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Protection sociale globale
Rejet d’une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi relative à la protection sociale globale, présentée par M. Rachid Temal et plusieurs de ses collègues (proposition n° 430, résultat des travaux n° 661, rapport n° 660).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Rachid Temal, auteur de la proposition de loi.
M. Rachid Temal, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la proposition de loi relative à la protection sociale globale que j’ai l’honneur de vous présenter a un objectif, combattre la pauvreté, et une ambition, mettre fin à une hypocrisie française. Je dis bien : une hypocrisie française !
Avant d’aller plus loin, permettez-moi de vous rappeler les éléments sur lesquels s’appuie cette proposition de loi.
Elle se fonde tout d’abord sur notre loi fondamentale, la Constitution. Selon le préambule de la Constitution de 1946, en effet, « la Nation assure à l’individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement ».
Cette proposition de loi repose ensuite sur le fruit d’une histoire collective, qui, je pense, nous rassemble, sur toutes les travées du Sénat, à savoir le programme du Conseil national de la Résistance, lequel prévoyait « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se les procurer par le travail ».
Or quelle est aujourd’hui la réalité dans notre pays ?
Notre système de protection sociale s’est progressivement et patiemment construit depuis 1945 avec l’avènement de la sécurité sociale. Depuis lors, il s’est étoffé et a intégré de nombreux dispositifs comme les aides au logement, l’allocation aux adultes handicapés, ou AAH, ou le revenu minimum d’insertion, le RMI, puis le revenu de solidarité active, le RSA.
Malgré cela, la pauvreté s’est installée massivement dans notre pays, à tel point que, aujourd’hui, 9,3 millions de personnes sont considérées comme pauvres selon l’Insee. Près d’un tiers d’entre elles sont des enfants et des adolescents, plus de la moitié ont moins de 30 ans.
Ces quinze dernières années, le taux de pauvreté des jeunes âgés de 18 à 29 ans a augmenté de plus de 50 %. Plus frappant encore, le Secours populaire souligne qu’un enfant sur cinq vit sous le seuil de pauvreté et ne mange pas tous les jours à sa faim. Les personnes handicapées pauvres sont, elles, plus de 800 000 en France, soit 12 % de l’ensemble des adultes en situation de pauvreté.
En matière de logement, selon une étude de la Fondation Abbé-Pierre, quelque 300 000 Français seraient sans domicile. Et je ne parle pas des mal-logés. Chacun le mesure au nombre de demandes de logements déposées dans sa mairie.
N’oublions pas que, selon les associations, près d’un million de personnes ont rejoint cette cohorte depuis le début de la crise. La France compte aujourd’hui plus de 11 millions de pauvres, soit 17 % de la population, alors qu’elle est la sixième puissance économique mondiale.
Face à cette situation, que chacun déplore et souhaite combattre, un phénomène participe à l’enfermement dans la précarité et la pauvreté : le non-recours.
En 2018, selon la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, la Drees, le taux de non-recours à l’aide au paiement d’une complémentaire de santé, l’ACS, oscillait entre 53 % et 67 %. Dans son dernier rapport, le Secours catholique estime pour sa part qu’un tiers des allocataires potentiels du RSA n’en bénéficie pas.
Si les raisons qui expliquent le non-recours sont multiples, la principale est la méconnaissance du public des dispositifs existants et leur complexité d’accès. Cette raison explique à elle seule 70 % des non-recours. Il s’agit là d’un véritable fléau.
Permettez-moi maintenant d’évoquer ce que j’ai appelé l’hypocrisie française face à la pauvreté, qui repose sur trois éléments.
Tout d’abord, nous créons des droits théoriques sans nous assurer qu’ils sont effectivement mis en œuvre.
Ensuite, nous assistons parfois à des logiques d’économies, au détriment des plus précaires. On sait bien que le non-recours a une dimension budgétaire.
Enfin, pour parodier une citation célèbre, « contre la pauvreté, nous n’avons pas tout essayé ».
