M. Patrick Kanner. Exactement !
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
Mme Jacky Deromedi, rapporteur. Cet amendement vise à restreindre l’obligation pour les entreprises de justifier les non-embauches au seul cas où le candidat a été reçu en entretien et en fait la demande. Cette suggestion, qui tend à protéger les candidats, nous a été faite par l’Association française des managers de la diversité. Certains ne sont, en effet, pas prêts à entendre des critiques sur leur comportement en entretien.
En revanche, du point de vue de l’entreprise, si cette mesure réduit sans doute le volume de réponses à traiter, elle n’écarte pas le risque de contentieux devant les prud’hommes.
Les employeurs sont soumis à des obligations de non-discrimination qui sont pénalement sanctionnées. Ils ne doivent pas être considérés comme étant a priori discriminants, alors que leurs difficultés actuelles à recruter les conduisent au contraire à diversifier leurs viviers de candidats.
Une non-embauche est souvent liée à un manque d’« employabilité », justifié par des critères de formation ou de savoir-être. Avis défavorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Nadia Hai, ministre déléguée. Cet amendement a pour objet de prévoir l’obligation pour les entreprises d’indiquer aux candidats les motifs ayant justifié le rejet de leur candidature. Je ne vous ferai pas l’affront, monsieur le sénateur, de vous accuser de faire preuve d’idéalisme.
Cela étant, le sénateur Piednoir nous ayant précédemment fait part de son témoignage, permettez-moi de vous faire part du mien.
Quand j’étais plus jeune, issue des quartiers prioritaires de la ville de Trappes, je recherchais un contrat en alternance et j’ai dû adresser une centaine de candidatures à des entreprises. Très sincèrement, je ne sais pas ce que cela aurait pu m’apporter de lire dans une lettre de refus une formule telle que : « Nous sommes au regret de vous annoncer que votre candidature n’a pas été retenue au motif que nous avons choisi un candidat ayant une expérience supérieure à la vôtre et liée directement à notre secteur d’activité. »
C’est pourquoi nous avons décidé d’agir autrement et de faire évoluer les pratiques existantes, en travaillant sur un référentiel qui vise à lutter contre les discriminations volontaires ou involontaires de la part des entreprises. Ce référentiel a été réalisé par le groupe de travail « Formation à la non-discrimination », qui se réunit régulièrement depuis le mois de juillet 2017, dans le cadre du groupe de dialogue interpartenaires sur la lutte contre les discriminations en entreprise que j’évoquais dans mon propos liminaire.
Je demande donc le retrait de cet amendement ; à défaut, j’émettrai un avis défavorable.
Mme la présidente. Je mets aux voix l’article 6.
(L’article 6 n’est pas adopté.)
Chapitre II
Faciliter l’adaptation de nos entreprises à la diversité sociale
Article 7
Le code du travail est ainsi modifié :
1° Après le 5° de l’article L. 2312-8, il est inséré un 6° ainsi rédigé :
« 6° Les mesures prises en vue de promouvoir l’égalité des chances, notamment en matière de recrutement, de formation professionnelle et de promotion interne. » ;
2° L’article L. 2312-12 est complété par les mots : « , et toute proposition de nature à favoriser l’égalité des chances dans l’entreprise, en procédant à l’évaluation des dispositifs y concourant » ;
3° L’article L. 2312-17 est complété par un 4° ainsi rédigé :
« 4° Les actions favorisant l’égalité des chances dans la promotion et l’accès à l’emploi. » ;
4° La seconde phrase du premier alinéa de l’article L. 2312-18 est complétée par les mots : « , et à l’égalité des chances dans la promotion et l’accès à l’emploi ».
Mme la présidente. La parole est à M. Rémi Cardon, sur l’article.
M. Rémi Cardon. Nous souhaitons ajouter aux missions du comité social et économique (CSE) la promotion de l’égalité des chances.
Le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes a remplacé, en 2013, l’Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes, lui-même créé en 1995. En 2011, la loi Copé-Zimmermann a imposé un quota de femmes dans les conseils d’administration des entreprises. Alors que cela nous semblait difficile, voire impossible, nous avons collectivement été capables de mettre en avant l’égalité entre les femmes et les hommes. Pourquoi ne continuerions-nous pas en créant des indicateurs sur l’égalité des chances dans les entreprises ? Je ne prétends pas que de tels indicateurs soient faciles à mettre en œuvre, mais je les crois nécessaires.
