III. LA POSITION DE LA COMMISSION : LE REFUS D'UN DISPOSITIF INABOUTI, INEFFICACE ET DANGEREUX
À titre liminaire, votre rapporteur ne peut que regretter le choix du Gouvernement 63 ( * ) d'engager la procédure accélérée sur un tel sujet affectant les libertés publiques sans qu' aucune étude d'impact n'ait été réalisée, même si votre rapporteur salue le choix du président de l'Assemblée nationale de soumettre à l'examen du Conseil d'État les deux propositions de loi.
Votre commission a concentré son examen sur le dispositif normatif principal des propositions de loi dont elle est saisie : le référé visant à lutter contre les fausses informations en période électorale (article 1 er ).
A. LE RÉFÉRÉ « ANTI-FAUSSES INFORMATIONS », UN DISPOSITIF INSUFFISAMMENT PRÉPARÉ
1. Le choix de l'absence d'amélioration des procédures existantes et de la création d'un dispositif ad hoc
Alors que l'article 1 er de la proposition de loi, délégué au fond à votre commission des lois par la commission de la culture, vise à créer un nouveau référé à l'article L. 163-2 du code électoral, votre rapporteur regrette l'absence d'évaluation préalabl e, par les auteurs de la proposition de loi mais également par le Gouvernement, de la pertinence et de l'efficacité des dispositifs existants en matière de lutte contre les abus de la liberté d'expression , notamment les procédures de référés LCEN ou fondées sur l'article 809 du code de procédure civile.
Certes, le référé « LCEN » semble peu utilisé, sauf en matière de lutte contre la contrefaçon ou d'atteintes à la propriété industrielle musicale, en raison de la complexité de la procédure et de l'absence de juridictions spécialisées dans ce contentieux. Néanmoins, de tels dispositifs auraient pu être améliorés plutôt que de créer ex nihilo un référé « spécifique », sans qu'une réelle spécificité ne justifie pourtant une dérogation. Surtout, il n'est pas certain que la création d'une nouvelle procédure de référé « LCEN bis » soit de nature à rendre ce dernier plus efficace.
L'analyse des dispositifs existants ne révèle aucun besoin impérieux de créer un nouveau référé spécifique à la matière électorale.
Le seul vide juridique, qui se dessine au regard des multiples dispositions législatives actuelles, concerne une action en référé contre les fausses informations qui ne troublent pas ou ne sont pas susceptibles de troubler la paix publique, qui ne sont attentatoires ni à l'honneur, ni à la considération ni à la vie privée des personnes et dont l'effet sur un scrutin n'est qu'incertain. La création d'un référé spécifique n'apparaît ainsi nécessaire que pour permettre de prescrire des mesures attentatoires à la liberté de communication (retrait, déréférencement, blocage) en l'absence de tout dommage avéré ou probable ou en l'absence de tout trouble à l'ordre public. Faut-il, dans une société démocratique, permettre de telles mesures ?
2. Une définition hasardeuse de la fausse information
La procédure de référé adoptée par l'Assemblée cible les « fausses informations ». Or, comme le relevait le Conseil d'État dans son avis, il n'est pas aisé de qualifier juridiquement les « fausses informations ».
Initialement, aucune définition de la « fausse information » ne figurait dans la proposition de loi. Lors de son examen en commission à l'Assemblée nationale, la rapporteure de la commission des lois, Mme Naïma Moutchou, soucieuse de l'intelligibilité de la loi et afin de suivre la recommandation du Conseil d'État, a estimé nécessaire de définir la fausse information dans le code électoral comme « toute allégation ou imputation d'un fait dépourvue d'éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ».
Au regard des réactions contrastées que cette définition a suscité, la rapporteure de la commission des lois a proposé, en séance publique, une nouvelle définition de la fausse information, adoptée par l'Assemblée nationale avec un avis de sagesse du Gouvernement : « toute allégation ou imputation d'un fait inexacte ou trompeuse » serait désormais une fausse information, au sens du code électoral.
Lors des débats, la ministre de la culture a considéré, au nom du Gouvernement, qu'une telle définition n'était pas nécessaire et que les juges n'avaient pas besoin d'une définition légale . Afin de ne pas donner une portée trop générale à la définition, elle avait néanmoins suggéré l'ajout de l'adverbe « manifestement » ; aucun amendement n'ayant été déposé en ce sens, cela n'a pas été retenu.
Tout en saluant l'effort effectué par nos collègues députés de la commission des lois de l'Assemblée nationale, votre commission ne peut que regretter la légèreté avec laquelle le Gouvernement et l'Assemblée nationale entendent légiférer contre les fausses informations en période électorale sans proposer de réelle définition circonscrite au référé ni même répondre à la recommandation du Conseil d'État de limiter la lutte contre les fausses informations aux allégations qui procèdent d'une intention délibérée de nuire.
Dans quelle mesure la disposition actuelle de la proposition de loi permet-elle de protéger la satire ou la parodie, qui peuvent être par nature trompeuses sans pour autant démontrer une quelconque intention de nuire ?