Aussi la présente proposition de loi vise-t-elle à passer d’un droit reconnu, mais théorique, à un droit réel. C’est fidèle à ces principes, à la Constitution, au programme du Conseil national de la Résistance, et conscient de la réalité de la pauvreté qui brise des vies, parfois dès la naissance, que je me présente aujourd’hui devant vous.
Cette proposition de loi vise à compléter les dispositifs existants, à être efficace rapidement et à soutenir les Français qui ont droit à des prestations sociales. Bien entendu, la lutte contre le non-recours fait partie des missions obligatoires des caisses de sécurité sociale et des caisses d’allocations familiales, notamment au travers des « Rendez-vous des droits ». Je salue cet engagement et je m’en félicite.
Le dispositif que je vous propose vise évidemment non pas à remplacer ou à concurrencer l’existant, mais à le compléter. Les associations et l’administration reconnaissent que beaucoup reste à faire en matière de non-recours.
La commission des affaires sociales le souligne d’ailleurs dans son rapport : « Aussi intéressantes qu’elles soient, ces démarches se heurtent soit à la complexité de réformer un paysage d’aides sociales sédimentées et au temps nécessaire à leur mise en œuvre, soit au fait qu’elles n’atteignent pas les publics les plus éloignés des dispositifs sociaux, affectés par la fracture numérique ou l’exclusion sociale ».
Elle souligne également que le dispositif proposé dans la présente proposition de loi, « à périmètre constant des droits et prestations sociales, a le mérite d’offrir un mécanisme applicable dans un délai raisonnable, alors que les travaux engagés par le Gouvernement pour mettre en place un revenu universel d’activité ne trouveront pas de traduction concrète avant la fin de ce quinquennat ».
C’est maintenant qu’il nous faut agir ! Tel est l’objet de cette proposition de loi.
En réalité, mes chers collègues, ce texte met en lumière deux visions de la société. Certains – ce n’est pas une condamnation de ma part – considèrent que les bénéficiaires de prestations sociales doivent être surveillés, responsabilisés ; ils estiment parfois même qu’il faut leur imposer des conditions. D’autres, comme moi, pensent que la lutte contre la pauvreté doit être une priorité et veulent mettre fin à l’hypocrisie française que j’évoquais au début de mon intervention.
Les débats en commission ont d’ailleurs été particulièrement instructifs. Pour les uns, il faudrait, pour bénéficier du RSA par exemple, fournir un « effort d’insertion supplémentaire ». Pour ma part, je ne savais pas que, pour bénéficier des dispositifs et droits garantis par la loi, nos concitoyens devaient faire des « efforts ».
Cette logique s’applique-t-elle à tous les droits ou uniquement à ceux des plus précaires ? A-t-on demandé aux contribuables soumis à l’impôt de solidarité sur la fortune, lorsque celui-ci a été supprimé, de faire preuve de sens des responsabilités, de prendre des engagements, de faire une quelconque démarche ? Les lois et les décisions que nous prenons reposent sur le principe d’universalité.
D’autres encore pensent que cette proposition de loi prévoit un « versement automatique ». Qu’ils soient rassurés, le mécanisme que je propose repose toujours sur une demande initiale de l’ayant droit.
Pour d’autres enfin, la réduction du non-recours aurait des effets financiers : elle coûterait cher, nous disent certains. Comme il s’agit ni plus ni moins d’appliquer le droit, cet argument ne peut s’entendre, sauf à voter des droits et, dans le même temps, à faire des économies au détriment des personnes en situation de précarité. Quel modèle de société !
Si un droit existe, il doit être appliqué, « quoi qu’il en coûte ». Et ce n’est pas le vice-président de la commission des affaires sociales, qui a lui-même rappelé ce fait au Gouvernement lors de l’examen du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 et de l’amendement dont est issue la présente proposition de loi, qui me contredira.
Le Gouvernement avait alors invoqué à l’Assemblée nationale le risque que cette disposition n’allonge les délais et ne pénalise les ayants droit. Ce n’était pas le cas dans la première version, cela ne l’est pas non plus dans le présent texte. Il n’y a pas de risque de retard pour les bénéficiaires des prestations sociales.