Mes chers collègues, je demande de la transparence et des informations précises sur ces sujets, loin des radars de la politique, afin de comprendre comment notre société fonctionne. Cette mesure pourrait être symbolique, de mon point de vue.
Mme la présidente. La parole est à Mme Monique Lubin, sur l’article.
Mme Monique Lubin. Certains observateurs ont noté que la mise en place du CSE avait servi de révélateur du climat social propre à chaque entreprise. Là où les relations sont fondées sur la méfiance, les accords du CSE semblent défensifs ; à l’inverse, là où le dialogue social est davantage ancré, les accords créent de nouveaux droits, notamment en matière d’expertise.
Dans ce contexte, il nous a semblé judicieux d’élargir les attributions du CSE et de prévoir qu’il sera informé et consulté sur les mesures prises en vue de promouvoir l’égalité des chances, notamment en matière de recrutement, de formation professionnelle et de promotion interne.
Un de mes collègues a parlé de méritocratie et de talent. Il y a fort longtemps, je pensais que les femmes auraient les mêmes droits que les hommes en politique et qu’elles arriveraient à obtenir les mêmes mandats parce qu’elles étaient méritantes et parce qu’elles avaient du talent. J’étais même défavorable à la loi sur la parité.
Je vous laisse tirer les conclusions de cette expérience… Heureusement que cette loi a été votée, car sinon nous ne serions pas nombreuses dans cet hémicycle, et pourtant, Dieu sait si nous sommes talentueuses ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – M. Guy Benarroche applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, sur l’article.
Mme Hélène Conway-Mouret. L’ensemble des articles du texte ayant été rejetés, je tiens à remercier, avant que le débat ne s’arrête, l’ensemble des orateurs pour la qualité de leurs interventions.
On dit que le courage, c’est chercher la vérité et surtout la dire. Je pense que nous l’avons fait ce matin, en regardant en face la situation de grande précarité dans laquelle se trouve la jeunesse de notre pays, car ce constat fait consensus. Avec mon groupe politique, nous avons tenté d’y remédier en facilitant l’accès à l’emploi et en luttant en même temps contre les discriminations.
Il n’en reste pas moins que je regrette la succession de votes négatifs sur chacun des articles. Ils ont interdit au Sénat de pouvoir se prévaloir d’une réforme, certes modeste, mais qui aurait touché une partie de la société dont les difficultés devraient être au centre de nos préoccupations. Nous aurons à y revenir, je vous l’assure. Le Sénat est passé ce matin à côté d’une solution… (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. Je vais mettre aux voix l’article 7.
Mes chers collègues, je vous rappelle que, si cet article n’était pas adopté, il n’y aurait plus lieu de voter sur l’ensemble de la proposition de loi, dans la mesure où les sept articles qui la composent auraient été rejetés ; il n’y aurait donc pas d’explications de vote sur l’ensemble du texte.
La parole est à M. Guy Benarroche, pour explication de vote sur l’article.
M. Guy Benarroche. J’ai eu l’immense honneur d’être en séance, hier soir, pour l’examen de la proposition de loi du groupe écologiste pour un élevage éthique, juste socialement et soucieux du bien-être animal. J’ai le privilège aujourd’hui de participer à l’examen de cette proposition de loi pour un meilleur accès des jeunes dans la fonction publique et les entreprises. J’ai toutefois l’impression que le même scénario se répète.
D’un côté, les membres du Gouvernement, les ministres se succèdent, entre hier soir, aujourd’hui, demain peut-être… Ils nous expliquent à quel point nos propositions de loi sont intéressantes et ont des objectifs louables, mais arguent que la réflexion, le travail, les briques posées petit à petit par le Gouvernement sont telles que nos propositions n’apportent finalement rien. Tout se passe comme si nous ne voyions pas la réalité de la situation au quotidien, comme si nous ne comprenions pas à quel point le Gouvernement répondait aux problèmes qui se posent devant nous.
Effectivement, nous n’avons pas la même vision et nous ne percevons pas le résultat de ces briques qui sont posées les unes à côté des autres sans qu’émerge une architecture plausible d’un point de vue politique.
