EXPOSÉ GÉNÉRAL
La
proposition de loi relative au pacte civil de solidarité, adoptée
par l'Assemblée nationale, conduit à s'interroger sur les valeurs
sociales que doit refléter le système fiscal et sur la
façon dont il faut l'adapter à l'évolution des moeurs. Les
temps changent, la famille aussi, même si elle constitue toujours le
cadre par excellence de l'épanouissement des enfants et de la
transmission des valeurs de notre société.
Dans ce contexte, votre rapporteur pour avis a la conviction, comme son
collègue rapporteur de la commission des lois saisie au fond, avec
lequel il a travaillé en étroite collaboration, que le texte qui
vous est soumis, est à la fois inopportun et inutile :
• Il entretient une
grave confusion des valeurs
, notamment en ce
qu'il aboutit à nier,
de facto
, la fonction centrale du mariage
dans la société ;
• Il conduit à des
situations juridiques
confuses
et
parfois
inacceptables,
parce qu'il permet la répudiation du
partenaire à chaque instant ;
• Il n'est
pas
porteur
d'équité
, en
particulier
sur le plan fiscal,
et n'apporte pas d'avantages concrets
pour
toutes
les familles.
Du point de vue de la fiscalité qui fait l'objet de cet avis, il est
évident que la plupart des dispositions du texte transmis par
l'Assemblée Nationale, ne nécessitent - à supposer qu'on
les considère comme légitimes - que de simples
aménagements, substantiels certes mais ponctuels, du code
général des impôts.
Plutôt que de chercher à répondre à des
préoccupations très ciblées, il eût
été bien préférable de les insérer, en
fonction d'une vision cohérente, dans une réforme globale tant de
l'impôt sur le revenu que des droits de mutation. Appelant de ses voeux
une telle remise à plat, votre rapporteur pour avis veut
démontrer, en examinant le volet fiscal de ce texte, que le
présent projet est exagérément coûteux et que les
avantages qu'il apporte sont mal répartis et largement
disproportionnés.
Dans ces conditions, si votre rapporteur pour avis s'est efforcé
d'introduire dans un souci de cohérence avec les dispositifs existants,
des mesures d'encouragement à la solidarité privée, sous
toutes ses formes, il a considéré que ce texte devait être
aussi l'occasion d'améliorer la situation des familles.
I. L'ÉVOLUTION NÉCESSAIRE DE LA FISCALITÉ DE LA FAMILLE
Le droit
et la politique de la famille ont été élaborés
à un moment où le mariage était la seule perspective
véritablement admise pour vivre en couple, où les femmes, en
règle générale, ne travaillaient pas, où le divorce
était l'exception qui confirmait la règle.
Cette situation, associée à un modèle familial dominant, a
laissé la place à un paysage sociologique diversifié,
caractérisé par les liens multiformes, naturellement mouvants,
par lesquels les Français s'efforcent de concilier les valeurs de
liberté et de solidarité.
L'aspiration très forte à la liberté dans la vie
privée ne supprime pas tout attachement aux valeurs familiales
, qui
prennent désormais une dimension plus affective qu'institutionnelle.
La crise économique a, bien souvent, resserré les liens entre
parents et enfants, qui ne coupent le cordon familial que de plus en plus
tardivement. A l'autre bout de la chaîne, l'allongement de la
durée de la vie a suscité la multiplication de gestes de
solidarités entre les générations, qu'il s'agisse de
donations entre vifs ou de prises en charge des personnes âgées.
Le législateur a déjà accompagné, en particulier
sur le plan social, cette révolution silencieuse. Mais il peut aller
plus loin, notamment en matière de législation fiscale.
A. LES NOUVELLES RÉALITÉS FAMILIALES
La
famille reste la cellule de base de la société, mais force est de
constater que cette cellule est à
géométrie
variable
et qu'elle se développe, pour une part, en marge de
l'institution du mariage.
Celle-ci demeure, certes, le modèle de référence, dans la
mesure où il n'est pas contestable qu'elle est le cadre le plus
adapté à l'éducation des enfants et à la
transmission des valeurs nécessaires à la vie en
société.
