M. le président. Veuillez conclure, monsieur le rapporteur. Vous avez largement dépassé votre temps de parole !
M. Jean-Luc Fichet, rapporteur. Je regrette donc que la commission des affaires sociales ait rejeté cette proposition de loi. J’espère que nos débats de cet après-midi permettront de faire évoluer les positions de celles et ceux qui, au sein de cette assemblée, demeurent frileux face à ce geste politique, qui me semble nécessaire. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Élisabeth Borne, ministre du travail, de l’emploi et de l’insertion. Monsieur le président, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je remercie le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, notamment MM. Jacquin et Montaugé et Mme Lubin, de nous donner l’occasion de débattre des plateformes.
Les plateformes numériques se sont fortement développées en France, comme partout dans le monde, et ont permis de créer de nouveaux gisements d’emplois. Certaines ne posent d’ailleurs pas de difficulté, en ce qu’elles respectent le modèle d’un réel travail indépendant.
Elles constituent pour beaucoup de nouvelles opportunités professionnelles, comme voie d’accès rapide à la vie active ou comme véritable choix de vie, pour celles et ceux qui veulent échapper aux contraintes du salariat, à ses horaires fixes et à sa hiérarchie.
Mais dans le même temps, l’émergence de ces nouvelles formes d’emploi interroge notre modèle social, en exposant ces travailleurs à un statut précaire et à une protection sociale insuffisante.
Je partage le constat, avec les auteurs de la proposition de loi, que les relations contractuelles entre travailleurs indépendants et plateformes sont encore trop souvent déséquilibrées.
C’est la raison pour laquelle le Gouvernement a choisi d’accompagner le développement des plateformes de mise en relation, tout en veillant à mieux protéger les travailleurs qui y recourent. Nous voulons à la fois préserver l’indépendance de ces travailleurs et bâtir des droits individuels et collectifs, ainsi qu’une protection sociale adaptée.
Monsieur le sénateur Jacquin, ce n’est pas parce que nous ne prenons pas le même chemin qu’il faut caricaturer la position du Gouvernement ! Vous le savez très bien, je suis aussi déterminée que vous à donner des droits à ces travailleurs.
M. Olivier Jacquin. Pas assez !
Mme Élisabeth Borne, ministre. J’ai d’ailleurs mobilisé les services du ministère du travail, en particulier l’inspection du travail, pour identifier les fraudes et sanctionner les situations dans lesquelles les travailleurs ne sont pas réellement indépendants ou les cas de sous-traitance, où des personnes en situation irrégulière sont confrontées à des conditions de travail indignes. On peut donc échanger sur ces sujets, sans caricaturer les positions !
Je suis convaincue que la régulation sociale de ce secteur passe par la structuration d’un dialogue social entre les plateformes et les représentants légitimes des travailleurs indépendants. C’est le développement d’un tel dialogue qui permettra d’assurer un meilleur équilibre des relations commerciales et une rémunération adaptée aux nouvelles formes d’emploi qu’elles introduisent.
Nous voulons mettre ces travailleurs en situation, au travers de la négociation collective, de définir les solutions les plus adaptées à un univers de travail très spécifique et encore en pleine évolution.
Cette proposition de loi ne nous semble pas atteindre les objectifs qu’elle vise. Elle pourrait même engendrer une grande insécurité juridique.
Tout d’abord, l’article 1er tend à élargir l’action de groupe aux travailleurs qui subiraient des préjudices liés à un statut d’indépendant présumé fictif. Il vise également à ouvrir la possibilité de reconnaître la qualité de salarié.
Or, en confiant cette action au tribunal judiciaire, la proposition de loi méconnaît la compétence des juridictions prud’homales, qui, seules, peuvent se prononcer sur la requalification d’une relation commerciale en salariat.
Par ailleurs, cette action de groupe ne prend pas en compte le nouveau régime instauré par l’ordonnance relative à la représentation des travailleurs des plateformes, sur laquelle je reviendrai.
Surtout, rien ne s’oppose aujourd’hui au traitement par les conseils des prud’hommes de plusieurs demandes de requalification exercées simultanément par plusieurs travailleurs indépendants. Les mécanismes existent déjà.