D’un autre côté, la majorité du Sénat nous explique que le Gouvernement n’a pas les solutions, que nous ne les avons pas non plus, malgré nos objectifs et nos propositions tout à fait louables. En effet, selon cette majorité, aucune des solutions que nous pouvons proposer, même humblement, n’est adaptée à la réalité de la société. Tout nous échapperait. Hier, c’était l’Europe qui nous empêchait de prendre des décisions, en France, concernant l’élevage éthique. Aujourd’hui, la méritocratie et la réalité sociale nous empêcheraient de prendre les mesures nécessaires pour contribuer à rétablir l’égalité des chances.
Pour le récent sénateur que je suis, tout cela est quelque peu frustrant et gênant. Les propositions de loi que nous avons examinées, hier soir et aujourd’hui, n’ont pas pour ambition de résoudre le problème de l’élevage en France ni celui de l’égalité des chances.
Cependant, certaines mesures auraient permis d’avancer sur ces sujets, selon l’avis général qui s’est exprimé en dehors de cet hémicycle, et que partagent même certains sénateurs qui soutiennent le Gouvernement ou qui appartiennent à la majorité sénatoriale.
Le jeu parlementaire nous empêche d’avancer, ce que je trouve dommageable. C’est la raison pour laquelle le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires ne pouvant voter cette proposition de loi, il le fera avec le cœur, car il approuve un certain nombre des actions qu’elle prévoyait.
Mme la présidente. Vous avez largement dépassé votre temps de parole !
La parole est à M. Patrick Kanner, pour explication de vote sur l’article.
M. Patrick Kanner. Bientôt, nous n’aurons plus que deux minutes pour nous exprimer, la réforme de notre règlement risquant d’être adoptée par cette assemblée. Tel est le choix de la majorité du Sénat…
Mesdames les ministres, je tiens au moins à vous remercier pour ce débat. Notre texte est balayé, tout comme nos amendements, et nous n’avons pas de rapporteur. Dont acte. C’est le sort qui est réservé à l’opposition.
Cependant, nous avons voulu vous interpeller, et nous l’avons fait avec conscience, sur toutes les propositions intéressantes de ce texte. Je regrette, d’ailleurs, que Mme la rapporteure n’ait pas pu présenter, ou en tout cas soutenir, des amendements issus de sa propre majorité, alors qu’il me semble qu’elle y était plutôt favorable. Il aurait été intéressant que la droite sénatoriale puisse se prononcer au travers d’amendements sur un sujet aussi important que celui de l’égalité des chances et l’accès à la haute fonction publique, dans notre pays. Dont acte.
Nous avons néanmoins quelques motifs de satisfaction. Madame la ministre déléguée chargée de la ville, vous avez rappelé à deux ou trois reprises certaines mesures de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, texte que je connais bien, car j’étais au banc comme ministre pour la défendre.
Qu’on le veuille ou non, dans notre démocratie française et sous la Ve République, le poids de la loi permet de fixer le cap. Je tiens d’ailleurs à vous rappeler, et vous le savez certainement, que certains décrets d’application de ce texte n’ont toujours pas été pris par l’actuel Gouvernement, ce qui est dommageable.
Avançons donc ! Nous continuerons à exercer une vigilance permanente sur les questions d’égalité et même d’équité, car pour reprendre une expression précédemment utilisée, « l’équité, c’est donner plus à ceux qui ont moins ». L’ascenseur social ne peut pas être fermé, toujours et en permanence, aux mêmes jeunes dans ce pays. Tel est l’esprit dans lequel nous avons travaillé avec Mme Conway-Mouret. C’est cela aussi la promesse républicaine.
Nous sommes fiers d’avoir au moins pu permettre que ce débat se tienne ce matin. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. Les articles de la proposition de loi ayant été successivement rejetés par le Sénat, je constate qu’un vote sur l’ensemble n’est pas nécessaire, puisqu’il n’y a plus de texte.
En conséquence, la proposition de loi n’est pas adoptée.
Mes chers collègues, l’ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures trente.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à treize heures, est reprise à quatorze heures trente, sous la présidence de M. Roger Karoutchi.)
PRÉSIDENCE DE M. Roger Karoutchi
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
4
Lutte contre l’indépendance fictive
Rejet d’une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, de la proposition de loi visant à lutter contre l’indépendance fictive en permettant des requalifications en salarié par action de groupe et en contrôlant la place de l’algorithme dans les relations contractuelles, présentée par M. Olivier Jacquin, Mme Monique Lubin, MM. Franck Montaugé, Didier Marie et plusieurs de leurs collègues (proposition n° 426, résultat des travaux de la commission n° 609, rapport n° 608).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Olivier Jacquin, auteur de la proposition de loi.
