Rapport n° 345 (2018-2019) de Mme Jacqueline EUSTACHE-BRINIO , fait au nom de la commission des lois, déposé le 20 février 2019

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N° 345

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2018-2019

Enregistré à la Présidence du Sénat le 20 février 2019

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi visant à interdire l' usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l' ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique dans ce cadre,

Par Mme Jacqueline EUSTACHE-BRINIO,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; MM. François Pillet, Jean-Pierre Sueur, François-Noël Buffet, Jacques Bigot, Mmes Catherine Di Folco, Sophie Joissains, M. Arnaud de Belenet, Mme Nathalie Delattre, MM. Pierre-Yves Collombat, Alain Marc , vice-présidents ; M. Christophe-André Frassa, Mme Laurence Harribey, MM. Loïc Hervé, André Reichardt , secrétaires ; Mme Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Philippe Bonnecarrère, Mmes Agnès Canayer, Maryse Carrère, MM. Mathieu Darnaud, Marc-Philippe Daubresse, Mme Jacky Deromedi, MM. Yves Détraigne, Jérôme Durain, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Jean-Luc Fichet, Pierre Frogier, Mmes Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, M. François Grosdidier, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Jean Louis Masson, Mme Marie Mercier, MM. Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Alain Richard, Vincent Segouin, Simon Sutour, Mmes Lana Tetuanui, Catherine Troendlé, M. Dany Wattebled .

Voir les numéros :

Sénat :

259 et 346 (2018-2019)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS

Réunie le mercredi 20 février 2019, sous la présidence de M. François Pillet, vice-président , la commission des lois a examiné le rapport de Mme Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteur , sur la proposition de loi n° 259 (2018-2019) visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique, déposée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste.

Après avoir rappelé les règles applicables à l'usage de la force publique dans le cadre des attroupements sur la voie publique, le rapporteur a souligné que l'usage du lanceur de balles de défense, circonscrit à des finalités défensives, était strictement encadré sur le plan juridique .

Tout en soulignant les blessures graves pouvant être induites par l'usage de cette arme à létalité réduire, la commission a estimé que l'interdiction pure et simple de cette arme à laquelle procède la proposition de loi, sans offrir aucune alternative, était de nature à fragiliser l'intervention des forces de maintien de l'ordre.

Le rapporteur a ainsi indiqué que le lanceur de balles de défense, comme toute arme de force intermédiaire, était nécessaire à la mise en oeuvre d'un usage proportionné de la force et d'une réponse graduée . Il a observé qu'en interdire l'usage reviendrait à supprimer un échelon dans l'arsenal des moyens à disposition de nos forces de l'ordre, avec deux risques : soit inciter au contact direct entre les manifestants et les forces de l'ordre, qui n'est pas de nature à réduire le nombre de blessés ; soit induire un recours plus fréquent à l'arme létale.

Eu égard aux caractéristiques du lanceur de balles de défense, le rapporteur a néanmoins indiqué qu'il était souhaitable d' agir sur ses conditions d'emploi , de manière à assurer son bon usage par les unités de police et de gendarmerie appelées à intervenir dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Il a souligné, à cet égard, la nécessité de renforcer la formation continue des agents , jugée aujourd'hui insuffisante pour garantir une parfaite maîtrise de cette arme.

Enfin, le rapporteur a estimé que si les évènements des dernières semaines invitaient à engager une réflexion sur l'adéquation de la doctrine française de maintien de l'ordre, les pistes esquissées par les auteurs de la proposition de loi n'étaient pas de nature à apaiser le climat des opérations de l'ordre et à garantir un meilleur exercice du droit de manifester.

Sur son rapport, la commission des lois n'a pas adopté la proposition de loi.

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est invité à se prononcer sur la proposition de loi n° 259 (2018-2019) visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique , déposée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues du groupe communiste, républicain, citoyen et écologiste.

Ce texte comprend deux volets principaux.

Il vise, en premier lieu, à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre . De l'avis de ses auteurs, cette arme dite de « force intermédiaire » ou encore à « létalité réduite » présenterait, en dépit d'un encadrement juridique strict, un niveau de dangerosité élevé, qui justifierait sa suppression de l'arsenal de maintien de l'ordre. En témoigneraient notamment les cas de blessures attribuées, au cours des dernières semaines, à l'usage d'un lanceur de balles de défense.

En second lieu, la proposition de loi invite à engager, à plus long terme, une réflexion sur la mise en oeuvre de mesures alternatives à l'usage de la force dans le cadre de ces opérations, prenant appui sur les modèles mis en oeuvre dans d'autres démocraties européennes. Il y aurait, selon ses auteurs, « urgence à tirer les leçons de l'escalade de la violence et de l'usage disproportionné de la force publique par les autorités ».

Indéniablement, la dégradation récente du climat des manifestations et rassemblements sur la voie publique invite à engager une réflexion sur l'adéquation de la doctrine française de maintien de l'ordre. Nombreux sont ainsi ceux qui, légitimement, appellent à son évolution en vue de mieux prévenir les débordements et de garantir le libre exercice du droit de manifester.

Pour autant, les solutions proposées et les pistes esquissées par les auteurs de la proposition de loi ne paraissent pas de nature à apaiser le maintien de l'ordre et à répondre aux enjeux auxquels nos forces de l'ordre sont aujourd'hui confrontées.

Saisie de l'examen d'une proposition de loi similaire déposée le 1 er octobre 2014 par notre collègue Éliane Assassi et plusieurs autres sénateurs 1 ( * ) , votre commission a déjà eu l'occasion de se prononcer sur l'usage des armes de force intermédiaire dans les opérations de maintien de l'ordre. Sur le rapport de notre ancien collègue Jean-Patrick Courtois, elle avait alors estimé nécessaire de conserver leur emploi de manière à garantir un usage proportionné de la force dans le cadre des attroupements sur la voie publique. Elle s'était, en conséquence, prononcée contre l'idée d'un moratoire.

En dépit de son champ plus réduit, qui n'inclut que les lanceurs de balles de défense, la présente proposition de loi appelle des observations similaires.

Elle soulève, assurément, de réelles questions concernant la doctrine d'emploi de cette arme, qui requiert, eu égard à ses caractéristiques et à ses conséquences, un encadrement strict sur le plan juridique et une préparation adéquate des forces à son usage.

Toutefois, alors que les violences commises en marge des manifestations ont atteint, au cours des dernières semaines, un niveau sans précédent, il apparaît essentiel de ne pas déposséder les forces de l'ordre d'une arme essentielle à leur propre protection comme à celle de nos concitoyens et de nos institutions .

Au-delà, le désengagement de la force publique dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, auquel appellent les auteurs de la proposition de loi, pourrait se révéler, dans la pratique, délétère tant pour les manifestants que pour les forces de l'ordre. Un débat sur l'avenir du maintien de l'ordre mérite, sans aucun doute, d'être posé. Il serait néanmoins erroné de remettre en cause l'équilibre entre protection du droit de manifester et prévention des atteintes à l'ordre public, qui demeure, dans notre démocratie, la condition première de la libre expression des opinions dans le champ public.

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission a décidé de ne pas adopter la présente proposition de loi .

I. LES LANCEURS DE BALLES DE DÉFENSE : UNE ARME DE FORCE INTERMÉDIAIRE À L'USAGE ÉTROITEMENT CIRCONSCRIT

Arme de force intermédiaire, eu égard à ses caractéristiques techniques qui lui confèrent une létalité réduite, le lanceur de balles de défense fait, depuis plusieurs années, partie intégrante de l'arsenal de maintien de l'ordre.

Si son usage dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre a récemment progressé en réaction à la détérioration du climat de nombreuses manifestations, il n'en est pas moins strictement encadré.

A. UN ENCADREMENT STRICT DE L'USAGE DE LA FORCE LÉGITIME DANS LES OPÉRATIONS DE MAINTIEN DE L'ORDRE

Dans le cadre d'une société démocratique, le maintien de l'ordre a pour vocation première de garantir le libre exercice du droit de manifester, en prévenant, à l'occasion des rassemblements se déroulant sur la voie publique, les risques de débordements et en assurant la sécurité des manifestants.

Il a également pour objectif, lorsqu'une manifestation dégénère en attroupement violent, de rétablir l'ordre public, le cas échéant en recourant à la contrainte.

Le recours à la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre répond toutefois à un cadre juridique précis .

En vertu de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, il ne peut en effet être recouru à la force publique que dans l'hypothèse d' un attroupement au sens de l'article 431-3 du code pénal, c'est-à-dire « tout rassemblement sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l'ordre public ».

Le code de la sécurité intérieure distingue deux cas d'usage de la force : après sommations, en vue de la dispersion d'un attroupement ; directement, en cas d'attaques caractérisées contre les forces de l'ordre.