La famille n'est certes plus cette réalité simple aux contours
bien définis ; qu'on le regrette ou non, elle recouvre des
situations de fait
multiples, dont la société doit tenir
compte, dans l'intérêt, notamment, des enfants.
En quelques décennies, la vie hors-mariage s'est largement
répandue avec la diffusion de la cohabitation à tous les
âges de la vie.
Selon l'INSEE, alors que moins de 3 % des couples français
n'étaient pas mariés dans les années soixante, la
proportion est montée à 6% dans les années quatre-vingt et
à 12 % dans les années quatre-vingt dix.
Pour l'INED,
parmi les personnes de 20-49 ans, une personne sur cinq vit en concubinage.
Dans les années soixante, la cohabitation conduisait rapidement au
mariage ; aujourd'hui, tous les couples, ou presque, commencent leur vie
commune en cohabitant ; une bonne partie d'entre eux prolongent cette
union libre toute leur vie, tout en ayant des enfants.
Parmi les couples formés hors-mariage vers 1980, 51 %
étaient mariés au terme de dix ans, mais 16 % restaient en
union libre, tandis qu'un bon tiers s'était séparé. Dix
ans plus tard, pour les couples formés vers 1990, 30 %
étaient mariés au bout de cinq ans, et 48 % restaient en
union libre.
La diffusion de l'union libre a eu pour conséquence
une explosion des
naissances hors-mariage
, qui sont passées de 6 % du total des
naissances au début des années 60 et 7 % en 1971, à
15,9 % en 1983, 30,1 % en 1990 et
39 % en 1996
, soit un
niveau intermédiaire entre les pays nordiques où ce taux est
proche 50 %, et les pays du sud.
Les enfants " nés hors mariage ", - expression qui tend
à se substituer aux termes d'enfants "illégitimes" ou "naturels"
-
sont majoritaires chez les premières naissances (53 %). On
note, également, que trois enfants sur quatre nés hors mariage,
sont aujourd'hui reconnus par le père dès la naissance, contre un
sur deux en 1980 et, seulement, un sur cinq jusqu'au début des
années 1970.
Corrélativement, le
nombre de mariages
a connu une chute
spectaculaire. De 400.000 par an dans les années 70, il est passé
à un chiffre annuel oscillant entre 250.000 et 280.000 pour atteindre
284.000
en 1997 : un chiffre encore en hausse de 1 %,
après le ressaut de 1996 dû aux nouvelles conditions restrictives
mises à l'octroi de la demi-part supplémentaire aux personnes
célibataires
1(
*
)
.
En 1998, on compte
14,8 millions de couples,
dont
12,4 millions sont
mariés
et environ
2,4 millions sont en union libre
. Parmi les
couples non mariés, 1,1 million ont au moins un enfant, et, parmi
eux, la moitié en a plusieurs.
Les couples mariés restent cinq
fois plus nombreux que les couples non mariés. Il ne faut pas
l'oublier
.
Mais l'institution du mariage évolue ; elle fait désormais
une place importante à deux phénomènes nouveaux : les
mariages "légitimants" et les remariages de couples - 11 % du total
-, dont au moins un des conjoints avait déjà un enfant d'une
précédente union.
En outre, il est important d'attirer l'attention sur certaines récentes
observations de l'INSEE, qui constate que l'accroissement du nombre d'unions -
toujours en 1996 - "a été particulièrement marqué
pour les hommes et femmes, célibataires ou divorcés, de 50
à 54 ans". Il s'agit souvent de personnes vivant ensemble depuis
longtemps, mais "les cohabitants vieillissent et, en cas de décès
du compagnon, le statut de veuf est plus protecteur que celui d'ancien
concubin".
B. UNE APPROCHE DIFFÉRENTE POUR LES MUTATIONS ET LE REVENU
Ainsi,
le lien familial perd-il de son caractère institutionnel pour se faire
plus volontaire, plus affectif. Comme le note la sociologue Irène
Théry, le couple se caractérise par un lien "plus
égalitaire, plus privé, et plus contractuel", qui traduit, selon
elle, une "exigence accrue dans la recherche du bonheur".