Dès lors, mes chers collègues, une fois mis de côté ces arguments de circonstance, dont certains sont idéologiques, je rappellerai que cette proposition de loi reprend un amendement que j’avais déposé lors de l’examen du PLFSS pour 2021 et que notre Haute Assemblée avait adopté le 12 novembre dernier. Il serait bien de réaffirmer que ce qui était bon le 12 novembre dernier l’est encore aujourd’hui.
Notre groupe, quel que soit le résultat du vote de ce soir – j’ai lu les conclusions du rapport de la commission des affaires sociales, il n’y a donc pas de suspens ! – continuera de porter ce combat contre le non-recours, car il est juste et essentiel.
Nous continuerons à porter ce combat, parce qu’il n’est plus acceptable que certains droits soient théoriques et non pas réels.
Nous continuerons à porter ce combat, parce que nous devons mettre fin à l’idée trop largement répandue selon laquelle les personnes précaires doivent faire des « efforts » pour que leurs droits soient appliqués.
Nous continuerons à porter ce combat, parce qu’il y va tout simplement de la vie et de l’avenir de millions de Français – de femmes, d’enfants, d’hommes. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Annie Le Houerou, rapporteure de la commission des affaires sociales. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, une part significative des personnes éligibles aux droits et prestations sociales n’en bénéficient pas. C’est ce que nous appelons le « non-recours », un sujet auquel les sociologues ont consacré un premier article en 1976, soit il y a près d’un demi-siècle.
Depuis lors, les livres se comptent par dizaines sur cette question, qui mobilise des laboratoires de recherche entiers. Et pour cause : le non-recours est devenu un phénomène massif avec la multiplication des dispositifs. Le Secours catholique estime que, désormais, un tiers des allocataires potentiels du RSA et un quart des personnes éligibles aux allocations familiales ne les perçoivent pas.
Que révèlent ces chiffres de la pertinence des choix collectifs ? Que disent-ils de ce qu’éprouvent les plus fragiles ? De l’état de notre pacte social ? Ces questions méritent assurément d’occuper les chercheurs, mais tout autant, voire davantage, les parlementaires que nous sommes, inquiets de cette réalité qui ne s’estompe pas.
De façon classique, le non-recours aux droits s’explique par le parcours des individus, dont on tente de cerner la rationalité en matière d’accès aux droits.
Si les personnes éligibles au RSA ne le perçoivent pas, c’est d’abord par ignorance de son existence ou méconnaissance de ses conditions d’accès. Le non-recours peut aussi être volontaire, motivé par le refus de la stigmatisation ou la conviction qu’il y a toujours plus malheureux que soi. Mais la principale cause réside dans la complexité des démarches, qui décourage les demandeurs, quand elle ne les effraie pas.
Pour y remédier, les organismes gestionnaires ont été responsabilisés : la lutte contre le non-recours fait désormais partie des missions légales des caisses de sécurité sociale. Les caisses d’allocations familiales obtiennent quelques résultats grâce à leurs « Rendez-vous des droits ».
Les modalités de repérage des personnes les plus en difficulté sont de plus en plus sophistiquées, grâce notamment aux techniques de data mining – c’était l’objet de l’article 82 de la dernière loi de financement de la sécurité sociale.
Des efforts importants sont aussi déployés pour mieux informer les administrés et fluidifier les échanges entre administrations.
Outre les simulateurs en ligne proposés par les différents organismes, le portail numérique des droits sociaux – mesdroitssociaux.gouv.fr – permet aux assurés de visualiser leurs droits, de les simuler et de réaliser leurs démarches en ligne en matière de retraite, d’emploi, de santé, de logement, mais aussi de prestations de solidarité, d’allocations familiales ou encore d’aides extralégales de certaines collectivités territoriales.