M. Olivier Jacquin, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je remercie mon groupe de me permettre de présenter ce texte aujourd’hui. Je remercie plus particulièrement Monique Lubin, qui s’exprimera en notre nom dans quelques minutes, et Jean-Luc Fichet de la qualité de son rapport, bien que les votes émis en commission ne soient pas en concordance avec les constats dressés.
Je tiens également à remercier le professeur de droit Stéphane Vernac et Me Jérôme Giusti pour leurs conseils avisés, ainsi qu’à saluer Brahim Ben Ali d’INV, l’Intersyndicale nationale VTC, Arthur Hay de la CGT livreurs et tous les travailleurs qui se lèvent dans ce combat.
Mes chers collègues, c’est la cinquième fois en moins de trois ans que nous nous retrouvons dans cet hémicycle pour débattre de la situation, qui se dégrade, de ces travailleurs. Nous avons ainsi examiné la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel et la loi d’orientation des mobilités, dont les chartes facultatives ont été censurées à la suite de notre saisine du Conseil constitutionnel. Nous avons également débattu de ce sujet lors de l’examen de notre proposition de loi sur les coopératives et de l’intéressante proposition de loi communiste portée par Pascal Savoldelli. Par ailleurs, nos collègues Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat ont publié un rapport sur ces travailleurs.
La présente proposition de loi a été déposée le 4 mars dernier, à la suite de la décision historique de la Cour de cassation du 4 mars 2020 requalifiant un chauffeur Uber en salarié et dénonçant avec force l’indépendance fictive des travailleurs des plateformes de travail. Notre État de droit fonctionne, malgré vos multiples tentatives de le contourner depuis 2017 en protégeant continuellement les plateformes plutôt que les travailleurs auxquelles elles font appel.
La preuve en est votre ordonnance sur le dialogue social du 21 avril dernier, qui désavoue le rapport Frouin, que vous aviez pourtant commandé, car il rejette l’idée d’un nouveau statut que vous lui suggériez.
Avec cette ordonnance, vous persévérez dans votre démarche visant à contourner le droit du travail en créant de facto un nouveau sous-statut de travailleur, entre salariat et indépendance, lequel institutionnalisera le travail pauvre, sans garantie de revenus et avec une protection sociale low cost. Vous vous centrez sur les seuls livreurs et chauffeurs de VTC et leur créez un système de représentation propre. Mais il existe un problème constitutionnel pointé par la mission Frouin et le Conseil d’État. En effet, dès lors que des entreprises, par exemple des autoentrepreneurs, s’entendent aux dépens de leur donneur d’ordre, il s’agit, dans le droit de la concurrence, d’une entente, d’un cartel, et c’est illégal.
Vous continuez de tergiverser, alors que la situation des ubérisés s’aggrave !
Rumel est mort le 4 mai à la porte de la Chapelle, Chahi à Sotteville-lès-Rouen le 6 mai, tous deux percutés par des véhicules. L’été dernier, des sans-papiers étaient en grève pour dénoncer les effroyables conditions de sous-traitance chez Frichti. Zola et Hugo n’auraient pu imaginer un tel retour au tâcheronnage dans leurs pires cauchemars.
Cela étant, nous ne refusons ni le progrès ni la réalité ! La technologie numérique a du bon et nous l’utilisons tous : Doctolib, BlaBlaCar, Le Bon Coin sont de parfaits exemples de plateformes qui ne posent pas les problèmes et questions des plateformes de travail.
Le cocktail de l’ubérisation contient deux ingrédients explosifs : le dévoiement du statut d’autoentrepreneur, déjà dénoncé par nos collègues Frédérique Puissat et Catherine Fournier dans leur intéressant rapport, et le management par l’algorithme, cette boîte noire sourde et aveugle du management 2.0, protégée par le secret de fabrication.
Ces deux ingrédients sont mis en réaction dans un contexte très favorable : l’aspiration générale à plus d’autonomie dans le travail, confondue avec la fable de l’indépendance que vous êtes nombreux à entretenir, et la situation permanente de la crise de l’emploi.
J’illustrerai les trois articles de ce texte par trois exemples de véritables travailleurs, qui permettent de démasquer ce cheval de Troie contre notre modèle social, car, oui, les quelques dizaines de milliers de livreurs et chauffeurs VTC sont l’arbre qui cache la forêt.