En toute hypothèse et conformément à l'article R. 211-13 du code de la sécurité intérieure, l'emploi de la force par les représentants de la force publique n'est possible qu'en cas d'absolue nécessité et doit toujours être proportionné . Concrètement, l'usage de la force n'est donc légitime que lorsqu'aucun autre moyen n'apparaît suffisant pour faire cesser le trouble à l'ordre public et à condition de respecter une stricte gradation dans les moyens utilisés.

1. L'usage de la force après sommations en vue de la dispersion d'un attroupement

L'emploi de la force dans le cadre d'une opération de maintien de l'ordre est conditionné au respect d'une procédure précise, qui détermine sa légalité.

Il doit, en premier lieu, être procédé à un ordre de dispersion de l'attroupement . Il appartient à l'autorité civile 2 ( * ) de déterminer le moment à compter duquel un rassemblement ou une manifestation se déroulant sur la voie publique est susceptible d'être qualifié d'attroupement et de décider de sa dispersion, eu égard à la menace qu'il représente pour l'ordre public. Dans la pratique, cette décision se traduit par une annonce, par haut-parleur, à la foule, des mots : « Obéissance à la loi. Dispersez-vous » 3 ( * ) .

Lorsque l'ordre de dispersion n'est pas suivi d'effet, ou en cas de persistance du trouble à l'ordre public, l'autorité civile peut décider de recourir à la force publique. L'attroupement ne peut toutefois être dissipé qu' après deux sommations , qui consistent à informer les personnes participant à l'attroupement de l'obligation qui leur est faite de se disperser sans délai et de l'intention des autorités publiques de faire usage de la force.

Conformément à l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, les sommations ne peuvent être prononcées que par des autorités habilitées, à savoir le préfet ou, à Paris, le préfet de police, le maire ou l'un de ses adjoints, ou tout officier de police judiciaire. Ces autorités doivent être présentes sur les lieux et porteuses des insignes de leur fonction, précisées par l'article R. 211-12 du code de la sécurité intérieure.

En cas de non-dispersion de la foule à l'issue des sommations, il appartient au commandant de la force publique de mettre en oeuvre, dans le cadre des instructions données par l'autorité civile, l'usage de la force.

Conformément au principe de proportionnalité, les moyens et matériels utilisés par les forces de maintien de l'ordre doivent être déployés dans le cadre d'une réponse graduée . Ainsi, l'usage de matériels à faible niveau de dangerosité (bâtons de défense, boucliers, canons à eau, grenades lacrymogènes) est, dans un premier temps, privilégié. Il ne peut être recouru aux armes à feu qu'en cas de détérioration de la situation, après que la seconde et dernière sommation ait été réitérée et sur ordre exprès des autorités habilitées à décider de l'emploi de la force, transmis par tout moyen 4 ( * ) .

L'emploi de la force après sommations en vue
de disperser un attroupement

Source : commission des lois du Sénat.

2. L'usage dérogatoire de la force en réponse à une attaque

Par exception à ce régime, le sixième alinéa de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure prévoit qu'il peut être fait directement usage de la force dans le cadre d'une opération de rétablissement de l'ordre public, c'est-à-dire sans sommations préalables , dans deux cas spécifiques :

- d'une part, lorsque les forces de l'ordre sont victimes de violences ou de voies de fait ;

- d'autre part, lorsqu'elles ne peuvent défendre autrement le terrain qu'elles occupent.

Dérogatoires au régime général d'usage de la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, ces cas visent des situations d'urgence ou d'agression violente qui justifient que la force puisse être immédiatement exercée, sans que les personnes présentes sur les lieux n'en soient préalablement informées par des sommations.

B. LES LANCEURS DE BALLES DE DÉFENSE : UN EMPLOI LIMITÉ À DES FINALITÉS DÉFENSIVES

L'emploi de lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, quel qu'en soit le fondement juridique, est limité à des finalités défensives et répond à une doctrine d'emploi claire et précise.

Ce cadre juridique a été jugé suffisamment strict par le Conseil d'État qui, saisi de plusieurs requêtes tendant à imposer un moratoire sur l'usage de ces armes en maintien de l'ordre, a estimé, dans trois ordonnances de référé du 1 er février 2019, que l'usage du lanceur de balles de défense ne pouvait, dès lors, « être regardé comme de nature à caractériser une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté de manifester et au droit de ne pas être soumis à des traitements inhumains ou dégradants ».

1. Les lanceurs de balles de défense, une arme de sauvegarde de l'ordre public

Dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, deux usages distincts des lanceurs de balles de défense, l'un collectif, l'autre individuel, sont possibles. S'ils reposent, en droit, sur des fondements juridiques distincts, ces deux types d'usages peuvent, dans les faits, se combiner, notamment lorsque l'attroupement s'accompagne d'exactions et de violences à l'encontre des représentants des forces de l'ordre.

a) L'usage collectif prévu par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure

Le lanceur de balles de défense est conçu, en maintien de l'ordre, exclusivement comme une arme de riposte, susceptible d'être utilisée en réponse à une menace individuelle et identifiée.

S'il peut être utilisé dans le cadre d'opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre, il ne constitue pas, en effet, une arme de maintien de l'ordre à proprement parler et ne peut être employé en vue de disperser un attroupement sur la voie publique, après sommations 5 ( * ) .

Aux termes des articles R. 211-18 et D. 211-19 du code de la sécurité intérieure, l'usage des lanceurs de balles de défense à l'occasion des opérations de maintien de l'ordre n'est possible que dans les deux hypothèses défensives d'emploi de la force prévues par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, à savoir les violences ou voies de fait à l'encontre des forces de l'ordre et la nécessité de défendre le terrain occupé.

Comme l'ont indiqué les représentants du ministère de l'intérieur entendus par votre rapporteur, l'usage du lanceur de balles de défense n'est, y compris dans ces hypothèses, possible qu'après autorisation expresse de l'autorité de commandement. Autrement dit, il revient à cette dernière, lorsque ses unités font l'objet d'exactions ou ne sont plus en mesure de défendre le terrain qu'elles occupent, de les autoriser à recourir au lanceur de balles de défense.

b) Les cas individuels d'usage du lanceur de balles de défense

Outre les hypothèses prévues par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, les forces de sécurité intérieure intervenant dans le cadre d'une opération de maintien ou de rétablissement de l'ordre peuvent également être amenées à faire usage d'un lanceur de balles de défense en application du cadre général d'usage des armes à feu .

Bien qu'il ne s'applique pas spécifiquement aux opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public, l'article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure autorise les agents de la police nationale ou les militaires de la gendarmerie nationale à faire usage de leurs armes, en cas d'absolue nécessité et de manière strictement proportionnée, dans cinq hypothèses :

- en cas d'atteintes à la vie ou en cas de menaces par des individus armés ;

- à des fins de défense du terrain ou de protection de postes ou de personnes ;

- en vue d' arrêter un fugitif qui ne pourrait l'être par aucun autre moyen et qui est susceptible de perpétrer, dans sa fuite, des atteintes à la vie ou à l'intégrité physique ;

- en vue d' immobiliser un véhicule qui ne pourrait être arrêté par aucun autre moyen et qui est susceptible de perpétrer, dans sa fuite, des atteintes à la vie ou à l'intégrité physique ;

- en vue de mettre fin à un périple meurtrier , c'est-à-dire d'empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d'un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d'être commis.

Au-delà de ces cinq cas, l'usage des armes par les agents des forces de sécurité intérieure est également légitime en cas de légitime défense 6 ( * ) et d'état de nécessité 7 ( * ) , étant entendu que ces deux cas sont désormais en partie couverts par les hypothèses de l'article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure.

Dans l'ensemble de ces hypothèses, qui pourraient également justifier l'usage de l'arme létale , le lanceur de balles de défense n'est pas utilisé collectivement, dans le cadre d'une chaîne hiérarchique, mais en réaction immédiate à une situation . Contrairement aux usages prévus par l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, l'autorisation du commandement ne constitue donc pas un préalable nécessaire.

2. Une doctrine d'emploi précise

En sus de ce cadre légal et réglementaire, le recours des lanceurs de balles de défense par les représentants de la force publique fait l'objet d'une doctrine d'emploi précise , fixée par une instruction commune du directeur général de la police nationale et du directeur général de la gendarmerie nationale du 27 juillet 2017 8 ( * ) .

Cette instruction rappelle, tout d'abord, que l'usage du lanceur de balles de défense, à l'instar de toute arme, ne saurait être légitime que s'il est strictement nécessaire et proportionné à la menace à laquelle il répond.

Elle précise également les précautions d'emploi applicables au lanceur de balles de défense, lorsqu'il est utilisé dans un périmètre dans lequel l'usage de l'arme à feu létale ne pourrait avoir lieu.