Quant à l’article 2, il instaure dans le code du travail une présomption de salariat, dès lors que les deux tiers du revenu professionnel sont issus de l’exploitation d’un algorithme. En supprimant la présomption de travail indépendant, définie aujourd’hui dans le code du travail, il entraînera des effets de bord massifs, préjudiciables à l’ensemble des indépendants, artisans, commerçants et professions libérales.
En effet, les articles du code du travail auxquels se réfère cet article concernent l’ensemble des travailleurs indépendants, soit un statut bien plus large que les seuls travailleurs des plateformes. Or un artisan indépendant ne connaît pas les mêmes problématiques qu’un chauffeur VTC travaillant pour une plateforme. La réponse apportée ne peut pas être uniforme.
Par ailleurs, ni le seuil de rémunération ni l’utilisation d’un algorithme ne peuvent constituer un critère suffisant pour qualifier une relation de salariat.
L’élément essentiel qui détermine l’existence d’un contrat de travail, c’est le lien de subordination. La part de rémunération issue d’une plateforme ou une gestion algorithmique sont des indices de cette subordination, mais ne peuvent emporter à eux seuls la preuve d’une subordination.
Surtout, quelles que soient les présomptions que le législateur prévoira, le juge conservera toujours la possibilité d’apprécier la situation en fonction des conditions concrètes d’exercice de l’activité.
Enfin, l’article 3 donne la possibilité aux conseils des prud’hommes d’ordonner aux plateformes de produire la preuve que l’algorithme n’est pas au centre de la relation contractuelle.
Là encore, ce sont les caractéristiques concrètes de l’activité qui permettent la qualification d’une situation de travail comme relevant du salariat ou de l’indépendance. L’important n’est pas tant l’algorithme, mais ce qu’il peut éventuellement produire en termes de subordination.
Une telle rédaction appelle l’obligation pour les plateformes d’apporter une preuve négative, ce qui en droit est toujours très complexe, quand ce n’est pas tout simplement impossible.
Malgré des intentions que je partage largement, vous le savez très bien, monsieur le sénateur Jacquin, comme celles de protéger les travailleurs indépendants des plateformes et de lutter contre l’indépendance fictive, la rédaction de ces trois articles pose des difficultés juridiques. Elle peut rendre leurs dispositions non seulement inopérantes, mais également préjudiciables à tous les autres indépendants.
Le Gouvernement a opté, depuis déjà plusieurs années, pour une autre stratégie : celle de la structuration d’un dialogue social garantissant les conditions de l’indépendance réelle.
Notre objectif est, en effet, d’organiser le dialogue social au sein du secteur, pour permettre à ces travailleurs d’être représentés et de pouvoir mieux défendre leurs intérêts face aux plateformes.
Ces sujets me tiennent à cœur. Je tiens d’ailleurs à saluer le travail conjoint mené avec M. le sénateur Jacquin au moment de l’examen du projet de loi d’orientation des mobilités, que j’ai porté en tant que ministre des transports.
Cette loi a déjà permis d’instaurer de nouvelles garanties pour ces travailleurs. Ainsi, les plateformes sont désormais tenues de communiquer, avant chaque prestation, la distance couverte et le prix minimal garanti d’une course. Les travailleurs peuvent quant à eux choisir librement leurs plages horaires d’activité, y compris de déconnexion et d’inactivité. Ils peuvent désormais refuser une prestation, sans que cela occasionne une quelconque pénalité.
Sur le fondement d’une habilitation issue de cette loi, nous avons adopté une ordonnance, le 21 avril dernier, qui pose les premières briques d’un dialogue social dans ce secteur. Elle permet aux travailleurs des plateformes d’avoir accès à une représentation.
Ces résultats, nous les avons obtenus en créant les conditions d’une concertation apaisée et approfondie, en inscrivant le sujet à l’agenda social dès le mois de juillet et en confiant deux missions successives à des experts.
Cette ordonnance permettra de structurer le dialogue social au sein des deux secteurs les plus significatifs, celui des activités de conduite d’une voiture de transport avec chauffeur, ou VTC, et celui des activités de livraison de marchandises à domicile, qui, ensemble, représentent près de 100 000 travailleurs indépendants.
Concrètement, pour chacun de ces deux secteurs d’activité, une élection nationale, à tour unique et par vote électronique, sera organisée au printemps 2022. Elle permettra aux travailleurs indépendants, chauffeurs de VTC ou livreurs à vélo, d’élire les organisations qui les représenteront et de désigner leurs représentants.