Pour ce qui concerne l’article 1er, j’évoquerai Alexandre, 32 ans, serveur. Par l’entremise de la plateforme Extracadabra, il est devenu autoentrepreneur au début de l’année 2020 pour le même employeur. S’il gagnait un peu plus les premiers mois, le confinement l’a laissé sans travail ni revenus, faute de cotisations et de satisfaire les critères permettant de bénéficier du fonds de soutien. Il est dans la misère et a entamé une procédure pour être requalifié en salarié. Il en a pour plusieurs années de procédures judiciaires pour, peut-être, un jour, aboutir.
C’est pour ces travailleurs abusés que nous proposons à l’article 1er une procédure de requalification par action de groupe, afin qu’un seul avocat puisse s’occuper d’un ensemble de contrats dupliqués et identiques et clarifier le paysage de ces plateformes de travail.
Si vous vous inquiétez des risques de chômage, soyez rassurés ! Just Eat, numéro trois du secteur de la livraison en France, embauche des livreurs en CDI et son modèle fait ses preuves dans d’autres pays.
Pour illustrer l’article 2, j’évoquerai Laure, 29 ans, infirmière autoentrepreneuse dans un hôpital à Nancy, recrutée par la plateforme Mediflash. Elle n’est pas l’infirmière libérale que nous connaissons, qui passe de maison en maison, cherchant sa clientèle et organisant son emploi du temps. Elle travaille dans un hôpital et est totalement subordonnée.
C’est pour Laure et ces indépendants fictifs que nous proposons à l’article 2 d’inverser la charge de la preuve et de présumer salariés les travailleurs de plateformes. Aux plateformes d’aller en justice si elles veulent prouver que ces travailleurs présentent les caractéristiques d’une indépendance réelle. Madame la ministre, le gouvernement espagnol vient d’adopter une telle disposition au mois d’avril !
Pour l’article 3, j’évoquerai Brahim, 37 ans, chauffeur de VTC chez Uber. Il revendiquait ses droits et appelait ses collègues à l’action. En décembre 2019, il a été déconnecté sans autre forme de procès, ni possibilité de recours.
Par cet article 3, nous voulons permettre aux conseils de prud’hommes, appuyés par des experts, de rendre l’algorithme plus transparent afin de mieux le réguler et d’éviter ces situations dans lesquelles les responsabilités humaines restent cachées par cette boîte noire protégée par le secret de fabrication.
Tel est, mes chers collègues, l’enjeu de cette séance. Si nous perdons ce combat sociétal, le cheval de Troie que notre gouvernement et certains stimulent ira beaucoup plus loin.
Je tiens à souligner ici le puissant lobbying de la plateforme Uber au plus profond de nos institutions républicaines. Son véritable combat, c’est de ne plus avoir à payer les temps d’attente des travailleurs, son modèle économique ne le permettant pas.
Si elle gagne, ce sont des secteurs entiers qui seront un jour réduits au tâcheronnage. Voyez déjà dans quelle situation se trouvent les aides à domicile : elles ne peuvent gagner le smic dans la mesure où elles sont à peine défrayées entre deux clients.
Certes, en baissant encore le coût du travail, nous pourrions nous offrir bien des services nouveaux et créateurs d’emplois. Mais le jeu en vaut-il la chandelle, s’il conduit à produire en masse des travailleurs pauvres ? Nous affirmons que non ! Nous ne voulons de ce modèle ni pour nous ni pour nos enfants.
Mes chers collègues, vous allez clairement, avec ce court texte, choisir votre camp : celui que vous propose notre ministre d’aller mezza voce vers cette société du cyberprécariat et d’un sous-statut, en protégeant les plateformes plutôt que les travailleurs de plateformes, ou celui d’une juste régulation de l’algorithme, du travail décent au XXIe siècle, de la justice et du progrès humain. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Luc Fichet, rapporteur de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi déposée par notre collègue Olivier Jacquin et les membres du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain vise à mieux protéger les travailleurs des plateformes numériques en mettant à leur disposition des outils destinés à rééquilibrer le rapport de force devant les juridictions lorsqu’ils demandent leur requalification en salariés.