Il est ainsi recommandé au tireur de s'assurer que les tiers éventuellement présents se trouvent hors d'atteinte, afin de limiter les risques de dommages collatéraux. À l'exception des cas où les circonstances l'exigent, l'emploi du lanceur de balles de défense est interdit à l'encontre des personnes présentant un état de vulnérabilité manifeste (blessure visible, état de grossesse apparent, âge, situation de handicap évidente, etc .).

Le tir à la tête est prohibé, seuls le torse, les membres inférieurs et supérieurs étant susceptibles d'être visés. Il est exigé du tireur d'intégrer, autant que possible au regard du contexte de l'intervention, les risques liés à la chute de la personne visée.

Enfin, il est rappelé que seuls les agents ayant reçu une habilitation individuelle sanctionnant leur « parfaite maîtrise acquise, sur les plans technique et juridique », de l'arme, peuvent être dotés, dans le cadre de leurs missions, d'un lanceur de balles de défense. Selon les informations communiquées à votre rapporteur, cette habilitation est délivrée à l'issue d'une formation de six heures dans la police nationale, et de quatre heures dans la gendarmerie nationale, qui inclut à la fois un apprentissage théorique et des exercices pratiques. Les personnes habilitées sont soumises à un « recyclage » triennal, qui consiste en un tir de trois cartouches.

Il a été indiqué à votre rapporteur, lors de ses auditions, que des précautions d'usage complémentaires, non écrites, avaient été mises en oeuvre par les forces de l'ordre en vue de sécuriser l'usage du lanceur de balles de défense.

Au sein de la gendarmerie nationale, le lanceur de balles de défense ne peut ainsi être utilisé qu'en binôme : chaque tireur est accompagné d'un superviseur qui a pour mission de s'assurer que les conditions légales d'emploi de l'arme sont réunies et de donner, en conséquence, l'ordre de tir.

La police nationale expérimente quant à elle, depuis quelques semaines, l'installation de caméras mobiles sur les lanceurs de balles de défense, de manière à documenter les conditions dans lesquelles ces armes sont utilisées dans le cadre du maintien de l'ordre.

C. UNE PROGRESSION RÉCENTE ET CONJONCTURELLE DE L'USAGE DES LANCEURS DES BALLES DE DÉFENSE DANS LES OPÉRATIONS DE MAINTIEN DE L'ORDRE

Le lanceur de balles de défense ne constitue pas, loin s'en faut, une arme classiquement et régulièrement utilisée dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre.

Si les unités de maintien de l'ordre en sont dotées depuis plusieurs années, leur usage n'en a pas, pour autant, été systématisé. A Paris, le préfet de police en a ainsi longtemps interdit l'usage dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Selon les indications fournies à votre rapporteur lors de ses auditions, ce n'est que depuis les manifestations s'étant déroulées, au printemps 2016, en marge de l'examen au Parlement de la loi dite « Travail » que les unités de maintien de l'ordre en sont plus systématiquement équipées dans l'agglomération parisienne, eu égard à l'augmentation des actes de violence commis en marge des rassemblements publics.

Au demeurant, les statistiques relatives aux tirs de munitions de lanceurs de balles de défense démontrent que, jusqu'à récemment, un usage modéré était fait de cette arme de force intermédiaire.

Évolution du nombre annuel de tirs de lanceurs de balles de défense
au sein de la police nationale et de la gendarmerie nationale

2014

2015

2016

2017

2018

Gendarmerie mobile

7

18

15

48

983

Police nationale (toutes unités confondues)

3 814

4 915

6 604

6 543

19 071

Source : commission des lois du Sénat sur la base des informations transmises
par le ministère de l'intérieur.

Le contexte social spécifique que connaît la France depuis plusieurs mois ainsi que la multiplication des violences et des exactions en marge des manifestations des « gilets jaunes » ont conduit à un usage plus massif des lanceurs de balles de défense au cours des dernières semaines dans le cadre des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre.

D'après les données de l'inspection générale de la police nationale, entre le 17 novembre 2018 et le 5 février 2019, 13 460 tirs de balles de défense ont été recensés au sein de la police nationale.

L'inspection générale de la gendarmerie nationale fait quant à elle état de 983 tirs de lanceurs de défense par les escadrons de gendarmerie mobile sur l' année 2018 . Elle évalue à un millier le nombre de tirs de lanceurs de balles de défense effectués depuis le début des manifestations des « gilets jaunes ».

Selon les informations communiquées à votre rapporteur, l'écart important du nombre de tirs entre les deux forces s'explique par deux raisons principales. En premier lieu, les manifestations s'étant tenues, dans leur grande majorité, en milieu urbain, la mobilisation des compagnies républicaines de sécurité a été plus importante que celle des escadrons de gendarmerie mobile.

En second lieu, au cours des dernières semaines, de nombreuses unités de police ont été mobilisées, dans le cadre des manifestations, à des fins judiciaires ou de renseignement. Ces unités, qui ont notamment pour fonction de procéder, en cas de violences et de dégradations, à des interpellations, sont à l'origine d'une part significative des tirs de lanceurs de balles de défense. Ainsi, sur les 13 460 tirs recensés, environ 15 % seraient le fait des compagnies républicaines de sécurité, le reste étant attribué aux unités civiles présentes sur le périmètre des manifestations.

Enfin, il peut être relevé que le recours plus massif aux lanceurs de balles de défense s'est accompagné, dans les dernières semaines, d'une augmentation du nombre de plaintes pour blessures . Lors de son audition par votre rapporteur, l'inspection générale de la police nationale a indiqué avoir fait l'objet, depuis le début des manifestations des « gilets jaunes », de 56 saisines pour des blessures graves ou sérieuses causées par un lanceur de balles de défense. Une seule saisine de l'inspection générale de la gendarmerie nationale a été, sur la même période, enregistrée.

II. LA PROPOSITION DE LOI : INTERDIRE L'USAGE DES LANCEURS DE BALLES DE DÉFENSE ET INCITER À LA MISE EN oeUVRE D'ALTERNATIVES PACIFIQUES À L'EMPLOI DE LA FORCE DANS LE CADRE DES OPÉRATIONS DE MAINTIEN DE L'ORDRE

La médiatisation, au cours des dernières semaines, de plusieurs cas de blessures graves attribuées à l'usage de lanceurs de balles de défense remet en cause, dans le débat public, l'usage de cette arme de force intermédiaire, en particulier dans le cadre des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public.

Déposée par Mme Eliane Assassi et plusieurs de ses collègues, la proposition de loi n° 259 (2018-2019) visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique, entend, dans ce contexte, « apporter à la fois une solution immédiate à l'urgence de la situation et l'émotion suscitée par l'usage massif des lanceurs de balles de défense, et proposer des pistes d'amélioration pour le long terme ».

Elle est composée de trois articles.

A. INTERDIRE L'USAGE DES LANCEURS DE BALLES DE DÉFENSE DANS LES OPÉRATIONS DE MAINTIEN DE L'ORDRE

L' article 1 er de la proposition de loi tend à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre .

Il complète, à cet effet, l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure relatif aux conditions du recours à la force publique aux fins de dispersion d'un attroupement sur la voie publique.

L'interdiction de l'usage des lanceurs de balles de défense viserait l'ensemble des unités susceptibles d'intervenir dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre . Il s'agit, dans l'esprit des auteurs de la proposition de loi, de couvrir à la fois l'emploi qui pourrait en être fait par les forces mobiles spécialisées dans le maintien de l'ordre (compagnies républicaines de sécurité et escadrons de gendarmerie mobile) et l'emploi par d'autres unités de police.

B. RENFORCER LA TRANSPARENCE SUR L'USAGE DES ARMES

La police nationale a mis en place, en 2012, un traitement relatif au suivi de l'usage des armes (TSUA), dans lequel sont recensées les « informations relatives aux conditions et au contexte de l'usage des armes par les agents de la police nationale » 9 ( * ) .

Chaque policier faisant usage d'une arme est ainsi tenu de renseigner ce fichier en précisant notamment, outre les données personnelles le concernant, les informations permettant d'établir dans quelles conditions il a fait usage de son arme (adresse, date et heure de l'évènement, éléments contextuels, mode d'intervention, type de mission, etc .).

Ce fichier a pour principale finalité de permettre un contrôle, par l'autorité hiérarchique et, le cas échéant, par l'autorité judiciaire, des conditions dans lesquelles les agents de la police nationale ont recouru à leurs armes et de s'assurer, le cas échéant, du respect du cadre légal.