Face à ces nouveaux modes de vie, le législateur ne doit pas se
comporter en théoricien ou en doctrinaire, mais en homme de terrain,
soucieux de répondre aux aspirations de ses concitoyens, tout en prenant
en compte un certain nombre de valeurs morales et d'intérêt
général.
A cet égard, votre rapporteur pour avis est convaincu que,
s'il faut
préserver l'institution du mariage et donc lui réserver un statut
fiscal privilégié, il faut, aussi, tenir compte des nouvelles
réalités familiales et adapter notre législation pour
répondre aux besoins matériels et moraux des familles,
indépendamment du statut juridique dans lequel elles ont choisi de
s'épanouir
.
L'arbitrage est différent selon que l'on considère les droits de
succession ou l'impôt sur le revenu.
En matière de droits de mutation à titre gratuit, votre
rapporteur pour avis rejoint son collègue de la commission des lois
saisie au fond, pour estimer que la législation fiscale ne doit pas
faire obstacle à la
liberté de tester.
Aux côtés de la famille traditionnelle, dont les
intérêts sont légitimement protégés par le
code civil,
il existe des affinités électives, dont la loi
fiscale ne doit pas étouffer les manifestations par des
prélèvements dissuasifs.
Avec l'élévation de niveau de vie, de plus en plus de
Français disposent d'un patrimoine qu'ils ont constitué,
eux-mêmes, par leur épargne ; ils comprennent de moins en
moins qu'on leur interdise,
de facto
, d'en faire
bénéficier leur famille et, d'une façon
générale, les personnes qui leur sont proches.
Disposer d'un patrimoine est un élément de
sécurité dans la vie quotidienne
,
dont nos concitoyens
sont conscients, et dont ils
entendent, de plus en plus souvent, pouvoir
faire bénéficier leurs proches, sans que la fiscalité
vienne affecter leur liberté de choix
.
Liberté et sécurité sont deux aspirations auxquelles ne
répond pas le régime actuel des droits de mutation.
Il faudrait, avant tout, réformer un barème qui, au
delà d'une nécessaire solidarité, apparaît largement
confiscatoire
. Mais ce débat, de nature en grande partie
économique, sort largement du cadre de la discussion de la
présente proposition de loi.
En revanche, votre rapporteur pour avis a considéré comme son
collègue de la commission des lois, que ce texte pouvait être
l'occasion d'aménager
un espace de liberté testamentaire,
faisant une place aux affinités choisies indépendamment des liens
du sang ou des alliances
. Il ne s'agit pas de privilégier telle ou
telle relation, actuellement non légalement protégée, mais
de permettre à chacun de disposer, dans les limites du code civil, d'une
part de son patrimoine au profit d'une personne qu'il entend favoriser pour des
raisons personnelles.
Le problème de l'aménagement de l'impôt sur le revenu ne se
pose pas dans les mêmes termes. L'assimilation du couple lié par
un pacte civil de solidarité au couple marié est
présentée comme un signe de reconnaissance essentiel, alors
même que les avantages résultant de l'imposition commune ne
concernent qu'une fraction limitée de la population des couples non
mariés.
En fait,
sans intérêt pour les revenus modestes, le statut
fiscal des couples mariés est rendu particulièrement favorable
par le système du quotient familial et du quotient conjugal,
qui lui
est associé.
Ce quotient conjugal n'est aussi avantageux que par ce qu'il joue sur un
barème très progressif et un système de décote.
Celui-ci, fait pour atténuer les effets de la progressivité, a
pour effet de rendre le mariage peu intéressant pour les bas revenus,
lorsque les deux membres du couple travaillent et qu'ils n'ont pas ou peu
d'enfants.
Encore une fois, le problème n'est pas indépendant du contexte
général.
La réforme d'ensemble entreprise par le
gouvernement de M. Alain Juppé
et interrompue par le
présent gouvernement,
qui prévoyait la suppression de la
décote et l'allégement du barème, aurait eu pour
conséquence de rendre le mariage fiscalement plus attractif pour les bas
revenus
.