Le portail Mon parcours handicap a pour sa part vocation à servir de guichet unique numérique, afin de simplifier les démarches des usagers tout au long de leur vie.
Ces initiatives sont intéressantes, mais l’accent mis sur la numérisation des démarches fait fi de la fracture numérique et de l’illectronisme. Eh oui : les difficultés d’accès au numérique touchent plus fréquemment ceux qui ont vocation à se servir de ces outils !
Ainsi, selon une étude réalisée par le Secours catholique, près de 55 % des personnes interrogées rencontrent des difficultés avec les démarches en ligne. Parmi celles que l’association prend en charge, un tiers a un accès nul ou limité aux outils informatiques.
Selon les analyses plus récentes sur le non-recours, qui partent des dispositifs eux-mêmes, si de nombreuses personnes éligibles aux prestations sociales n’en bénéficient pas, c’est sans doute aussi parce que ces dernières sont mal conçues. Lutter contre le non-recours devrait donc passer non seulement par l’accompagnement des personnes, mais aussi par la refonte des dispositifs qui leur sont destinés et des procédures à suivre.
Idéalement, pour plus de lisibilité, le nombre de prestations devrait être réduit au minimum et leurs voies d’accès simplifiées au maximum.
Une promesse de cet ordre a été faite en juin 2018 avec le projet de revenu universel d’activité, le RUA, vaisseau amiral de la stratégie nationale de lutte contre la pauvreté, bâti pour garantir un meilleur pilotage. Trois ans plus tard, il s’est ensablé…
Dans ce contexte, la proposition de loi de M. Temal est astucieuse et originale.
Elle est astucieuse, car elle ne touche pas au paysage des aides et prestations, ni à leurs conditions d’accès. D’aucuns y verront peut-être une faiblesse, mais, plutôt que de concurrencer le chantier du RUA, qui aboutira peut-être un jour, mieux vaut proposer un mécanisme plus directement opérationnel. C’est ce mécanisme qui rend cette proposition de loi originale et qui laisse à penser que, au moins en matière de lutte contre le non-recours, on n’a pas encore tout essayé.
Pour le décrire d’un mot, ce mécanisme systématise l’examen de l’éligibilité du demandeur d’une prestation à une liste de droits et de prestations connexes. Ce faisant, c’est à l’administration, et non plus aux usagers, qu’il reviendrait de frapper à la bonne porte, et cela de manière organisée, pour plus d’efficacité.
Deux grandes catégories de prestations sont distinguées. La première comprend les prestations relevant du soutien à l’autonomie : l’éligibilité à l’AAH, à la prestation de compensation du handicap, la PCH, à l’allocation personnalisée d’autonomie, l’APA, et à la carte mobilité inclusion entraînerait automatiquement l’examen de l’éligibilité aux autres droits et prestations qui ne leur sont pas incompatibles.
Le même mécanisme est prévu pour les prestations destinées aux personnes à faibles ressources : la prime d’activité et les trois aides au logement.
Ces deux groupes de prestations sont en outre reliés entre eux : l’autorité qui prononcerait l’admission au bénéfice d’un droit ou d’une prestation du premier ensemble saisirait sans délai les organismes compétents pour l’examen de l’éligibilité aux prestations du second ensemble. Les deux ensembles sont pareillement reliés au RSA, ainsi qu’à la complémentaire santé solidaire.
Lorsque l’autorité saisie en application d’un tel mécanisme en aura la compétence et disposera de tous les éléments nécessaires, elle se prononcera simultanément sur l’admission de l’intéressé au bénéfice d’un ou plusieurs autres droits ou prestations, ainsi qu’au bénéfice du RSA. À défaut, elle informera le bénéficiaire qu’il sera procédé sans délai à l’examen de son dossier par l’organisme compétent, qui lui serait indiqué.
Un tel mécanisme épouse l’évolution de notre système social, sans remettre en cause son fonctionnement. Le principe de quérabilité des aides est ici respecté, puisqu’il faut faire une demande originelle pour déclencher l’examen de l’éligibilité à d’autres prestations.