En effet, l’apparition et le développement rapide d’entreprises ayant pour objet la mise en relation, par des outils numériques, de consommateurs ou de clients avec une multitude de travailleurs supposément indépendants constitue l’une des évolutions récentes les plus marquantes, et les plus inquiétantes, du marché du travail.
Cette « ubérisation » est particulièrement visible dans les secteurs des voitures de transport avec chauffeur, les VTC, et de la livraison à domicile de denrées ou de repas. Elle tend toutefois à s’étendre à un nombre croissant d’activités et concerne désormais les serveurs et les avocats. Ce phénomène constitue une remise en question frontale de notre modèle social, en permettant un retour insidieux du tâcheronnage du XIXe siècle, que la construction progressive du droit du travail avait justement cherché à éradiquer.
La dégradation de la situation de l’emploi permet en effet à ces plateformes de disposer d’une main-d’œuvre nombreuse et prête à accepter des conditions de travail indignes, une grande précarité et des rémunérations souvent dérisoires. Certaines ont offert au départ des conditions très rémunératrices, suscitant un grand engouement, mais au fur et à mesure de leur développement, les conditions d’emploi sur les plateformes se sont dégradées. Les profils des travailleurs concernés ont également évolué : aujourd’hui, bien souvent, les plateformes exploitent la détresse de migrants en situation irrégulière, prêts à accepter n’importe quelles conditions de travail.
Ces travailleurs sont contraints, pour travailler sur les plateformes, de recourir à un statut d’indépendant, que leurs faibles rémunérations ne leur permettent généralement pas d’assumer.
Du fait de leur statut, ils ne bénéficient pas des dispositions du code du travail relatives notamment au salaire minimum, aux repos, aux congés payés ou encore à l’encadrement de la rupture de la relation de travail.
On voit donc bien le recul que constitue cette forme de travail, qui consiste à contourner les protections offertes par notre modèle social aux salariés.
En tant qu’indépendants, ces travailleurs bénéficient en outre d’une protection sociale lacunaire. Ainsi, ils ne sont pas couverts au titre de l’assurance chômage, alors que leur activité est par nature intermittente et que les plateformes peuvent unilatéralement y mettre un terme. Ils ne sont pas non plus couverts par la branche accidents du travail et maladies professionnelles, alors que leur activité est, dans le cas des livreurs ou des chauffeurs de VTC, particulièrement risquée et qu’un accident peut réduire à néant leur capacité à travailler.
Ces travailleurs ne bénéficient pas davantage de la généralisation de la couverture maladie complémentaire, obligatoirement proposée par les employeurs à leurs salariés depuis la loi relative à la sécurisation de l’emploi de 2013.
Enfin, les travailleurs concernés, généralement jeunes, méconnaissent souvent les enjeux liés à la retraite. Or la cotisation minimale permettant de valider trois trimestres par an au titre de l’assurance vieillesse n’est pas applicable aux microentrepreneurs, régime souvent choisi par les livreurs en raison de sa simplicité.
Si le recours au statut d’indépendant imposé par certaines plateformes aux travailleurs qu’elles emploient est problématique, il est également abusif. En effet, les conditions dans lesquelles ces travailleurs exercent leur activité s’apparentent bien souvent en fait à un travail salarié.
Je rappelle que, en l’état actuel du droit, le choix des parties de se placer dans le cadre d’une relation commerciale entre un client et un prestataire ne s’impose pas au juge, la qualification de contrat de travail étant d’ordre public. Le conseil des prud’hommes, s’il est saisi, peut ainsi requalifier une relation de travail indépendant en contrat de travail salarié s’il constate qu’il existe, dans les faits, une relation de subordination. Cette possibilité existe même lorsque la loi reconnaît une présomption de travail indépendant, comme c’est le cas pour les microentrepreneurs et les dirigeants d’entreprises unipersonnelles.
Le travailleur ainsi requalifié a alors droit au versement de rappels de salaires et à l’indemnisation des préjudices subis, y compris, le cas échéant, au titre de la rupture abusive de son contrat de travail.
Au cours de la période récente, deux arrêts fondateurs de la Cour de cassation ont affirmé que la situation dans laquelle travaillaient des livreurs de l’ancienne plateforme de livraison Take Eat Easy ou des chauffeurs de VTC de la société Uber devait être regardée comme constitutive d’une indépendance fictive et, donc, comme une relation de travail salarié.
De nombreuses demandes en ce sens sont en cours d’examen par les conseils de prud’hommes et les cours d’appel.