En conséquence, l'arrêté portant création du fichier en limite l'accès aux seules personnes ayant besoin d'en connaître. Sont ainsi autorisés à y accéder les agents de la police nationale individuellement désignés et spécialement habilités par leur autorité d'emploi. Dans la pratique, y ont notamment accès les autorités hiérarchiques des agents ayant renseigné le fichier ainsi que les agents de l'inspection générale de la police nationale.

L' article 2 de la proposition de loi tend à renforcer la publicité du contenu de ce fichier, en prévoyant qu'il soit périodiquement rendu accessible au public , « au lendemain de chaque manifestation durant laquelle les forces de l'ordre ont fait usage de leurs armes ».

Le dispositif prévu précise que l'ouverture du fichier devrait se faire « dans des modalités permettant le respect des droits de chacun et de la protection des données personnelles ».

C. ENGAGER UNE RÉFLEXION SUR L'ÉVOLUTION DE LA DOCTRINE FRANÇAISE DE MAINTIEN DE L'ORDRE

Enfin, l' article 3 de la proposition de loi prévoit la remise au Parlement, dans un délai de deux mois à compter de l'entrée en vigueur de la loi, d'un rapport relatif aux avantages et inconvénients des différentes doctrines de maintien de l'ordre en Europe et sur les alternatives à l'emploi de la force susceptibles d'être mises en oeuvre en France.

Selon l'exposé des motifs de la proposition de loi, la doctrine française de maintien de l'ordre serait aujourd'hui responsable « d'importantes dérives » et nuirait au libre exercice de la liberté de manifester.

Il s'agirait, en conséquence, de réfléchir à une évolution de la doctrine d'emploi de la force dans le cadre des manifestations , en s'inspirant d'exemples étrangers reposant sur le principe de désescalade et sur la recherche de confiance entre la police et la population. Selon les auteurs de la proposition de loi, « des solutions existent pour pacifier l'encadrement des manifestations en France et il y a aujourd'hui urgence à tirer les leçons de l'escalade de la violence et de l'usage disproportionné de la force publique par les autorités ».

III. LA POSITION DE LA COMMISSION : REJETER DES DISPOSITIONS DE NATURE À FRAGILISER L'ACTION DES FORCES DE L'ORDRE

Alors que le climat des manifestations se déroulant sur la voie publique ne cesse de se dégrader, il est assurément pertinent de s'interroger, à l'instar des auteurs de la proposition de loi, sur l'adéquation de nos dispositifs de maintien de l'ordre.

Votre commission a néanmoins estimé que la proposition de loi, outre les difficultés juridiques qu'elle présente, n'apportait pas de réponse satisfaisante aux questions soulevées et risquait, par les évolutions proposées, d'affaiblir considérablement les capacités opérationnelles de nos forces de l'ordre.

A. UN TEXTE IMPRÉCIS QUI SOULÈVE DES DIFFICULTÉS JURIDIQUES CERTAINES

Avant même de s'interroger sur l'opportunité des dispositifs proposés, votre commission constate que la proposition de loi soulève plusieurs difficultés d'ordre juridique.

1. Des dispositions de nature réglementaire

En premier lieu, la plupart des dispositions de ce texte ne relèvent pas du domaine réglementaire, mais du domaine de la loi .

Ainsi en est-il tout d'abord de son article 1 er relatif à l'interdiction de l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Conformément au dernier alinéa de l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure, les conditions d'emploi des armes dans le cadre des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre et, a fortiori , la description des armes susceptibles d'être employées, sont définies par voie réglementaire.

Votre commission observe en outre que le fait d'introduire, dans la loi, des références aux marques et modèles de lanceurs de balles de défense - Flash-Ball Super Pro et LBD 40x46 -, risquerait de priver rapidement les dispositions de toute portée normative, dès lors que les modèles d'armes utilisés par les forces de l'ordre sont susceptibles d'évoluer dans le temps. Il peut d'ailleurs, à cet égard, être observé que le lanceur de balles de défense Flash-Ball Super Pro a été retiré de l'équipement de la police nationale depuis 2017, eu égard à sa dangerosité.

L'article 2 de la proposition de loi, qui prévoit une ouverture au public du traitement relatif à l'usage des armes, soulève les mêmes difficultés. Les conditions d'accès à ce fichier, créé par un arrêté du ministre de l'intérieur, sont en effet fixées par voie réglementaire et ne sauraient, en conséquence, être modifiées par la loi.

2. Des dispositions imprécises qui ne paraissent pas atteindre l'objectif poursuivi

Votre commission observe, en second lieu, que les dispositions de la proposition de loi, en raison de leur imprécision et des incohérences qu'elles présentent, risquent de ne pas atteindre l'objectif poursuivi par leurs auteurs .

L'article 1 er vise à interdire l'emploi des lanceurs de balles de défense par toutes les forces de sécurité intérieure dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. En complétant l'article L. 211-9 du code de la sécurité intérieure relatif à l'usage de la force en vue de dissiper un attroupement sur la voie publique, le dispositif prévu couvre toutefois uniquement les cas d'emploi collectif du lanceur de balles de défense, dans le cadre spécifique des opérations de rétablissement de l'ordre.

Il ne permet pas, en revanche, d'interdire le recours à cette arme sur les autres fondements juridiques d'usage des armes, qu'il s'agisse des cas prévus par l'article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure, de la légitime défense ou encore de l'état de nécessité. L'objectif poursuivi par les auteurs de la proposition de loi ne serait, dès lors, que partiellement atteint.

Votre commission observe en outre une incohérence certaine entre les deux premiers articles de la proposition de loi . En effet, si l'article 1 er tend à interdire tout usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des manifestations, l'article 2 de la proposition de loi a pour objet de permettre une plus grande transparence sur leur usage à l'issue des manifestations sur la voie publique. Or, il y a, pour le moins, une certaine contradiction à rendre publics les usages d'une arme dont l'emploi ne sera plus autorisé.

B. UN RISQUE DE FRAGILISATION DE L'INTERVENTION DES FORCES DE MAINTIEN DE L'ORDRE

1. Une remise en cause certaine de l'équilibre du dispositif de maintien de l'ordre

De nombreux acteurs entendus par votre rapporteur se sont accordés sur la nécessité de s'interroger régulièrement, eu égard aux évolutions technologiques et sociales, sur la pertinence de l'arsenal de maintien de l'ordre.

Plusieurs armes, dont l'usage apparaissait nécessaire et pertinent, ont, ce faisant, été retirées de l'arsenal des forces de maintien de l'ordre, soit parce qu'elles ont été remplacées par des technologies plus efficaces et plus précises, soit parce que leur emploi, eu égard au niveau de dangerosité induit, a été jugé peu pertinent. Cela a par exemple été le cas des Flash-Ball Super Pro, jugés trop imprécis, et de certaines grenades à effet de souffle.

Pour autant, l'interdiction pure et simple des lanceurs de balles de défense à laquelle procède la proposition de loi sans offrir aucune alternative est, de l'avis de la majorité des personnes entendues par votre rapporteur, susceptible de déstabiliser l'organisation des opérations de maintien de l'ordre .

Conformément au principe de proportionnalité de l'usage de la force, l'emploi des armes dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre s'inscrit dans le cadre d'une réponse graduée . Dans la pratique, cela implique une montée en gamme dans les moyens utilisés en fonction de l'évolution et de la gravité des faits commis.

Le lanceur de balles de défense, comme toutes les autres armes de force intermédiaire, constitue l'un des échelons indispensables à la mise en oeuvre de cette réponse graduée. Aussi, en interdire l'usage sans prévoir de le substituer par un autre moyen ou un autre équipement serait, de l'avis de la majorité des personnes entendues par votre rapporteur, de nature à fragiliser l'ensemble du dispositif de maintien de l'ordre .

En effet, alors que la doctrine française de maintien de l'ordre repose sur un maintien à distance des individus commettant des exactions, la suppression du lanceur de balles de défense de l'arsenal des forces de maintien de l'ordre renforcerait nécessairement le contact direct avec les forces de l'ordre, qui n'est pas de nature , comme l'ont indiqué plusieurs représentants des forces de l'ordre entendus par votre rapporteur, à réduire le nombre de blessés.

Qui plus est, on ne saurait exclure, en interdisant l'emploi de cette arme à létalité réduite, le risque d'induire un recours plus fréquent , y compris dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, à l'arme létale .

Dans le cadre des ordonnances rendues le 1 er février dernier, le Conseil d'État s'appuie sur ces mêmes arguments pour refuser tout moratoire sur l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des manifestations publiques. Faisant état du niveau particulier de violence dans le cadre des manifestations depuis le mois de novembre 2018, il a en effet considéré que ces armes « constituent un élément du dispositif global de maintien de l'ordre dans ces circonstances particulières » et « demeurent particulièrement appropriées pour faire face à ce type de situations ».