Lors du premier scrutin pourront être reconnues représentatives les organisations qui recueilleront au moins 5 % des suffrages exprimés.
Les représentants désignés par les organisations représentatives bénéficieront de garanties particulières, afin de les protéger contre tout risque de discrimination du fait de leur mandat. Il s’agit d’un premier pas inédit vers une meilleure régulation sociale des plateformes.
En particulier, la rupture du contrat liant l’un de ces représentants à une plateforme sera soumise à autorisation administrative préalable. Ces représentants bénéficieront par ailleurs d’une indemnisation pour le temps consacré à leur mandat et d’un droit à la formation au dialogue social, afin d’avoir les outils et les connaissances nécessaires à l’exercice d’un mandat syndical.
En parallèle, l’ordonnance prévoit la création de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi, l’ARPE, établissement public dédié à la régulation des relations sociales entre plateformes et travailleurs indépendants qui y recourent.
Cette nouvelle autorité, qui sera opérationnelle en septembre 2021, sera, pour l’essentiel, une instance de facilitation du dialogue social, chargée de l’organisation des élections professionnelles et du suivi des concertations.
Les décrets d’application de l’ordonnance seront publiés au cours du mois de juin et une mission de préfiguration sera lancée dans les tout prochains jours. L’objectif est d’entamer le travail d’organisation des élections dans la foulée de la mise en place de l’ARPE. Cette ordonnance tout comme la mission qui sera lancée constituent les premières pierres d’un dialogue social qui permettra de mieux comprendre les attentes des deux parties et d’aboutir à des solutions équilibrées.
Vous le voyez, le Gouvernement et la majorité présidentielle ont obtenu des avancées majeures en matière de représentation des travailleurs des plateformes. Au cours de ces travaux, nous avons par ailleurs toujours veillé à ne pas fragiliser ce modèle économique fondé sur l’indépendance et qui pourvoit d’une activité quelque 100 000 travailleurs.
Nous allons poursuivre ce chantier de la structuration du dialogue social des travailleurs des plateformes et en ouvrir d’autres comme celui de la protection sociale.
Tout d’abord, nous proposerons prochainement des dispositions complémentaires à celles qui sont prévues dans l’ordonnance du 21 avril, en tenant compte des préconisations issues de la mission coordonnée par Bruno Mettling. Ainsi, nous souhaitons compléter cette première étape de structuration du dialogue social par des dispositions législatives qui préciseront les modalités de représentation des plateformes elles-mêmes et les règles relatives à la négociation collective entre plateformes et représentants de travailleurs indépendants qui y recourent.
Dans un second temps, nous ouvrirons des concertations sur un certain nombre de nouveaux sujets, par exemple la protection sociale de ces travailleurs. Je peux d’ores et déjà vous dire que nous nous engageons à améliorer la protection de ces travailleurs en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Je pense avant tout aux livreurs à vélo, qui méritent une protection sociale à la hauteur des risques encourus dans un secteur éminemment accidentogène.
En parallèle, nous travaillerons avec la Commission européenne à faire évoluer le droit de la concurrence afin de permettre aux plateformes et aux travailleurs indépendants de négocier des accords. Cette possibilité ouvrira la voie à une négociation sur le calcul d’un revenu minimum corrélé à l’activité, et donc à une convergence sociale vers le haut en Europe.
Je pense que nous pouvons tous nous retrouver sur cette ambition : renforcer notre modèle social tout en assurant notre relance et notre prospérité économiques. Telle est la voie équilibrée que nous traçons.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la priorité doit être, selon nous, d’améliorer la protection sociale des travailleurs des plateformes sans chercher nécessairement à les requalifier en salariés, ce que beaucoup ne souhaitent pas. Et là où il s’agit d’inventer une protection sociale adaptée à la nature particulière de ce secteur, nous voulons qu’une telle invention émerge des travailleurs eux-mêmes, dans le dialogue social et la concertation.
C’est la raison pour laquelle nous nous attachons avant tout à structurer les conditions de la représentativité et de la négociation collective au sein du secteur des plateformes. C’est la voie que nous suivons : permettre à ces activités économiques de se développer et à ces travailleurs de s’insérer sur le marché du travail tout en respectant le cadre d’une indépendance réelle.
