et ces visages de fillettes si innocentes et impuissantes me reviennent souvent. Certaines savent qu'elles ont été vendues. Elles seront peut-être revendues plus tard, car je pense qu'il y a toute une chaîne derrière, un trafic ».
Si continuer à témoigner et à faire la lumière sur la barbarie du régime taliban à l'encontre des femmes et filles afghanes est essentiel, comment ne pas se sentir impuissant alors qu'à quelques milliers de kilomètres, c'est un crime contre l'humanité fondé sur le genre qui est en train de se dérouler, au XXIème siècle ? Jamais, en prenant la présidence de la délégation aux droits des femmes, je ne pensais trouver autant de sujets sur lesquels nous devrions nous battre pour que les femmes retrouvent leurs droits.
Je note cependant un espoir avec l'arrêt que la CJUE vient de prendre le 4 octobre dernier : les femmes afghanes peuvent obtenir l'asile en Europe sur la seule base de leur nationalité et de leur sexe, elles n'auront plus besoin de prouver qu'elles sont victimes d'actes de persécution spécifiques pour obtenir le statut de réfugiées dans les pays membres de l'Union européenne. Cependant, encore faut-il que les femmes afghanes puissent exercer ce droit.
Aujourd'hui, nous devons continuer à faire entendre la voix de ces Afghanes à qui les talibans interdisent même de chanter.
C'est pourquoi la délégation aux droits des femmes entendra, jeudi 24 octobre, l'athlète afghane Marzieh Hamidi, championne de taekwondo, réfugiée dans notre pays et menacée de mort - nous aurons probablement d'autres invitées, en prolongement de vos travaux.
Chers collègues, ne baissons pas les bras face à l'infamie et à la férocité d'un régime qui n'a d'autre but que de briser et de réduire au silence toutes les femmes et petites filles d'Afghanistan, et ce faisant, de plonger notre monde dans les ténèbres de l'inhumanité.
M. Jean-François Rapin, président. - Mes chers collègues, je souhaite - à ce stade de notre discussion - effectuer un bref rappel de procédure : nous examinons cette proposition de résolution européenne et si nous l'adoptons, elle deviendra en principe résolution du Sénat dans le délai d'un mois. Toutefois, dans ce délai, la commission compétente au fond, à savoir la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, peut s'en saisir pour l'examiner et je crois qu'elle le fera. Nous sommes donc contraints d'attendre cet examen pour communiquer au sujet de ce texte.
M. Pascal Allizard. - Effectivement, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, va se saisir de la proposition. Il est important qu'elle le fasse à son tour, car ce sujet a une dimension diplomatique évidente.
C'est notre collègue Gisèle Jourda qui en sera la rapporteure.
M. Didier Marie. - Merci pour cette initiative, je me réjouis que cette résolution soit trans-partisane. Nous sommes face à un risque que le régime des talibans bénéficie d'une acceptation internationale, parce qu'il a imposé une forme de paix dans le pays et qu'il assure un contrôle relatif des frontières. Cela satisfait une partie de la population afghane et les États voisins de l'Afghanistan. Les pays occidentaux ne reconnaissent pas le régime, mais la Chine l'a fait, et les Émirats arabes unis viennent d'accepter une mission de représentation des talibans. Il y a donc une appétence pour tolérer le régime. Cette proposition de résolution européenne est donc bienvenue pour rappeler que ce régime est inacceptable et condamnable - et je crois aussi que la saisine de la commission compétente au fond est une très bonne chose.
Ensuite, le régime des talibans se sent les mains libres et ne cesse « de serrer la vis » à la population afghane. L'interdiction d'images d'humains en est la dernière manifestation. Les talibans entravent l'action de ceux qui veulent venir en aide au peuple afghan, l'aide humanitaire a des difficultés d'acheminement et la corruption sur place est majeure. De plus, l'interdiction du travail des femmes ne facilite pas les échanges. Il faut saluer la volonté européenne et française d'amplifier l'aide humanitaire, ainsi que les décisions juridictionnelles de la CJUE et de la Cour nationale du droit d'asile qui accordent aux Afghanes le droit d'asile sans avoir à démontrer la persécution, Il faudrait que d'autres pays agissent dans ce sens - et il faut aussi saluer le fait que les sanctions s'abattent sur les responsables talibans.
Enfin, je veux rappeler la condamnation, par plusieurs autorités religieuses musulmanes, du sort fait aux femmes afghanes, en particulier l'interdiction d'accès à l'éducation. Pour ces organisations, ces décisions des talibans ne sont pas imposées par l'islam. En effet, beaucoup de Musulmans condamnent ce qui se passe en Afghanistan.
Mme Mathilde Ollivier. - Merci pour ce rapport important dans cette période où ce qui se passe en Afghanistan est peu présent dans l'espace médiatique. J'ai quelques réserves sur certains passages de l'exposé des motifs, et je tiens à rappeler, pour mon groupe, le caractère universel de la lutte des femmes pour leurs droits. Il n'y a donc pas lieu d'en distinguer la portée selon les zones géographiques.
