C. LA DYNAMIQUE INFLATIONNISTE DU FINANCEMENT DE LA COUVERTURE MALADIE UNIVERSELLE
1. Le mécanisme de financement repose sur des hypothèses contestables
a) Une sous-évaluation manifeste : les dépenses
(1) Pour la couverture de base
Les
dépenses assumées au titre de la couverture de base par
l'assurance maladie risquent de connaître une forte hausse en raison,
justement, de l'intégration dans le système de protection sociale
de 150.000 personnes qui en étaient exclues. Il convient d'abord de
noter que cette hypothèse de 150.000 correspond au bas d'une fourchette,
qui pourrait aller jusqu'à près de 250.000 personnes. Or le
projet de loi prévoit seulement 600 millions de francs au titre de
l'extension du champ de la protection, soit 4.000 F par an et par
assuré. Cette évaluation paraît comme nettement
sous-estimée.
En effet, aujourd'hui, le régime de l'assurance personnelle rembourse en
moyenne 9.400 F par assuré au titre des soins (cette hypothèse
considère que les hôpitaux fonctionnent à moyens
constants). Rien ne permet de considérer que cette dépense sera
inférieure pour les nouveaux assurés (les projections
financières ne prévoient ainsi pas de diminution du montant des
dépenses de l'ancien régime de l'assurance personnelle
après sa disparition). Rien ne justifie donc la somme de 4.000 F par
nouvel assuré, sinon la volonté pour le Gouvernement d'afficher
un coût minimal pour l'assurance maladie.
On peut alors penser que le projet de loi sous-estime d'au moins
810 millions de francs le montant des dépenses qu'aura à
supporter l'assurance maladie au titre la couverture de base.
(2) L'estimation de 1.500 F par an et par bénéficiaire
De plus,
au titre de la couverture complémentaire, l'estimation de 1.500 F
de dépenses par assuré et par an repose sur une base de calcul
déjà ancienne et ne prend pas en compte la disparité des
prestations délivrées par les régimes de base. En effet,
l'évaluation a été réalisée sur la base de
plusieurs hypothèses, que le projet de loi ne retient pas alors qu'il en
conserve le résultat.
• Le calcul a été réalisé sur des
dépenses réalisées en 1995. Or, depuis, les
dépenses d'assurance maladie ont augmenté de plus de 15 % et
l'estimation devrait donc se voir affecter le même coefficient
multiplicateur, soit un total de 1.725 F et un coût total porté de
10,2 milliards de francs pour 6 millions de
bénéficiaires de la couverture complémentaire ;
• Le calcul a été fait pour des prestations strictement
définies, notamment quant au forfait journalier et quant aux soins
dentaires et optiques. Or, le projet de loi renvoie à un décret
la composition, aujourd'hui non connue, du panier de biens et services alors
qu'il en fixe d'emblée la valeur théorique (1.500 F) et que
le Gouvernement a annoncé que le forfait journalier ne serait pas
plafonné ;
Répartition du montant de 1500 F par assuré et par an
|
Dépenses annuelles (en F) |
Ticket modérateur |
970 |
Forfait hospitalier |
100 |
Autres dépenses dont prothèses dentaires et lunettes |
430 |
Total |
1500 |
source : CNAMTS
•
Le calcul ne prend pas en compte les frais de gestion ; le projet de loi
les alourdit cependant par la mise en place d'un nouveau système de
transmission entre les organismes complémentaires parties prenantes au
volet complémentaire de la couverture maladie universelle et la CNAMTS.
Par ailleurs, la couverture complémentaire est un différentiel
entre les prestations versées par le régime de base auquel
l'assuré est affilié et les dépenses de ce dernier, sous
un plafond déterminé par le régime auquel il appartient.
Dans le cas de la couverture maladie universelle, sous réserve d'accord
sur le contenu des prestations par le biais de références et de
conventions, les régimes complémentaires (CNAMTS, mutuelles,
assurances, etc.) prendront donc en charge les dépenses au dessus du
plafond de remboursement des régimes de base, à savoir
principalement CNAMTS, MSA et CANAM. Or ces deux derniers ont un remboursement
moyen plus défavorable à l'assuré, qui lui laisse à
sa charge de 500 à 1.000 F de plus par an, selon les estimations. Cela
signifie que pour chaque bénéficiaire de la couverture maladie
universelle assuré auprès de ces deux organismes pour sa
couverture de base, l'organisme complémentaire aura des dépenses
de 2.000 à 2.500 F en moyenne par an au lieu des 1.500 F annoncés
par le Gouvernement et remboursés aux mutuelles et
sociétés d'assurance. Soit l'évaluation de 1.500 F
devra être majorée, soit elle se traduira par un reste à
charge pour l'assuré.