Pour toutes les raisons que je viens d’évoquer, le Gouvernement n’est pas favorable aux dispositions de cette proposition de loi.
M. le président. Je rappelle au groupe Socialiste, Écologiste et Républicain qu’il reste précisément une heure, pas plus, pour mener à bien l’examen de sa proposition de loi.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Michel Canévet. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
M. Michel Canévet. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le groupe Union Centriste tient d’abord à saluer l’initiative prise par Olivier Jacquin et par les membres du groupe socialiste d’inscrire à l’ordre du jour de nos travaux la question de l’emploi des travailleurs des plateformes numériques. C’est un sujet important ; le Sénat a déjà eu l’occasion de s’en saisir.
Pascal Savoldelli et les membres du groupe communiste ont présenté un texte à ce sujet. La commission des affaires sociales du Sénat s’en est également emparée, notre ancien collègue Michel Forissier et nos collègues Catherine Fournier et Frédérique Puissat ont rédigé un rapport dans lequel ils ont formulé un certain nombre de propositions après avoir analysé la situation.
Quant à la délégation sénatoriale aux entreprises, présidée par Serge Babary, elle travaille actuellement sur les nouveaux modes de management et les nouvelles formes d’emploi ; elle devrait très prochainement formuler à son tour des propositions.
C’est dire, madame la ministre, que le Sénat est complètement investi sur cette question importante.
Le groupe Union Centriste est particulièrement attaché à la libre entreprise ; il y a dans notre pays entre 3,5 et 4 millions d’indépendants, qui font partie intégrante, aux côtés des salariés, de la population active de la France. Nous estimons que ces indépendants sont une force pour la dynamique économique de notre pays, qu’il faut se garder d’amoindrir par des législations et des réglementations par trop complexes. Veillons donc, dans tout ce que nous faisons, à ne pas altérer le principe de la libre entreprise, afin que cette dynamique puisse suivre son cours.
Ce cours s’incarne notamment dans le développement du numérique, qui offre de nouveaux potentiels d’activité, donc d’emploi. Nul n’ignore plus désormais l’existence des chauffeurs de véhicules de type Uber – le terme d’« ubérisation » est d’ailleurs entré dans le langage courant. Mais le phénomène dont je parle ne s’y réduit pas : la situation pandémique que nous venons de connaître a à la fois affirmé et accru la maturité numérique des entreprises dans notre pays – c’est un bien.
Cette période de saut numérique considérable a vu aussi se développer de nouvelles formes de services à la population : il suffit de se rendre dans les rues le soir pour y croiser des livreurs à vélo, à vélomoteur ou autres modes de transport se rendant chez des clients de plus en plus nombreux. Les contraintes de circulation inhérentes à la situation pandémique ne sont sans doute pas étrangères au développement important de ces métiers, qui ont occupé l’actualité ; en tout état de cause, il y a là une nouvelle forme de travail.
À partir de ce principe de la libre entreprise et du constat du développement du numérique, la question se pose de savoir comment il faut organiser cette nouvelle forme de travail. Un certain nombre de difficultés, en effet, ont été identifiées. Beaucoup de débats ont lieu sur les questions du salariat et du type de contrat par lequel doivent être régies les relations entre les différents acteurs de ce commerce lié au numérique.
Pour notre part, nous ne suivrons pas tout à fait les conclusions de M. le rapporteur.
M. Jean-Luc Fichet, rapporteur. Je l’ai bien compris…
M. Michel Canévet. Le débat a déjà eu lieu en commission des affaires sociales : il nous semble important de maintenir la dynamique de développement de ces activités et de laisser les initiatives qui ont déjà été prises en la matière porter leurs fruits.
Madame la ministre, vous venez d’évoquer l’ordonnance du 21 avril dernier, prise à l’issue de différentes missions. Je souhaitais vous interroger sur les modalités de sa mise en œuvre, pour ce qui est de l’ARPE notamment, mais vous venez par avance de me répondre. Nous nous réjouissons de ce que dès le mois prochain les premiers décrets pourront être pris, permettant la mise en œuvre de l’ensemble du dispositif. L’ARPE pourra dès lors être opérationnelle avant la fin de l’année et le scrutin pourra être organisé au plus tôt.
