B. DES PROPOSITIONS DE LOI PRÉSENTANT DES RISQUES IMPORTANTS
Au-delà des incertitudes de certains termes qui révèlent la précipitation avec lesquelles ces propositions de loi ont été élaborées , le dispositif proposé par l'article 1 er de la proposition de loi présente d'importants risques d'inapplicabilité , mais également et de manière paradoxale, d'atteintes graves à la liberté d'expression .
1. Le risque d'un dispositif inefficace, voire contre-productif
À l'instar de l'ensemble des personnes entendues par votre rapporteur, votre commission considère que le dispositif de la proposition de loi ne pourra s'appliquer que très difficilement aux phénomènes qu'il entend contrer.
En premier lieu, même une procédure de référé n'aura qu'une efficacité incertaine face à des contenus dont la vitesse de propagation est fulgurante. Le Conseil d'État relevait ainsi que « la réponse du juge des référés, aussi rapide soit-elle, risque d'intervenir trop tard, eu égard à la vitesse de propagation des fausses informations, voire à contretemps, alors même que l'empreinte de ces informations s'estompe dans le débat public ».
La grande majorité des personnes entendues par votre rapporteur ont également souligné le caractère paradoxal de l'utilisation d'un référé afin de contrer la diffusion d'une information : l'expérience démontre qu'une action en référé a souvent pour effet de contribuer à la notoriété des informations contestées.
En second lieu, la procédure retenue par l'article 1 er de la proposition de loi apparaît difficile à appliquer.
La proposition de loi a fait le choix d'un dispositif nouveau et non d'une amélioration des procédures existantes. Ce faisant, elle s'est privée de l'efficacité des procédures habituelles en matière de diffamation où le propos diffamatoire est présumé de mauvaise foi, sauf démonstration contraire (exception de bonne foi) ou même établissement de la véracité des faits allégués (exception de vérité).
Contrairement à un procès en diffamation, il n'y aura donc pas de renversement de la charge de la preuve. Ainsi, la personne agissant en référé et invoquant l'existence d'une fausse information devra rapporter la preuve du caractère faux de l'information en question.
Or il n'est que très difficilement possible de rapporter la preuve contraire de certaines affirmations ou allégations, même infamantes : comment établir des faits négatifs ? Comment prouver, par exemple, que l'on n'a pas commis une fraude fiscale ou que l'on ne dispose pas d'un compte offshore ?
Votre rapporteur considère également qu'il est illusoire d'espérer lutter contre les fausses informations diffusées de manière virale, instantanée et anonyme par la création d'un dispositif national . Outil de « désordre international », les fake news n'ont pas vocation à faire l'objet d'une réponse franco-française.
De telles dispositions législatives ne pourraient concerner, dans le meilleur des cas, que les acteurs nationaux et les grands acteurs internationaux disposant de représentants physiques sur le territoire français.
Alors même que l'entrée en vigueur récente du règlement général sur la protection des données (RGPD) a démontré les vertus de la possibilité d'une application extraterritoriale d'un règlement européen, votre rapporteur s'interroge sur la pertinence de l'adoption d'un tel cadre national.
Pour toutes ces raisons, votre rapporteur émet de sérieux doutes quant à l'utilité réelle d'un tel dispositif.
2. Le risque d'une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression dans un débat démocratique
Paradoxalement, alors que les dispositions de l'article 1 er de la proposition ne seront que très difficilement applicables, votre commission estime que la création d'un dispositif de référé visant à lutter contre les « fausses informations » en période électorale pourrait présenter, en pratique, de nombreux risques d'atteintes disproportionnées à la liberté d'expression.
Comme le soulevait Me Christophe Bigot, entendu par votre commission et la commission de la culture 66 ( * ) , « c'est une loi inutile, et qui peut être dangereuse si on commence à assimiler fausse information et information controversée ou mal présentée, ce qui aurait des conséquences en matière de liberté d'expression en période électorale ».