Il peut, en outre, être observé que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) exige la mise en oeuvre d'une réponse graduée et d'un usage proportionné de la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Dans un arrêt du 27 juillet 1998, elle a ainsi condamné la Turquie pour violation du droit à la vie, garanti par l'article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, car elle n'avait pas doté ses forces de police d'autres armes que les armes à feu et n'avait, dès lors, pas laissé d'autres choix à ses agents que d'utiliser leur arme létale à l'occasion d'une manifestation sur la voie publique ayant donné lieu à des violences 10 ( * ) .

Enfin, votre commission relève qu'il serait erroné d' assimiler l'usage légitime et légal d'une arme, qui est toujours susceptible d'engendrer des blessures, au mésusage d'une arme.

Tout usage de la force, quels que soient la méthode et l'équipement utilisés, comporte en effet un risque intrinsèque. Constater des blessures, aussi graves soient-elles, à l'occasion d'une opération de maintien de l'ordre ne suffit pas à établir un emploi illégitime d'une arme, et encore moins à justifier son interdiction. Si votre commission ne peut que regretter que l'usage de lanceurs de balles de défense puisse induire des blessures, parfois d'une gravité certaine, elle note néanmoins que leur nombre demeure réduit rapporté au nombre de tirs effectués : ainsi, sur les quelque 13 460 munitions utilisées dans le cadre des manifestations sur la voie publique depuis la mi-novembre 2018, l'inspection générale de la police nationale n'a été saisi que de 56 cas de blessures graves.

L'existence d'éventuelles dérives personnelles dans l'usage de ces armes ne justifie pas davantage d'en interdire l'emploi. Dans ses ordonnances précitées, le Conseil d'État estime ainsi que « la circonstance que des tirs de LBD de 40 mm n'aient pas été pratiquées dans les conditions prévues par les textes et rappelées aux forces de l'ordre, qui est susceptible d'engager la responsabilité de l'administration, n'est pas [...] de nature à révéler » une « intention des autorités concernées de ne pas respecter les conditions strictes mises à l'utilisation de ces armes » et ne saurait, dès lors, en justifier l'interdiction.

S'il n'apparaît pas souhaitable, au vu de l'ensemble de ces arguments, d'interdire le lanceur de balles de défense, votre rapporteur tient à souligner qu'il appartient au ministère de l'intérieur de s'assurer, dans la pratique, du respect du cadre légal et d'un usage de cette arme conforme à son cadre d'emploi.

Or elle relève, à cet égard, des marges possibles d'amélioration .

Les représentants des forces de l'ordre entendus en audition ont ainsi regretté l'insuffisance de la formation au maniement du lanceur de balles de défense. Ils déplorent en effet qu'à l'issue de leur habilitation, les agents ne soient soumis qu'à une obligation d'entraînement triennale. De manière à garantir une parfaite maîtrise de l'arme et de son cadre juridique d'emploi, votre commission estime qu'il serait souhaitable de prévoir des sessions d'entrainement au tir plus régulier, à tout le moins pour les unités amenées à utiliser le lanceur de balles de défense dans des contextes difficiles, comme le maintien de l'ordre.

Par ailleurs, si le déploiement de caméras mobiles à l'appui des lanceurs de balles de défense constitue, sans aucun doute, un progrès, les syndicats de policiers regrettent que celles-ci ne soient pas adaptées à cette arme et ne permettent pas de documenter, de manière satisfaisante, les circonstances des tirs. Le perfectionnement de ces équipements, que votre commission appelle de ses voeux, serait sans nul doute de nature à sécuriser, tant pour les forces de l'ordre que pour la population, les conditions d'emploi de cette arme de force intermédiaire.

2. Un renforcement de la transparence sur l'usage des armes porteur de risques pour les forces de l'ordre

Renforcer la transparence sur l'action des forces de sécurité intérieure, en particulier dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, constitue, sans aucun doute, un objectif de nature à améliorer la compréhension du public et à apaiser les tensions. Entendus par votre rapporteur, plusieurs représentants du ministère de l'intérieur ont partagé cet objectif et indiqué qu'il pourrait être souhaitable de communiquer, à l'issue de chaque manifestation, un bilan sur l'usage des armes par les forces de l'ordre.

Si elle adhère à cette proposition, votre commission considère en revanche que l'ouverture du traitement relatif à l'usage des armes à l'ensemble du public auquel procède l'article 2 de la proposition de loi, ne serait ni pertinente, ni souhaitable sur le plan juridique.

Il convient, tout d'abord, de rappeler que l'ouverture de ce fichier ne donnerait au public qu'une vision partielle de l'usage des armes par les forces de l'ordre . Le TSUA est en effet un fichier de la police nationale qui recense uniquement les données et informations relatives à l'usage des armes par les agents de police. La gendarmerie nationale ne dispose pas de fichier équivalent. Selon les indications fournies par la direction générale de la gendarmerie nationale, les militaires de la gendarmerie ne sont pas soumis à un compte rendu systématique lorsqu'ils font usage de leur arme ; en revanche, une information de la hiérarchie est prévue lorsque l'usage de l'arme engendre des blessures ou est suivi d'une interpellation.

Par ailleurs, votre commission observe que l'ouverture d'un fichier comprenant de nombreuses données personnelles concernant les agents de la police nationale et les éventuelles victimes serait susceptible de porter une atteinte certaine au droit au respect de la vie privée. Si le dispositif de l'article 2 précise que le traitement devra être rendu accessible « dans des modalités permettant le respect des droits de chacun et de la protection des données personnelles », la construction du fichier rend en effet complexe, selon les indications fournies à votre rapporteur, de garantir, en cas d'ouverture au public, une protection complète de ces données.

Enfin, à l'instar des représentants du ministère de l'intérieur, votre commission estime que l'ouverture d'un fichier recensant des données précises quant aux conditions d'intervention des forces de l'ordre serait de nature à fragiliser leur action, dès lors qu'elle conduirait à révéler des informations sur les stratégies employées.

C. UNE RÉFLEXION PERTINENTE MAIS INABOUTIE SUR L'ÉVOLUTION DE LA DOCTRINE DE MAINTIEN DE L'ORDRE

Par le biais d'une demande de rapport au Parlement, les auteurs de la proposition de loi invitent à repenser la doctrine française du maintien de l'ordre, en s'inspirant des modèles mis en oeuvre dans d'autres pays européens.

Ils soulèvent, ce faisant, un débat essentiel au vu du contexte social actuel. De l'avis de l'ensemble des personnes entendues par votre rapporteur, le durcissement des rassemblements sociaux et la multiplication des violences en marge des manifestations se déroulant sur la voie publique constituent en effet un enjeu majeur en termes d'ordre public et rendent aujourd'hui indispensable d'engager une réflexion sur l'adéquation de nos dispositifs de maintien de l'ordre.

Pour autant, les pistes proposées ne suscitent pas l'approbation de votre commission.

Conformément à sa position traditionnelle, celle-ci rappelle tout d'abord que la demande de rapport au Parlement ne constitue pas la façon la plus efficace ni la plus pertinente pour les assemblées parlementaires de contrôler l'action du Gouvernement. Le délai de deux mois prévu par l'article 3 de la proposition de loi ne lui paraît, en outre, pas suffisant au regard de l'ampleur du sujet identifié.

Surtout, elle observe que les solutions envisagées par les auteurs de la proposition de loi ne sont pas de nature à répondre aux défis auxquels le dispositif français de maintien de l'ordre est aujourd'hui confronté.

Selon les représentants des forces de l'ordre entendus par votre rapporteur, la doctrine française de maintien de l'ordre n'a en effet rien à envier aux doctrines mises en oeuvre dans d'autres pays européens. Il a été rappelé, à cet égard, que les agents de la police et de la gendarmerie nationales sont régulièrement sollicités par d'autres pays européens pour assurer la formation de leurs propres forces de maintien de l'ordre.

Contrairement à la conception communément admise, les doctrines fondées sur le principe de « désescalade » ne sont en outre pas exemptes, dans la pratique, de tensions entre les manifestants et les forces de l'ordre. Un rapport commun de l'inspection générale de la police nationale et de l'inspection générale de la gendarmerie nationale de 2014 11 ( * ) relève ainsi, par exemple, que la doctrine allemande, vantée par les auteurs de la proposition de loi, est fondée sur « l'entrée en contact rapide, accompagnée d'interpellations » et constitue « une tactique qui s'accompagne d'un nombre de blessés significatifs dans les rangs des forces de l'ordre et des manifestants ».

De l'avis de votre rapporteur, d'autres pistes, dont certaines ont été esquissées par les représentants des forces lors de leur audition, apparaissent plus à même de guider la révision de la doctrine française de maintien de l'ordre.