Les membres du groupe Union Centriste ont en effet la conviction que c’est par le dialogue social que l’on avancera. Un certain nombre de dispositions doivent être prises en direction des indépendants ; on sait par exemple la nécessité de la couverture accidents du travail et des complémentaires santé. Il faut faire évoluer le statut des indépendants ; le Gouvernement a déjà lancé quelques initiatives pour ce qui concerne la couverture chômage, mais il n’est pas allé assez loin à notre goût.
Le groupe Union Centriste ne votera pas ce texte en l’état.
M. le président. La parole est à M. Serge Babary. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Serge Babary. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous le savons tous, la « plateformisation » de notre société ne fait que commencer. Elle recouvre une réalité très diverse, le monde des plateformes englobant plusieurs secteurs et non des moindres, dont en particulier celui de la mobilité – VTC, livraisons à domicile –, celui des services à la personne et celui des services aux entreprises.
L’actualité a rendu particulièrement visibles les livreurs à domicile, dont le nombre a explosé avec la crise sanitaire et l’évolution des modes de consommation. Leur exposition aux risques a alerté et alimenté le débat sur leur fragilité économique.
Le Sénat s’est saisi du problème en 2020 ; au rapport de la commission des affaires sociales et à une proposition de loi du groupe CRCE s’ajoute aujourd’hui cette proposition de loi déposée par des collègues du groupe socialiste.
En outre, la délégation aux entreprises a lancé en décembre 2020 une mission d’information sur les nouveaux modes de travail et de management ; le travail via les plateformes fait bien sûr partie de son champ de réflexion.
Les questions sont multiples et la réalité délicate à appréhender par le législateur. Il nous faut être vigilants à plusieurs titres.
Il nous faut tout d’abord veiller à la situation des travailleurs concernés : un certain nombre d’entre eux risquent la précarisation financière et sociale, mais la majorité de ces travailleurs tiennent à l’indépendance…
M. Olivier Jacquin. Ils tiennent à l’autonomie ; ce n’est pas la même chose.
M. Serge Babary. … que leur permettent leur statut et la flexibilité de leur activité. Se pose évidemment la question cruciale : comment trouver le juste équilibre entre indépendance et dépendance imposée via les algorithmes des plateformes ? Comment déterminer le caractère réel ou fictif de cette indépendance, autrement qu’au cas par cas ?
Il nous faut par ailleurs veiller à ne pas entraver le dynamisme de ces entreprises et activités permises par les technologies actuelles, plébiscitées par les consommateurs et créatrices d’emplois.
Comment conjuguer ces trois impératifs : répondre à la demande croissante, rééquilibrer quand c’est nécessaire l’asymétrie des relations de travail et permettre le développement d’un modèle économique viable ?
Certains défendent la création d’un statut intermédiaire entre celui de salarié et celui d’indépendant, mais cela viendrait encore complexifier le paysage juridique. Cette option a d’ailleurs été écartée à la suite de la remise du rapport Frouin.
La proposition de loi d’Olivier Jacquin s’attaque à de véritables questions ; les solutions défendues ne nous paraissent cependant pas adéquates. Outre qu’elles ne répondent pas au souhait d’une majorité des travailleurs concernés, elles ignorent la question cruciale de la viabilité économique des activités qui sont en cause.
À l’issue des auditions conduites à la fois par la commission des affaires sociales et par notre délégation aux entreprises, je suis convaincu que le rééquilibrage des relations de travail et la défense des droits des travailleurs des plateformes doivent passer avant tout par la négociation collective si l’on veut prendre en compte les spécificités de chaque secteur.
À ce titre, la récente ordonnance sur la représentation de ces travailleurs devra s’accompagner dès que possible d’un dialogue social nourri et équilibré.
En outre, la problématique me paraît plus large et plus ancienne. Il est urgent de réduire, voire de supprimer, les disparités qui demeurent entre les 3,5 à 4 millions de travailleurs indépendants et les salariés disposant de revenus équivalents. Ces disparités sont autant de véritables iniquités. La question des travailleurs des plateformes n’en est qu’une des variantes, mais elle compte parmi les plus criantes.
