INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi n° 259 (2018-2019) visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique , déposée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste.
Ce texte comprend deux volets principaux.
Il vise, en premier lieu, à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre . De l'avis de ses auteurs, cette arme dite de « force intermédiaire » ou encore à « létalité réduite » présenterait, en dépit d'un encadrement juridique strict, un niveau de dangerosité élevé, qui justifierait sa suppression de l'arsenal de maintien de l'ordre. En témoigneraient notamment les cas de blessures attribuées, au cours des dernières semaines, à l'usage d'un lanceur de balles de défense.
En second lieu, la proposition de loi invite à engager, à plus long terme, une réflexion sur la mise en oeuvre de mesures alternatives à l'usage de la force dans le cadre de ces opérations, prenant appui sur les modèles mis en oeuvre dans d'autres démocraties européennes. Il y aurait, selon ses auteurs, « urgence à tirer les leçons de l'escalade de la violence et de l'usage disproportionné de la force publique par les autorités ».
Indéniablement, la dégradation récente du climat des manifestations et rassemblements sur la voie publique invite à engager une réflexion sur l'adéquation de la doctrine française de maintien de l'ordre. Nombreux sont ainsi ceux qui, légitimement, appellent à son évolution en vue de mieux prévenir les débordements et de garantir le libre exercice du droit de manifester.
Pour autant, les solutions proposées et les pistes esquissées par les auteurs de la proposition de loi ne paraissent pas de nature à apaiser le maintien de l'ordre et à répondre aux enjeux auxquels nos forces de l'ordre sont aujourd'hui confrontées.
Saisie de l'examen d'une proposition de loi similaire déposée le 1 er octobre 2014 par notre collègue Éliane Assassi et plusieurs autres sénateurs 1 ( * ) , votre commission a déjà eu l'occasion de se prononcer sur l'usage des armes de force intermédiaire dans les opérations de maintien de l'ordre. Sur le rapport de notre ancien collègue Jean-Patrick Courtois, elle avait alors estimé nécessaire de conserver leur emploi de manière à garantir un usage proportionné de la force dans le cadre des attroupements sur la voie publique. Elle s'était, en conséquence, prononcée contre l'idée d'un moratoire.
En dépit de son champ plus réduit, qui n'inclut que les lanceurs de balles de défense, la présente proposition de loi appelle des observations similaires.
Elle soulève, assurément, de réelles questions concernant la doctrine d'emploi de cette arme, qui requiert, eu égard à ses caractéristiques et à ses conséquences, un encadrement strict sur le plan juridique et une préparation adéquate des forces à son usage.
Toutefois, alors que les violences commises en marge des manifestations ont atteint, au cours des dernières semaines, un niveau sans précédent, il apparaît essentiel de ne pas déposséder les forces de l'ordre d'une arme essentielle à leur propre protection comme à celle de nos concitoyens et de nos institutions .
Au-delà, le désengagement de la force publique dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, auquel appellent les auteurs de la proposition de loi, pourrait se révéler, dans la pratique, délétère tant pour les manifestants que pour les forces de l'ordre. Un débat sur l'avenir du maintien de l'ordre mérite, sans aucun doute, d'être posé. Il serait néanmoins erroné de remettre en cause l'équilibre entre protection du droit de manifester et prévention des atteintes à l'ordre public, qui demeure, dans notre démocratie, la condition première de la libre expression des opinions dans le champ public.
Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission a décidé de ne pas adopter la présente proposition de loi .
I. LES LANCEURS DE BALLES DE DÉFENSE : UNE ARME DE FORCE INTERMÉDIAIRE À L'USAGE ÉTROITEMENT CIRCONSCRIT
Arme de force intermédiaire, eu égard à ses caractéristiques techniques qui lui confèrent une létalité réduite, le lanceur de balles de défense fait, depuis plusieurs années, partie intégrante de l'arsenal de maintien de l'ordre.
Si son usage dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre a récemment progressé en réaction à la détérioration du climat de nombreuses manifestations, il n'en est pas moins strictement encadré.
A. UN ENCADREMENT STRICT DE L'USAGE DE LA FORCE LÉGITIME DANS LES OPÉRATIONS DE MAINTIEN DE L'ORDRE
Dans le cadre d'une société démocratique, le maintien de l'ordre a pour vocation première de garantir le libre exercice du droit de manifester, en prévenant, à l'occasion des rassemblements se déroulant sur la voie publique, les risques de débordements et en assurant la sécurité des manifestants.
Il a également pour objectif, lorsqu'une manifestation dégénère en attroupement violent, de rétablir l'ordre public, le cas échéant en recourant à la contrainte.
Le recours à la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre répond toutefois à un cadre juridique précis .