Je veux aussi attirer votre attention sur les femmes afghanes qui ont fui l'Afghanistan et qui sont aujourd'hui bloquées en Iran et au Pakistan. Car ces femmes sont dans une situation inextricable : elles sont bien évidemment sorties du pays sans autorisation des talibans, leur titre de séjour est limité dans le temps, et elles ne peuvent plus retourner dans leur pays. Elles ont enfin le plus grand mal à faire valoir leur droit d'asile. En France, le nombre de visas humanitaires, l'an passé, était de 4 527 pour les courts séjours et de 9 573 pour les longs séjours. Je suis intervenue pour des visas humanitaires ou étudiants, et je témoigne d'un blocage de notre administration dans ce dossier. La diplomatie française avance qu'il y a un risque à accepter ces demandes d'asile, alors que c'est un droit pour les Afghanes - le résultat, c'est que des femmes vivent des situations dramatiques, qu'elles restent ou qu'elles tentent de rejoindre l'Europe par des voies dangereuses, alors qu'on leur a accordé en principe le droit d'asile sans avoir besoin de démontrer qu'elles sont persécutées. Je crois qu'il faut donc conforter le droit d'asile de ces femmes y compris quand elles sont dans les pays voisins, cela évitera les drames de femmes qui meurent sur le chemin. J'espère à mon tour que nous aurons un débat à ce sujet en séance plénière.
Mme Silvana Silvani. - Je me joins aux remerciements adressés aux rapporteures mais je m'interroge sur l'efficacité des sanctions mises en oeuvre contre les talibans. En effet, ces sanctions n'ont empêché ni la restriction drastique de la liberté des femmes ni la radicalisation du régime taliban, ni encore l'apparition progressive ici et là, de liens diplomatiques entre plusieurs pays tiers et ce régime, non pour le cautionner, mais au nom de la stabilité régionale. Simultanément, il faut constater que les sanctions économiques frappent l'ensemble de la population, en particulier les plus vulnérables, femmes et enfants compris. La communauté internationale essaie bien de compenser les effets des sanctions avec l'envoi d'aide humanitaire, qui est toujours trop limitée... La proposition de résolution européenne soutient les femmes afghanes, ce qui est une bonne chose, mais je crois que la disposition du texte qui demande à renforcer les sanctions économiques en fragilise la cohérence.
Je regrette également que le rapport aborde peu l'échec cuisant de la présence occidentale en Afghanistan. C'est dommage. J'y vois une forme de déni. Je regrette enfin le remplacement de la référence aux « autorités afghanes » par la mention des « talibans », car de fait, ces derniers dirigent bien l'Afghanistan.
M. Jean-François Rapin, président. - La guerre contre le terrorisme, qui a conduit à la traque de Ben Laden, est conduite depuis plusieurs décennies. Son histoire est complexe et ponctuée de nombreuses étapes. Au regard de cette complexité, mais aussi de l'objet du présent texte - la défense des femmes afghanes - et des délais impartis pour examiner la proposition de résolution, il n'était pas simple de l'évoquer dans ce cadre.
Mme Silvana Silvani. - Je ne le reproche pas aux auteurs de la proposition, mais je crois qu'il faut avoir un regard critique sur l'effet des politiques internationales dans la durée. Cependant, je précise que je soutiens ce texte.
Mme Audrey Linkenheld, corapporteure. - Merci pour vos soutiens. Nous avons emprunté un chemin de crête, car nous sommes en commission des affaires européennes et non pas en commission des affaires étrangères, alors que plusieurs des sujets que vous abordez et de questions que nous nous sommes posées aussi, relèvent manifestement du domaine des affaires étrangères - par exemple, sur la position à adopter face à une dictature, à la guerre, à une théocratie. Ces enjeux relèvent d'abord de la diplomatie avec une interrogation de fond : doit-on couper toute relation avec un régime dictatorial ou doit-on dialoguer avec lui et jusqu'où ? Ils se posent dans nos relations avec d'autres pays comme l'Iran, qui ne traite pas non plus les femmes comme il se doit.
L'intérêt de cette proposition est de mettre de nouveau un « coup de projecteur » sur les femmes afghanes et leur situation spécifique. Concernant les demandes d'asile en France, je veux quand même souligner que le taux de protection des femmes afghanes est de 96 %, il y a encore quelques refus mais très peu. Nous avons tenu à ne pas interférer avec les débats qui ne relèvent pas d'abord de notre commission, comme la lutte contre le terrorisme. Nous avons aussi visé le consensus, pour que le Sénat se prononce effectivement sur la situation des femmes et des filles en Afghanistan.
Mme Elsa Schalck, corapporteure. - L'objectif de cette proposition est de mettre en lumière la situation des femmes et des filles afghanes, qui sont plongées dans l'obscurité du régime taliban. On ne réalise pas bien la férocité d'un régime qui ne fait que se renforcer au fur et à mesure que le temps passe. La responsabilité qui est la nôtre, c'est de parvenir à une position trans-partisane et consensuelle. Je trouve très positif que notre commission, celle des affaires étrangères et la Délégation aux droits des femmes, puissent faire un travail convergent à ce sujet, et dans la durée. Le risque, c'est la banalisation d'un régime au nom de la sécurité internationale, et de fermer les yeux sur ce qui se passe sur son territoire, au motif qu'il en contrôle les frontières et que cela se passe loin de chez nous. Nous demanderons un débat en séance plénière.
M. Pascal Allizard, auteur de la PPRE. - Merci pour ce débat intéressant.
M. Jean-François Rapin, président. - Nous allons adopter la proposition de résolution européenne n° 762 dans la rédaction proposée par nos deux rapporteures.
La commission autorise la publication du rapport et adopte la proposition de résolution européenne dans la rédaction issue de ses travaux, disponible sur le site du Sénat.