Votre rapporteur constate en effet que les dispositions issues des propositions de loi risquent d'engendrer des effets délétères sur la liberté d'expression et le droit à l'information du public en période électorale .
Le risque d'instrumentalisation à des fins dilatoires d'un tel dispositif ne doit ainsi pas être sous-estimé . Ces propositions de loi pourraient ainsi permettre à n'importe quel parti d'empêcher, à tort ou à raison, la publication d'informations dérangeantes en période électorale alors même qu'il est légitime pour le citoyen d'être informé, même et surtout en période électorale. La rapidité avec laquelle le juge des référés devra statuer risque d'engendrer des décisions contestables, au risque d'ailleurs de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l'élection.
Comme le relève Me Christophe Bigot 67 ( * ) , si une jurisprudence extensive qualifie de « fausses informations », les informations « simplement tendancieuses ou procédant d'une malhonnêteté intellectuelle, les interprétations hardies, ou les informations simplement contestées », n'y a-t-il pas un risque de contrôler abusivement le débat public en lésant l'accès à l'information du citoyen ?
En obligeant le juge des référés à entrer dans un débat qui n'est pas habituellement le sien, n'y a-t-il pas un risque d'affaiblir la justice ? Plusieurs personnes entendues par votre rapporteur ont ainsi pointé le risque d'instrumentalisation du référé où, même en cas de décision défavorable, il s'agirait d'amplifier certains phénomènes de victimisation en dénonçant une « justice aux ordres ». Une telle dérive serait d'autant plus facilitée que l'article 1 er de la proposition de loi n'encadre nullement les personnes pouvant saisir le juge des référés 68 ( * ) .
Votre commission considère ainsi que les dispositions des propositions de loi soumises à son examen posent un problème de principe.
Si la préservation de la sincérité des scrutins est essentielle, peut-on pour autant admettre l'interdiction ou, plus probablement, le « déférencement » d'un mensonge en démocratie qui ne cause aucun trouble à l'ordre public ?
La jurisprudence de la CEDH rappelle que si la diffusion d'informations authentiques est un but légitime dans une société démocratique, l'article 10 de la CESDH n'empêche pas « la discussion ou la diffusion d'informations reçues, même en présence d'éléments donnant fortement à croire que les informations en questions pourraient être fausses 69 ( * ) ».
Faut-il interdire, en raison des intentions malveillantes de certains, le droit d'imaginer, d'alléguer ou de supposer en période électorale ? La recherche de la vérité ne suppose-t-elle pas la confrontation d'informations vraies comme d'informations douteuses ou fausses ? Quelle place entend-on finalement donner à la controverse en période électorale ?
Articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 Article 10. Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. Article 11. La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. |
La jurisprudence constitutionnelle, quant à elle, rappelle que la liberté d'expression est une liberté fondamentale « d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale 70 ( * ) ». Dès lors, la loi ne peut en réglementer l'exercice « qu'en vue de le rendre plus effectif ou de le concilier avec celui d'autres règles ou principes de valeur constitutionnelle ». Les atteintes doivent être « nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif poursuivi » 71 ( * ) . Le Conseil constitutionnel ajoute que « la liberté d'expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales 72 ( * ) ».