Toutefois, ces procédures sont longues et coûteuses pour des travailleurs en situation de vulnérabilité. En outre, elles sont encore hasardeuses, malgré les décisions, qui me semblent pourtant claires, de la Cour de cassation. Plusieurs cours d’appel ont ainsi refusé de requalifier des travailleurs de plateformes au cours des derniers mois, sur la base d’analyses au cas par cas.
La situation actuelle est donc porteuse d’une insécurité juridique dont on ne peut pas se satisfaire. La proposition de loi déposée par notre collègue Olivier Jacquin vise à mettre fin aux ambiguïtés qui laissent prospérer une telle situation.
Il semble ainsi nécessaire de faciliter l’accès au droit pour les travailleurs faussement indépendants. C’est l’objet de l’article 1er, qui innove en créant une procédure d’action de groupe au bénéfice des travailleurs subissant un préjudice du fait du recours à un statut fictif d’indépendant. Il s’agit de permettre à la multitude des travailleurs placés dans la même situation à l’égard des plateformes de faire valoir leurs droits ensemble, de manière plus efficace.
Je le rappelle, l’action de groupe, introduite dans le droit français par la loi Hamon de 2014, vise à renforcer la protection des droits des citoyens, en permettant à plusieurs justiciables victimes d’un même préjudice de se regrouper pour agir en justice. Des actions de groupe sont possibles dans le domaine de la consommation, de la santé ou encore en matière de discriminations au travail.
Cette nouvelle action de groupe pourrait être exercée par une organisation syndicale ou par une association intervenant dans le domaine de la défense des travailleurs indépendants. Elle serait introduite devant le tribunal judiciaire, sans doute mieux armé que le conseil des prud’hommes pour traiter des dossiers massifs.
Une fois que le juge aurait reconnu l’existence du préjudice et défini le profil des victimes, tous les travailleurs concernés pourraient se joindre à l’action de groupe et bénéficier d’une indemnisation, sans avoir besoin d’entreprendre une longue et coûteuse action individuelle. Le rapport de force entre les travailleurs demandant une requalification et la plateforme serait ainsi rééquilibré.
Naturellement, cette action de groupe n’exclurait pas les actions individuelles que des travailleurs pourraient vouloir mener auprès du conseil des prud’hommes, s’ils avaient à faire valoir un droit ou une situation qui leur est propre.
Il convient par ailleurs de clarifier le droit, afin de mettre fin à l’incertitude qui entoure les actions en requalification.
Le législateur s’est jusqu’à présent refusé à reconnaître le statut de salarié aux travailleurs des plateformes ou à leur étendre les garanties dont bénéficient les salariés, comme il l’a fait pour d’autres catégories de travailleurs atypiques : journalistes, mannequins ou représentants de commerce.
Au contraire, les dernières évolutions législatives survenues depuis les premiers jalons posés par la loi El Khomri de 2016, telles que la loi d’orientation des mobilités du 24 décembre 2019 ou l’ordonnance du 21 avril 2021 relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation, ont visé à conforter, sans l’affirmer définitivement, leur statut d’indépendant, en se bornant à imposer aux plateformes certaines obligations de financement d’avantages sociaux, de transparence ou de dialogue social.
Dans ce contexte, l’article 2 de la proposition de loi tend à abroger les dispositions actuelles prévoyant une présomption de travail indépendant et à leur substituer des dispositions prévoyant une présomption de salariat.
Cette présomption ne serait pas irréfragable, mais il appartiendrait à la plateforme de démontrer l’absence de lien de subordination. Il s’agit donc d’inverser la charge de la preuve au bénéfice de la partie qui dispose de moins de moyens, c’est-à-dire du travailleur.
Ce dispositif ne se limite pas aux plateformes de VTC et de livraison, dont on observe déjà les ravages, mais pourrait s’appliquer à toute forme de relation de travail dans laquelle un algorithme intervient.
Enfin, les demandes de requalification étant en règle générale examinées par le conseil des prud’hommes, il convient de donner à cette instance la capacité d’apprécier la réalité des conditions de travail des travailleurs de plateformes. À cette fin, l’article 3 permet au conseil des prud’hommes d’exiger la production des algorithmes utilisés par la plateforme lorsque la protection des droits d’un travailleur est en jeu. Surtout, l’apport principal de cet article est de prévoir la possibilité pour le juge de recourir à un expert, afin de les analyser.