Ne faisant pas le choix d'une véritable assurance maladie universelle
s'orientant vers l'harmonisation des prestations, la couverture maladie
universelle devrait donc susciter des dépenses différentielles
bien supérieures à celles annoncées, qui pèseront
sur les finances de l'Etat.
(3) Les seuils de revenus
Le
projet de loi renvoie au pouvoir réglementaire la fixation du
barème des revenus, mais le Gouvernement a annoncé son intention
de le fixer à 3.500 F pour une personne seule, soit en dessous des
minima sociaux comme le minimum vieillesse ou l'allocation pour adulte
handicapé (aujourd'hui à 3.540,41 F par mois pour une personne
seule). Ce barème prévisionnel permet de déterminer le
champ théorique du projet de loi : 6 millions de personnes.
Cependant, dans l'avenir, ces seuils seront amenés à
évoluer. S'ils le font comme les minima sociaux, l'écart restera
constant, le nombre relatif de bénéficiaires aussi. Cependant, la
couverture maladie universelle va apparaître comme un nouveau minimum
social et il est à craindre que dans l'avenir les pressions soient
fortes pour y inclure de nouvelles catégories de personnes aujourd'hui
exclues. Votre commission des finances veillera à ce que toute extension
du champ de la couverture maladie universelle implique une révision de
l'économie générale du système.
En définitive, les estimations moyennes paraissent
sous-évaluées et dépendantes de la capacité des
acteurs à définir des paniers de soins aux coûts
maîtrisés.
b) Une inconnue de taille : le contenu des prestations
Les
dépenses réelles dépendront à la fois du
comportement des bénéficiaires de la couverture maladie
universelle et des tarifs pratiqués par les professionnels de
santé.
Les comportements de santé des futurs bénéficiaires de la
couverture maladie universelle devraient présenter une consommation de
soins inférieure à celle de la moyenne nationale. Il convient de
nuancer cette hypothèse de plusieurs façons. La part des moins de
trente ans dans les bénéficiaires de la couverture maladie
universelle devrait s'élever à 60 %. Or ce sont
essentiellement eux qui consomment le moins. Les 40 % restant devraient
avoir un profil de consommation plus proche de moyenne nationale.
Ensuite, il y a un risque de voir devenir éligible à la
couverture maladie universelle un certain nombre de personnes
âgées, principalement affiliée à la mutualité
sociale agricole pour leur couverture de base, qui, elles, ont davantage de
besoins et sont donc fortement consommatrices.
Enfin, si l'expérience des cartes de santé menées dans
plusieurs départements ne montre pas de très forte augmentation
de la consommation de soins une fois passée l'installation du
système, il reste difficile de laisser de côté
l'hypothèse d'un alignement progressif sur la consommation moyenne comme
le montre l'exemple parisien :
Écart de consommation de soins
entre le titulaire
de la
carte Paris-santé et un assuré social parisien
Date de l'enquête |
Écart constaté du montant moyen des dépenses remboursées |
avril 1991 |
- 37,9 % |
octobre 1993 |
- 15,2 % |
octobre 1995 |
- 11,5 % |
Source : département de Paris
Le contenu de l'offre de soins aura aussi une grande influence sur le
coût réel du projet. L'article L. 861-3 du code de la
sécurité sociale, introduit par l'article 20 du projet de loi,
énumère ces prestations. Le bénéficiaire aura droit
à la prise ne charge intégrale et sans avance de frais :
" 1° De la participation de l'assuré aux tarifs de
responsabilité des organismes de sécurité sociale pour les
prestations couvertes par les régimes obligatoires ;
" 2° Du forfait journalier prévu à l'article L.
174-4 ;
" 3° Des frais exposés, en sus des tarifs de
responsabilité, pour les soins dentaires prothétiques ou
d'orthopédie dento-faciale et pour les dispositifs médicaux
à usage individuel admis au remboursement, dans des limites
fixées par arrêté interministériel. "
Ces prestations et notamment l'absence de plafonnement du forfait journalier
offriront au bénéficiaire de la couverture maladie universelle
une protection plus large que la plupart des contrats individuels. Les pouvoirs
publics mettent à juste titre l'accent sur les soins dentaires et
optiques qui sont ceux pour lesquels le renoncement financier aux soins est le
plus fréquent. Il s'agit néanmoins de soins coûteux qui
rapidement font s'approcher du plafond de 1.500 F par an de dépenses
complémentaires.