Les interrogations soulevées par la
législation allemande
La loi sur l'amélioration de l'application du droit sur les réseaux sociaux, dite NetzDG, entrée en vigueur le 1 er octobre 2017 en Allemagne impose à tous les réseaux de plus de deux millions d'utilisateurs (Facebook, Twitter, Youtube...) de supprimer les messages au contenu « manifestement illégal », dans un délai de 24 heures 73 ( * ) après le signalement des internautes. L'article 1 er , paragraphe 3, de la loi définit les contenus illicites comme ceux contenant les éléments objectifs de 22 infractions du code pénal allemand , par exemple : « la diffamation du président », « de l'État ou de ses symboles », « l'incitation à la haine », « la formation, participation et soutien d'une association terroriste »... Le non-respect de ces dispositions expose les plateformes à une peine d'amende pouvant aller jusqu'à 50 millions d'euros (article 4). Cette loi soulève quelques interrogations, notamment quant à la proportionnalité de l'atteinte portée à la liberté d'expression. En effet, les hébergeurs de contenus ont la lourde responsabilité de déterminer si les propos doivent être retirés en vertu de la loi, ce qui a l'effet pervers d'inciter les plateformes à supprimer sans attendre les propos douteux pour échapper à une éventuelle amende et entraîne une importante censure. La loi apparaît avoir pour effet de transférer de facto la responsabilité de décisions juridiques complexes, des autorités publiques à des entreprises privées. L'application de la loi NetzDG a déjà fait l'objet de nombreuses critiques, notamment par la fédération allemande des journalistes : par exemple lors du blocage d'un compte twitter pendant deux jours alors qu'il s'agissait du compte de la revue Titanic qui est une revue satirique, ou lors du blocage pendant une douzaine d'heures du compte twitter d'une député allemande pour un contenu considéré illicite. |
Il est permis de s'insurger, à l'instar du président de la République, sur la proximité, voire sur la confusion entretenue par certaines plateformes, entre les informations vérifiées des journalistes professionnels et les informations diffusées uniquement sur certains réseaux sociaux.
Néanmoins, la lutte contre ce phénomène ne passe pas nécessairement par des mesures législatives, mais peut-être davantage par des mesures incitatives d'éducation aux médias ou par la garantie d'un plus large pluralisme médiatique.
Au regard des risques de dérives que porte en germes toute législation entravant la liberté de communication 74 ( * ) , n'est-il pas préférable de s'abstenir de légiférer plutôt que de risquer de nuire à la diffusion de contenus légitimes ?
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En conclusion, votre commission n'a pu que constater que les dispositions des propositions de loi soumises à son examen ne répondaient à aucune nécessité impérieuse de légiférer.
De surcroît, le dispositif de référé proposé pour lutter contre la diffusion des fausses informations en période électorale n'apparaît ni lisible, ni efficace, ni suffisamment respectueux des libertés d'expression et de communication . À vouloir protéger à tout prix la sincérité des scrutins du risque que certains électeurs soient trompés par certaines allégations, ces textes prennent le risque d'une atteinte grave au débat public et démocratique.
Pour toutes ces raisons, votre commission a décidé de proposer à la commission de la culture de ne pas adopter les articles de la proposition de loi n° 623, adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l'information pour l'examen desquels elle a reçu une délégation.
En conséquence, à l'initiative de son rapporteur et des membres du groupe socialiste et républicain, votre commission a décidé de soumettre au Sénat une motion tendant à opposer la question préalable à la proposition de loi organique , adoptée par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, relative à la lutte contre la manipulation de l'information . En conséquence, elle n'a pas adopté de texte. En application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte de la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale.
* 66 Le compte rendu de la table-ronde du 3 avril 2018 est disponible à cette adresse :
http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20180402/lois.html#toc2
* 67 Christophe Bigot, « Légiférer sur les fausses informations en ligne, un projet inutile et dangereux », Recueil Dalloz 2018, page 344.
* 68 Toute personne physique ou morale prouvant un intérêt à agir serait ainsi susceptible d'une action en référé. Or en matière électorale, tout électeur ou toute association pourra prouver un intérêt à agir.
* 69 CEDH, 2 e section, 6 septembre 2005, Sarov c/ Ukraine, n° 65518/01.
* 70 Conseil constitutionnel, décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984, considérant n° 37
* 71 Conseil constitutionnel, décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009, considérant n° 15.
* 72 Conseil constitutionnel, décision n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, considérants n os 4 à 14.
* 73 Ce délai est porté à une semaine pour les cas de « contenus illicites » plus ambigus.
* 74 À cet égard, les dérives constatées dans l'application de la loi allemande NetzDG invitent à la plus grande prudence.