B. LA PLACE AMBIGUË DE LA PROTECTION SOCIALE COMPLÉMENTAIRE : PAYER SANS DÉCIDER ?
1. L'association problématique des organismes de protection sociale complémentaire
a) Le projet de loi constitue une lecture ambiguë du partenariat affiché
(1) Les rapports entre protection de base et protection complémentaire : les limites de l'intervention privée
Le
principe de la participation d'organismes privés à la protection
sociale obligatoire ne va pas de soi dans l'histoire de la protection sociale,
ni au regard des principes de l'économie de la santé.
L'instauration de régimes de base de sécurité sociale est
née du constat unanime qu'il était difficile de laisser à
l'initiative privée la maîtrise de la protection sociale. La
justification de l'intervention publique réside ainsi dans trois
séries d'arguments : il s'agit de biens tutélaires, d'un
marché imparfait et soumis au principe d'équité
7(
*
)
.
L'objectif d'un système de soins est de préserver la santé
d'une population et des individus qui la composent. Les politiques de
santé, les comportements individuels et le système de soins
concourent ainsi à l'amélioration de l'état de
santé. L'intervention de la puissance publique doit donc permettre de
substituer en partie ses propres choix à ceux des acteurs privés
car la santé est un bien tutélaire, c'est à dire
qu'existent des externalités (les choix du consommateur peuvent
être biaisés, par exemple en connaissant mal les effets de
l'alcool, et entraîner ainsi des conséquences collectives).
L'intervention publique permet alors de rapprocher le comportement individuel
de ce qui est le plus approprié au plan collectif.
Les imperfections du marché constituent, elles, une raison plus
spécifique à l'instauration de mécanismes publics de
couverture du risque. Elles sont deux ordres : hasard moral et
sélection adverse
8(
*
)
. Il y
a un risque moral (ou hasard moral) d'assurance lorsque l'assuré n'est
pas incité à un comportement de prévention : assuré
et donc protégé, il n'a pas d'incitation directe à se
prémunir contre le risque. En matière maladie, ce risque moral se
matérialise ainsi : le niveau de couverture maladie a tendance
à augmenter les volumes mais pas le prix unitaire des actes. Ainsi,
l'intervention publique doit mettre en place des mécanismes de
responsabilisation.
Plus important est le problème de la sélection. En assurance
maladie, la concurrence pousse les compagnies d'assurance à pratiquer
des stratégies de sélection du risque. L'assureur
bénéficie d'une certaine quantité d'informations sur les
risques encourus et peut donc faire varier les primes d'assurance selon les
caractéristiques des individus. En ce cas, les hauts risques ont du mal
à s'assurer, en raison du coût élevé de leurs
primes. Il n'y a pas de péréquation des risques : pour
éviter de perdre les bons risques en augmentant l'ensemble des primes,
les compagnies sont rationnellement incitées à concentrer
l'augmentation sur les risques élevés.
Enfin, existe une demande d'égalité en matière
d'accès aux soins qui justifie la présence d'un certain principe
d'équité. Celui-ci rejoint la fonction de redistribution de
l'assurance maladie publique. Elle constitue un outil complémentaire
à la redistribution fiscale.
Il y a donc une justification économique de l'instauration d'un monopole
public pour la couverture des soins de base, principalement pour
prévenir la sélection du risque et concourir à
l'équité. Cependant, cela ne disqualifie pas la présence
d'une couverture facultative complémentaire.
Des systèmes à caractère mixte avec couvertures publique
et privée se retrouvent dans la plupart des pays européens. Elles
se complètent pour permettre d'approcher à un optimum
économique de second rang : une assurance universelle
différenciée selon le niveau de revenu (par exemple par les
cotisations et un ticket modérateur progressif) et une place aux
comportements volontaires de couverture complémentaire. Celle-ci peut
alors être assurée par les acteurs privés et uniquement par
eux puisque l'intervention publique se limite à la correction des
imperfections de marché.
(2) La couverture maladie universelle remet en cause ces rapports
La
couverture maladie universelle rompt avec cette répartition des
rôles conforme aux apports de la théorie économique. En
effet, elle instaure une concurrence entre les acteurs publics et privés
pour la gestion de la couverture complémentaire et contraint les
organismes complémentaires à assumer la prolongation d'un an des
droits à couverture complémentaire.
Se pose ainsi la question de la nature de la partie complémentaire de la
couverture maladie universelle. S'il s'agit, comme le Gouvernement l'indique,
d'une prestation correspondant au minimum de ce chaque Français est en
droit d'attendre de la collectivité, alors cette mission
relève entièrement de l'assurance maladie. Une partie de la
gestion peut en être déléguée à un organisme
privé, mutuelles, assurances, mais rien ne justifie alors une
compensation équilibrée de la part de l'Etat remboursant les
dépenses au franc le franc.