En vertu de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, il ne peut en effet être recouru à la force publique que dans l'hypothèse d' un attroupement au sens de l'article 431-3 du code pénal, c'est-à-dire « tout rassemblement sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public ».
Le code de la sécurité intérieure distingue deux cas d'usage de la force : après sommations, en vue de la dispersion d'un attroupement ; directement, en cas d'attaques caractérisées contre les forces de l'ordre.
En toute hypothèse et conformément à l'article R. 211-13 du code de la sécurité intérieure, l'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible qu'en cas d'absolue nécessité et doit toujours être proportionné . Concrètement, l'usage de la force n'est donc légitime que lorsqu'aucun autre moyen n'apparaît suffisant pour faire cesser le trouble à l'ordre public et à condition de respecter une stricte gradation dans les moyens utilisés.
1. L'usage de la force après sommations en vue de la dispersion d'un attroupement
L'emploi de la force dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre est conditionné au respect d'une procédure précise, qui détermine sa légalité.
Il doit, en premier lieu, être procédé à un ordre de dispersion de l'attroupement . Il appartient à l'autorité civile 2 ( * ) de déterminer le moment à compter duquel un rassemblement ou une manifestation se déroulant sur la voie publique est susceptible d'être qualifié d'attroupement et de décider de sa dispersion, eu égard à la menace qu'il représente pour l'ordre public. Dans la pratique, cette décision se traduit par une annonce, par haut-parleur, à la foule, des mots : « Obéissance à la loi. Dispersez-vous » 3 ( * ) .
Lorsque l'ordre de dispersion n'est pas suivi d'effet, ou en cas de persistance du trouble à l'ordre public, l'autorité civile peut décider de recourir à la force publique. L'attroupement ne peut toutefois être dissipé qu' après deux sommations , qui consistent à informer les personnes participant à l'attroupement de l'obligation qui leur est faite de se disperser sans délai et de l'intention des autorités publiques de faire usage de la force.
Conformément à l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, les sommations ne peuvent être prononcées que par des autorités habilitées, à savoir le préfet ou, à Paris, le préfet de police, le maire ou l'un de ses adjoints, ou tout officier de police judiciaire. Ces autorités doivent être présentes sur les lieux et porteuses des insignes de leur fonction, précisées par l'article R. 211-12 du code de la sécurité intérieure.
En cas de non-dispersion de la foule à l'issue des sommations, il appartient au commandant de la force publique de mettre en oeuvre, dans le cadre des instructions données par l'autorité civile, l'usage de la force.
Conformément au principe de proportionnalité, les moyens et matériels utilisés par les forces de maintien de l'ordre doivent être déployés dans le cadre d'une réponse graduée . Ainsi, l'usage de matériels à faible niveau de dangerosité (bâtons de défense, boucliers, canons à eau, grenades lacrymogènes) est, dans un premier temps, privilégié. Il ne peut être recouru aux armes à feu qu'en cas de détérioration de la situation, après que la seconde et dernière sommation ait été réitérée et sur ordre exprès des autorités habilitées à décider de l'emploi de la force, transmis par tout moyen 4 ( * ) .
L'emploi de la force après sommations en vue
de disperser un attroupement
Source : commission des lois du Sénat.
2. L'usage dérogatoire de la force en réponse à une attaque
Par exception à ce régime, le sixième alinéa de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure prévoit qu'il peut être fait directement usage de la force dans le cadre d'une opération de rétablissement de l'ordre public, c'est-à-dire sans sommations préalables , dans deux cas spécifiques :
- d'une part, lorsque les forces de l'ordre sont victimes de violences ou de voies de fait ;
- d'autre part, lorsqu'elles ne peuvent défendre autrement le terrain qu'elles occupent.
Dérogatoires au régime général d'usage de la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, ces cas visent des situations d'urgence ou d'agression violente qui justifient que la force puisse être immédiatement exercée, sans que les personnes présentes sur les lieux n'en soient préalablement informées par des sommations.
* 1 Proposition de loi n° 2 (2014-2015) visant à instaurer un moratoire sur l'utilisation et la commercialisation d'armes de quatrième catégorie, et à interdire leur utilisation par la police ou la gendarmerie contre des attroupements ou manifestations.
* 2 Conformément à l'article R. 221-21 du code de la sécurité intérieure, sont autorisés à prononcer cet ordre de dispersion le préfet du département ou le sous-préfet, le maire ou l'un de ses adjoints, le commissaire de police, le commandant de groupement, l'officier de police chef de circonscription ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale.
* 3 Art. R. 211-11 du code de la sécurité intérieure.
* 4 Art. R. 211-14 du code de la sécurité intérieure.