Ainsi en est-il, tout d'abord, du renforcement de la judiciarisation, a posteriori , des actes de violences et de dégradations. Les interpellations au cours des manifestations étant généralement de nature à accentuer les tensions, privilégier les enquêtes judiciaires à l'issue des manifestations serait, de l'avis de plusieurs personnes entendues, de nature à faciliter l'action des unités spécialisées de maintien de l'ordre, sans pour autant renoncer à sanctionner les exactions commises.

De même, plusieurs personnes ont souligné la nécessité de revoir la procédure mise en oeuvre préalablement à l'usage de la force, souvent mal comprise par les manifestants. La révision des sommations, actuellement à l'étude par le ministère de l'intérieur, constitue, de l'avis de votre rapporteur, un élément de nature à améliorer la communication, indispensable, entre les forces de l'ordre et la population.

*

* *

Pour l'ensemble de ces raisons, votre commission n'a pas adopté la proposition de loi n° 259 (2018-2019) visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique .

En conséquence, et en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution , la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.

EXAMEN EN COMMISSION

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MERCREDI 20 FÉVRIER 2019

- Présidence de M. François Pillet, vice-président -

Mme Jacqueline Eustache-Brinio , rapporteur . - Nous sommes saisis aujourd'hui d'une proposition de loi visant à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre du maintien de l'ordre et à engager une réflexion sur les stratégies de désescalade et les alternatives pacifiques possibles à l'emploi de la force publique, déposée par Mme Éliane Assassi et plusieurs de ses collègues du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

L'examen de ce texte s'inscrit dans un contexte social et sécuritaire difficile : depuis maintenant quatorze semaines, nous assistons sur l'ensemble du territoire à des manifestations hebdomadaires qui s'accompagnent d'actes de violences et de dégradations sans précédent. Depuis le 17 novembre, date du premier acte des « gilets jaunes », 8 400 personnes ont été interpellées et 1 800 ont été condamnées pour des délits.

Les conséquences de ces actes, nous les connaissons tous. Des dégradations d'une ampleur inédite ont été commises dans les plus grands centres urbains, y compris à l'encontre d'institutions. Un nombre important de blessés est à déplorer, du côté des manifestants comme des forces de l'ordre.

Dans ce contexte pour le moins inédit, nombreux sont ceux qui s'interrogent sur l'adéquation de la doctrine française de maintien de l'ordre. Il ne fait aucun doute, en effet, que des transformations devront être apportées dans l'organisation et la stratégie de nos dispositifs de maintien de l'ordre pour répondre à l'évolution et à la radicalisation des mouvements sociaux.

La présente proposition de loi s'inscrit dans ce débat, mais adopte un angle précis : selon ses auteurs, elle vise à « apporter à la fois une solution immédiate à l'urgence de la situation et à l'émotion suscitée par l'usage massif des lanceurs de balles de défense, et à proposer des pistes d'amélioration pour le long terme ».

Son objet est triple. Son article 1 er - la principale disposition du texte - vise à interdire l'usage des lanceurs de balles de défense dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre, quelle que soit l'unité amenée à intervenir. Les auteurs de la proposition de loi justifient cette interdiction par le niveau élevé de dangerosité de cette arme, dite « de force intermédiaire », et par le nombre de blessures qui lui ont été imputées au cours des dernières semaines.

L'article 2 tend à renforcer la transparence sur l'usage des armes par les forces de l'ordre. La police nationale dispose d'un fichier interne, le traitement relatif à l'usage des armes, dans lequel sont recensées les données relatives aux circonstances de l'usage des armes. Le texte tend à permettre l'ouverture de ce fichier au public, au lendemain de chaque manifestation se déroulant sur la voie publique.

Enfin, l'article 3 prévoit une demande de rapport au Parlement « sur les avantages et les inconvénients de chaque type de doctrine au niveau européen, et sur les alternatives à mettre en oeuvre dans notre pays pour pacifier le maintien de l'ordre dans le cadre des manifestations ».

Cette proposition de loi soulève un débat essentiel, mais présente plusieurs limites. Elles sont d'abord juridiques : la plupart des dispositions ne relèvent pas de la loi mais du domaine réglementaire. La liste des armes susceptibles d'être utilisées dans le cadre du maintien de l'ordre est fixée par décret. De même, les conditions d'accès au traitement relatif à l'usage des armes sont déterminées par arrêté du ministre de l'intérieur et ne peuvent, en conséquence, être modifiées par la loi.

Les dispositifs proposés me semblent surtout soulever des difficultés sur le fond. Les personnes que j'ai auditionnées s'accordent pour dire que l'interdiction pure et simple des lanceurs de balles de défense, sans offrir d'alternative, est susceptible de déstabiliser l'organisation des opérations de maintien de l'ordre. Le lanceur de balles de défense (LBD) est intégré depuis plusieurs années à l'arsenal des forces de maintien de l'ordre. Comme l'a récemment rappelé le Conseil d'État dans trois ordonnances de référé, son emploi est néanmoins strictement encadré.

Deux usages sont prévus par le code de la sécurité intérieure. Le premier, dit collectif, est spécifique aux opérations de maintien de l'ordre : il autorise l'usage du LBD lorsque, à l'occasion d'un attroupement sur la voie publique, des voies de fait ou des violences sont commises à l'encontre des forces de l'ordre, ou lorsque celles-ci ne sont pas en mesure de protéger le terrain qu'elles occupent. Le LBD est alors utilisé en groupe, par l'ensemble de l'unité, sur décision du commandement.

Le second usage, dit individuel, repose sur le régime général d'usage des armes par les forces de sécurité intérieure : le LBD peut alors être utilisé, y compris dans le cadre d'une manifestation, lorsque l'usage de l'arme létale est légitime. Il s'agit, par exemple, des cas de légitime défense, d'état de nécessité ou encore de l'action conduite face à un périple meurtrier.

En revanche - et j'insiste sur ce point - le LBD ne peut pas être utilisé par les unités de maintien de l'ordre en vue de disperser un attroupement, après sommations. Son usage est donc purement défensif.

Outre ce cadre légal et réglementaire, une instruction fixe, de manière claire et précise, la doctrine d'emploi du LBD. Celle-ci prohibe notamment le tir à la tête, ainsi que le tir contre des personnes présentant des signes de vulnérabilité.

On ne peut nier que l'usage du LBD, jusque-là assez réduit, a beaucoup progressé au cours des dernières semaines, entraînant parfois des blessures importantes. Ainsi, alors que 6 284 tirs de LBD ont été recensés au sein de la police nationale sur l'année 2017, 13 460 tirs ont été décomptés entre le 17 novembre 2018 et le 5 février 2019. Depuis le début des manifestations des gilets jaunes, un millier de tirs de LBD a été effectué par les escadrons de gendarmerie mobile, contre une cinquantaine seulement en 2017.

Cet usage massif, conjoncturel, s'explique par les violences sans précédent perpétrées à l'encontre des forces de sécurité intérieure dans le cadre des manifestations. Cela ne justifie pas, pour autant, qu'on l'interdise.

Il est tout d'abord essentiel de ne pas confondre l'usage légitime et légal d'une arme, qui est toujours susceptible de blesser, avec le mésusage de la force. Constater des blessures, aussi graves soient-elles, ne suffit pas à établir que l'emploi de l'arme était illégitime. L'existence d'éventuelles dérives personnelles dans l'usage des LBD, qu'il appartient à la justice de condamner fermement, ne justifient pas davantage d'en interdire l'emploi.

On ne peut que regretter que l'usage du LBD puisse, dans certaines circonstances, provoquer des blessures, parfois graves. Mais le nombre de celles-ci reste réduit par rapport au nombre de tirs effectués : sur les quelque 13 460 munitions utilisées dans le cadre des manifestations sur la voie publique depuis la mi-novembre 2018, l'inspection générale de la police nationale n'a été saisie, à ce jour, que de 56 cas de blessures graves.

Surtout, il est essentiel de rappeler que le lanceur de balles de défense constitue une arme de force intermédiaire, nécessaire à la mise en oeuvre d'une réponse graduée et d'un usage proportionné de la force. En interdire l'usage reviendrait à supprimer un échelon dans l'arsenal des moyens à disposition de nos forces de l'ordre, avec deux risques : soit inciter au contact direct entre les manifestants et les forces de l'ordre, qui n'est pas de nature à réduire le nombre de blessés ; soit induire un recours plus fréquent à l'arme létale.

La Cour européenne des droits de l'homme exige d'ailleurs, pour ces mêmes raisons, la mise en oeuvre d'une réponse graduée et d'un usage proportionné de la force dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre. Dans un arrêt de 1998, elle a par exemple condamné la Turquie car elle n'avait pas doté ses forces de police d'autres armes que les armes à feu et ne leur avait pas laissé d'autres choix que d'utiliser leur arme létale à l'occasion d'une manifestation.