Si, cependant, seule la partie de base de la couverture maladie universelle
relevait de la solidarité nationale, la partie complémentaire
constituerait une activité privée, que l'Etat pourrait favoriser
par un quelconque moyen, mais sans mettre en concurrence la CNAMTS et les
organismes complémentaires d'une part et sans leur imposer d'autre part
le maintien des droits pendant un an, ce qui n'est pas demandé à
la CNAMTS.
Ce projet de loi recèle donc une ambiguïté
fondamentale : relevant de la solidarité nationale, la partie
complémentaire couverture maladie universelle devrait donc être
neutre financièrement pour ses acteurs, ce qu'elle ne sera pas ;
relevant de l'effort individuel, cette même partie complémentaire
devrait alors être entièrement laissée entre les mains des
acteurs privés. Les mutuelles et assurances qui
préféreraient ne pas jouer le jeu trouveraient là un
argument fondé.
Les acteurs, qu'il s'agisse de la CNAMTS ou des fédérations
professionnelles d'organismes complémentaires avaient conscience de cet
écueil philosophique en élaborant et en signant un protocole
d'accord sur la couverture maladie universelle qui aboutit à une sorte
de répartition des tâches : à la
Sécurité sociale la grande précarité, aux
complémentaires la moins grande exclusion. Par ces accords, les acteurs
en reviennent à un scénario réaliste et progressif
fonction du revenu. Celui-ci préserve l'autre avantage de limiter les
effets de seuil.
Les points de consensus de la CNAMTS et des organismes de protection complémentaire
" La préparation du projet de loi sur la
couverture
maladie universelle (CMU) a permis de mettre en évidence trois
éléments forts de consensus entre les acteurs de la
société civile dans l'approche des problèmes de
santé.
Le premier consensus s'établit sur le fait que le droit d'accéder
aux soins est pleinement constitutif de la citoyenneté dans une
société développée comme la nôtre.
Le consensus existe également pour que l'instauration de la CMU soit
l'occasion de faire reculer les inégalités face à la
santé et de favoriser l'usage effectif du droit d'accès aux soins.
Il n'est pas d'accès au soins de plein exercice, sans interventions
coordonnées et complémentarité des prises en charges des
régimes de bases et des systèmes complémentaires
d'assurance maladie : c'est le troisième élément de
consensus entre tous les acteurs du système de santé.
Les régimes de base et les organismes complémentaires d'assurance
maladie organisent en leur sein deux formes de solidarité fondée
sur des principes différents. C'est leur coexistence et le respect de
leur champ de compétence respectif qui les renforcent et permettent
qu'ils assurent ensemble une couverture ouvrant à tous un large
accès aux soins.
Ainsi, les institutions signataires du présent protocole affirment qu'il
n'entre pas dans la vocation actuelle des organismes gestionnaires des
régimes obligatoires ou complémentaires de se concurrencer sur
leur terrain respectif, pour la couverture du risque maladie. "
source : préambule du protocole d'accord
(3) Les organismes de protection complémentaire jouent un rôle subsidiaire dans le fonctionnement de la couverture maladie universelle et central dans son financement
Ainsi,
la place réservée aux organismes complémentaires est celle
du financement. La lettre du projet de loi s'éloigne de la logique
partenariale censée l'animer. Mutualistes et assureurs contribuent au
financement soit en versant leur contribution de 1,75 %, soit en prenant
en charge des bénéficiaires de la couverture maladie universelle
pour un coût probablement supérieur. Le prélèvement
obligatoire est direct dans le premier cas, indirect dans le second.
A l'inverse, ils ne décident de rien : ni du contenu du panier de
biens et services, dont la composition est renvoyée au décret
alors que son coût figurera dans le texte de la loi, sans
précision sur la façon dont les deux estimations
coïncideront ; ni du montant réel de leur participation s'ils
s'engagent dans la mise en place du projet de loi. De plus, les protocoles
d'accord entre la CNAMTS et les organismes professionnels, moyen de
décider de la mise en place du système, ne recueillent pas
l'approbation du Gouvernement, qui leur retire ainsi même la
liberté de contractualiser leurs rapports techniques.
b) Il instaure une inégalité sur la correction de l'effet de seuil
(1) Les organismes complémentaires sont les seuls à prolonger d'un an
La
première source d'inégalité entre les caisses primaires
d'assurance maladie et les organismes complémentaires désireux de
prendre part au système concerne la prolongation des droits à
couverture complémentaire pendant un an. L'article 21 du projet de loi
prévoit ainsi que les garanties offertes aux personnes s'étant
adressées à des organismes complémentaires seront
prolongées pendant un an par ce dernier lorsque le
bénéficiaire aura des ressources dépassant le seuil
prévu par décret. Il participera à hauteur d'un
" tarif n'excédant pas un montant fixé par
arrêté ".