Cette automaticité ne serait pas nouvelle, elle a déjà gagné un peu de terrain.
En effet, toute demande de RSA vaut demande de prime d’activité ; tout bénéficiaire du RSA a déjà automatiquement accès à la complémentaire santé solidaire en cochant une simple case ; toute demande de prestation faite à une maison départementale des personnes handicapées, une MDPH, sur le formulaire unique en circulation depuis 2019 vaut demande de toutes celles qu’elle peut distribuer.
D’aucuns feront sans doute valoir que de telles obligations d’instruction de nouveaux dossiers alourdiront les charges de gestion des organismes délivrant les prestations. Cela se discute.
Tout d’abord, certaines dispositions du texte prévoient les souplesses nécessaires : en prévenant les requêtes sans objet, en permettant, à la suite d’un premier refus, l’examen de l’éligibilité du demandeur à d’autres droits ou prestations, ou bien la saisine à cette fin de l’autorité compétente. Le texte prévoit même que le demandeur puisse renoncer à tout moment au bénéfice d’une prestation.
Ensuite, la simplification globale des démarches pourrait, en prévenant les ruptures de droits en cascade, faire faire des économies globales au système social, car les besoins des personnes seraient appréhendés avant que leur situation ne soit trop dégradée.
Ce texte apparaît en réalité complémentaire des chantiers en cours. S’il exige peut-être des efforts de formation des agents aux prestations qu’ils ne servent pas directement, il ne nécessite pas d’autres efforts de gestion que ceux qui sont déjà engagés en matière de rapprochement des données fiscales et sociales, de simplification numérique et de lutte contre l’illectronisme.
Quand bien même il serait démontré que tout cela alourdirait la gestion des prestations ou exigerait des autorisations d’échanges de données supplémentaires, on ne saurait sérieusement invoquer de tels arguments pratiques et techniques pour faire obstacle au droit élémentaire de chacun de bénéficier de ce qui doit lui revenir.
Certains de nos collègues ont enfin regretté en commission que les dépenses qu’entraînerait un tel mécanisme n’aient pas été chiffrées. Une telle inquiétude est apparemment légitime.
L’inquiétude de certains collègues, qui siègent plutôt sur ma droite, révèle toutefois une curieuse perspective. Car enfin, mes chers collègues, le problème n’est pas que ce texte ne soit pas accompagné d’une étude d’impact, il est plutôt que nos projets de loi de finances annuels ne comprennent pas d’évaluation du montant des économies que nous réalisons en décourageant les plus fragiles ! Le Secours catholique évoque des « économies honteuses ». Rachid Temal, l’auteur de la proposition de loi, parle, lui, d’une « hypocrisie française ».
Que fait le législateur qui redessine les aides au logement ou élargit le bénéfice de l’AAH, sans, dans le même temps, s’assurer que ses destinataires pourront en profiter, sinon se payer de mots ? Il est à craindre que, à terme, ce ne soit cette dépense-là qui nous coûte le plus cher.
On ne s’étonnera donc pas, mes chers collègues, que, dans sa sagesse, le Sénat ait déjà voté un tel mécanisme, présenté sous forme d’amendement au projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2021, après avis de sagesse du rapporteur général de la commission des affaires sociales – sous une forme bien moins aboutie que celle qui est prévue dans cette proposition de loi. Qu’il ait ensuite été supprimé de la version définitive du texte ne nous interdit pas de l’adopter de nouveau, bien au contraire.
Néanmoins, la commission des affaires sociales n’a pas adopté cette proposition de loi, à laquelle je suis, vous l’avez bien compris, favorable à titre personnel. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Nathalie Elimas, secrétaire d’État auprès du ministre de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, chargée de l’éducation prioritaire. Madame la présidente, monsieur le vice-président de la commission, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous prie tout d’abord de bien vouloir excuser l’absence aujourd’hui de ma collègue Brigitte Bourguignon, qui est actuellement en déplacement au Danemark, où elle doit rencontrer tôt demain matin son homologue.