Le Haut Conseil du financement de la protection sociale l’a d’ailleurs souligné dans son rapport de septembre 2020 sur la protection sociale des travailleurs indépendants et son financement : « Les collaborateurs des plateformes, notamment ceux exerçant dans le secteur de la mobilité, souvent microentrepreneurs, comptent parmi les non-salariés les plus précaires en termes de couverture sociale et de revenus dégagés ».
Le Haut Conseil a prôné la clarification des règles de rattachement et l’amélioration de l’équité du prélèvement social. Il a proposé un « new deal » pour la protection sociale des travailleurs indépendants, ce pacte devant reposer « sur un système de prélèvement revu, des droits renforcés et un équilibre entre droits et devoirs des non-salariés réexaminé et justement réaffirmé. »
De ce point de vue, nous attendons toujours le plan en faveur des indépendants annoncé par le ministre Alain Griset pour fin avril.
Vous l’avez compris, mes collègues du groupe Les Républicains et moi-même ne sommes pas favorables à l’adoption de cette proposition de loi.
En revanche, nous resterons très vigilants sur ces questions et veillerons à ce que l’équilibre entre les droits et les obligations de chacun soit atteint. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Pierre-Jean Verzelen.
M. Pierre-Jean Verzelen. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, l’essor des plateformes a bouleversé non seulement notre quotidien, mais également le monde du travail, qui reposait jusqu’alors sur un ensemble de règles, de droits et de garanties. Cette nouvelle forme de travail indépendant est une source d’emplois pour plus de 200 000 personnes en France, mais pose – on l’a dit – de nombreuses questions juridiques.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit dans la lignée de la décision de la Cour de cassation du 4 mars 2020, selon laquelle la relation commerciale entre un chauffeur VTC et la plateforme numérique Uber pouvait être requalifiée en contrat de travail. En effet, la présomption de non-salariat du travailleur indépendant peut être renversée dès lors qu’un lien de subordination juridique est établi entre l’autoentrepreneur et le donneur d’ordre.
Dans le cas d’une plateforme de VTC ou de livraison à vélo, l’impossibilité pour le travailleur d’organiser librement son activité et de rechercher sa clientèle ainsi que l’existence d’un pouvoir de sanction démontrent le caractère fictif du statut de travailleur indépendant.
À partir de cette jurisprudence, le texte proposé prévoit d’étendre aux travailleurs du numérique la procédure d’action de groupe issue de la loi Hamon de 2014 et applicable en matière de droit de la consommation notamment.
L’auteur propose par ailleurs de supprimer la présomption de non-salariat lorsque les trois quarts des revenus reposent sur l’exploitation d’un algorithme.
Enfin, l’article 3 du texte prévoit, en cas de recours pour requalification en travailleur indépendant, qu’il revient aux plateformes de prouver que l’algorithme n’est pas au cœur de la relation contractuelle.
Si les questions de l’accès à la protection sociale et de la qualification juridique sont centrales, aucune réponse n’est vraiment idéale, pas plus que ne l’est la proposition de créer un statut intermédiaire, rejetée par le Sénat en juin dernier. Le groupe Les Indépendants – République et Territoires est favorable au renforcement des droits et de l’indépendance des travailleurs des plateformes, d’ailleurs préconisé dans le récent rapport d’information du Sénat sur le droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants, publié en mai 2020.
Gardons à l’esprit que cette nouvelle forme de travail, particulièrement souple et accessible, permet à des personnes éloignées de l’emploi d’avoir une source de revenus substantiels. Aussi convient-il de renforcer l’accès aux droits des travailleurs numériques, notamment en matière de complémentaires santé et d’assurances chômage et accidents du travail et maladies professionnelles.
La situation qui prévaut actuellement n’est pas dommageable pour les salariés qui travaillent via les plateformes pour en tirer un complément de revenus – la notion de « travailleur numérique » n’est pas toujours synonyme de dépendance économique ou de précarité.
En revanche, elle l’est pour les travailleurs indépendants « exclusifs », qui ne bénéficient d’aucune couverture sociale. Cette dernière catégorie de travailleurs est en grande partie composée de personnes sans qualification et d’étudiants ; on y trouve même parfois des travailleurs sans-papiers – des comptes d’autoentrepreneurs sont sous-loués moyennant des rétrocommissions.
Ces dérives existent ; nous devons agir en apportant des solutions concrètes et ciblées sans pour autant remettre en cause les opportunités de développement des nombreuses plateformes françaises et européennes.