Les seules modalités de diffusion (« artificielle ou automatisée et massive ») ne peuvent suffire à établir une intention malveillante alors même que, par exemple, des contenus humoristiques et viraux peuvent, chaque jour, être reproduits, partagés et diffusés de manière « artificielle » et massive via les réseaux sociaux.
Cette définition hasardeuse pose incontestablement la question de la légitimité du juge des référés à définir, en 48 heures, la nature authentique, inexacte ou trompeuse d'une information. Traditionnellement, le juge des référés est le juge de l'évidence, de l'illégalité manifeste. Or la fausse information n'est pas, par nature, illicite. Surtout, la définition adoptée par l'Assemblée nationale ne permet pas de caractériser avec précision et évidence ce qu'est un contenu litigieux.
Plus inquiétant encore, le texte adopté par l'Assemblée nationale ne vise pas les seules fausses informations diffusées dans l'intention délibérée d'altérer la sincérité d'un scrutin, mais plus généralement toutes allégations inexactes ou trompeuses d'un fait « de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir ». Ainsi la seule diffusion massive et virale d'une information trompeuse susceptible d'avoir des conséquences sur une élection, même si cette diffusion n'a pas été réalisée dans ce but, est susceptible de faire l'objet d'un déréférencement, d'un retrait, voire même d'un blocage, « sans préjudice de la réparation du dommage subi ». Or comment le juge des référés pourrait-il, en 48 heures, établir a priori l'altération d'un scrutin qui n'a pas eu lieu ?
3. Le champ d'application du dispositif de référé en question
L'application du référé aux seules périodes électorales pose question.
Les propositions de loi apparaissent tout d'abord rompre, sans aucune raison juridique impérieuse, avec la tradition juridique française de liberté d'expression accrue pendant les périodes électorales.
Votre rapporteur s'est également interrogé sur la pertinence d'un dispositif spécifique visant seulement les « fausses informations » en période électorale . Aussi préjudiciables et graves soient-elles, le sont-elles plus que les fausses informations diffusées massivement sur Internet en matière de santé, de défense ou en matière économique ? Quelle légitimité d'un dispositif spécifique au débat politique électoral ?
N'est-il pas paradoxal, voire outrageant à l'égard des électeurs, de vouloir nécessairement priver les citoyens de l'accès à une fausse information en période électorale ?
Comme le rappelait le philosophe Jean-Claude Monod lors d'une conférence 64 ( * ) sur les « fake news » , « la démocratie est une forme de gouvernement qui implique une pluralité d'opinions, et la prétention de détenir la vérité ne fait pas bon ménage avec la démocratie. Il faut accepter que règnent des opinions différentes et non une seule vérité que le gouvernement se ferait fort d'appliquer. » Une éducation de chacun à la « vigilance individuelle » face aux contenus diffusés sur Internet ne serait-elle pas plus efficace et moins attentatoire qu'une énième disposition législative ?
4. Des exigences de transparence qui manquent leur cible
Enfin, l'article 1 er de la proposition de loi ordinaire pose de nouvelles exigences en matière de transparence qui excèdent l'objectif de préservation de la sincérité du scrutin.
En posant des obligations de transparence concernant tout « contenu d'information se rattachant à un débat d'intérêt général », la proposition de loi est susceptible de viser un nombre important de contenus sans aucun lien avec les fausses informations, les informations biaisées aux fins d'altérer la sincérité d'un scrutin, une élection, la politique en général ou encore même sans aucun lien avec des faits d'actualités .
L'imprécision de la notion est susceptible de rendre applicables les dispositions à toutes les publicités concernant des acteurs économiques publics (SNCF, RATP, etc. ) ou des entreprises fondant leur publicité commerciale sur un « contenu d'information ».
N'était-il pas préférable de privilégier la loyauté des campagnes électorales en clarifiant les comportements autorisés ou interdits sur Internet ? Est-il possible, par exemple, pour un candidat ou des militants d'un parti, d'influencer les électeurs sur Facebook le jour du scrutin ? Est-il acceptable d'acheter pour un candidat des « faux » followers, même huit mois avant une élection ? Dans quelle mesure ces dépenses peuvent-elles être retracées dans les comptes de campagne ? Il n'est pas certain que les dispositions actuelles de l'article L. 48-1 du code électoral 65 ( * ) , non modifiées par la proposition de loi, suffisent à éclairer les partis politiques, au regard des spécificités de certains services offerts par les plateformes.
* 63 Les propositions de loi visent expressément à traduire le voeu présidentiel de janvier 2018.
* 64 Conférence organisée par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) le 22 mai 2018 : « Fake news » : ce qu'en disent la philosophie, la sociologie, l'informatique, l'économie et le droit ».
* 65 « Les interdictions et restrictions prévues par le présent code en matière de propagande électorale sont applicables à tout message ayant le caractère de propagande électorale diffusé par tout moyen de communication au public par voie électronique. »