Ceci justifie que le projet de loi contienne certaines mesures tendant à
limiter les tarifs de certaines professions médicales :
• Les médecins généralistes et spécialistes
conventionnés des secteurs I et II ne pourront pas pratiquer de
dépassement de tarif d'honoraires, de rémunérations et de
tout frais pour les patients bénéficiaires de la CMU, sauf cas
" d'exigence particulière du patient "
(article 22
du projet de loi) ;
• Le prix des dispositifs médicaux à usage individuel pourra
faire l'objet d'accord entre les organismes d'assurance maladie, les organismes
complémentaires et les distributeurs et fabricants (article 23 du projet
de loi). Ces accords pourront prévoir des prix maximum au plan national
ou régional et des mécanismes de dispenses d'avances de
frais ; un tel système se veut le plus large possible (tout
pharmacien ou opticien pourra en conclure un par exemple) mais risque
d'engendrer de fortes disparités géographiques. Les accords
prévoiront des dispositions particulières pour les
bénéficiaires de la couverture maladie universelle pour certains
produits spécifiques dont un arrêté ministériel fixe
le plafond de remboursement. Le projet de loi prévoit que faute d'accord
l'Etat pourra se substituer aux parties et fixer par arrêté des
plafonds de coût ;
• Les prix des soins dentaires, prothétiques ou d'orthopédie
dento-faciale, les tarifs, honoraires et frais peuvent être
plafonnés par convention, faute de laquelle l'Etat fixera lui-même
le maximum du remboursement (article 24 du projet de loi).
Ainsi, au-delà de la couverture maladie universelle, le projet de loi
ouvre la voie à une série d'accords permettant aux organismes
d'assurance maladie et aux organismes complémentaires de négocier
des tarifs avantageux. Il convient néanmoins de noter que l'Etat, faute
d'accords, se réserve le recours aux mécanismes du contrôle
des prix.
Le projet de loi prévoit donc un panier de prestations
déterminé par les organismes en charge de la protection
complémentaire et au prix négocié avec les professionnels
sous la menace de l'intervention étatique. Sa réussite requiert
donc un large partenariat.
c) Un pari : l'implication de tous les acteurs de la protection sociale
Le
financement du projet repose également sur une forte implication des
organismes complémentaires dans la prise en charge du volet
complémentaire de la couverture maladie universelle. En effet, ils
subiront en tout état de cause un prélèvement nouveau de
1,8 milliard de francs la première année. Ce montant
constitue l'effort qu'ils consentent à la protection des plus
démunis. Il s'agit pour certains d'entre eux d'un effort
déjà ancien. La mutualité a inscrit dans ses quatre
valeurs fondatrices (au côté de la liberté, de la
démocratie et de la responsabilité) la solidarité :
" La solidarité est le socle de la mutualité.
Considérant que la santé des individus n'est pas un commerce, le
mouvement mutualiste refuse les discriminations financières et la
sélection des risques "
4(
*
)
. Bien entendu, la mutualité
sociale agricole s'inscrit dans le même mouvement. Cependant cette
participation financière peut prendre deux formes qui déterminent
le coût réel pour l'Etat du projet de loi.
• Soit les organismes de protection sociale décident de prendre
part au système et offrent des produits aux bénéficiaires
de la couverture maladie universelle ; ils risquent alors d'avoir des
dépenses supérieures aux 1,8 milliard de francs, en tout cas
fonction du nombre d'assurés qu'ils prendront en charge, de leur
comportement de dépenses et des accords de limitation des coûts
souscrits avec les professions de santé ;
• Soit ils se contentent de verser leur contribution de 1,75 % sans
prendre part au système et l'Etat doit assumer seul l'ensemble des
surcoûts du système.
Par ailleurs, la réussite de la maîtrise financière repose
également sur les professions de santé et les engagements
qu'elles prendront de limiter leurs tarifs.
La décision de l'Etat de prendre en charge au franc le franc les
dépenses complémentaires supportées par l'assurance
maladie montre bien les risques de dérive financière du
système. L'assurance maladie ne pourrait en effet prendre en charge
l'ensemble des surcoûts attendus du régime. Ces risques
pèsent donc naturellement sur l'Etat et son budget.