Je suis très heureuse de pouvoir m’exprimer en son nom, sur un sujet que je connais assez bien.
J’admets que le lien entre l’éducation prioritaire et l’objet du texte n’est pas évident, mais, si l’on examine les choses de près, on aperçoit des ponts.
Monsieur le sénateur, vous avez parlé de « précarité alimentaire ». Dans mon champ ministériel, je m’emploie à développer une politique sociale volontariste, par exemple en redéployant les petits-déjeuners gratuits. Je lutte également contre le non-recours aux bourses : un certain nombre de dispositions seront mises en place à partir de l’année prochaine. Encore une fois, il s’agit d’un sujet auquel je suis particulièrement attachée.
La proposition de loi dont nous allons débattre vise à lutter contre le non-recours aux droits sociaux en instaurant une instruction automatique de l’éligibilité à des prestations autres que celle pour laquelle une demande a été initialement déposée.
Monsieur le sénateur, je souhaite avant toute chose vous remercier de vous emparer d’un tel sujet. Comme je le soulignais, la lutte contre le non-recours aux droits est un enjeu majeur. Elle est au cœur de notre pacte social. Nous partageons pleinement votre volonté de lutter efficacement contre les situations de non-recours, qui précarisent des publics souvent déjà fragilisés.
Vous le savez, le non-recours aux droits est un phénomène complexe, aux origines plurielles. Trop souvent encore, il est lié au manque d’informations : les personnes n’ont pas connaissance de l’existence des prestations ou ne savent pas qu’elles y sont éligibles. Il est parfois aussi dû à l’aridité des démarches administratives, qui, nous le savons, découragent certains. Enfin, il est pour d’autres un choix délibéré, qui peut traduire une certaine conception de ce que devrait être l’action sociale de l’État.
Vous le comprenez, la problématique du non-recours est éminemment complexe, et les réponses à apporter varient selon les spécificités des situations.
Pour autant, la présente proposition de loi ne semble pas être une réponse adaptée. Si son objectif est louable, le dispositif proposé présente aussi des faiblesses techniques et opérationnelles. (M. Rachid Temal s’exclame.)
Tout d’abord, le choix des prestations que vous avez ciblées interroge. Il ignore notamment le fait qu’il existe déjà un dossier unique pour les prestations liées au handicap – je pense à l’allocation aux adultes handicapés, l’AAH, à la prestation de compensation du handicap, la PCH, ou à la carte mobilité inclusion, la CMI – instruites par les maisons départementales des personnes handicapées, les MDPH.
Par ailleurs, le dispositif envisagé méconnaît la complexité de notre filet de protection sociale, notamment au regard des liens et incompatibilités qui existent entre certaines prestations sociales. Je pense ainsi à l’allocation aux adultes handicapés, qui ne peut être cumulée avec la prime d’activité que dans de rares cas, ou encore au droit au revenu de solidarité active, le RSA, dont l’instruction nécessite d’apprécier des ressources beaucoup plus larges que pour l’examen d’une demande d’aide au logement.
La diversité des conditions d’éligibilité qui existe entre les prestations ne permettra pas aux organismes d’examiner le droit à une prestation sur la seule base des informations recueillies à l’occasion de l’instruction d’une autre prestation. Il faudrait alors revenir vers les intéressés, au risque d’allonger les délais de traitement et sans valeur ajoutée.
À ce sujet, l’harmonisation des bases ressources de ces prestations, indispensable pour que les bénéficiaires n’aient pas à renseigner de nouvelles informations, requerrait des autorisations de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, la CNIL, alors que cette dernière refuse qu’une même base de données soit utilisée pour plusieurs prestations, y compris au sein d’un même organisme de sécurité sociale.
Par ailleurs, ce que vous proposez ne prévoit pas de mécanisme de vérification des dossiers déjà déposés et renforce en pratique le risque qu’une demande ne soit instruite plusieurs fois.