Ces arguments militent pour le maintien de l'usage du LBD. Pour autant, il demeure essentiel que le ministère de l'intérieur s'assure de son bon usage et du strict respect du cadre juridique. Or, à cet égard, il ressort des auditions que j'ai organisées des marges d'amélioration possibles. La formation des agents à l'usage de cette arme pourrait, tout d'abord, être améliorée : l'obligation d'entraînement tous les trois ans est jugée insuffisante par les policiers et gendarmes eux-mêmes. Par ailleurs, si la mise en place de caméras mobiles pour collecter des données sur l'usage de cette arme constitue une avancée importante, des améliorations techniques mériteraient d'y être apportées pour les rendre complètement opérationnelles.

Passons maintenant aux deux autres articles du texte. Tout comme l'interdiction du LBD, l'ouverture au public du traitement relatif à l'usage des armes est porteuse de risques pour les forces de l'ordre. Outre les difficultés qu'elle soulève en termes de protection des données personnelles, elle pourrait conduire à rendre publiques des données relatives aux conditions d'intervention des forces de l'ordre, ce qui risquerait de fragiliser leur action. En outre, ouvrir ce traitement ne donnerait qu'une vision partielle de l'usage des armes, car il ne concerne que la police nationale. La gendarmerie nationale ne dispose pas, quant à elle, de fichier équivalent.

Enfin, par le biais d'une demande de rapport au Parlement, les auteurs de la proposition de loi invitent à repenser la doctrine française du maintien de l'ordre, en s'inspirant des modèles mis en oeuvre dans d'autres pays européens.

Le débat mérite d'être posé. Toutefois, les pistes esquissées par la proposition de loi ne paraissent pas de nature à répondre aux défis auxquels le dispositif français de maintien de l'ordre est aujourd'hui confronté.

Contrairement à la conception communément admise, les doctrines fondées sur le principe de « désescalade » ne sont pas en effet exemptes, dans la pratique, de tensions avec les forces de l'ordre. Un rapport des inspections générales de la police nationale et de la gendarmerie nationale de 2014 révèle ainsi que la doctrine allemande, souvent donnée en exemple, est en réalité fondée sur une entrée en contact directe et rapide avec les manifestants, qui s'accompagne d'un nombre important de blessés des deux côtés.

Aucune des personnes que j'ai entendues ne réfute la nécessité de faire évoluer notre doctrine de maintien de l'ordre. Néanmoins, d'autres pistes d'amélioration sont aujourd'hui privilégiées : révision de la procédure des sommations préalables, renforcement de la judiciarisation a posteriori des actes de violence et de dégradations.

Au vu de l'ensemble de ces arguments, je vous proposerai de ne pas adopter cette proposition de loi.

M. François Pillet , président . - La qualité d'un rapport se mesure à sa capacité à présenter les informations à charge et à décharge pour permettre à chacun de juger par soi-même - même si cela n'empêche pas le rapporteur de donner son avis. Votre rapport apporte ainsi de nombreuses informations, comme la procédure précise d'utilisation de cette arme, qui est peu connue. Si elle l'était davantage, il y aurait peut-être moins de critiques.

M. Jérôme Durain . - Cette proposition de loi n'est pas dénuée d'intérêt : elle porte sur un sujet au coeur de l'actualité : l'usage proportionné de la force. Vous avez dissipé un doute sur le caractère réglementaire ou législatif des dispositions proposées. La question reste entière : comment faire en sorte que le monopole de la violence légitime ne soit pas remis en cause et conserve un caractère de dissuasion ? Certains veulent fermer le banc et disent : nos forces de l'ordre doivent pouvoir se défendre. D'autres s'alarment du nombre de blessés et veulent prohiber les LBD. Mais nous ne devons pas légiférer sous la pression de l'actualité.

Malgré tout, le Défenseur des droits, plusieurs ONG et un ancien préfet de police ont alerté sur les dangers de cette arme. Mais ce texte ne dit rien de la grenade de désencerclement GLI F4, qui a pourtant causé de gros dégâts. Les manifestants sont de plus en plus radicaux, violents, imprévisibles. Les forces de l'ordre souffrent beaucoup et les priver de cet outil pourrait les mettre en danger sur le terrain. Le groupe socialiste et républicain, qui refuse une position caricaturale, connaît un débat sur ce sujet en son sein. Nous ne prendrons donc pas part au vote en commission, sinon en votant contre l'amendement de suppression qui a été déposé.

Lorsque l'on confie ces armes à des unités non formées, comme les brigades anti-criminalité (BAC), cela augmente les risques.

Davantage de transparence dans le suivi de l'usage des armes serait souhaitable, même s'il peut être difficile d'attendre une décision de justice pour qualifier un emploi. Notre groupe reste donc sur une position de réserve pour que le débat puisse se dérouler pleinement en séance publique.

M. François Grosdidier . - Merci pour ce rapport très complet. S'il n'y avait pas eu d'armes non létales telles que le LBD pendant les récentes manifestations, nous aurions eu des morts, car il n'y aurait pas eu de réponse graduée avant l'utilisation des armes à feu. Les mêmes remarques sont aussi valables sur les grenades de désencerclement. Les policiers ont besoin de la gamme des armes non létales pour pouvoir se mettre hors de danger sans avoir à utiliser des armes létales. La polémique a toujours existé : elle a eu lieu sur le pistolet à impulsion électrique, sur le flash-ball, car on a toujours soupçonné les policiers de les utiliser, non pas en substitution des armes létales, mais beaucoup plus fréquemment.

S'il avait fallu utiliser le tonfa dans le corps à corps, cela aurait signifié une prise de risque supérieure tant pour les policiers que les délinquants eux-mêmes. La polémique est arrivée avec les nombreux tirs occasionnés par des manifestations très fréquentes. Mais en proportion des coups tirés, le nombre d'accidents est faible - même si un accident est toujours regrettable.

C'est un phénomène nouveau. Les BAC ont l'habitude d'utiliser des LBD contre des délinquants violents isolés et en petits groupes mais, il est vrai, pas en situation de maintien de l'ordre. Les manifestants ont dénoncé le fait que les LBD avaient été utilisés comme armes de dispersion. Or elles ne peuvent pas, en théorie, être utilisées en substitution du jet d'eau. Le problème est que les lanceurs d'eau sont peu mobiles et difficiles à utiliser dans des voies étroites. Il faudrait à cet égard des lanceurs d'eau plus souples d'utilisation.

Les enquêtes diront si les LBD ont toujours été employés selon les règles et si policiers et gendarmes ont été suffisamment informés du cadre strict d'emploi.

Il faudrait aussi poser la question de l'entraînement. Policiers et gendarmes ne peuvent pas procéder aux entraînements suffisants pour les armes à feu réglementaires ; ils le peuvent encore moins pour des LBD dont les munitions coûtent plus cher. Leurs tirs sont donc moins précis.

Enfin, problème plus technique : la trajectoire de ces armes est courbe, alors que celle d'une balle réelle est rectiligne. Augmenter les entraînements serait un premier élément de réponse. Mais il faudrait aussi étudier la possibilité d'ajouter des éléments électroniques de visée afin de mieux régler l'angle de tir en fonction de la distance.

Les pistolets à impulsion électrique sont équipés de webcams qui pourraient aussi équiper les LBD. Il y a parfois des investissements indispensables. Cela mettrait un terme à toute polémique sur l'utilisation de ces armes, dont il ne faut surtout pas dessaisir les forces de l'ordre - sinon le résultat serait bien plus grave.

Mme Brigitte Lherbier . - Faire de la politique, c'est se fonder sur ce qu'on a vu. Longtemps adjointe à la sécurité à Tourcoing, je sais que la police municipale et la police nationale sont très souvent placées dans des situations risquées. À Tourcoing, la police nationale était moins bien dotée que la police municipale tant en formation qu'en équipements : la première enviait par exemple à la seconde ses gilets pare-balle dernier cri. Le problème s'est posé de savoir si nous allions équiper de flash-balls les policiers municipaux - qui avaient des armes à feu depuis très longtemps. Cela m'a semblé tout à fait adéquat car moins risqué. Mais je me souviens d'avoir insisté sur la nécessaire formation, voire sur l'adaptation du recrutement. Nous avons ainsi fait passer, au stade du recrutement et en cours de carrière, des tests de contrôle de soi aux policiers. Ceux-ci étaient par ailleurs tous inscrits au stand de tir. Le flash-ball a beau être une arme non létale, elle peut être très dangereuse. Tous les policiers municipaux étaient équipés d'une caméra mobile, pour qu'ils sachent qu'aucune de leurs interventions n'était anodine. Ils ne se sont jamais servis de ces armes, mais ils les portaient sur eux. De même, leurs chiens n'ont jamais mordu personne, mais les rassuraient.