Le texte prévoit donc quels organismes seront obligés de prendre
en charge les personnes perdant le bénéfice de la couverture
maladie universelle, et ce à un coût inconnu. Ceci constitue pour
les acteurs privés une raison supplémentaire de refuser prendre
part au système, puisqu'ils auront à leur charge une partie
indéterminée du coût de la prestation. Le Gouvernement a
indiqué son intention de la fixer aux trois quarts de la somme
remboursée par le fonds complémentaire, soit une charge
résiduelle forfaitaire de 375 F à laquelle viendront
s'ajouter les dépassements de dépenses au dessus des 1500 F
par an.
(2) Les organismes complémentaires sont les seuls à concourir au fonds sur une base volontaire
Le
système élaboré par le projet de loi tel qu'il ressort de
l'Assemblée nationale maintient l'incohérence fondamentale sur la
nature de la couverture maladie universelle et l'aggrave en excluant les
représentants des organismes participant à la couverture
complémentaire du conseil d'administration du fonds de financement.
De plus, la création d'un fonds permettant le financement d'efforts
facultatifs, dénommé fonds d'accompagnement à la
protection complémentaire des personnes dont les ressources sont
supérieures au plafond prévu à l'article L. 861-1 aggrave
l'incohérence. Cette fois, les organismes sont invités à
contribuer volontairement (alinéa ajouté au nouvel article L.
861-10 du code de la sécurité sociale inséré par
l'article 25 du projet de loi) afin de lisser les effets de seuil que la loi
elle-même aura introduits.
c) Il risque de susciter un partage inégal de la charge
(1) La concurrence est certaine mais imparfaite entre les acteurs
Le choix
laissé au bénéficiaire de la couverture maladie
universelle de s'adresser soit à une caisse primaire d'assurance maladie
soit à un organisme de protection complémentaire volontaire
instaure
de facto
une concurrence entre les deux catégories
d'acteurs.
En effet, les modalités du choix laissé au
bénéficiaire de la couverture maladie universelle donne aux
caisses primaires d'assurance maladie, chargées de l'instruction des
dossiers et de l'ouverture des droits, une position privilégiée.
Lors de l'instruction de son dossier pour vérifier la
réalité de l'ouverture de ses droits, l'agent de la caisse
primaire d'assurance maladie présentera donc au futur
bénéficiaire de la couverture maladie universelle la liste
complète des organismes proposant une protection complémentaire.
Il lui fera choisir entre l'adhésion auprès de la caisse primaire
elle-même (possible immédiatement) et l'adhésion
auprès d'organismes dont il lui donnera la liste. Le choix s'en
retrouvera biaisé d'abord par la présence physique dans les
locaux de l'un des intervenants, ensuite parce que l'agent pourra difficilement
le renseigner sur les produits proposés par les autres acteurs alors
qu'il l'informera exactement de ce que la caisse primaire lui offre comme
prestations complémentaires. Le projet de loi est ainsi muet sur les
principes généraux de l'information qui sera
délivrée au bénéficiaire.
Il paraissait donc nécessaire que, pour limiter ces risques de
concurrence, inutile s'agissant de lutte contre l'exclusion de soins, les
différents acteurs s'entendent sur sa mise en oeuvre.
(2) Vers un partage des publics ?
La
liberté de choix laissée à chaque titulaire de droits a
été guidée par la volonté du Gouvernement
d'éviter toute exclusion du bénéfice de la couverture
maladie universelle (d'où les caisses primaires) tout en ouvrant la voie
à une future adhésion à un contrat de protection lorsque
le bénéficiaire aura cessé d'être éligible
à la couverture maladie universelle (d'où les organismes de
protection complémentaire). Ce faisant, ce choix ouvre la voie à
une répartition des rôles laissant aux caisses primaires les plus
démunis et aux acteurs privés ceux disposant de la plus grande
probabilité de reconversion.
Le Gouvernement refuse cette logique et a ainsi prévu dans le nouvel
article L. 861-8 du code de la sécurité sociale (introduit par
l'article 20 du projet de loi) que
" les organismes en cause ne peuvent
subordonner l'entrée en vigueur de cette adhésion ou de ce
contrat à aucune autre condition ou formalité que la
réception du document attestant l'ouverture de leurs droits ".
Cependant, les protocoles d'accord entre la CNAMTS et les organisations
professionnels d'assureurs et de mutualistes ont organisé ce partage qui
correspond à la logique juridique du projet de loi mais aussi aux
principes de la protection sociale. Le premier protocole prévoit
ainsi :
" les caisses d'assurance maladie, en application du
principe de subsidiarité, n'offrent une telle prestation qu'en cas de
carence constatée des organismes complémentaires ".