Enfin, et cela ne doit pas être négligé, un tel dispositif mobiliserait des moyens supplémentaires considérables, du point de vue tant informatique, pour favoriser le partage d’informations entre les systèmes, que des ressources humaines, pour permettre aux organismes concernés, déjà surchargés, d’absorber de telles charges administratives. (M. Rachid Temal proteste.)
Mesdames, messieurs les sénateurs, cette proposition de loi, même si son objectif est bien légitime, souffre d’insuffisances.
Pour autant, le Gouvernement n’est pas resté passif face aux situations de non-recours. Depuis le début du quinquennat, nous œuvrons pour honorer notre pacte social et permettre à toutes celles et à tous ceux qui le souhaitent de bénéficier des aides et prestations auxquelles ils peuvent légitimement prétendre. Depuis 2018, les caisses de sécurité sociale organisent des campagnes de data mining.
Les résultats sont encourageants. En 2019, cela a permis de cibler 26 % des dossiers de personnes qui pouvaient prétendre au RSA et aux allocations logement. En 2020, quelque 7 705 allocataires ont ainsi ouvert un nouveau droit à la prime d’activité suite à un repérage dans ce cadre. Des actions structurantes ont également été entreprises pour favoriser le déploiement de dispositifs d’« aller vers ».
À ce sujet, les rendez-vous des droits des caisses d’allocations familiales, les CAF, et des caisses de Mutualité sociale agricole, les MSA, sont des leviers efficaces de lutte contre le non-recours. Concrètement, les allocataires les plus vulnérables se voient proposer un entretien personnalisé, afin de faire le point sur l’ensemble des aides auxquelles ils peuvent prétendre.
En 2017, quelque 50 % des bénéficiaires des rendez-vous de la CAF déclaraient avoir reçu des droits nouveaux, avec une ouverture en moyenne de 1,4 prestation. C’est considérable.
Par ailleurs, à l’été 2020, une expérimentation a permis le déploiement de 107 équipes mobiles des caisses primaires d’assurance maladie, les CPAM, et des CAF dans les structures d’hébergement temporaire. Cette expérimentation a rencontré un vif succès, puisqu’elle a permis d’engager 4 871 actions d’ouverture de droits.
Nous avons parallèlement entrepris un vaste plan de simplification des démarches administratives, qui permet de réduire les formulaires à renseigner, de favoriser la dématérialisation des démarches, ou encore de diminuer le nombre de pièces justificatives requises.
Pour y parvenir, nous travaillons à renforcer le partage des données entre les administrations. À terme, ces efforts permettront de préremplir automatiquement les données relatives aux ressources des allocataires. Tel sera le cas par exemple pour le téléservice de la complémentaire santé solidaire d’ici à la fin de l’année 2021.
Enfin, des simulateurs ont été mis à la disposition des citoyens, afin que ceux-ci puissent vérifier les aides auxquelles ils peuvent prétendre. Je pense notamment au portail numérique des droits sociaux, aux simulateurs déployés par la CAF, ou encore au simulateur la Boussole, qui a été mis en ligne au mois d’avril dernier et qui rassemble toutes les aides auxquelles les jeunes peuvent prétendre. Je vous invite à les consulter ; ce sont des outils précieux.
Et comme nous n’ignorons pas que notre système de soutien monétaire aux plus précaires souffre de certains défauts, nous avons lancé des travaux ambitieux sur la création d’un revenu universel d’activité, le RUA, conformément à l’engagement du Président de la République. (M. Rachid Temal ironise.)
Ces travaux, qui ont été suspendus du fait de la crise sanitaire, seront finalisés, avec la remise d’un rapport public d’ici à la fin de l’année. Je ne doute pas que nous aurons l’occasion d’en débattre.
Mesdames, messieurs les sénateurs, vous l’aurez compris, le Gouvernement s’est engagé pour lutter activement contre les situations de non-recours et permettre à tous ceux qui le souhaitent d’avoir accès aux droits qui leur sont ouverts s’ils en font la demande. Le défi est grand, mais nous sommes prêts à le relever.