Il y a eu de sévères émeutes dans les zones à urbaniser en priorité (ZUP). Une seule chose les a interrompues : l'hélicoptère, qui photographiait tout le monde. Les émeutiers avaient peur qu'on leur tire dessus. Si l'on veut envoyer les hommes sur le terrain, il faut les protéger.

M. Loïc Hervé . - Le groupe UC remercie la rapporteure pour son travail, qui présente les arguments des uns et des autres. Le débat existe dans la société française ; il était légitime qu'il ait lieu au Sénat. Les violences subies par les policiers sont à la mesure des blessures par LBD. Mais il n'y a pas eu de morts ; c'est donc un moindre mal. On pourrait rêver de CRS ou gendarmes mobiles armés de bouquets de fleurs, mais ce n'est pas ainsi qu'on maintient l'ordre...

M. Alain Richard . - Mon groupe partage l'analyse de la rapporteure et votera ses conclusions.

M. François Bonhomme . - Assurer le maintien de l'ordre est un exercice difficile. Les méthodes ont été améliorées, rationalisées au cours du temps. Mais les conditions d'intervention et la nature des personnes à interpeller ont été radicalement modifiées. Nous avons assisté récemment à un déchaînement de violence de la part de personnes pour qui les forces de police sont devenues une cible. Les LBD font partie de leur panoplie, c'est un élément de réponse parmi d'autres. Les supprimer déséquilibrerait le rapport de forces entre manifestants violents et forces de l'ordre.

Nous sommes dans un pays de liberté : tout le monde a donc le droit de contester. Mais remarquons que toutes les voies de recours ont été épuisées : le Conseil d'État a repoussé les recours. On parle d'ONG, mais toute ONG n'a pas un avis forcément indépendant et éclairé. Ce sont les syndicats les plus minoritaires de la police qui ont pris position contre les LBD. Quant à la Ligue des droits de l'homme, elle parle d'une « violence politique d'État »... Eh oui, l'État pratique la violence, et c'est heureux : je ne sais pas ce qui serait arrivé sans cela.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio , rapporteur . - On ne peut pas proposer la suppression d'une arme sans alternative ; c'est le principal problème que pose cette proposition de loi. Cela mettrait en danger les forces de l'ordre. Les LBD sont employés selon une procédure. Tous les policiers qui l'utilisent ont une habilitation, qu'ils obtiennent après une formation. Les policiers eux-mêmes posent la question de la formation continue. Mais on se heurte alors à la question des moyens : le ministère de l'intérieur n'a pas les moyens suffisants pour dispenser davantage de formations.

Le lanceur d'eau n'est pas adapté aux petites rues, et il est lui aussi violent.

Madame Lherbier, la police et la gendarmerie nationales n'utilisent plus depuis 2017 de flash-ball, moins facile à manier.

Merci à MM. Hervé et Richard d'avoir expliqué la position de leurs groupes.

Monsieur Bonhomme, j'ai reçu les quatre syndicats de policiers les plus représentatifs, qui nous ont tous dit qu'ils devaient pouvoir continuer à utiliser cette arme, dans le cadre actuellement en vigueur.

EXAMEN DES ARTICLES

Mme Jacqueline Eustache-Brinio , rapporteur . - L'amendement COM-1 supprime l'article 1 er . Je partage sur le fond l'avis de M. Grand, son auteur. Mais les groupes politiques se sont mis d'accord pour ne pas amender en commission les propositions de loi sans l'accord du groupe ayant demandé leur inscription à l'ordre du jour. Avis défavorable, dès lors, à cet amendement au profit d'un rejet en bloc du texte.

M. François Pillet , président . - Cela permettra à la proposition de loi d'être discutée en séance dans un état chimiquement pur...

L'article unique constituant l'ensemble de la proposition de loi n'est pas adopté.

Le sort de l'amendement examiné par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article 1 er
Interdiction des lanceurs de balles de défense
dans les opérations de maintien de l'ordre

M. GRAND

1

Suppression de l'article

Rejeté

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Mme Éliane Assassi, sénatrice de Seine-Saint-Denis, auteur de la proposition de loi

Direction générale de la police nationale

M. Thierry Ferré , conseiller doctrine-défense-planification-renseignement

M. Laurent Monbrun , conseiller juridique

Direction générale de la gendarmerie nationale

Général d'armée Richard Lizurey , directeur général

Général de division Pierre Casaubieilh , directeur adjoint de la direction des opérations et de l'emploi

Préfecture de police de Paris

M. Alexis Marsan , chef d'état-major adjoint à la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC)

M. Philippe Dalbavie , conseiller technique chargé des affaires juridiques

Direction des libertés publiques et des affaires juridiques

M. Thomas Campeaux , directeur

Mme Pascale Léglise , adjointe au directeur et chef du conseil juridique et du contentieux

M. David Foltz , adjoint au chef du bureau des libertés individuelles

Défenseur des droits

Mme Claudine Angeli Troccaz , adjointe du Défenseur des droits en charge de la déontologie dans le domaine de la sécurité

M. Benoît Narbey , chef du pôle Déontologie de la sécurité

Mme Candice Lequiller , attachée parlementaire

Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN)

Général de corps d'armée Michel Labbé , chef de l'IGGN

Inspection générale de la police nationale (IGPN)

M. David Chantreux , contrôleur général, chef de l'unité de coordination des enquêtes de l'IGPN

M. Yves Doublet , commissaire divisionnaire, chef du cabinet de l'analyse, de la déontologie et de la règle de l'IGPN

M. Patrice Brize , commissaire divisionnaire, adjoint au chef de l'unité de coordination des enquêtes de l'IGPN

Syndicats de policiers

Force Ouvrière (FO)

M. Dominique Le Dourner , secrétaire national aux conditions de travail

M. Grégory Joron , secrétaire national CRS

Alliance Police nationale

M. Pascal Disant , chargé de mission

M. Frédéric Galéa , chargé de mission

M. Fabien Picard , chargé de mission

Union nationale des syndicats autonomes (UNSA)

M. Thomas Toussaint , délégué CRS, UNSA Police

M. Nicolas Pucheu , responsable départemental de la préfecture de police

Confédération française démocratique du travail (CFDT) - Syndicat des Cadres de la Sécurité Intérieure

M. Christophe Rouget , secrétaire général adjoint

M. Guillaume Ryckewaert , secrétaire national

Confédération française démocratique du travail (CFDT) - Alternatives police

M. Sylvain Durante , secrétaire national

M. David Demoor , référent national en charge des compagnies républicaines de sécurité


* 1 Proposition de loi n° 2 (2014-2015) visant à instaurer un moratoire sur l'utilisation et la commercialisation d'armes de quatrième catégorie, et à interdire leur utilisation par la police ou la gendarmerie contre des attroupements ou manifestations.

* 2 Conformément à l'article R. 221-21 du code de la sécurité intérieure, sont autorisés à prononcer cet ordre de dispersion le préfet du département ou le sous-préfet, le maire ou l'un de ses adjoints, le commissaire de police, le commandant de groupement, l'officier de police chef de circonscription ou le commandant de compagnie de gendarmerie départementale.

* 3 Art. R. 211-11 du code de la sécurité intérieure.

* 4 Art. R. 211-14 du code de la sécurité intérieure.

* 5 Conformément aux articles R. 211-16 et D. 211-17 du code de la sécurité intérieure, seuls peuvent être, dans ce cadre, utilisés:

- les grenades GLI F4 et les grenades lacrymogène instantanées ;

- les grenades instantanées ;

- les lanceurs de grenades de 56 mm et leurs munitions ;

- les lanceurs de grenades de 40 mm et leurs munitions ;

- les grenades à main de désencerclement.

* 6 Aux termes de l'article 122-5 du code pénal, « n'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte ». La légitime défense implique une réponse concomitante à une agression actuelle et injuste, ladite réponse devant être nécessaire et proportionnée à l'atteinte perpétrée.

* 7 L'article 122-7 du code pénal prévoit que « n'est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s'il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ».

* 8 Instruction relative à l'usage et à l'emploi des armes de force intermédiaire dans les services de la police nationale et les unités de la gendarmerie nationale.

* 9 Ce fichier a été créé par un arrêté du ministre de l'intérieur du 16 novembre 2011 portant autorisation du traitement de données à caractère personnel dénommé « traitement relatif au suivi de l'usage des armes ».

* 10 CEDH, 27 juillet 1998, Gülec c/Turquie, requête n° 21593.

* 11 Rapport commun de l'IGPN et de l'IGGN relatif à l'emploi des munitions en opérations de maintien de l'ordre, 13 novembre 2014.

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